Le Patriarche
Le Premier Monde : À la recherche d'un Dieu
Florent (Warly) Villard
Septembre 2002 - Janvier 2003
Version: 1.4.3, 30 octobre 2003 - 47
Copyright 2001, 2002, 2003 Florent Villard
Remerciements
À Monsieur Yves Gueniffey, sans lequel ces écrits n'auraient peut-être jamais commencé.
À Fabrice et Manu pour leurs remarques et leurs critiques.
À Guillaume, Aline, Virginie, Peggy et Zborg pour leurs nombreuses corrections et remarques.
À Anne, Pascal, Nathalie, Hélène, Samuel, Nicolas, Emmanuel et AltGr pour m'avoir relu, corrigé et critiqué.
À Titi, Fred, Amandine, Nanar et Poulpy pour m'avoir relu.
À mes potes, Amaury et Vanessa, et surtout Daouda pour avoir discuté avec moi un peu de tout cela.
Table des matières
Début
La Pierre Univers
Sarah
Lundi 9 septembre 2002
Je ne pensais pas reprendre la plume, pour ainsi dire, et continuer à raconter l'intérêt nul de ma triste vie ; mais à croire que la fin de la version pour mon travail me donnant un peu de temps, la mélancolie ou l'ennui reviennent au galop. Et c'est finalement déjà une chose que de prendre un peu de recul en les déposant.
Remettons un peu d'ordre dans l'année, presque entière, qui vient de s'écouler. 20 Octobre 2001, premier septembre 2002, un peu plus de dix mois. Dix mois assez classiques, somme toute.
Il se passe pourtant beaucoup de choses en presqu'une année, autant de changements dans la société où je travaille, autant dans le monde, après le 11 septembre, la crise, la chute des bourses, les élections présidentielles en France, l'été, le beau temps, le mauvais temps dans le Sud, les inondations, les tensions du Moyen-Orient, l'Irak... Et tout le reste.
Je ne sais pas si tout cela vaut le coup de s'y attarder. Mais j'aurai tout loisir de revenir en arrière si jamais de nouveaux événements viennent compléter d'autres plus anciens et encore insignifiants aujourd'hui.
Je m'attarderai cependant cinq minutes sur une action que j'ai entreprise, à petite échelle certes, vers le mois de mai 2002. J'ai décidé d'enfin joindre les actes à la parole, et d'envoyer un chèque à Zazie pour avoir écouté ses chansons sans contribution financière de ma part. Je suis conscient que ça n'a rien à voir avec le reste mais dans la vie les choses se mêlent et s'entremêlent et seul le temps peut démêler le tout. Bref ; ne sachant pas du tout où écrire, j'ai, après recherche, finalement adressé ma lettre au fan-club ou tout du moins le seul contact que j'ai trouvé, à savoir Universal Music rue des Fossés St Jacques à Paris dans le cinquième arrondissement. Voilà une copie de la lettre :
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Bonjour,
Parler sans connaître n'est pas sans difficulté. Excusez donc ma maladresse, et ces mots qui ne vous conviennent pas, pas plus que cet esprit que je vous accorde peut-être à tort. Mais nous ne nous adressons finalement qu'à ces images, qu'à notre imagination, et qu'à ce monde qui en est le fruit.
Ce monde justement, dont je veux, succinctement j'espère, sans vous ennuyer si je le puis, vous parler un instant, pour expliquer pourquoi ce chèque, et, si l'on peut dire, ce que j'en attends.
Ce monde qui change, et qui me donne l'excuse de vous écrire, pour vous dire que j'apprécie vos chansons, vos paroles, votre talent. Qui me donne l'excuse car je voudrais encore vous écouter, comme je le fais en ce moment, et que j'aimerais encore vous voir créer, car c'est de cela qu'il est question, alors que je n'ai pas de ces galettes réfléchissantes avec votre nom, où votre surnom tout du moins, marqué dessus.
Je n'ai pas de ces galettes et pourtant je vous entends, et c'est votre voix que j'aime, si belle soyez-vous je n'ai que faire de vos photos sur ces boîtes et ces livrets, qui tuent mes arbres, salissent ma nature, et payent ces camions qui les baladent.
C'est à vous que je dois un peu de bonheur et c'est à vous que je le paye, vous laissant juge d'en répartir, aussi symbolique soit la somme, les parts parmi les méritants de vos partenaires.
J'aime à croire que ce monde change et que vous comprenez que vous pouvez m'aider à supprimer le superflu, à faire que les créateurs gagnent leur liberté, quels qu'ils soient, et que chacun puisse aimer à sa manière.
Le monde change, et la route est longue pour donner à chacun le goût de créer, et les moyens. Mais ce monde où chacun est libre de donner ce qu'il peut aux gens qu'il aime, où c'est le coeur et non pas le marché qui me donne envie de vous aider, ce monde-là, dans lequel je vis déjà un peu, de par mon travail, j'aimerais qu'il soit le monde de demain.
Si votre pragmatisme ne croit pas à la morale de l'homme, si vous pensez que donner la liberté de ne pas payer c'est assurer sa perte, je vous prie d'oublier ces mots, et de m'oublier.
Mais vous vous tromperiez.
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Bien sûr direz-vous ce n'était pas forcément la chose la plus intelligente que d'envoyer cette lettre à Universal, avec toutes les chances qu'elle se noie ou soit écartée ; mais je n'avais pas vraiment beaucoup d'autres idées, et entre parenthèses ce n'est pas mon genre, de toute façon.
Sans réponse j'ai tenté une deuxième lettre, celle-là adressée à Mylène Farmer. Je n'ai eu en réponse que la lettre retournée, ouverte, lue je ne sais, mais renvoyée avec le chèque. Sans doute ne fut-elle pas la bienvenue. Peut-être me faudra-t-il tenter de prendre contact directement avec Universal Music...
Voilà la lettre à Mylène Farmer :
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Bonjour,
J'apprécie la musique que vous faites, j'apprécie votre talent.
J'apprécie encore plus la nature et la liberté, en conséquence je n'achète pas de choses artificielles inutiles, et je ne favorise pas la création de conglomérats où le contrôle et la domination prennent lieu et place à la création, à l'originalité, et à la multitude.
C'est en ce sens que j'aimerais contribuer pour les quelques moments où nous sommes presque proches.
Presque.
Ne cédez pas à la facilité.
Le monde de demain doit être un monde de proximité, où chacun sera créateur, où chacun pourra exprimer son talent, le partager.
Le monde d'aujourd'hui pourrait déjà être celui-ci.
Aidez-moi.
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Plus de nouvelles sur ce sujet un peu plus tard, donc, si jamais...
Mardi 1er octobre 2002
Moi qui pensais il y a un mois reprendre l'écriture ! C'en est un nouveau qui s'est écoulé et toujours aussi peu de temps, ou de volonté, pour mettre à plat les journées qui passent.
J'ai beaucoup travaillé dans ce dernier mois de septembre et repris le footing. À ce propos il m'est arrivé quelque chose d'étonnant. En effet pas plus tard que lundi dernier, hier en réalité, le temps ne passe pas toujours si vite, j'avais un jour de récupération. Je me remotivais et décidais de reprendre mon jogging au Jardin des Plantes après un samedi et un dimanche à ne rien faire, ou plus exactement à chercher le courage de faire autre chose que dormir et quelques tractions. J'y parvins et malgré la chaleur du jour et les restes de pollution je trottinais doucement jusqu'au parc. Là, faisant mon footing, une hystérique se jeta sur moi et essaya de m'étrangler ! Je réussis à reprendre le dessus et elle s'enfuit aussitôt, en criant en je ne sais trop quelle langue, mais j'ai bon espoir que ce devait être des insultes. En parcourant mes huit habituels entre les allées principales et la ménagerie, je l'avais déjà remarquée depuis un petit moment, sûrement parce qu'elle était fort jolie, et qu'elle courait plutôt vite. Ce fut alors que je tentais de la rattraper, orgueil masculin quand tu nous tiens, qu'elle ralentit. Je pensai qu'elle allait simplement s'arrêter, ayant terminé sa course ; mais dès que je passai à son niveau elle me sauta dessus ! Je fus impressionné par la force qu'elle développa, mais pris de peur j'imagine que j'en fis aussi preuve de pas mal pour la repousser. Elle vola presque au-dessus de moi quand je tentai de l'éviter en déviant sa course. Je fus déséquilibré et je tombai en arrière. Elle réussit alors à se dégager et partir en courant. Étant encore au sol, je ne cherchai même pas à lui courir après, et vu sa vitesse je ne suis pas sûr de toute façon que j'aurais pu la rattraper.
Et une catastrophe n'arrivant jamais seule, c'est ce même hier matin qu'il y eu un petit tremblement de terre en Bretagne. Plaisanterie mise à part, je ne crois pas avoir jamais connu de tremblement de terre. Mais mon père m'a dit avoir assisté à un petit séïsme durant son enfance, dans mon village natal des Hautes-Alpes.
Parenthèse refermée, au moins mes cours de ju-jitsu m'auront servi déjà une fois, même si je ne l'avais pas vraiment immobilisée, j'ai eu au moins le bon réflexe pour ne pas me laisser attraper.
Avec les moins cinq pour cent et quelques à la bourse de Paris hier, je me demande si je ne ferais pas mieux de trouver un moyen plus sûr pour placer l'argent que je mets de côté. Cela dit à ce rythme je n'en n'aurai plus beaucoup dans pas longtemps, m'enlevant ce souci...
Le travail est plutôt tranquille en fin de semaine, mais c'est finalement ce que je redoute je crois. Moi qui était persuadé de ne jamais m'ennuyer... Ce n'est pas tellement le manque d'activités possibles qui pose problème, mais plus cette lassitude de ne plus y trouver grand intérêt. Il va tout de même bien falloir que je trouve deux ou trois trucs à faire parce que j'ai quelques jours de vacances à passer, maintenant que le coup de bourre du travail est derrière moi. Sur ce, 9 heures 50, ce doit être une bonne heure pour aller faire des courses...
12 heures 41... Plus de deux heures, presque trois, pour acheter un pack de yaourt et deux steaks de soja, voilà qui est un peu beaucoup. Mais il y a une explication. Ce matin, juste après le paragraphe précédent, une fois habillé et après un carré de chocolat, direction le Monoprix. je pris mon courrier au passage, le facteur étant passé, et m'aperçus avec joie que j'avais trop payé d'impôts sur mes deux premiers tiers et que l'on m'en remboursait. C'est anecdotique, je continuai ma route et allai à mon Monoprix habituel rue Saint Antoine. Je fis rapidement mes deux trois courses, les yaourts et les steaks de soja, donc, avec en plus quelques fruits, rien d'exceptionnel. J'utilise en général mon petit sac à dos pour transporter mes courses, ainsi je ne gâche pas de trop de sacs en plastique. Le rayon alimentation du Monoprix se situe en sous-sol, et il y a un escalator en face des caisses pour remonter au rez-de-chaussée. Je la revis là, la même fille qu'hier, la folle qui m'avait agressé, elle se trouvait en haut de l'escalator et me regardait. J'hésitai entre l'ignorer et lui courir après le temps d'une seconde, mais je m'expliquais difficilement le fait que je ressentais une sorte de haine, ou de colère, je ne sais pas trop comment l'exprimer. Je devais avoir envie de me venger ou de laver l'affront de la veille. Je m'élançai, bien évidemment voyant cela elle partit elle aussi sur le champ, mais le temps de monter l'escalator quatre à quatre elle n'était pas encore sortie du magasin et je l'entrevis se diriger vers la sortie arrière. Avec mon sac sur le dos je n'avais aucune chance de la rattraper, et je m'en débarrassai juste avant de sortir moi aussi. Je le laissai au niveau d'une caisse qui se trouvait là, en criant à la vendeuse que je reviendrais le chercher tout de suite. En sortant rue Neuve Saint Pierre, derrière le Monoprix, elle se trouvait déjà au niveau de l'intersection suivante, la rue Beautreillis, bien à plus de cent mètres de là. Je courus alors jusque là, en essayant d'aller vite mais tout de même pas à fond, me disant que si je devais encore la suivre pendant un bout de chemin il valait mieux un peu garder des forces. Grand bien m'en prit.
Elle m'attendait dans le coin de la rue, cachée, et m'assena un coup de pied d'une force surprenante à mon passage. J'avais quand même de la vitesse, et avec l'élan de ma course je volai presque littéralement en roulant par-dessus une voiture garée au coin de la rue. J'essayai alors de me remettre debout le plus vite possible. J'avais paré le coup avec mes avant-bras mais j'avais tout de même sacrément mal au ventre. Je ne sais pas trop comment elle s'y était prise, en sautant plus ou moins au moment de me frapper, mais ce fut très efficace. Je me préparai par contre à ce qu'elle me ressauta dessus immédiatement mais elle était déjà repartie en courant. Tant bien que mal je me remis debout et au pas de course à sa poursuite, bien trop décidé à savoir qui elle était et pourquoi elle m'en voulait à ce point. Je ne comprenais absolument pas et ne voyais pas du tout qui elle pouvait bien être.
Elle m'attendait rue Charles V, une petite rue perpendiculaire à la rue Beautreillis, mais cette fois de manière moins vicieuse, pas dans le coin comme tout à l'heure, mais au milieu, presque en défi. Un peu surpris je ne savais trop comment réagir. Je m'arrêtai de courir et m'approchai un peu, me reprenant de ma course, en marchant lentement, et je tentai tant bien que mal de dire une banalité :
- Salut, euh tu sais si tu es jalouse à ce point-là de ma superbe coiffure il faut me le dire je te filerai l'adresse de mon coiffeur, ce sera plus simple.
J'admets après coup que ce n'était pas vraiment subtil, mais sur l'instant il fallait bien trouver quelque chose et j'avais de plus encore très mal aux bras et au ventre. Elle esquissa un sourire, je ne sais pas trop à bien y réfléchir si elle comprit ce que je dis ou pas, après tout elle n'avait pas crié en français hier dans le parc. J'en profitai pour la regarder un peu plus en détail. Elle devait faire à peu près ma taille, habillée on ne pouvait plus banalement avec un pantalon assez ample blanc-gris, un tee-shirt rose pâle délavé et une paire de basket tout ce qu'il y a de plus classique. Elle était blonde-châtain clair, plutôt jolie, très jolie même, l'air d'avoir un sale caractère. Et je dois bien avouer que cette façon de prendre le contact me convenait assez, même si c'était quelque peu douloureux... Il devait être un peu moins de 11 heures, j'avais oublié ma montre à la maison. Il faisait plutôt soleil, la rue était déserte.
Tout ceci ne dura que quelques secondes, pendant lesquelles elle semblait hésiter, puis elle repartit d'un coup, sans me laisser la moindre chance de la prendre de court. J'hésitai moi aussi quelques secondes, me disant qu'après tout ce devait être une jeune du coin qui me prenait pour un autre, un de ses anciens copains ou je ne sais qui. Et lors de notre prochaine rencontre, s'il y en avait une, je lui dirais comment je m'appelle, elle s'apercevrait de son erreur et tout rentrerait dans l'ordre. Et il serait peut-être même possible que l'on sympathisât.
Mais je suis bien trop curieux, et je ne pouvais raisonnablement en rester là sans savoir qui elle était et ce qu'elle voulait ; je repartis alors une fois de plus à sa poursuite. Mais mes quelques secondes d'hésitation lui donnèrent pas mal d'avance. Malgré tout je l'aperçus quand j'arrivai dans la rue suivante, la rue du Petit Musc, en train de traverser le Quai des Celestins, à côté de la Seine, en direction du pont de Sully, qui passe sur le bout de l'Île Saint Louis et rejoint le Boulevard Saint Germain de l'autre côté. Je forçai le rythme, mais elle courait vite, et de plus j'arrivai pile au moment où le feu passait au vert, ce qui n'arrangea pas mes affaires. Bref après quelques coups de klaxon de Parisiens auxquels j'ai dû faire perdre deux microsecondes en traversant la route, mais c'est à croire que klaxonner est génétiquement ancré dans le parisien, je la vis bifurquer dans la rue de Saint Louis en L'Île qui traverse toute l'île Saint Louis, comme son nom l'indique, jusqu'au pont qui donne sur l'arrière de Notre-Dame, sur l'Île de la Cité.
Et ce coup-ci ce fut moi qui eus un peu de chance car elle manqua de se faire renverser par une voiture au moment où elle passait au niveau de la rue des Deux Ponts. Elle tomba tout de même un instant au sol. Ce qui me permit de gagner quelques mètres sur elle, mais qui lui donna aussi l'occasion de jeter un oeil en arrière et de voir que j'étais toujours à ses trousses. Elle n'en sembla pas satisfaite outre mesure, parce qu'après un moment d'hésitation au niveau du carrefour, elle changea de direction et partit il m'a semblé encore plus vite de nouveau vers la rive gauche, en direction du pont au bout de la rue en question dont j'ai oublié le nom, dans l'hypothèse où je l'ai connu un jour... Après vérification, le pont de la Tournelle.
J'abandonnai au niveau du carrefour, ma dernière accélération quand j'avais cru pouvoir la rattraper avait eu raison de moi. Et complètement essoufflé je n'avais plus aucune trace d'elle à ce niveau-là. Sauf peut-être, mais je n'en étais pas sûr, une sorte de bracelet en métal, peut-être en argent, qui, il me semblait, se trouvait proche du niveau où elle était tombée. Je ne saurais dire s'il lui appartenait ou pas, mais toujours était-il qu'il n'avait pas l'air suffisamment de grande valeur pour que j'aie des remords à le garder pour moi et ne pas le ramener aux objets trouvés. Toute chose mise à part, je le trouvais finalement pas trop mal et si je devais me trouver un bracelet, une babiole de ce type me plairait sans doute. Plutôt basique, sobre, passe-partout... Et de plus si jamais je la revois ce sera un bon moyen d'engager la conversation. Cependant il faudra sûrement que je fasse un peu plus d'entraînement au footing...
17 heures 54, le temps d'écrire cette poursuite, d'être repassé au Monoprix pour récupérer mon sac, qui était toujours là, heureusement, de lire mes mails, de passer un peu de temps sur les canaux de discussions sur internet, de faire quelques tractions, de chercher vaguement une indication ou un signe, sans succès, sur le bracelet, où ce que je pense être un bracelet, de manger et de faire une sieste...
Deux jours d'affilée que je la croise, je me demande bien si demain je vais la voir de nouveau. Mais je travaillerai et je ne serai pas chez moi. Mais après tout elle m'a bien suivi jusqu'au Monoprix... Ce n'est pas forcément rassurant de se savoir observé, même si la créature est belle, cela met un peu mal à l'aise, dérange. Je regarde, par moment, à mon balcon, dans la rue...
Jeudi 3 octobre 2002
La journée d'hier ne m'a pas donné la chance de la revoir. Travaillant je n'ai pas pu flâner dans le quartier comme j'aurais aimé pouvoir le faire. Je suis néanmoins retourné aux différents endroits où je l'ai vue. Le travail est un peu moins chargé je l'ai donc quitté vers seulement 19 heures, et après avoir déposé mes rollers à la maison, je suis reparti au Jardin des Plantes. J'en ai fait un tour à pied, puis j'ai repris les rues dans lesquelles je l'avais poursuivie en courant, jusqu'au Monoprix. Pour terminer j'ai tenté de trouver d'autres éléments comme le bracelet à l'endroit où elle s'est fait renverser, ou bousculer tout du moins, par la voiture. Mais rien, comme j'en étais déjà persuadé. Mais c'est ainsi, parfois on a besoin de faire certaines choses, ou certaines vérifications, même si on est sûr qu'il n'y aura rien de nouveau. Combien de fois n'ai-je pas vérifié mes mails tous les quarts d'heure dans l'espoir d'en avoir un de Virginie. Je n'ai pas de nouvelles récentes d'elle à ce propos ; pourtant j'essaie habituellement de garder le contact avec mes anciennes copines malgré la peine qui subsiste, mais Virginie semble m'avoir vite oublié. C'est d'autant plus idiot qu'elle habite à deux pas, à vingt minutes à pied. Je vais lui écrire un mail, pour voir un peu ce qu'elle devient.
C'est donc sans succès que je suis rentré après cette escapade qui a bien dû durer dans les deux heures. J'ai l'impression folle que tout le monde me regarde ; c'est démentiel comme un événement fortuit, une simple fille qui vous confond avec un autre, qui tente de vous agresser et à partir de là tout le monde est suspect et vous veut du mal. Pour être exact ce fut un peu plus que seulement une tentative comme me le rappellent les bleus sur mes avant-bras. L'esprit humain est tellement incontrôlable, finalement.
Je me demande si le fait qu'elle se soit fait renverser par la voiture lui a causé du tort. Elle a l'air solide la bougresse, ne serait-ce que par la vitesse à laquelle elle court et le coup de pied qu'elle m'a asséné. Toujours est-il que cette chute n'avait pas l'air de l'avoir bien ralentie, mais dans l'action on ne se rend pas toujours compte de la douleur. D'un autre côté, les voitures ont de bons freinages de nos jours. Et si je me rappelle bien c'était une Laguna 2. Parler de voiture me fait penser que je suis passé au salon de l'Auto Porte de Versailles la semaine dernière en pré-ouverture avec mes parents. Même en pré-ouverture il y a déjà un monde fou ; et je me rappelle il y a deux ans, nous y étions allés un jour normal ouvert au public, c'était l'enfer ; moi qui n'apprécie pas la foule outre mesure... Cette année nous n'avons pas fait tous les halls et je regrette un peu de ne pas être allé voir les innovations en terme de voitures propres, électriques ou autre. En effet le hall principal, celui des plus gros constructeurs, était principalement l'étalage des dernières nouveautés en terme de design et de puissance, et pas forcément en terme d'évolution technologique, et encore moins de révolution. M'est avis que nous sommes proches du paroxysme du type de voiture actuelle, et que prochainement nous connaîtrons la chute et la perte d'intérêt du modèle présent, au profit de l'assistance à la conduite, du pilotage automatique, de l'économie, de l'énergie propre, et du retour de la voiture à un rang d'outil, et plus de plaisir et de signe de richesse et de puissance. Il me semble que le monde, occidental au moins, se féminise, la virilité n'est plus trop à la mode... En parlant de voitures propres j'ai vu qu'une voiture électrique avait fait un record de vitesse à 311 kilomètres par heure au Japon.
Repenser à elle me donne l'idée de jeter de nouveau un oeil au bracelet pour voir si je ne pouvais pas trouver un peu plus que la dernière fois... Il a la forme d'un croissant replié sur lui-même, de taille fixe, que l'on enfile par la main, éventuellement en le glissant directement au poignet mais le mien a beau être fin il est déjà trop large y parvenir. Pas spécialement lourd, d'un gris métal un peu passé. J'ai essayé de voir s'il était aimanté ou s'il réagissait à un aimant. Tout ce que j'ai trouvé pour tester c'est ma boussole et un tournevis aimanté. Mais même s'il à l'air vaguement d'attirer l'aimant, ce n'est pas vraiment concluant... Toujours est-il que je le porte et me promène avec depuis hier...
Sur ce, je pars au travail, il ne fait pas très beau aujourd'hui, je vais prendre mes rollers pluie...
J'ai eu pas mal de remarques sur le bracelet, comme je suis tout le temps en tee-shirt il est en effet plutôt du genre visible. Journée des plus tranquilles mis à part ça, pas mal de mails, toujours sur la sortie de notre dernière version, pas mal d'agitation aussi sur l'avenir incertain de la société. Agitation agrémentée de rumeurs diverses et variées sur d'éventuels investisseurs, un changement dans la direction, un dépôt de bilan de la société ou une reprise par un partenaire. À croire que l'esprit humain a besoin d'exotisme, d'étrange, à tel point que si le monde ne lui en apporte pas, il se le crée lui-même.
Je vais peut-être me remettre à faire du pain. Je n'en avais pas parlé, mais au réveillon 2002, n'ayant rien de prévu et une copine à moi non plus, nous avions passé la soirée ensemble, et elle m'avait appris à faire la pâte à pizza. Comme c'est plutôt simple, vu qu'il n'y a que de la farine, du sel et de l'eau, avec un peu de levure et éventuellement un peu d'huile, je me suis dit que je pourrais en faire plus souvent. Très vite je me suis plutôt intéressé au pain, étant amateur. Au début j'ai utilisé de la levure de boulanger pour faire la pâte, ce qui est assez efficace et permet de la faire lever rapidement. Cependant je n'ai qu'un four à micro-ondes et après plusieurs semaines d'essais, n'ayant pas que cela à faire non plus, j'avais abandonné une première fois. Toutefois je m'y suis remis, avec cette fois-ci l'intention de faire moi-même mon levain. Chose des plus faciles à vrai dire puisqu'il suffit de mélanger pendant une semaine à dix jours de la farine et de l'eau et d'être patient. Dès que le levain commence à lever, on peut alors l'utiliser pour faire de la pâte. La technique consistant à en prendre tout ou partie, d'y rajouter farine, eau et sel, et à pétrir le tout. Après une première levée, on repétrit de nouveau puis on en met un petit bout de côté pour le pain du lendemain. On fait une boule, ou toute autre forme, du reste qui deviendra le pain. Le micro-ondes n'étant pas la panacée, j'ai tenté à la poêle, espérant reproduire les conditions d'un four. C'était déjà mieux qu'auparavant, voire pas trop mal, même si le dessous du pain était souvent grillé, pour ne pas dire carbonisé. Quoi qu'il en soit ce dernier pain avait le mérite, contrairement à la technique au micro-ondes, d'avoir une croûte. J'ai par la suite arrêté, de nouveau par manque de temps, et aussi parce ce que la cuisson à la poêle n'est pas très écologique en plus du fait que le brûlé est réputé cancérigène. Malgré tout je pense qu'avec un four ce devrait être bon... Pour plus tard peut-être...
Vendredi 4 octobre 2002
19 heures 45, journée pourrie s'il en est. Tout d'abord je manque de me faire renverser en rollers ce matin, ensuite ma machine a planté trois fois dans la journée, et pour finir je ne sais pas pourquoi, si c'est la Lune ou quoi, ou j'étais fatigué, mais j'ai failli et même un peu plus que failli pour être exact, m'empéguer cinq ou six passants, toujours en rollers.
Je ne vais pas très bien, donc. C'est difficile à dire pourquoi parfois nous allons bien et pourquoi parfois rien ne va et le moral est à zéro. Je ne suis pas allé au ju-jitsu et je suis rentré chez moi car je dois repartir tout à l'heure à l'anniversaire d'un copain, j'espère que le fait de voir du monde arrangera un peu les choses. Je suis peut-être un peu malade, j'ai un petit peu mal à la tête, enfin il me semble, à moins que ce ne soit la fatigue ou la pollution. J'ai tenté d'aller faire un footing ce matin vers 7 heures, comme le Jardin des Plantes n'ouvre qu'à 7 heures 30 j'ai fait mon tour dans la rue, je me demande si déjà la pollution matinale était assez élevée pour me donner mal à la tête. J'ai déjà eu ce type de mal à la tête auparavant quand j'allais courir l'été par grosses chaleurs, et j'ai toujours attribué le mal de tête résultant à la pollution. Je me demande s'il ne serait pas temps que je quitte la capitale, après ces trois années...
En plus ce matin ma connexion ADSL ne fonctionne pas. Je n'ai vraiment pas de chance. Voilà presque un an que je suis abonné et j'ai eu en une semaine plus de coupures que je n'en ai eu dans toute l'année passée. Et pour couronner le tout, BFM, ma radio d'info, est en grève suite au plan de rachat par Next radio et les licenciements qui vont suivre. Décidément je suis vraiment coupé du monde...
Mais c'est dans ces moments-là qu'il ne faut pas se laisser abattre ; il n'y a que l'adversité qui motive, la facilité détruit. Je vais enfiler mes rollers et partir pour l'anniversaire.
Samedi 5 octobre 2002
2 heures 12, je suis rentré il y a une dizaine de minutes, après la fin du repas d'anniversaire. Plutôt sympathique, d'autant plus qu'il y avait pas mal de gens au final, parmi lesquels pas mal d'amis. Cela s'est bien passé mais le fait de me retrouver seul me redonne le cafard... Ma mère avait peur de m'avoir filé son rhume la semaine dernière, je me demande si je ne l'ai pas attrapé après tout. Je suis toujours un peu déprimé quand je suis malade. Enfin, j'irai sans doute mieux demain ; je n'aime pas trop prendre de cachets, une bonne nuit de sommeil devrait réparer tout ça. Pour avoir toutes les chances de mon côté j'ai fermé ma fenêtre ; je la laisse généralement ouverte quand je suis chez moi pour garder une température un peu fraîche, le chauffage collectif ayant tendance à être légèrement exagéré. Et puis c'est en ligne avec ma tendance à toujours vouloir m'habituer à résister à tout, y compris au chaud et au froid.
14 heures 11, quelques courses, pas grand-chose, il me reste pas mal de denrées de la semaine dernière, et juste de quoi faire un pique-nique pour la rando de demain, vers le bois de Marly, dans le coin de Chaville. Il fait plutôt beau, je vais bien, plus mal à la tête, la vie est pas trop mal. Je vais un peu lire, peut-être aller faire un tour, un footing des fois que je la revoie, mais j'ai bien peur que ce ne soit fichu. Cela me rassure sur un point, c'est que le bracelet est du toc, sinon elle serait revenue le chercher...
Lundi 7 octobre 2002
Randonnée hier comme prévu, entre Saint-Nom-la-Bretèche et Chaville, il a fait un temps mitigé. Mais ce n'était pas trop mal. Le coin est beaucoup plus vallonné par là-bas qu'aux autres points de la Ceinture verte.
Mardi 8 octobre 2002
Journée d'hier pas des plus productives, il faut que je me remotive pour mettre un peu d'ordre dans ce que je fais. Quand on a trop de choses à faire naturellement on remet à plus tard les moins urgentes, mais quand soudain le plus tard arrive on est bien embêté avec ce tas de choses ennuyeuses accumulées... Toujours pas de ju-jitsu, la grève des gardiens continue et mon gymnase est toujours fermé après 17 heures. Je fais un peu de sport tout seul, mais je me suis fait mal aux doigts en faisant des tractions avec une main d'un côté et un doigt de l'autre. J'ai un peu relu ce que j'ai écrit, depuis que j'ai repris la plume, je trouve que cela n'a ni queue ni tête. Je n'aime plus trop être chez moi, c'est étrange, c'est comme si je me sentais mal quand je suis seul. J'ai toujours l'impression d'être un peu malade. Je n'ai cette fois-ci pas hésité à prendre un cachet car j'avais vraiment trop de mal à dormir. J'ai au moins réussi à m'endormir facilement mais ce matin c'est de nouveau assez laborieux. Pas de nouvelles fondamentales du monde à ce que je sache, projet de loi pour rendre la conduite sous emprise de stupéfiants un délit, je n'ai pas spécialement d'avis, si ce n'est que c'est plutôt de conduire tout court qu'il faudrait peut-être considérer comme un délit... Enfin sans aller jusque là il y aura de toute façon une incohérence tant que la course à la puissance d'un côté et la course à la répression de l'autre ne se mettront pas d'accord entre elles. Attaque vraisemblable d'un pétrolier français au Yémen, pas beaucoup plus d'informations pour l'instant. À part ça le ciel est bleu et il va faire frisquet en ce 8 octobre 2002 sur la Capitale...
Mercredi 9 octobre 2002
Petit footing ce matin, pas vraiment à l'heure que je voulais. En effet la pollution arrive au pic vers les 8 heures, et le Jardin des Plantes ouvre à 7 heures 30. J'aurais voulu partir avant mais comme d'habitude j'ai traîné et finalement je n'y suis allé que vers 8 heures passées, au pire moment en somme, tant pis pour la pollution. Mais ça n'a pas grand intérêt si ce n'est que je commence sûrement à devenir complètement parano ou débile. En rentrant, en passant sur le pont d'Austerlitz, vers 8 heures 45, au moment où le soleil se levait, j'ai été étonné de voir le Soleil beaucoup plus au nord que la normale. Premier réflexe, c'est que la Terre a bougé sur son orbite ! Eh bien non, c'est juste que le pont d'Austerlitz n'est pas parallèle à ma rue, et oui, sur Terre il n'y a pas que des rues Nord-Sud ou Est-Ouest, pas plus que les ponts, d'ailleurs. Je ne sais pas si c'est mon rhume qui me fait mal dormir et commencer à devenir suffisamment fou pour avoir des réflexions aussi stupides... À ce sujet, je me demande si je n'ai pas autre chose qu'un simple rhume. Parce que mon nez ne coule pas tellement, c'est juste une sorte de migraine. Et encore pas vraiment une migraine, pour être plus précis j'ai l'impression que je chope le cafard très souvent, je ne me sens pas bien, je n'ai envie de rien, je n'ai plus faim, j'ai du mal à dormir... Je me suis même demandé si je n'avais pas un peu les symptômes d'une maladie au cerveau, comme la maladie de la vache folle, mais le fait que cela ne se produise que quand je suis seul rend cette option moins possible, bien que je ne sache pas exactement comment débute cette maladie... Je vais peut-être aller faire un tour chez l'ophtalmologue, à ce sujet, car cela est en train de devenir un peu dur, et peut-être que de travailler sur ordinateur toute la journée commence à avoir des conséquences ; cependant je n'ai pas l'impression que ma vue ait changé, c'est ce qui me rend un peu perplexe sur le fait que cela en soit la cause...
Je vais prendre quelques vacances à la fin du mois, cela me permettra de prendre un peu l'air frais et pur de mes Alpes natales, et de me reposer un peu...
Jeudi 10 octobre 2002
Je me demande parfois si tout n'est pas en train de partir n'importe comment, tellement il est antithétique que tous ces peuples si différents soient obligés de s'intégrer dans une course à la mondialisation qu'ils n'ont pas demandée. Ou qu'ils ne veulent pas plus que cet incertain et simpliste modèle du bonheur, auquel tout le monde aspire mais que bien peu atteignent, que ce soit ici, dans l'opulence, ou là-bas, dans la détresse. Je ne sais pas trop si ces disparités sont nécessaires pour faire avancer les choses, si l'évolution passe par l'injustice et la misère. À quoi j'aspire, à part à me casser de cet appartement où je me sens si mal ? Et à quoi nous donnent envie le monde, la société, la France ? Réussir ? Réussir quoi ? Le mal en est presque rassurant d'être si proche, et de me garder éveillé, de m'empêcher de dormir. Les souffrances peuvent être combattues, mais la lassitude, l'ennui, l'aveuglement de nos vies, le stress, la Bourse, la politique, les gens qui font la manche, les gens qui écrasent les autres, les gens qui aident les autres, le bien, le mal, et Dieu plus là depuis un bail... Parfois j'aimerais paradoxalement avoir une maladie incurable, pour savoir quoi combattre, sans me poser de questions.
Changer les choses, pourquoi pas, mais changer pour quoi, qui a raison ? Qu'est le bien ? Où la personne qui a pondu la Bible a-t-elle trouvé toutes ces idées ? Comment a-t-elle trouvé ces préceptes de stabilité qui ont gardé une partie non négligeable de l'humanité sur le chemin durant des millénaires ?
Je me sens trop mal, bon sang ! Je crois que je vais aller prendre l'air...
7 heures 20, il faisait frais, et ça m'a fait du bien, le Jardin des Plantes n'était pas encore ouvert, mais qu'importe, les rues sont bien plus calmes à cette heure-ci.
Il est là, ce bracelet mystérieux, qui me regarde à côté de mon écran, comme s'il me suppliait de le mettre. Et toi où es-tu ? Je t'ai cherchée, un peu, espérant presque lors de toutes mes balades que tu serais de nouveau à me courir après. C'est fou comme l'inconnu attire, comme on peut s'attacher à son imagination, comme si jamais la réalité n'était assez et toujours nous fallait-il croire à plus, à mieux. C'est à croire que jamais les hommes ne peuvent être heureux, que toujours la quiétude du présent se transforme en prison monotone et qu'indéfiniment le rêve ne sera que la quête de l'inconnu.
Samedi 12 octobre 2002
J'ai lu qu'une potentielle dixième planète avait été trouvée dans le Système solaire. Pour être plus précis ce n'est pas vraiment une planète, car déjà Pluton, la neuvième planète, a du mal à prétendre au titre avec ses trois mille kilomètres de diamètre. Celle-ci, "Quaoar", avec mille quatre cent cinquante kilomètres, peut difficilement être considérée comme en étant une. Il semblerait qu'il existe des dizaines de ces corps aux environs de Pluton et un peu plus loin, dans la ceinture de Kuiper, une ceinture d'astéroïdes située entre cinq ou six et une quinzaine de milliards de kilomètres du Soleil. Quaoar est à sept virgule cinq milliard de kilomètres, et il semblerait que certains scientifiques pensent même qu'au delà, dans cette ceinture d'astéroïdes, puissent se trouver des objets d'une taille pouvant aller jusqu'à celle de Mars. Mars doit faire aux environs de six mille kilomètres de diamètre. En cherchant deux trois informations supplémentaires, merci Google, il semblerait qu'il existe un autre nuage de météorites, ou de comètes, d'objets pour faire simple, dans le nuage d'Oort, à environ une année lumière du Soleil. Pour le coup ce nuage est vraiment plus loin que tout le reste, une année-lumière représentant plus de neuf mille trois cent milliard de kilomètres. Et, contrairement aux planètes et aux objets de la ceinture de Kuiper, qui sont tous dans le même plan, appelé plan de l'écliptique si mes souvenirs sont bons, eh bien ce nuage d'Oort est sphérique, c'est à dire que ses objets se répartissent sur une sphère tout autour du Soleil. En réalité les planètes ne sont pas exactement dans le même plan, mais leurs orbites ne s'en écartent que de quelques degrés. La planète la plus extrême doit être Pluton et sans doute plusieurs éléments de la ceinture de Kuiper s'éloignent aussi de plusieurs degrés de ce plan.
Cet article me rappelle qu'il y a quelque temps j'en avais lu un autre sur la découverte d'une troisième lune à la Terre. Plus exactement ce n'était qu'une éventualité, si l'objet, tout petit, qui faisait le tour de la Terre en cinquante jours, n'était pas un débris artificiel d'une mission Apollo mais bien un objet naturel. En ce qui concerne la deuxième lune, Cruithne, celle-ci est très loin de la Terre, mais l'accompagne plus ou moins dans sa rotation autour du Soleil, au gré des perturbations de son orbite par la Terre et la Lune.
22 heures 30 et quelques, je crois que je vais aller me coucher. Bonne journée aujourd'hui, plutôt tranquille, mon mal de tête est passé et je me sens mieux. Je pense que je vais passer une bonne nuit.
Dimanche 13 octobre 2002
J'ai bien dormi c'était grandiose. Après bien une semaine avec insomnies sur insomnies, ça change la vie. À croire que je ne me repose que le week-end, et que dès que la semaine recommence il en va de même pour la baisse de moral, la déprime et le mal de tête. Il est vrai que je suis complètement épuisé arrivé le samedi. C'est peut-être bien le travail sur écran d'ordinateur qui me donne mal à la tête, et qui par répercussion me donne l'impression que tout va mal. Pourtant le week-end je travaille aussi pas mal dessus de chez moi, même si c'est un peu moins, bien sûr. C'est étrange parfois comme de simples petits faits anodins peuvent vous occuper l'esprit au point que le sort du monde n'est plus dépendant que de ceux-ci. Comme si tout se concentrait dans les petits tracas de la vie quotidienne, comme si ma vie était vouée à l'échec juste parce que je me sentais mal à l'aise quand j'étais un peu seul, en ce moment... Cela ne me ressemble pourtant pas, j'ai déjà été seul pendant plusieurs années, et je ne me rappelle pas que cette solitude me rendait déprimé à ce point. Ces humeurs sont peut-être cycliques, ou suis-je dans un amoncellement défavorable de petites choses qui engendre une conséquence bien plus grande...
11 heures 43, je rentre d'un petit tour au Jardin des Plantes. Je ne suis pas allé courir, juste marcher un peu et exhiber le bracelet au cas où mon inconnue se présente. Je sais que c'est stupide et inutile, et qu'il ne faut rien attendre, tout provoquer, mais l'espoir est une chose bien étrange...
Rien du tout, comme attendu, et j'en suis revenu suffisamment énervé pour que je range le fichu bracelet dans une boîte quelconque et me promette de ne plus le remettre. Je le filerai à mon arrière-petit-fils... Adoptif, parce que vu ma sociabilité actuelle, les gamins ne vont pas se faire tout seuls...
12 heures 30, je ne me sens de nouveau pas bien, j'ai repris mal à la tête. À croire que je ne peux plus sortir de chez moi sans prendre le risque de rentrer avec la migraine et la déprime... La matinée avait mal commencé de toute façon malgré une bonne nuit. En effet, dès le réveil, informations tragiques du matin finissant, vers 10 heures et quelques, BFM, bilan, un attentat à Bali en Indonésie, cent quatre-vingts morts, un attentat en Finlande, sept morts, deux tués au Moyen-Orient...
Le monde est triste. Je ne me rappelle plus vraiment depuis quand la vie est triste. Ma vie, pour être un peu moins égocentrique, étant donné qu'il doit bien y avoir deux ou trois personnes sur Terre pas trop malheureuses, j'espère. Peut-être du temps où je sortais avec Virginie, au début de l'année dernière. Je ne sais pas si l'amour est la seule chose qui rende heureux. Je n'en suis même pas sûr tellement il blesse à chaque désillusion, à chaque remarque qui nous touche, nous fait mal... Je m'étais promis de ne plus tomber amoureux, je n'ai pas réussi avec Virginie, je me le suis repromis de nouveau, pas très dur pour le moment. Et puis c'est presque de moins en moins dur avec le temps, j'ai l'impression, comme si on se lassait de tout...
Je me demande si les valeurs de nos sociétés modernes n'ont pas quelque chose de cassé. Comment concilier ce paradoxe entre la surconsommation, la productivité, le plaisir immédiat et personnel avec les valeurs de partage, d'entraide et support des autres ? Il me semble que toutes ces valeurs ne collent pas et que le faible équilibre ne peut que se briser à un moment ou à un autre. Le plus incompréhensible est que ce sont ces mêmes personnes qui créent les deux aspects du paradoxe. À la fois nous qui dans notre individualisme sommes dépassés par le monde qui nous entoure ; et pourtant nous dans notre contribution quotidienne qui le façonnons ainsi. Comment peut-on être à la fois un capitaliste égoïste effréné, et trouver notre malheur dans la solitude et l'inhumanité qui en résultent ?... Je ne sais pas trop quoi faire, comment faire...
J'ai abandonné mon Dieu quand il n'était plus au goût du jour et que je pouvais vivre sans lui dans le monde actuel. Dois-je désormais abandonner ce monde qui diverge et retourner vers un hypothétique Dieu plus humain ? Et en quoi le monde peut-il être inhumain, puisque c'est l'Homme lui-même qui le fait ? Ne serait-ce pas nous plutôt, qui nous nous trompons sur nous-mêmes ?...
J'ai rajouté une couverture à mon lit, j'avais froid, le réchauffement climatique n'est pas encore pour tout de suite...
Nous ne sommes ni faits pour être seuls ni faits pour être à deux... Seul nous souffrons de n'avoir l'autre, et quand il est là nous souffrons de son incompréhension. Pourquoi sommes-nous autant égoïstes ? Pourquoi le suis-je, au moins ? Pourquoi ces pulsions nous donnent envie de l'autre, à tel point que l'on se retrouve dans des soirées je ne sais où, enfumées à souhait, avec ces gens qui ne font que paraître et pas un seul qui a un brin de sincérité, moi y compris ; à faire semblant de rire à des blagues stupides, pour tenter seulement et uniquement de ne pas finir la soirée tout seul. Mais au final on préfère la finir tout seul, tellement ces mascarades sont ennuyeuses et ces gens inintéressants...
C'est peut-être moi le problème, c'est sûrement moi le problème, à ne rien aimer de ce que la société moderne apporte comme amusement. À ne pas aimer traîner dans les bars, discuter de foot, faire la queue pour pouvoir se faire enfumer et écraser dans la foule des boîtes de nuit...
J'ai eu un accident il y a trois ans et demi, je conduisais, nous allions au ski avec mes deux meilleurs amis, j'ai percuté un bus, je ne me rappelle de rien, ils sont morts tout les deux, je n'ai rien eu.
J'ai une dette, envers eux, envers leur famille. Je leur dois de ne pas être faible, de faire le bien, de ne pas céder à la facilité, de vivre pour eux, de faire tout ce qu'ils ne pourront accomplir, ou d'essayer, au moins.
Ils me manquent.
Mardi 15 octobre 2002
Mardi 15 octobre, 4 heures 32. Je n'arrive pas à dormir, je ne suis pas bien, j'ai le moral à zéro. J'ai pris deux aspirines depuis hier soir, rien n'y fait. Je vais aller chez un médecin un peu plus tard dans la matinée parce que je n'en peux plus, je ne pourrai pas supporter cette situation beaucoup plus longtemps. Je dois être vraiment malade, en plus à chaque fois que je me réveille si tôt c'est toujours un très mauvais présage.
10 heures 36, je rentre à l'instant de chez le docteur. J'ai eu la chance d'en trouver un tout près de chez moi, Boulevard Morland. Pas très loin mais pas très compétent j'ai l'impression. Bien sûr c'est difficile à dire, je n'ai pas de quoi juger, mais il n'a même pas pris la peine de m'ausculter. Il m'a regardé la gorge, demandé depuis quand j'avais mal à la tête, il a diagnostiqué un début d'angine, m'a prescrit une boîte d'Efferalgan, et m'a dit de repasser le voir dès que je verrai des petits points blancs au fond de ma gorge... Me voilà bien avancé. Mais le fait d'aller jusque là-bas, même si c'est à deux pas, et de marcher un peu dans le frais, j'ai l'impression que je vais un peu mieux, je vais tout de même me rendre à mon travail aujourd'hui.
18 heures 20 et quelques, je suis rentré beaucoup plus tôt que d'habitude, je m'endormais sur place. Avec toutes ces nuits à ne presque pas dormir...
23 heures 12, je ne comprends pas, les journées ne se passent pas si mal pourtant. À mon travail je ne me sens pas si déprimé, si épuisé, je suis même plutôt bien avec mes collègues. Mais à peine suis-je rentré que j'ai l'impression que tout s'effondre, que je ne vais plus bien, que j'ai la migraine, que je déprime, que je pleure même, beaucoup plus qu'auparavant. Il semblerait que ce soit le fait d'être chez moi qui me provoque ces crises ; dès que je sors me balader je me sens déjà un peu mieux. C'est peut-être une odeur ou un produit dans mon appartement ; toutefois je ne sens rien de spécifique. J'ai ouvert la fenêtre en grand et je me suis couvert, mais de respirer cet air frais n'a pas l'air très efficace. Je vais arrêter mon ordinateur, en espérant que ce soit le fait qu'il tourne 24 heures sur 24 qui provoque ce mal. Pourtant je n'ai jamais eu de problèmes similaires auparavant, hormis les quelques jours du début pour m'habituer au bruit avant de m'endormir, mais rien de comparable. C'est difficilement croyable que tout d'un coup ça me mette dans cet état. Toujours est-il que dans le doute je vais aussi éteindre mon portable, ma chaîne et tout appareil susceptible de faire des ondes électromagnétiques. À bien y réfléchir il est probable qu'ils aient installé une nouvelle antenne relais téléphonique sur le toit de l'immeuble depuis quelque temps et que ce nouveau facteur soit la cause de mon mal à la tête et qu'il me rende complètement déprimé. C'est bien embêtant si c'est la raison parce que le marché de la location est plutôt tendu en ce moment sur Paris, et je n'apprécie pas outre mesure la recherche d'appartements... Mais je ne suis vraiment pas bien ici, et s'il le faut j'irai ailleurs, je préfère encore devoir faire du trajet en plus que de me retrouver seul dans cet endroit morbide...
Mercredi 16 octobre 2002
9 heures 42, ce n'est pas normal. Ce n'est pas normal que j'aie envie de me jeter par la fenêtre à ce point. Je n'ai jamais de baisse de moral de ce type, en tous cas pas à cet extrême. C'est peut-être le retour du bâton, après toutes ces années de vaches grasses où j'allais bien. Mais tout ne peut pas changer du jour au lendemain ! J'ai l'impression que depuis le début du mois tout va mal. J'ai tenté d'oublier, de penser à autre chose, mais rien n'y fait. J'ai tourné et retourné, avec l'envie folle de me taper la tête contre les murs, j'ai pris une douche à l'eau froide pour me calmer, puis à l'eau chaude comme il n'y avait pas de résultat. J'ai fait du sport pour me redonner un peu de pêche, d'habitude le fait de faire un peu circuler le sang et de transpirer me redonne la forme. J'ai fait des pompes, des tractions, rien... Essayé de dessiner, de lire pour me vider l'esprit et penser à autre chose, et n'en pouvant plus je suis sorti de chez moi et j'ai marché pendant une bonne heure dans le froid avant de m'endormir, épuisé, sous un abri-bus. J'avais heureusement mis ma grosse veste car il fait un froid glacial dehors. Le bruit des voitures m'a réveillé vers 6 heures 30 ce matin, après avoir dormi quatre ou cinq heures. Je suis rentré et me suis couché aussitôt sous la couette, j'ai dû dormir une petite heure avant que de nouveau cette envie folle de partir, de me barrer de cet appartement, ne me revienne. J'écris ces quelques lignes et je vais sortir de nouveau de chez moi juste après, vu que je ne peux pas rester plus longtemps ici tellement c'est insupportable.
Jeudi 17 octobre 2002
Comme je m'en doutais la journée d'hier au travail s'est bien passée, le travail a bien avancé, j'ai rigolé avec mes collègues, bref, tout était normal. Le mal de tête a disparu, je me sentais plutôt bien. Par conséquent je suis resté un peu plus tard, et j'ai eu une idée par la suite, sur le retour. Je suis rentré chez moi vers 22 heures mais je ne suis resté que quelques minutes dans mon appartement. Déjà je ne sais pas si c'est juste l'impression mais rien que de passer ces courts instants il m'a semblé que j'avais envie de tout foutre en l'air. Toutefois je n'ai fait que passer pour prendre mon duvet, une lampe de poche et ma chauffeuse, et je suis redescendu dans ma cave. J'ai fait attention de faire croire que je transportais juste des affaires pour les stocker là-bas mais en réalité je me suis installé dedans, ma cave étant assez grande. J'ai dormi comme un bébé, de presque 23 heures à il y a trente minutes. Il est 10 heures 15, je vais partir au travail. C'est donc bien quelque chose à l'intérieur de mon appartement qui me rend fou. À moins que ce soit l'installation d'une antenne pour les téléphones mobiles sur le toit, et que de la cave les ondes soient trop faibles. Mais je ne suis qu'au deuxième étage sur sept, et ce serait étrange que l'action soit si forte dans mon appartement et nulle dans la cave.
Vendredi 18 octobre 2002
Je n'ai pas eu beaucoup de temps pour investiguer à propos de mon mal avant-hier. Je suis allé dîner chez une copine le soir, et en rentrant vers 1 heure du matin je n'ai pas eu le courage de faire autre chose que de descendre dormir dans la cave, tellement j'ai de l'appréhension à me retrouver seul chez moi. En conséquence j'ai encore passé une nuit parfaite et je ne me suis réveillé le vendredi matin qu'à 10 heures 30 passées, un peu en retard pour aller travailler d'ailleurs. Il est vrai de plus que la cave est très calme, et je me demande si je ne devrais pas m'y installer pour de bon ! Toujours est-il que j'ai le week-end pour voir d'où vient ce mal. J'ai un peu cherché sur Google pour savoir s'il existait des plans d'implantation d'antennes-relais, mais je n'ai rien trouvé. Par contre il existe des articles qui semblent montrer que beaucoup de personnes habitant près d'un endroit où une antenne a été placée souffrent effectivement de maux étranges, maux de têtes, insomnies, troubles visuels, déprimes, exactement ce que j'ai... Une association s'est même créée pour alerter les pouvoirs publics sur les problèmes de toute évidence liés à la présence d'antennes-relais. Mais d'après ce que disait l'article, ceux-ci semblent nier toute relation de cause à effet et au contraire faire en sorte de promouvoir la couverture du territoire pour les téléphones mobiles au plus vite, au détriment des familles et personnes qui ont la malchance de se trouver proches d'un lieu où une antenne a été installée. Il est un peu tard et je vais aller dormir, mais je pense que j'essaierai demain d'appeler cette association pour avoir un peu plus d'informations et savoir comment trouver les lieux où des antennes sont présentes.
Samedi 19 octobre 2002
Je suis STUPIDE ! Comment n'y ai-je pas pensé plus tôt ? C'est le bracelet ! Bien sûr ! Et j'en suis presque persuadé maintenant, après ma nouvelle nuit que j'ai terminée dans mon appartement, sans souci ! Au milieu de la nuit je me suis réveillé, ayant soif, et je me suis rappelé du bracelet. Aussitôt je suis remonté pour le mettre. Bilan, j'ai encore mieux dormi que mes nuits d'avant, pas de mal de tête, pas de cauchemar, pas de réveil en sueur au milieu de la nuit. Bien au contraire je me sentais super bien. Ce matin après mon réveil je décide d'essayer de l'enlever, et trente minutes après j'ai de nouveau envie de me tirer une balle. Un peu plus tard, quand je suis parti faire les courses et que je l'ai laissé à la maison, le mal de tête et la baisse de moral se sont amenuisés pour recommencer dès que je suis rentré. Après un moment je remets le bracelet, et de nouveau j'ai une super pêche ! Il n'en reste pas moins que tout ceci est très louche, même incroyable. Je me demande vraiment si ce bracelet est la cause et la solution de mon mal ; mais ça a l'air tellement vrai ! Je n'aime pas trop les bijoux généralement, je préfère rester commun, classique, mais je vais peut-être faire une exception pour ce bracelet, et tant pis pour les remarques...
J'ai tout de même énormément de mal à croire que ce soit ce bracelet, après tout ce n'est peut-être qu'une coïncidence. Il y avait peut-être bien une antenne sur le toit, qui ne me rendait pas bien, mais n'était-elle que provisoire, ou alors est-elle tombée en panne ? Je suis peut-être tellement persuadé que c'est ce bracelet que je m'imagine moi-même que je ne vais pas bien quand je ne le porte pas alors qu'en réalité ce n'est pas du tout le cas et je me fais des idées ? Le cerveau est tout de même une chose bien étrange. Je me rappelle une copine qui m'avait raconté, je ne sais pas si c'est vrai, qu'un jour une personne s'était enfermée par erreur dans une chambre froide. Ne pouvant rien faire si ce n'est écrire elle avait alors raconté la prise progressive du froid sur elle, son engourdissement grandissant jusqu'à la mort. Tout semblait traduire l'emprise effective de la baisse de température progressive, jusqu'aux tremblement de l'écriture. Au seul bémol que la chambre n'était pas réfrigérée à ce moment là, et que la température n'a pas bougé pendant toute la période. La personne se l'imaginait juste. Si cette histoire est bien vraie, comment peut-on être sûr de quelque chose, si on s'invente et s'imagine la moitié de la réalité ?... Il y aurait aussi l'hypothèse que ce bracelet soit un objet très radioactif et que je sois en train de me faire irradier et détruire lentement par ce machin. D'un autre côté ce n'est pas logique, ce n'est pas possible car il n'y aurait pas de différence quand je le porte ou quand je ne le porte pas. Or l'impression change du tout au tout si je l'ai sur moi ou juste posé à quelques centimètres.
Je ne sais pas trop quoi penser, je crois que je vais laisser couler un peu de temps, voir comment cela évolue. Le porter à certains moments, le retirer à d'autres... Mais je suis tellement bien avec... En y réfléchissant bien peut-être que cette fille voulait effectivement que je trouve ce bracelet et que je le mette ? Mais alors ce serait le signe que c'était une manigance, que cette histoire d'agression dans le parc et de course-poursuite ne devait que me conduire à trouver puis mettre ce fichu bracelet ? Bon sang si seulement j'avais revu cette fille, mais aucune nouvelle. Je devrais peut-être tenter de nouveau de la retrouver... Mais comment ?
Ce bracelet est mon seul le moyen de la retrouver, peut-être que le porter lui permet de savoir où je suis ? Mais comment ce bracelet peut-il savoir que je le porte ! Il n'a l'air de rien, il n'a pas de capteurs, pas de... Je ne comprends pas... Et à la limite qu'il comporte une électronique moderne pour relever la température où des capteurs infrarouges cachés à l'intérieur pour savoir que quelqu'un le porte, mais qu'en plus il puisse me donner mal à la tête et me faire sentir déprimé à plusieurs mètres de distance alors qu'il n'a pas de source d'énergie, c'est difficilement croyable ! Après tout il a peut-être une petite pile surpuissante à l'intérieur, mais on nage en pleine science-fiction !
Jeudi 24 octobre 2002
C'est le pied total ! Depuis que j'ai ce bracelet je nage en plein bonheur, je dors comme un bébé, je me sens super bien, moral de folie, pêche d'enfer. Je ne sais pas si c'est juste un effet placebo mais je ne vais pas m'en plaindre. Autrement je n'ai rien fait de bien passionnant depuis dimanche. Je suis encore en récupération aujourd'hui, je vais finir par m'y habituer à force de prendre un jour ou deux toutes les semaines...
J'ai lu qu'ils avaient retrouvé une boîte ossuaire datant d'il y a 2000 ans avec marqué dessus "Jacques, frère de Jesus" en Israël. L'inscription était en hébreu bien sûr, ou dans la langue d'époque si ce n'était pas de l'hébreu. Ce serait un des premiers signes d'époque attestant de l'existence de Jésus, quoiqu'il puisse y avoir existé pas mal de Jacques frère de Jésus, qui étaient tous deux des noms assez communs à l'époque, toujours selon l'article... Pour terminer le quart d'heure actualités, il y a aussi une prise d'otages à Moscou par des rebelles Tchétchènes. Six cent personnes prisonnières d'un théâtre je crois. Les Tchétchènes demandent le retrait des troupes russes de Tchétchénie. Dans la section internationale le sniper US fait encore des siennes. C'est semblerait-il un homme qui tue des personnes au hasard avec un fusil, planqué on ne sait où dans la région de Washington. J'imagine qu'il ne doit pas être facile d'arrêter une personne qui tue aléatoirement, avec une seule balle tirée, par-ci par-là. Enfin le peuple américain est assez remarquable en ce sens qu'il arrive à bien s'unir dans l'adversité. L'orgueil a des bons côtés, parfois. Et puis pour terminer il y a eu un accord sur la Politique Agricole commune si je me rappelle bien, entre la France et l'Allemagne. À propos de cette PAC il faudra qu'on m'explique un jour l'intérêt de subventionner à fond la surproduction pour qu'il y en ait encore plus alors que c'est la source du problème. Mais il est vrai que je n'ai pas tous les éléments pour juger... De toute façon il est à prévoir que ces montages alambiqués se cassent la figure un jour. Il faut toujours payer à un moment ou à un autre, et tous regretteront bien fort et amèrement tous les excès actuels...
Pour revenir au bracelet, il me semble évident qu'il faudrait que je m'en débarrasse. Dans l'hypothèse où ce que je crois est vrai, à savoir qu'il me permet de me sentir bien et que le fait de ne pas le porter me rend malade, c'est manifestement qu'il y a quelque chose de malin à l'intérieur, quelque chose ou quelqu'un qui veut m'en rendre dépendant. Voilà quelques jours que je le porte, et c'est vrai que je me sens bien, mais des remords commencent à me traîner dans la tête. Ah décidément je ne serai jamais bien, quand je n'ai pas le moral je me plains, et quand enfin je le retrouve je ne trouve pas cela normal... C'est vrai que d'un autre côté pourquoi se morfondre ? Après tout ce temps où j'ai mal dormi et où je me sentais mal, je me dis qu'un petit peu de repos n'est pas de trop.
Toute cette histoire est quand même bien dérangeante, et si je m'en rends compte et que je pense qu'il agit sur mon moral ce serait stupide voire dangereux de le garder. Je pense que je vais le descendre à la cave, de là-bas il ne devrait pas me poser de problème. Je devrais sûrement le mener à un laboratoire ou à je ne sais pas quel centre mais je n'ai pas vraiment d'idée, la police simplement peut-être... Sans parler que j'ai un sérieux doute sur le fait que l'on me croie, d'autant plus que me connaissant ce n'est peut-être que moi qui me fais des idées sur ce truc, et que cette nana m'a fait tourner la tête, ce qui est sûrement plus dangereux qu'un petit bout de métal inerte. Cela dit il m'arrive quand même des histoires étranges avec ce bracelet, par exemple l'autre jour un homme m'arrête dans la rue, une personne tout à fait anodine, du type bourgeois timide, dirais-je. Il me stoppe malgré tout et me prend par le bras où je porte le bracelet, et me dit plus ou moins :
- Pardon Monsieur, excusez-moi, puis-je jeter un coup d'oeil à votre bracelet ?
Je l'ai laissé faire. Il l'a simplement touché quelques secondes, puis a ajouté :
- Vous ne devriez pas porter ça. Ça peut vous causer de sérieux ennuis.
Et il est parti d'un pas pressé. Sur le moment je suis resté bête, le prenant pour un fou, ne comprenant pas... Je me suis dit après coup, trop tard, que j'aurais dû le suivre, qu'il en savait peut-être plus, et aurait pu m'aiguiller sur l'origine de cette énigme, sur cette fille.
Samedi 26 octobre 2002
J'ai tenté de le descendre à la cave, mais avant même d'être remonté dans mon appartement, j'ai dû redescendre pour le chercher. Je ne me sens pas bien dès que je ne l'ai plus, où que je sois. Le garder m'a rendu dépendant de lui, je ne peux plus enlever ce foutu bracelet, bordel ! Je ne sais pas trop où j'en suis. J'ai du mal à décrire le sentiment que je ressens quand je ne le porte pas, c'est difficile à exprimer. C'est comme une drogue, j'imagine. Je n'ai jamais vraiment été accro, mais l'effet ne doit pas être très difficile à imaginer. J'ai eu cependant une forme de dépendance au chocolat quand j'étais gamin. J'avais à l'époque un manque de magnésium et je mangeais plus d'une tablette par jour. Je ne savais bien sûr pas trop pourquoi, je pensais que c'était simplement parce que j'aimais ça. J'aimais le chocolat, bien sûr, mais il se trouva alors que je fis à ce moment là une cure de magnésium en capsules, et l'envie d'en manger me passa net. Dans le cas présent c'est un peu la même chose, mais à l'époque je n'étais pas mal à ce point. Quand je l'ai descendu à la cave, la courte remontée à mon étage a été un véritable calvaire. Dans les quelques minutes, secondes peut-être, pendant lesquelles je ne l'avais pas, mon esprit était complètement focalisé dessus. Je me disais que je devrais le remettre, que ce n'était pas grave, qu'après tout si j'étais bien avec c'était stupide de ne pas le garder... J'ai cédé et j'ai fait demi-tour pour aller le rechercher. Nous sommes samedi aujourd'hui, j'ai bossé hier. Rien de spécial, c'est ce matin que je me suis dit qu'il fallait absolument que je m'en débarrasse... Je ne sais pas quoi faire, je ne peux pas le garder, ce n'est pas sain. Mais c'est vraiment terrible, j'ai presque des remords rien qu'à penser au fait de le retirer. Je ne comprends pas, comment est-ce possible ? Pourrait-il me donner des envies ? Contrôler ce que je pense ? Tout me semble centré sur ce bracelet. Même quand je ne le mettais pas, une fois ou deux je me suis fait accoster par un vendeur de babioles qui me disait que dans l'époque tourmentée que nous vivions, il serait préférable de lui acheter un de ses bracelets porte-bonheur, et de surtout ne jamais le quitter... Comment est-ce possible, à force tout ne peut pas être que coïncidence ! C'est si étrange, si louche... Après tout il faut dire que ces histoires doivent aussi me taper un peu sur le système.
Dimanche 27 octobre 2002
Rien n'y fait, je ne suis pas arrivé à le retirer. J'ai passé une nuit affreuse, j'ai cauchemardé sans arrêt et je me suis réveillé en sueur à trois reprises. Rêves de folies, de poursuites, d'aventures incroyables... On peut difficilement dire que j'ai tiré parti de l'heure de sommeil en plus que j'étais sensé mettre à profit grâce au changement d'heure.
22 heures 14, bilan mitigé de la journée. Levé vers 9 heures, finalement je me suis endormi après avoir lutté plusieurs heures en début de nuit. Aussitôt debout mon esprit se focalise sur le bracelet et sur un moyen pour me débarrasser de lui. Et je ne le sais pas, je suis à la fois tellement bien ; je ne sais plus ce qui est vrai, ce que je m'imagine... Je crois que je devrais prendre un peu de recul, arrêter de penser à lui, et laisser passer un peu de temps. Je vais aller à Mandrake en espérant que ça me permette de penser à autre chose.
Guillaume était au travail, je ne peux pas m'empêcher de lui raconter mon histoire. Je commence avec le bracelet que j'ai trouvé, la fille, le mal de tête, la déprime, le fait que je me dise que le bracelet est la cause de mon mal. J'explique ensuite que je l'ai gardé quelques jours au poignet avant d'avoir des remords, mais trop tard, et que je ne peux plus le retirer, bref, tout ou presque... Il ne me croit pas, bien sûr, mais qu'espérer ? Au moins j'aurais essayé de mettre un peu les choses au clair dans ma tête. C'est toujours très utile, quand on veut réfléchir sur un sujet, quand on n'est pas très sûr de quelque chose, de tenter de l'expliquer à quelqu'un. Construire un discours remet les choses un peu dans l'ordre. Mais Guillaume doit avoir raison, je voudrais tellement que quelque chose arrive, qu'un truc incroyable se produise ou que cette histoire de nana qui me court après ne soit pas juste un incident sans conséquence, qu'il est possible que je m'invente toute une histoire sans lien avec la réalité, ou si peu.
Quoi qu'il en soit il me fait justement remarquer que j'ai deux semaines de vacances à partir de la semaine prochaine, et que je devrais en profiter pour prendre un peu l'air. Nous devons aller pour le week-end du premier novembre à l'Île de Ré. La grand-mère de Guillaume y possède une maison et il nous a invités à y passer cinq jours avec des collègues du travail. Ce n'est pas forcément la meilleure période de l'année pour aller à l'Île de Ré, mais entre copains nous trouverons bien de quoi nous occuper, et nous aurons au moins le reconfort de ne pas être gênés par les touristes.
Mardi 3 décembre 2002
Un peu de répit, enfin, dans ce cybercafé de Melbourne, pour prendre le temps de poser les événements. Pour simplifier la lecture, tout comme l'écriture, je vais tenter tant que possible, sauf oubli, d'écrire les péripéties dans l'ordre et au présent. Ceci de façon à rester dans un ordre chronologique, et de m'éviter d'utiliser tous ces temps barbares du passé que je ne maîtrise pas. De plus ceci me donnera aussi l'occasion de parler des éléments que je ne réalise qu'après coup. Par exemple l'épisode de l'homme qui vendait des bracelets et que je n'ai mentionné qu'au moment où je me suis rendu compte que je ne pouvais pas enlever le mien. Il aurait plus justement trouvé sa place auparavant. Bien évidemment je n'ai peut-être pour l'instant pas encore tous les éléments, mais j'ai l'impression, même si je me pose sûrement plus de questions que je n'ai de réponses, que beaucoup de choses peuvent être mises en corrélation dans ce qui s'est passé depuis mon départ de Paris. Je reprends donc l'histoire où je l'avais laissée.
Lundi 28 Octobre, encore trois jours de travail avant de partir pour l'Île de Ré. Je tente de me déstresser un peu du souci causé par le bracelet ; après tout quand je le prends sans me poser de questions je me sens plutôt bien. Je fais l'effort de me concentrer sur le boulot, et reste un peu tard pour discuter et pas me retrouver seul. Comme d'habitude le soir repas avec les couche-tard du travail. Mardi, mercredi, même histoire, il fait moyennement beau ; je prépare deux ou trois affaires pour le week-end prolongé. Nous serons cinq là-bas. Guillaume, Amaury et moi partons en train mercredi soir, et le lendemain soir Pixel et François nous rejoignent en voiture. Ils travaillent tous à Mandrakesoft. Les parents de Guillaume habitent La Rochelle. Nous allons en train jusque là, et ses parents nous attendent à la gare où ils nous prêtent une voiture pour le week-end. Ce qui est bien pratique et sympathique de leur part parce que l'Île de Ré est un peu plus grande que ce que je pensais. D'autant plus que Saint-Clément des Baleines, le patelin où nous allons retrouver la maison de vacances de la grand-mère de Guillaume, est tout à l'extrémité ouest de l'île. Un fois sur place le premier soir nous ne nous couchons pas très tôt, entre le voyage et le fait que nous discutons un peu avant de nous organiser pour dormir. La maison n'est pas très grande mais agréable, une grande pièce qui se sépare en deux, une chambre, une salle de bain et une cuisine. On peut tenir à huit dit Guillaume, et à trois ou à cinq demain ce sera tranquille. Il y a en plus un grand jardin où on peut aller faire pipi pour économiser une chasse d'eau, ce qui représente au moins vingt litres, dixit Guillaume, ce n'est pas rien, c'est le nécessaire pour une journée en Afrique.
Jeudi, je dors mal ; je vais paradoxalement à la fois tellement bien, physiquement, et tellement mal, moralement. Je ne sais pas si cela vient uniquement du fait que j'ai des remords, que je me sens coupable, faible, ou si le bracelet me donne aussi ce malaise moral. Mauvaise nuit mais je finis par faire un somme le matin, et pour une fois je me fais réveiller par autre chose qu'un rêve délirant. Guillaume est debout, Amaury ronchonne dans son lit. Après un petit déjeuner grâce aux victuailles gentiment fournies par la maman de Guillaume, nous prenons la voiture pour aller à Saint-Martin faire les courses pour les jours à venir. Manque de chance l'Intermarché est fermé entre midi et 15 heures. Nous y sommes vers 13 heures et quelques et nous décidons d'aller déjeuner dans un petit resto sur le port de Saint-Martin. Tout est plutôt tranquille et joli, il n'y a pas trop de touristes à cette époque de l'année. Guillaume reconnaît à une table une personne connue, qui a fait je ne sais plus trop quoi dans "Notre Dame de Paris", la comédie musicale. Ce doit être le metteur en scène ou quelque chose dans ce genre. Mais ce n'est pas très important.
Nous finissons par aller faire les courses, de quoi tenir quelques jours. Ensuite nous partons à la recherche de pelles de compétition pour les châteaux de sables sur la plage. Nous finissons à un magasin d'outillage où nous nous dégotons une bonne bêche et une pelle de chantier à faire pisser d'envie tous les marmots des plages.
Retour à la maison, nous décidons alors d'aller faire un tour à la plage de la Conche, pas très loin de là. Premier essai de château sur la plage, circuit de billes... L'eau n'est pas chaude, juste les pieds dedans suffisent à m'avertir qu'il vaut mieux attendre le lendemain pour une tentative de baignade. Je commence à détester les lendemains, ces nuits qui séparent les jours et où je ne fais que penser à ce fichu truc en métal, ou bien en je ne sais pas quoi, et à elle, encore. Est-ce que tu as vraiment voulu que je le mette ton bracelet ? Est-ce qu'il est vraiment à toi ? Où es-tu ? Soupir... La vie est dure parfois...
Vendredi. Pixel et François sont arrivés hier soir. Je n'ai pas beaucoup dormi. J'ai comme le sentiment que ce bracelet m'observe, m'étudie. Je reste au lit histoire de ne pas déranger mes potes qui ont l'air de dormir paisiblement. Je ne sais pas trop quoi penser, quoi faire. Je suis à la fois désespéré de cette chose qui de toute évidence me veut du mal, et presque heureux que quelque chose de surnaturel, ou étrange, arrive. La vie est tellement morose par moments, le monde tellement glauque, avec toujours les mêmes rengaines, les mêmes objectifs, la même misère, les mêmes injustices... Peut-être ce bracelet est-il la clé pour quelque chose de nouveau ? Ah bah ! Guillaume a sûrement raison, je suis complètement aveuglé par ce truc qui n'est rien d'autre qu'une excuse pour tenter de m'évader un peu de la réalité. Pourtant j'ai tellement l'impression que c'est vrai.
J'attends, une heure, peut-être deux ou trois en réalité, et je finis par regarder l'heure. 8 heures 54. C'est une heure honnête pour se lever et aller faire un tour dehors. Je prends deux ou trois affaires sans trop faire de bruit, m'habille dans la cuisine et je sors. Il fait plutôt frais. Le temps est grisailleux. Ah mon Soleil, où es-tu donc ? Pourquoi es-tu si loin depuis si longtemps ? Que ne pourrais-tu, toi, me débarrasser de ce bracelet ? Peut-être devrais-je demander à mes amis de tenter de me l'enlever en dormant ?...
Je marche un peu, vais jusqu'à la mer qui ne se trouve qu'à quelques centaines de mètres. Je m'assois sur le petit mur de la digue quelque temps. Je rentre ensuite doucement, après une petite heure à rester là, rêvasser. Mes copains dorment toujours. Je reprends un peu de forces et tente une fois de plus de m'enlever ce bracelet, sans succès, bien sûr, toujours cette dépendance. Je me demande comment il marche ; il doit utiliser des ondes ou quelque chose de ce type. J'ai l'idée de trouver du papier alu pour faire une sorte de cage de Faraday autour. Sans grand succès, dès que je l'enlève pour le mettre à l'intérieur, crise de larme et compagnie, convulsion, c'est vraiment impressionnant. Ce n'est plus le bracelet le problème désormais, c'est moi. Je suis plus dépendant du port de cette chose qu'un drogué ne l'est de la cocaïne, ou de l'héroïne pour être plus juste, n'existant pas, parait-il, de dépendance physique à la cocaïne.
J'ai dû faire un peu de bruit, Guillaume se lève ; il dormait dans la chambre à part alors que nous quatre dormions dans la pièce principale.
- Bien dormi ?
- Non.
- Toujours le bracelet ?
- Ouais.
- Tu devrais vraiment le virer ce truc, c'est n'importe quoi, va donc le balancer dans la mer que tu t'en débarrasses !
- Tu as sans doute raison... Mais...
- Bien sûr que j'ai raison, et si tu continues à nous embêter avec cela, je peux te dire que je vais te le balancer moi-même ton machin !
- Non, non, il faut que ce soit moi qui le fasse, sinon je vais péter un boulon, mais je vais le faire.
- Les autres dorment ?
- Je ne sais pas, ça fait un petit moment que je suis debout. Je suis allé faire un tour dehors prendre l'air.
Les autres ne dormaient pas, ou pas tous. Plus exactement seul Amaury menaçait quiconque tentant de le sortir du lit à une heure aussi indue de diverses représailles. Et puis finalement déjeuner pour tout le monde et programme de la journée.
- Je propose pour commencer une petite balade sur la digue jusqu'au phare des Baleines. Après on revient manger ici, puis s'il fait beau on peut prendre les pistes cyclables en rollers, elles sont pas trop mal et traversent les marais, ça fait un tour sympa d'environ dix ou quinze bornes.
G.O. par Guillaume.
- Et la bite géante sur la plage ?
- À oui c'est vrai Amaury, ben on pourra la faire demain ?
- Ouais mais on peut quand même aller sur la plage ?
- Bon on n'a qu'à faire la balade jusqu'au phare, et puis après déjeuner on voit en fonction du temps si on fait plage ou roller, moi je sors pas mes rollers si c'est mouillé, de toute façon.
Pixel réconcilie tout le monde.
Nous partons donc faire une balade en direction de la digue où je suis déjà passé ce matin. Je n'ai pas trop le coeur à quoi que ce soit, de toute manière. Nous arrivons finalement jusqu'au phare au sommet duquel nous décidons de monter. Il n'est pas extrêmement haut mais comme le pays est plutôt plat, nous voyons assez loin malgré le temps plutôt brumeux. Je n'aurais peut-être pas dû monter, une fois en haut j'ai eu presque envie de sauter par-dessus. Sauter pour que cette chose me laisse enfin. Je me demande si je ne suis pas en train de perdre les pédales. Ce n'est pas vraiment mon truc le suicide. Est-ce que ce serait ce bracelet qui me donne ces envies ? Bordel je ne sais plus si c'est moi qui pense ou un autre, ou autre chose !
Je m'évade un peu en regardant l'horizon. Amaury et Pixel ont une conversation métaphysique sur la pente que cela ferait s'il y avait une piste de ski entre le sommet du phare et une maison pas très loin de sa base. Nous sommes assez haut pour sentir le vent souffler. Mais il n'emporte rien de mes poids. Il ne fait que me transir et nous redescendons alors que je commence à n'avoir vraiment pas chaud. Retour à la maison par l'intérieur des terres, déjeuner, des pâtes avec je ne sais plus vraiment quoi ; je ne mange presque rien de toute façon. Je tente de dormir un peu ensuite, je réussis à faire un somme d'une vingtaine de minutes au chaud sous deux ou trois couvertures.
C'est encore un de ces sales rêves qui me réveille, toujours comme si quelque chose m'observait, si ce bracelet voulait m'emporter. Il y réussira, à force... Les autres n'attendant plus que moi, je ne poursuis pas ma sieste, je me lève et nous partons pour la plage, décidant de laisser le roller pour le lendemain.
Plage de la Conche, toujours la même. La marée descend, nous entreprenons la construction d'un bassin de rétention, c'est à dire pour le dire simplement de faire un trou alimenté par des canaux pour drainer l'eau infiltrée dans le sable, et ainsi créer une étendue d'eau. Je file deux ou trois coups de pelle puis vais plutôt m'asseoir un peu plus loin, je n'ai pas vraiment l'envie de m'amuser. La mer me tente un peu, je retire mon tee-shirt pour garder juste mon maillot. Ma montre au poignet gauche, et le bracelet au poignet droit, toujours. L'eau est froide. Les autres finissent leur bassin de rétention et viennent aussi tester l'océan. C'est si froid mais j'en oublie un peu le reste et me détend un peu, enfin. L'engourdissement en est presque agréable. Après une dizaine de minutes tout le monde sort et nous repartons alors que le Soleil est déjà couché depuis un petit moment. Le soir nous sommes tentés par un plateau de fruits de mer à un restaurant. Douche pour tout le monde puis direction Saint-Martin en voiture. Un peu la galère avant de trouver un restaurant non complet ou avec des places en non-fumeurs. Mais l'attente nous permet de faire le tour du port et une balade dans la ville, qui se révèle des plus mortes en dehors des alentours immédiats du port. Plateau de fruits de mer, je n'ai pas vraiment d'appétit ; je goûte un peu tout mais ne mange pas grand-chose. Ceci pour le plus grand bonheur de mon entourage en famine permanente, enfin surtout Pixel.
Je ne fais pas attention à quelle heure nous rentrons, je suis fatigué, épuisé, mais sais très bien que la nuit ne sera qu'un autre ramassis de cauchemars. J'ai chaud ou froid je ne saurais dire. Après quelques heures d'insomnies, je ne sais pas combien, je ne regarde même pas ma montre, je décide d'aller faire un petit tour dehors, prendre l'air. Je m'habille sans faire de bruit et sors pour marcher un peu. Je marche en réalité plus qu'un peu et me dirige, sans trop savoir pourquoi, vers la plage de la Conche, où nous sommes allés hier et aujourd'hui. Nous nous y rendons habituellement en voiture mais ce n'est pas si loin à pied finalement. Je m'assieds un peu sur le sable. L'air est frais. Je soupire. Et puis, je ne sais pas trop si c'est moi qui... Enfin, je me lève, et je marche vers l'eau. Une vague recouvre mes chaussures. Elle est froide, mais c'est comme si j'avais besoin de me retrouver là. Je continue à avancer, j'ai de l'eau jusqu'à la taille. Je tiens mes bras hors de l'eau puis enfin plonge le bracelet sous la surface, pour le glacer, pour le noyer, pour l'oublier. J'avance, encore, jusqu'à devoir nager, je vais doucement, en faisant une sorte de pseudo-brasse. J'oublie... Je ne sais pas trop si j'ai nagé longtemps ou pas, loin... Je n'ai pas envie de regarder derrière. Je m'arrête, je le sens de nouveau à mon bras, presque encore plus froid que la mer. Je prends ma respiration, je descends de quelques mètres sous l'eau. Je souffle, je m'enfonce en même temps que l'air de mes poumons s'échappe. Tranquillité... Enfin... Tranquillité...
Le silence, le froid, la quiétude d'oublier.
Puis la panique, me réveillant presque d'un mauvais rêve. Je réalise que je suis descendu très profondément sous l'eau, cela siffle dans mes oreilles, j'ai besoin d'air. J'ai froid. J'essaie de remonter, mais je n'ai plus d'air et ne peux retenir le réflexe de reprendre ma respiration. Une brûlure envahit mes poumons, je commence à tousser, et je comprends que je ne contrôle plus rien, que l'eau a rempli mes poumons, et que je ne peux qu'accepter les derniers soubresauts spasmodiques de mon corps. Il parait que l'on se noie un peu moins vite dans l'eau salée que dans l'eau douce. Quatre minutes je crois... Je t'aimais bien, corps, tu n'étais pas parfait mais je t'aimais bien. Je crois que je ne t'aurais changé pour rien au monde... Pardon pour tout ce que je n'ai pas fait, pardon de partir alors qu'enfin quelque chose arrivait... La vie est étrange parfois...
"...Fais-en bon usage, mon frère..."
C'est un peu comme dans ces films où les gens se réveillent dans le corps de quelqu'un d'autre avec le sentiment que ce n'est pas leur vie dont ils se souviennent. Un peu comme si on m'avait donné le rôle à suivre et donné vie dans ce corps, étendu là sur la plage...
Il me faut quelques instants pour retracer ce qu'il s'est passé, la mer, la noyade. Mes poumons me brûlent. J'ai dû être ramené par la marée, je ne devais pas être si loin du bord, et ainsi je ne me suis pas noyé. Peut-être que l'eau froide m'a mis en hypothermie, et que cela m'a permis de tenir plus longtemps sans oxygène. Je me rappelle avoir lu que certaines personnes, comme les skippers quand leur bateau chavire, étaient restées plusieurs dizaines de minutes dans l'eau froide et s'en étaient sorties, leurs corps étant passés dans une sorte d'hibernation. Mais quelle idée m'a pris ? Ça ne va vraiment pas, je me dis que j'ai vraiment un problème, quel idiot, j'ai bien failli y passer pour de bon ! Il a l'air de faire nuit, je ne sais pas trop quelle heure il est. Je bouge difficilement et lentement jusqu'à m'agenouiller, la tête posée sur mes mains au sol. J'ai mal partout. Je tousse, crache des restes d'eau salée. J'essaie de voir l'heure à la faible lueur de la nuit. 4 heures 23. Je respire par grandes inspirations, entre les quintes de toux. Je regarde dans le vide, pendant plusieurs minutes. Mais je me rends compte qu'en réalité je ne regarde pas exactement dans le vide. Il y a devant moi un galet. Je ne sais pas pourquoi je suis fixé dessus. Il n'a rien de particulier c'est juste un galet de trois ou quatre centimètres, blanc, avec quelques traces jaunâtres dessus. Je crois que si on devait choisir l'archétype d'une pierre banale il ferait parfaitement l'affaire. Mais c'est difficile à expliquer, j'ai l'impression d'être attiré, ou hypnotisé... C'est un peu comme si la Terre entière était concentrée à l'intérieur. Comme s'il rayonnait. Je reste à le regarder de longues minutes, à avoir envie de le toucher sans l'oser.
Je reprends mes esprits en me demandant depuis quand je suis fan de galet après la noyade. Je m'énerve un peu et me dis qu'il ne va pas m'embêter longtemps et que je vais le balancer dans la mer, qu'il va être content du voyage ! Je le prends dans ma main et me lève brusquement en me préparant à le lancer mais je suis tout engourdi et je me déséquilibre et tombe sur le côté. Je me laisse rouler pour me retrouver allongé sur le sable, le galet dans ma main. J'ai une sensation étrange. Mon mal passe. C'est un peu comme si toutes mes courbatures, mon mal au crâne, mes brûlures dans les poumons, comme si mon corps faisait une pause, ne sentait plus rien. Je reste ainsi, interloqué, profitant de cet instant de satisfaction. Le vent frais matinal chargé des parfums de la mer m'emporte dans quelques rêves.
Je suis si bien, comme si je ne m'étais pas allongé depuis des mois. J'en oublie mon galet que je garde dans ma main, le serrant si fort que j'en ai presque mal. Je suis sur le point de m'endormir.
- Bonjour. Bienvenue, je m'appelle Gaen.
Je suis brusquement sorti de mon somme. Un jeune homme se trouve juste au dessus de moi. Je me relève, moins péniblement que tout à l'heure, ne sentant pas plus mes courbatures que mon engourdissement. Il m'interroge :
- Depuis quand êtes-vous arrivé ?
- Depuis quand je suis arrivé où ? Sur la plage ? Mais qui êtes-vous, pourquoi êtes-vous là ?
L'homme parait surpris de ma réponse, et semble se mettre sur ses gardes. Il tente alors de me baragouiner un truc dans une langue que je ne connais pas. Je commence à m'étirer en lui répondant.
- Je comprends rien à ce que vous me dites, répondez-moi, pourquoi vous êtes là en plein milieu de la nuit sur la plage, vous m'avez suivi ?
Il hésite un instant.
- Oui, je vous ai suivi.
- Pourquoi ?
Il regarde hâtivement autour de lui, comme s'il avait peur de quelque chose, il semble se fâcher, s'impatienter.
- D'abord, retirez votre bracelet.
Le bracelet ! Je l'avais complètement oublié. Il est toujours à mon poignet droit. Je replie mon avant-bras pour le regarder. C'est un peu comme si je ne le sentais plus, serait-il devenu inactif ?
- Mon bracelet, oui mais, je ne peux pas l'enlever, enfin... Je crois.
Je ne le sais pas à vrai dire, n'ayant plus cette sensation de dépression, de mal, de migraine. Il me saisit le poignet pour le retirer lui-même, je suis obligé de récupérer la pierre dans ma main gauche.
- Qu'est-ce que c'est ?
- Je ne sais pas, c'est une pierre que j'ai trouvée sur la plage.
Il me regarde bizarrement alors que je le laisse m'ôter le bracelet. Je perçois un sentiment étrange, comme un poids qui se retire. Étrangement je me sens encore mieux, encore plus libre que je ne l'étais tout à l'heure allongé.
- C'est étrange, habituellement je pétais un câble à ce moment-là, comment avez-vous fait ? Vous êtes magicien ?
Il sourit.
- Non je ne crois pas. Mais ne restons pas là, allons chez moi, il est trop tard pour que je fasse machine arrière désormais, et les autres risquent de vous trouver si nous restons là.
Tous ces mystères m'intriguent.
- Mais à la fin qui êtes-vous ? C'est quoi ces histoires.
Il ne me répond pas et me fait simplement signe de le suivre. Je ne sais pas trop si je dois le suivre ou ne pas lui faire confiance. Je ne sais pas plus qui il est ; il a l'air de n'être pas très vieux, peut-être vingt-cinq ou trente ans. Quelque chose est bizarre dans son apparence, comme s'il était trop parfait, trop beau, un peu comme ces mannequins qu'on ne voit qu'en photo dans les magazines, avec la peau de bébé et le corps parfaitement sculpté. Il doit mesurer dans les un mètre quatre-vingts, blond-châtain ; plutôt beau gosse, je pense que je craquerais si j'étais une nana. Habillé de tissus blancs, légers, je me demande comment il ne meurt pas de froid. Cependant moi aussi si je sens le froid je n'en suis pas pour autant dérangé, comme si mes sensations n'étaient qu'une information et plus une souffrance. Je suis d'ailleurs encore mouillé, et devrais être transi avec la légère brise. Je ne sais pas combien de temps je suis resté allongé sur la plage mais le vent ne m'a pas complètement séché. En plus j'ai du sable de partout, je déteste le sable, c'est une vraie plaie, si seulement il pouvait exister un monde sans sable...
- Vous venez ?
Voyant que je ne bougeais pas, il s'est arrêté pour me tirer de mes rêvasseries.
- Vous habitez loin ?
- J'habite à Saint-Clément. Je vais souvent près du phare, c'est là que je vous ai vu pour la première fois il y a deux jours.
- Mais pourquoi vous me connaissez ?
Nous continuons la discussion en commençant à marcher en direction de Saint-Clément.
- Je ne vous connais pas vraiment, on m'a juste parlé de vous, et que... Mais vous ne m'avez pas répondu, depuis quand êtes vous arrivé ?
Je me dis que peut-être cet homme est une sorte de clandestin ou membre d'une mafia, une secte ou quelque chose d'équivalent et que le bracelet est un moyen de reconnaissance, un objet qu'ils ne portent que lors de réunions secrètes, le montrer au grand jour étant un risque pour eux de se faire découvrir. La fille qui a perdu celui que je possédais doit aussi faire partie du même groupe que lui, et apparemment certains doivent en avoir après moi pour les avoir mis en danger. Mais comment a-t-il fait pour me le retirer ? Pourquoi est-ce que je n'ai pas de crise de larmes, de mal à la tête ? Serais-je guéri ? C'est incompréhensible.
Il s'impatiente. Nous marchons toujours pour quitter la plage.
- Alors ? Depuis quand êtes-vous là ?
Je ne sais pas s'il vaut mieux que je fasse le benêt ou plutôt lui dire la vérité tout de suite. Et puis après tout je suis du monde Free Software, les logiciels libres, et en conséquence je décide de ne pas faire de cachotteries, rien ne sert de vivre si c'est pour tricher, les moyens me donneront la fin.
- Je vais t'avouer un truc, ce bracelet il est pas à moi, je l'ai trouvé après avoir couru à la poursuite de la nana à qui il appartenait sans doute, sûrement une copine à toi, vous avez le même look top model. Et depuis que je l'ai au poignet, j'ai plus ou moins pété un câble pendant le temps où je ne pouvais plus le retirer, jusqu'à ce que je me noie et que tu me retrouves allongé sur la plage et que tu réussisses, je ne sais pas trop comment, à me le retirer.
- Vous l'auriez donc juste trouvé ? Ça pourrait expliquer certaines choses, tout en en complexifiant d'autres. Mais maintenant c'est moi qui vais avoir des ennuis si je me suis trompé à votre égard... Hâtons-nous !
Alors il commence à trottiner, je le suis au même rythme. Les lueurs du matin débutent à l'est. Le bougre accélère le pas, décidément ils sont tous sprinteurs chez eux, entre lui et la fille ! Il n'habite en réalité pas très loin de la maison de la grand-mère de Guillaume ; il faudra à ce sujet que j'y passe tout à l'heure pour ne pas qu'ils s'inquiètent. Nous rentrons dans sa demeure. La maison est plutôt austère, on dirait qu'elle n'a pas changé de décoration depuis des siècles. J'ai toujours ma pierre dans ma main, je ne sais pas vraiment pourquoi. Il dépose le bracelet sur une commode.
- Quel âge avez-vous ? Quel est votre premier souvenir ?
Ses questions me surprennent.
- 25, non, 26 ans. Mon premier souvenir, hum, je sais pas trop, l'école maternelle, quand je ne voulais pas y aller. Ma grand-mère me charriant dans la carriole pour aller faire le jardin ? Une tasse de café bouillant que je me renverse dessus... Je ne sais pas trop dans quel ordre, pourquoi ? Vous me testez ?
- Oui. J'avoue que je suis un peu perdu moi aussi. Depuis quand avez-vous ce bracelet ?
- Tout juste un mois, pourquoi ?
- Juste pour vérifier. Tenez, asseyez-vous, je vais chercher de quoi boire, vous devez être glacé après votre baignade.
Il est bizarre tout de même. Il quitte la pièce pour aller dans ce que je pense être la cuisine. Je tente de faire un inventaire de la salle, rien d'étrange, uniquement des éléments raisonnablement présents dans une vieille maison. Il revient dix minutes plus tard avec deux chocolats chauds et des biscottes. Je me suis assis dans un fauteuil entre-temps.
- Vous habitez ici depuis longtemps ?
Il semble hésiter.
- Euh non pas très longtemps, j'ai hérité cette maison de ma grand-mère, j'y viens passer des vacances de temps en temps.
- Et tes parents ?
Je ne sais pas trop si je dois le tutoyer ou le vouvoyer, il a l'air jeune. Il hésite encore.
- Euh, je ne les ai pas connus, ils sont décédés dans un accident de cal... de voiture alors que je n'avais que deux ans. Mais buvez, tout refroidit vite par ici, la maison n'est pas beaucoup chauffée.
Je n'en prends qu'une petite gorgée, il ne m'inspire pas confiance, je n'en avale qu'un tout petit peu. De la façon dont il m'observe il a forcément mis un produit dedans, surtout qu'il n'en boit même pas et qu'il ne dit pas un mot. Je comprends très vite que c'est un produit pour m'endormir. Le peu que j'ai bu me rend déjà tout engourdi et les yeux lourds. Je décide de faire semblant de m'endormir. Mais le produit est fort et efficace et j'ai du mal à résister. J'hésite même à me laisser aller, à dormir un petit peu... Enfin, après tout ce temps...
Il s'approche, j'attends de voir ce qu'il va faire, mais quand je ressens le début d'une piqûre sur mon bras gauche, je réagis violemment et le pousse avec mon autre bras et me dresse d'un coup, il est surpris et se déstabilise en arrière. Je lâche ma pierre dans le mouvement. Je me suis levé un peu vite j'ai la tête qui tourne, mais je me reprends et mettant à profit mes cours de ju-jitsu, j'arrive à maintenir son déséquilibre et à le prendre en étranglement. Je vois alors qu'il essayait de me piquer avec une seringue, sûrement de quoi me faire dormir pour de bon après le chocolat, dans la foulée, je me baisse avec lui toujours en étranglement, et rapidement je prends la seringue et la lui plante bien fort dans les fesses, l'effet est radical, et dans les trois secondes il est écroulé par terre, endormi.
- Bon ça commence à bien faire ce bordel ! J'aimerais qu'on m'explique avec des mots que je comprends qu'est-ce que c'est que toutes ces salades !
Mais je me dis que c'est un peu tard pour les questions et que j'aurais mieux fait de les lui poser plutôt que de l'endormir. Toutefois cela aurait encore été un moyen de me faire avoir à un jeu dont je ne maîtrise pas vraiment les règles. Il est très bien là où il est, endormi, et j'ai ainsi un peu de temps devant moi.
Le bracelet ! Je me sens de nouveau mal, j'ai besoin de le mettre. Je le sens là, sur la commode. Non ! Ce n'est pas vrai, ça ne va pas recommencer ! Non... Est-ce que c'est parce que je l'ai endormi, est-ce que c'était bien lui qui était parvenu à le contrôler ? Dois-je le réveiller ?
C'est trop dur, je ne peux pas résister, et j'avance malgré moi vers la commode... Non... Non ! Il me faut m'en débarrasser ! Il aurait dû le jeter dans la mer, je n'aurais pas pu faire autrement... Je m'appuie contre la commode, rassemblant un dernier instant mes forces qui s'évanouissent face à lui, je le regarde détruire mon esprit avec tant de facilité. Je me retourne une dernière fois vers l'homme au sol, alors que mon esprit résiste un dernier instant en cherchant un échappatoire. Mais je ne le vois pas lui, je vois la pierre. Je vois la pierre que j'ai perdue en me débattant. Dans un dernier effort je vais la ramasser. Je me recroqueville à terre en la serrant pour oublier le bracelet. Le plus incroyable c'est que ça a l'air de marcher, le mal s'efface. Ah je ne comprends plus rien ! Est-ce que c'est moi qui perds la tête, qui invente autant cette histoire de bracelet que de pierre magique ?
Mais vérité ou pas si je me sens mieux en la serrant dans ma main et que je peux me passer de ce bracelet, qu'il en soit ainsi. Mais ne serait-elle qu'une drogue de plus ? Une prison encore plus forte que le bracelet ? Bah qu'importe ! Prison pour prison je préfère tenter le tout pour le tout. Rassuré sur ce point je réévalue la situation.
Je commence par chercher une corde ou une ficelle, quelque chose pour l'attacher. J'essaie de faire vite tout de même de peur qu'il ne se réveille, et renverse tous les tiroirs sur mon passage. Je ne trouve rien et finalement c'est dans une sorte de débarras que je déniche du fil en nylon, certainement destiné à la pêche. Je le saucissonne sévère sur une chaise façon James Bond.
Je me dis que je trouverai peut-être quelque chose d'intéressant en fouillant. Après tout suite à ce qu'il m'a fait j'ai bien le droit de chercher quelques indices. Je trouve ses papiers, Gaen Buscat, né le 12 décembre 1962. Eh bien ! Il ne fait pas ses quarante ans le bougre. Pas de carte de crédit, pas de permis de conduire, mille cinq cent euros en monnaie, je suis étonné par autant d'argent de poche ! J'hésite mais je ne les lui prends pas, même si je me dis que cela pourrait valoir pour tous ces mystères. Rien de spécial dans la cuisine, dans la chambre par contre je trouve un bracelet, du même genre que celui que j'avais. Il y a donc bien plusieurs exemplaires ; sont-ils tous identiques ? Je ne préfère pas le savoir... Rien d'autre, plus exactement rien qui n'attire mon attention en tous cas. Pratiquement aucun document, aucune photo de famille, aucun livre, magazine, pas de téléphone dans la maison, pas d'agenda avec des numéros de téléphone, rien...
On frappe à la porte !
Je suis surpris ! Que faire ? Je pense m'éclipser par le jardin derrière. Pas le temps de tergiverser je me dirige rapidement vers l'arrière de la maison, avant de quitter la pièce je lui jette un dernier coup d'oeil, sur la commode... "Va en enfer, je me débrouillerai sans toi désormais"... Je quitte la pièce et une fois dans le jardin j'escalade le petit mur qui sépare le jardin de la propriété voisine, encore un autre mur et me voilà dans une rue. Je devrais partir mais je ne peux résister à l'idée de retourner discrètement vers la maison pour voir si je peux espionner quelque chose. Ne serait-ce qu'un voisin ou un ami qui n'a rien à voir avec cette histoire ? Je me demande si je ne perds pas un peu le nord avec tous ces événements qui se passent. Le temps de faire le tour pour arriver à proximité de la maison, il est déjà trop tard, il semble que le visiteur soit entré et ait libéré son camarade, la porte est ouverte et je n'arrive à distinguer personne à l'intérieur.
- L'assassin revient toujours sur les lieux du crime, paraît-il.
Je sursaute, un monsieur habillé en noir, barbu, un peu âgé, se tient debout derrière moi.
- Ne craignez rien, je ne suis pas contre vous.
Je me recule d'un pas.
- Mouais, je commence à me méfier des gens qui ne sont pas contre moi et qui tentent ensuite de m'endormir ou je ne sais quoi d'autre.
- Nous nous sommes de toute évidence trompés sur vous, mais certains d'entre nous ont peur, je ne saurais trop vous conseiller de partir et de vous faire oublier, à moins que vous vous sentiez de taille ? L'organisation est puissante.
- Quelle organisation ? Qui sont ces gens, qui êtes-vous ?
- Malheureusement le temps manque. Tout va aller très vite maintenant. Dans un premier temps il vous faut appréhender la situation, pour cela je vous conseille d'aller trouver le marabout nommé Etiola. Il doit en ce moment être en Afrique, au Sénégal plus précisément. Si vous vous débrouillez bien et parvenez à le rencontrer il vous mettra sous sa protection avant que la partie adverse ne vous trouve. Sachez que la plupart sont contre vous, méfiez-vous de tout le monde, mais peut-être que certains vous viendront en aide. Je ne sais pas où est le Bien, pas plus que je sais si je dois vous aider ou pas. Je ne sais pas non plus qui vous êtes, vous n'êtes peut-être rien d'autre qu'un passant qui n'a pas eu de chance, mais maintenant vous êtes un enjeu tout autre, alors partez au plus vite.
- Mais c'est quoi ce délire ?
- Allez, partez, dépêchez-vous !
Le monsieur âgé se retourne et part d'un pas pressé dans la rue. Je reste perplexe un instant, je ne sais pas trop quoi faire. Peut-être aurais-je dû le suivre. Cette histoire de marabout en plus du reste ne m'avance pas beaucoup, et qui sont ces autres, cette organisation ? Je trouve que cela n'est qu'un ramassis de délires invraisemblables ! L'Île de Ré aurait-elle une action spécifique sur la santé mentale des gens ? Je commence à me le demander, entre moi et mes folies et ces autres énergumènes. Je reprends le chemin de la maison de la grand-mère de Guillaume, qui est toute proche, plein d'interrogations.
Je rentre sans faire de bruit, me débarrasse de mes habits trempés et pleins de sable et vais me rallonger un instant. Il est 7 heures 36. Que c'est bon de s'allonger là enfin sans ce satané bracelet ! Je respire finalement. C'est comme si une nouvelle vie était en moi, comme si je me réveillais d'un cauchemar de plusieurs semaines. Je serre toujours la pierre dans ma main. Mais que faire désormais ? Est-ce que je vais pouvoir me passer de cette pierre ? Est-ce que ce n'est pas encore un tour de mon esprit ? Que peut bien une vulgaire pierre ? Et ce bracelet ? Ne serais-je pas plutôt en train de devenir complètement fou ? Et est-ce que cette histoire de personnes qui me cherchent et me veulent je ne sais quoi est sérieuse ? Et comment pourrais-je trouver un marabout qui s'appelle... Comment déjà ? Je m'aperçois que je ne me rappelle plus de son nom. Je suis dépité de ne jamais avoir eu la mémoire des noms. Je me rappelle simplement que c'est un nom qui se termine par "A", "Emaya", "Eroya" ? C'est vraiment bête ! Enfin j'espère qu'il me reviendra. D'après l'homme de ce matin ils sont à mes trousses, mais je suis conscient que c'est complètement dément de partir en Afrique pour trouver un seul homme, c'est impossible ! Mais j'ai deux semaines de vacances, et je pourrais bien tenter d'aller retrouver cet homme-là, de toutes les façons les choses ne tournent plus comme avant, le bracelet, la noyade, toutes ces histoires, il y a quelque chose de changé. Mais ce n'est pas pour autant une raison de faire n'importe quoi ! Je tente de me calmer, respirer, raisonner un peu, de reprendre mes esprits et d'oublier ces histoires. Je m'endors finalement en remuant toutes mes aventures dans ma tête, et en serrant la pierre dans la main. Ma nuit est agitée de quelques rêves des plus incroyables, de science-fiction, de civilisations qui se détruisent les unes les autres, de systèmes planétaires et autres choses complètement folles...
Mais je me suis couché alors qu'il était déjà tard et je ne profite que d'une bonne heure et demie de sommeil jusqu'à 9 heures 10 environ, heure à laquelle je me réveille de nouveau. Je ne suis pas vraiment reposé, plein de questions sur ces histoires, sur le fait que ce ne sont peut-être que des anecdotes indépendantes et pas une suite logique. La courte nuit ne m'a pas vraiment porté conseil, et je ne sais que penser de mon aventure nocturne. Qui sont ces gens ? Que me veulent-ils ? Qui leur a parlé de moi ? Il faudrait peut-être que je rentre à Paris, j'aurai sûrement plus de matière à trouver des informations. Quoique s'ils me suivent vraiment je devrais en rencontrer de nouveaux dans peu de temps. Je tente de me convaincre que tout cela n'est qu'une histoire farfelue, qu'il ne va rien se passer, que je vais passer mon week-end tranquillement ici, et ensuite de bonnes vacances chez mes parents pour me reposer et récupérer... Avant de tenter de me rendormir, je pense tout de même à jeter un coup d'oeil à mon téléphone mobile, qui clignote dans mon sac à côté du lit.
J'ai un message, c'est Fabrice. Pendant mon week-end ici à l'Île de Ré je lui ai prêté mon appartement à Paris, car il devait y passer quelques jours pour assister à des conférences et profiter un peu de la Capitale par la même occasion. Une amie à moi possède un double de mes clés et les lui avait passées pour son séjour. Ce matin, enfin, hier matin plus exactement, le message datant de la veille au soir, alors qu'il rentrait de sa conférence, il a découvert que quelqu'un était passé chez moi. La porte n'ayant pas été forcée, il a pensé que ce devait être quelqu'un avec les clés, peut-être même moi, si j'étais rentré en urgence. Il semblait cependant que l'individu cherchait quelque chose, pas mal de choses ayant été déplacées, donnant l'impression que la personne, ou les personnes, avait fouillé l'appartement. Il ne m'en a pas dit beaucoup plus dans son message, me conseillant simplement de le rappeler si nécessaire. Voilà qui change considérablement la donne et l'hypothèse d'une manigance dont je suis la victime reprend subitement sacrément du poil de la bête. Il ne me faut que quelques minutes pour décider de partir pour Paris le plus vite possible.
Je prépare deux ou trois affaires discrètement dans mon petit sac à dos, prends mes papiers, une veste légère et une chemise chaude. Je vais ensuite doucement dans la chambre de Guillaume.
- Guillaume... Guillaume ?
Je le secoue doucement.
- Arrrr. Mais quelle heure il est qu'est-ce qu'il y a, tu vas pas bien... Il y a un problème ?
- Tout va bien, t'inquiète pas, c'est juste pour te dire que je dois partir, il faut que je rentre sur Paris, j'ai eu un coup de fil, il semblerait que l'on m'ait cambriolé. Je te laisse mon gros sac, est-ce que tu pourras le ramener à Paris ?
- Cambriolé, mais qui te l'a dit, mais tu rentres comment ? Tu pars où, là ?
- En train, je vais faire du stop jusqu'à la gare.
- Tu ne veux pas plutôt que je t'emmène ?
- Non non, ne t'inquiète pas, je t'appellerai si vraiment je ne trouve personne pour m'emmener.
- Tu es bien sûr que ça va bien ? Tu n'es plus malade ? Tu es sûr que c'est prudent, et ton bracelet ?
- Je ne l'ai plus.
Je lui montre mon poignet sans le bracelet.
- Hein ? Mais tu l'as enlevé quand, comment ?
- J'ai pas le temps là, je te raconterai tout ça un peu plus tard, c'est juste pour te dire que je dois partir, et savoir si tu pouvais ramener mon sac à Paris ?
- Oui si tu veux, mais tu voudrais vraiment pas m'expliquer là ?
- Non je n'ai pas le temps, j'y vais, bye. Dis au revoir aux autres de ma part.
Je sors de la chambre en lui faisant un signe de la main puis quitte directement la maison. Il fait frais mais sans plus ; j'ai l'impression de recommencer à sentir un peu mieux le chaud et le froid. J'ai un peu menti à Guillaume en disant que je n'avais pas le temps, sachant que je vais sûrement marcher un petit moment avant que quelqu'un me prenne en stop pour quitter l'Île. Mais je ne voulais pas passer trop de temps à expliquer, je suis trop ennuyé par cette histoire, et je voudrais déjà être à Paris. Je ne sais toujours pas précisément que croire dans cette histoire, entre les personnes que j'ai rencontrées cette nuit, le bracelet, ce cambriolage... Mais il est évident que je suis attiré, que j'ai envie qu'il y ait une aventure, un mystère, quelque chose qui sorte de l'ordinaire. J'ai ces envies, envie d'y croire, envie de ne pas rester cet anonyme, envie qu'il y ait plus que la plate monotonie quotidienne, que le monde réel soit caché à mes yeux et qu'il me faille le découvrir. Je crois que si je pouvais provoquer les choses je le ferais...
Mercredi 4 décembre 2002
Environ deux heures de marche et sûrement huit ou neuf kilomètres plus tard me font relativiser mon entrain, et l'envie de faire demi-tour s'amplifie. Si Fabrice m'a dit que rien ne semblait avoir disparu, et que la porte n'était pas forcée, ce n'était peut-être pas si grave. Après tout ce n'est éventuellement que le propriétaire; il a lui aussi j'imagine un double des clés et il peut être passé pour une raison que j'ignore. C'est dans ce climat d'incertitude qu'une voiture s'arrêtant me tire de mes interrogations. Une R5 se place à ma hauteur pour me proposer de me prendre en stop.
- Bonjour, vous allez jusqu'où ?
- Euh, à la gare de La Rochelle.
- Ah, c'est que je ne quitte pas l'Île moi, mais je peux vous déposer au début du pont, peut-être que de là ce sera plus facile pour vous de trouver une voiture qui vous emmène à La Rochelle.
- Parfait, c'est très gentil à vous.
Je monte dans la voiture, c'est une femme pas très âgée, avec une gamine assise derrière, qui doit avoir dans les quatre ou cinq ans, mais je n'ai jamais su trouver avec précision l'âge des enfants.
- Comment ça se fait que vous alliez à pied à La Rochelle de si bon matin ?
- J'ai eu un coup de fil ce matin, je dois rentrer chez moi au plus vite, et, euh, nous n'avions pas de voiture sur l'Île, c'était les parents d'un copain qui nous avaient déposés pour le week-end.
Je n'aime pas mentir ! Mais trop tard je n'ai pu m'empêcher d'inventer quelque chose. Un jour je finirai bien par en retirer des problèmes.
- Ah, ça ne doit pas être très gai sans voiture par cette saison, il n'y a pas grand-chose à faire.
- Oh, nous ne sommes là que pour le week-end, et puis nous avons des vélos.
Encore un mensonge, décidément je raconte n'importe quoi !
- Et ce coup de fil qui vous fait partir précipitamment, rien de grave j'espère ?
- Euh, pas très grave non, enfin je ne sais pas vraiment, un ami pense que je me suis peut-être fait cambrioler.
- Oh, c'est bête de se faire gâcher ses vacances par une chose pareille !
- Je suis bien d'accord, j'espère simplement qu'il se trompe ou que rien n'a été dérobé.
- J'espère pour vous, décidément nous ne sommes plus tranquilles nulle part de nos jours...
Enfin bref je m'enlise pendant bien quarante minutes à raconter des histoires ou des banalités sur ce que je fais, où j'habite et tout le reste. Elle me laisse finalement un peu avant le pont, d'où elle peut encore faire demi-tour. Je sors et la remercie.
- Merci beaucoup, c'est vraiment très gentil de votre part.
- Ne vous en faites pas, c'est rien, je vous aurais bien déposé de l'autre côté du pont, mais après ça m'aurait coûté pour revenir. Mais en vous mettant là vous trouverez sûrement une voiture pour vous emmener.
- Oui oui sans doute, je vous remercie encore. Bonne journée.
Ceci fait je dois encore décider si je tente le stop sur le pont ou si le traverse à pied. Je conviens de faire du stop quinze minutes et de continuer à pied si aucune voiture ne me propose. Quinze minutes s'écoulent et personne ne s'arrête. Je me demande si je n'aurais peut-être pas dû me raser et me couper les cheveux... Enfin qu'importe on n'est jamais mieux servi que par soi-même ; je pars à pied.
Trois kilomètres et environ quarante cinq minutes plus tard, je parviens sur le continent. À ce niveau il faut que je me trouve un endroit propice pour faire du stop, car il est difficilement envisageable d'aller jusqu'à la gare par moi-même. À peine cinq à dix minutes d'attente et une voiture s'arrête, une BMW, je ne remarque pas le modèle, plutôt neuve, noire. Le conducteur me demande :
- Vous allez jusqu'à la gare ? Cela tombe bien je dois aller y chercher ma fille, je peux vous emmener si vous voulez ?
Comment sait-il que je vais à la gare ? De plus il me semble un peu jeune pour avoir une fille qui prend le train toute seule. Que faire ? Dans un premier temps je le situe tout de suite contre moi, et je vais même jusqu'à m'imaginer lui voler sa voiture. Mais je me dis que je vais peut-être un peu vite en besogne ; il ne pourrait être qu'un ami de la femme qui m'a pris en stop tout à l'heure. Elle l'aurait croisé et en comprenant qu'il allait à la gare elle lui aurait raconté qu'il y avait un jeune qu'elle avait pris en stop le matin et qui s'y rendait aussi. Modération faite je décide d'accepter sa proposition, tout en me promettant de rester sur mes gardes.
- Oui ce serait très gentil de votre part, merci beaucoup.
Je monte dans sa voiture. Il roule plutôt vite. Je ne me rappelle pas clairement où se trouve la gare et j'ai des difficultés à vérifier que nous suivons la bonne route. Il ne dit pas un mot, voilà qui change de la femme de tout à l'heure. Il n'a même pas dit pourquoi il savait que j'allais à la gare. Il faudrait que je lui demande. Je décide en premier lieu d'attendre de me trouver proche du centre de La Rochelle et de lui demander alors. Mais finalement je n'ai pas cette patience et prends l'initiative après quelques minutes de vérifier s'il est cohérent dans ses propos.
- Vous habitez sur l'Île ?
- Oui.
- Ah ? Vous habitez où ?
- Euh, j'habite pas vraiment dans un village, c'est une maison à part, pour être tranquille, vous comprenez.
Tu veux jouer au plus malin, Charlie ?
- Ah, mais plutôt vers où, vous dépendez bien d'une commune ?
- Euh, oui, c'est sur la commune de Saint-Marcel-en-Ré, c'est tout petit.
Je suis embarrassé, ne sachant pas si ce village existe. Je regrette de ne pas avoir plus étudié la carte de l'île dans les toilettes de la maison de Guillaume. Soit, je ne me laisse pas abattre et pose d'autres questions ; toujours une seule à la fois, pour ne pas lui donner l'opportunité de se défiler.
- Ça fait longtemps que vous habitez là ?
- Euh non ça ne fait pas très longtemps, nous avons déménagé le mois dernier, et c'est pour cela que ma fille n'arrive que maintenant, elle et sa mère étaient encore à notre ancienne maison pendant que je réglais tout avant de pouvoir habiter ici.
Ah le bougre il trouve un échappatoire ! Tentons quand même de le prendre pour un idiot.
- Ah, parce que moi j'étais en vacances à Saint-Clotilde la Loupiotte Dorée, vous connaissez ?
- Non, je ne connais pas.
Toujours aussi bavard ! Je trouve cet homme on ne peut plus louche, il ne me demande même pas où c'est, pour un futur habitant du coin ! Quoique je m'en moquerais aussi à sa place. J'aurais peut-être dû dire "Sainte Clotilde la Moule Humide" ; il n'aurait même pas réagi... Mais je m'interroge sur le fait que notre route soit bien celle de la gare ? Nous avons considérablement ralenti le trafic s'intensifiant. Je prends le risque de lui faire croire que je connais le trajet.
- Mais, vous ne prenez pas le chemin habituel pour la gare ?
- Euh, non c'est toujours bouché à cette heure-ci, je prends une autre route un peu plus longue mais on y gagne au final.
J'aurais du apprendre le plan de toutes les villes du monde par coeur ! De manière plus réaliste, je me demande si je ne suis pas un peu trop paranoïaque, après tout pourquoi ne serait-il pas de bonne foi ?
- Mais, au fait, quand vous vous êtes arrêté tout à l'heure, comment vous saviez que j'allais à la gare ?
Il sort soudainement une arme, la pointe vers moi et dit d'une voix énervée :
- Parce que tu poses trop de questions, connard !
Je n'avais pas fait attention mais il avait déplacé sa main droite du levier de vitesse vers le volant, et sa gauche vers sa jambe. Il devait avoir dissimulé son arme sur le côté de son siège. Tentant le tout pour le tout, je lève brusquement mon bras pour tenter de dévier le sien ; je le pousse juste avant qu'il ne tire. Je m'aperçois alors que ce n'est pas une balle mais une petite fléchette qui vient se planter dans la portière. Il est désavantagé du fait qu'il doive continuer à conduire. Je serre le frein à main à fond, on ne roulait pas trop vite mais la secousse est tout de même forte et il lâche tout pour reprendre le contrôle de la voiture, surpris. Je lui subtilise son pistolet et dodo mon ami, un coup dans la jambe, et un coup dans le ventre, il s'endort sur le champ. Les gens klaxonnent à outrance derrière ; la voiture est arrêtée sur la voie de droite. La circulation était peu fluide, elle est désormais presque complètement bloquée. Heureusement que nous n'avancions pas très vite sinon mon coup sur le frein à main aurait été potentiellement très dangereux. Je me demande tout de même si j'aurais tenté quelque chose d'aussi risqué si notre vitesse avait été supérieure ; j'ai le frisson de ne pas avoir eu l'impression d'en tenir compte dans l'action. Peu importe je renvoie à plus tard le temps de l'autocritique. Il me faut agir rapidement car je ne peux pas rester ainsi ! Ce serait stupide de partir alors que j'ai un véhicule à ma disposition. Première chose à faire je détache mon agresseur. J'hésite quelques instants sur le sort que je vais lui réserver. Je ne peux tout de même pas le laisser sur la route. De plus en agissant ainsi dans la minute quelqu'un derrière appellera la police. Je décide au bout du compte de tenter de faire croire qu'il a eu un malaise et que je dois aller à l'hôpital rapidement ou une histoire de cet acabit.
Je descends et contourne le véhicule. J'ai caché le pistolet dans la boîte à gants. Une fois de l'autre côté je retire tant bien que mal l'homme de la place du conducteur. Pendant ce temps le trafic reprend tout doucement sur la voie de gauche, et les voitures derrière nous nous doublent lentement. Une passant à ma hauteur s'arrête pour me demander ce qu'il se passe, alors que l'embouteillage que nous avons créé continue de s'intensifier. Tout le monde klaxonne sans retenue, je me croirais rue de Rivoli ! J'explique que c'est mon oncle et qu'il a parfois des crises d'endormissement subites, que normalement il n'a pas le droit de conduire mais qu'il ne peut pas s'en empêcher. L'homme me sermonne que c'est terriblement dangereux, en plus d'être inconscient et illégal. Je feinte l'impuissance et le joug de l'autorité de mon oncle pour satisfaire mon détracteur, et j'arrive pendant ce temps à tirer ce gros balourd de la place de conducteur pour le disposer sur les places arrières, non sans pester intérieurement sur son poids. Je remonte dans la voiture et reprends le volant. Sacrebleu je me dis que j'ai de la chance que les gens soient si crédules, il ne va sûrement même pas appeler les urgences ou les gendarmes. La pierre ! De nouveau dans la bataille je l'avais perdue. Je la retrouve alors par terre, au devant du siège passager. Mais je n'ai pas eu la même réaction de manque, l'action et l'adrénaline ont sûrement atténué les effets. Je la reprends toutefois dans ma main.
Je m'insère rapidement dans la circulation pour mettre un terme à cette exposition gênante. Il me faut trouver où aller et que faire. Je devrais sans doute fouiller l'homme et la voiture, à la recherche d'indices ou d'informations. Le plus simple, me dis-je, serait de trouver une aire d'autoroute tranquille, mais il faut quand même que je me dépêche ne sachant pas combien de temps le somnifère fera effet. En tout état de cause je prends la direction de Paris, vers l'autoroute A10, à la recherche dans un premier temps d'une aire d'autoroute pour que je me débarrasse du lourdaud de derrière.
La voiture roule bien, c'est néanmoins un diesel, et j'identifie le modèle comme une 320d, peut-être 330d à vrai dire. À moins que ce soit un série 5 ? Pour être franc je n'en ai aucune idée et de toutes les façons il vaut mieux que je ne me presse pas parce que ce serait bien une plaie si les policiers m'arrêtaient avec le gaillard endormi derrière. Surtout que je ne sais pas où se trouvent les papiers. Il me faut une cinquantaine de kilomètres avant d'arriver sur l'A10, la circulation y est fluide ; je roule tranquillement à la recherche d'une aire d'autoroute déserte. La voiture a le plein et je devrais tenir facilement jusqu'à Paris. Je traverse une première aire mais trop de monde s'y trouvant, je repars alors. Un autre est indiquée quelques dizaines de kilomètres plus loin, mais à près de cent cinquante kilomètres par heure tout défile si vite. Je n'ai pas regardé l'heure, je me dis que je devrais peut-être lui administrer une dose supplémentaire pour être sûr de le conserver endormi.
J'ai de la chance, ladite aire est déserte. Je m'y arrête près d'une surface gazonnée et descends mon copain rapidement pour aller le déposer allongé dans l'herbe et faire croire qu'il se repose, de façon à ne pas trop éveiller les soupçons. Mais la situation est tout de même très litigieuse et j'espère juste que personne ne me regarde procéder. Je le fouille, récupère sur lui un assistant personnel, un mobile, son permis de conduire et sa carte d'identité, 250 euros en liquide et sa montre, qui n'a rien d'étrange mais sait-on jamais, peut-être contient-elle des informations importantes. Il a de plus les papiers de la voiture. Cette fois-ci je n'ai pas de remords pour l'argent, je prends le tout et repars au volant sur-le-champ de façon à rester le moins longtemps possible en sa compagnie. Épluchage des éléments emportés, rien d'intéressant à part le mobile et l'assistant personnel. Je mets l'argent de côté, j'aurais pu accumuler mille sept cent cinquante euros entre l'homme de ce matin, si je lui avais pris son argent, et celui-là, il semblerait que ce soit plutôt rémunérateur de se faire poursuivre ! Le mobile ne révèle rien qui attire mon attention, aucun message sur la messagerie, aucun numéros dans l'historique, et pas de numéros dans le carnet d'adresses. En ce qui concerne l'assistant celui-ci est verrouillé par un code, et ne connaissant rien à la sécurité de ce genre de machine, je ne cherche pas plus à essayer de le déverrouiller, plus tard peut-être. Sans rien de plus révélateur je roule une bonne heure et m'arrête de nouveau pour étudier plus en détails la voiture, à défaut. Elle n'est pas beaucoup plus bavarde, rien dans le coffre ni ailleurs, elle semble presque neuve. Et c'est bien le cas après vérification au compteur, elle n'a que seize mille kilomètres, et la carte grise lui donne à peine quatre mois, indiquant que mon bonhomme parcourait tout de même du chemin !
Une sonnerie me surprend brusquement, le mobile. Ne sachant comment réagir j'hésite à répondre un instant. Finalement je me décide et décroche.
- Oui.
- Vous l'avez ?
- Il dort comme un bébé.
- Bien, pourquoi vous êtes-vous arrêté deux fois ? Vous devez être à Charles de Gaulle pour 14 heures, je vous le rappelle.
- Euh oui je m'excuse j'ai quelques problèmes gastriques.
- C'est pas le moment, vous n'avez qu'à chier dans votre froc s'il le faut. Ne vous avisez pas d'être en retard.
Ce sur quoi il coupe. Je ne perds pas de temps pour ma part, reprends la voiture et me remets en route, voulant éviter au maximum qu'ils suspectent quoi que ce soit. Ils savent donc où je suis. Une chance que ce ne soit pas l'homme que j'ai laissé qui portait le traceur. D'un autre côté si c'était le cas j'aurais plus tranquillement pu me rendre où je voulais avec la voiture. Serait-ce la montre ? Elle a peut-être un repérage GPS. À moins qu'ils ne suivent la voiture par satellite. C'est peu plausible, pourquoi mettraient-ils un satellite pour savoir où je suis ? Ce ne doit pas être juste le téléphone mobile, ils ne pourraient pas savoir avec autant de précision si je m'arrête ou si je bouge, et pourraient juste me situer en fonction des bornes les plus proches, à moins que la technologie ait progressé. Je suis vraiment perdu par ces histoires, ils ne peuvent que me confondre, qui pourrais-je être pour qu'ils s'intéressent autant à moi ? Je tergiverse un moment sur l'option d'aller à cet aéroport ou pas. Ce n'est pas très rassurant de se jeter dans la gueule du loup de la sorte. D'un autre côté je suis conscient que s'ils me tracent vraiment ils sauront dans les cinq minutes que je quitte l'itinéraire. À moins que je me débarrasse de tous ces objets en espérant que l'un d'eux contiennent l'émetteur ? C'est risqué d'autant que je suis dans une situation où je possède un petit avantage sur eux, dans la mesure où ils pensent que je suis toujours prisonnier de leur acolyte. Il est 10 heures 5. Pour être à 14 heures à Charles de Gaulle, sachant que j'ai dû faire cent vingt kilomètres depuis La Rochelle et qu'il doit y en avoir au moins cinq cent entre La Rochelle et Paris, et que de plus il me faut au moins une heure trente pour traverser Paris avec les embouteillages, il me reste à parcourir au moins trois cent cinquante kilomètres en environ deux heures et demie, ce qui représente une moyenne de cent quarante. C'est moins irréalisable que je l'eus cru au premier abord.
J'accélère un peu quand même pour me stabiliser entre cent soixante et cent soixante dix kilomètres par heure. Je redouble d'attention et me concentre exclusivement sur la route pour faire le moins d'erreurs de conduite possible. C'est sans doute mal, au delà des limites autorisées, mais je me suis souvent dit que la loi existait par notre incapacité à appréhender correctement nos propres limites et notre orgueil à ne pas les accepter. Que de lire cent trente kilomètres par heure sur autoroute est aussi dénué de sens que la lecture à la lettre des préceptes religieux. Mais les hommes, souvent, ne savent pas respecter une limite si on ne leur impose pas. Dans le cas présent il y a peu d'autres véhicules, je roule sans musique, je double les intervalles de sécurité et je garde les codes allumés. Certes c'est peut-être justement contre cet a priori bon sens que les lois existent car les gens ne sont pas capable de reconnaître leurs capacités correctement, et que le bon sens est une notion très relative. En quoi le serais-je plus ? C'est bien sûr cette prétention qui crée les situations à risque, les gens qui pensent pouvoir outrepasser la loi, être au-dessus, être capables. Mais la négation de ses capacités n'est pas plus bénéfique à la société que leur exagération. Nous ne sommes pas égaux, mais incombe à ceux qui sont plus résistants, plus intelligents, plus forts, de prendre soin des autres, de se battre pour eux, de ne pas rester dans leur petite vie égoïste. Être juste, le tout est de savoir où s'arrête la réalité et où commence la fierté. Ah ! Toujours ces questions, le bien, le mal, la justification de braver la loi...
Quoi qu'il en soit la circulation est fluide, peu de bouchons, j'avance vite et je peux même réduire mon allure en voyant que je serai dans les temps. Je ne suis toujours pas convaincu de la meilleure chose à faire. Y aller directement, m'arrêter un peu avant et essayer de voir qui m'attend ou alors passer d'abord à Paris pour voir mon appartement ? Mais dans la mesure où ils me situent, si je choisis de ne pas aller à l'aéroport il faudra que je laisse la voiture et me débrouille autrement... Je décide d'aller directement à Charles-de-Gaulle, trop empreint de l'espoir d'y trouver plus de renseignements sur ce qui est en train de se tramer...
J'ai toujours ma pierre sur moi, posée sur mes genoux, je la reprends en main de temps en temps quand le souvenir du bracelet me hante de nouveau un peu trop.
À l'approche de Charles-de-Gaulle, autoroute A1, j'ai pu éviter le périphérique parisien grâce à l'A86 qui contourne Paris à distance. De plus le trafic est très modéré, il est vrai que nous sommes samedi. 13 heures 32, je devrai être à l'heure, ils ne doivent pas s'inquiéter. À l'approche je suis fort embarrassé par la multitude de halls, portes et points de rendez-vous possibles. J'arrive par le hall F et décide d'avancer encore un peu... Je me gare en définitive entre les halls C et D dans l'espoir qu'ils viendront à moi. Je prévois de sortir de la voiture et de me tenir à distance pour espionner. Mais je n'ai pas le temps de mettre mon stratagème à exécution, au moment même où je sors de la voiture, je ressens une piqûre et je m'endors sur le champ...
Je ne saurais dire combien de temps plus tard je me réveille. Je suis assis dans un fauteuil ou un siège incliné, je me tourne, il y a d'autres sièges, je vois tout flou, des personnes se trouvent autour, comme un bourdonnement se fait entendre... L'une d'elles se dirige vers moi, elle porte quelque chose que je ne distingue pas à la main... Mais qu'importe, je me rendors aussitôt, sûrement une nouvelle dose de somnifère...
Nouveau réveil, tout aussi difficile. Étrangement proche du réveil de l'anesthésie générale que j'avais subie pour m'arracher les dents de sagesse... Je n'ai plus de doute sur le fait de m'être fait piéger. Je ne pense pas dans un premier temps être réellement conscient de l'urgence de la situation, et si je pense qu'il serait préférable que je tente de partir d'ici, le sommeil altère mes sens et ma volonté. Je me rendors par courts épisodes et finalement je ne dois me réveiller vraiment qu'une heure ou deux plus tard. À ce moment-là je le suis tout à fait et pris de panique. Je me trouve dans une petite pièce sans fenêtre, pieds et poings attachés sur un petit lit. Une faible lueur émane d'une petite ampoule de quelques watts tout au plus. Je me remémore l'enchaînement des événements. Ce doit être l'homme que j'ai laissé sur l'aire d'autoroute qui, une fois réveillé, les a prévenus. J'aurais dû lui injecter une autre dose de somnifère ! Toujours est-il que je suis maintenant bien incapable de faire quoi que ce soit, et la situation n'est pas sur une voie des plus enviables. Pour couronner le tout j'ai vraiment très faim. Je n'avais déjà rien dans le ventre depuis la veille de mon arrivée à Charles-de-Gaulle, la nuit où je me suis presque noyé, et il est sans doute plusieurs heures plus tard désormais... Mais j'ai encore bien plus soif et la gorge sèche que je ne suis affamé...
Ils ne m'ont pas déshabillé, mais pour mon malheur ils m'ont sans doute fouillé. Je n'ai plus ma pierre ! J'essaie de tirer un peu sur les sangles, mais même si elles bougent légèrement je suis quand même solidement attaché. Je vais me sentir mal si je ne retrouve pas cette pierre rapidement.
- Aaaarrrrrrghhhhhhh !
Une douleur me transperce la tête, Je dois sans doute avoir un appareil électrique ou des électrodes. Je ne peux pas bouger, je ne peux même pas me débattre... La décharge dure une dizaine de secondes puis s'arrête. Je me cambre sous la douleur. C'est atroce et j'ai le sentiment que ma tête va exploser si elle recommence !
- Aaarrrr... Noooonnnnn, Ennnnnfffffoiiiiiréééés !
Peine perdue, elle reprend de plus belle ! J'avais au moins faux sur un point, j'ai résisté une seconde fois. Mais pas sans tenter de me débattre. Je suis parcouru de convulsions pendant toute la durée de l'électrochoc. Soudain deux personnes entrent dans la pièce précipitamment et se dirigent vers moi. Ils parlent une langue que je ne comprends pas...
- Aarrrrrrr !
Une troisième fois ! L'un des hommes semble réprimander l'autre, puis il le pousse et me détache la main droite pour me retirer un bracelet, que je remarque à ce moment là. Un modèle identique à celui que j'avais moi et dont j'ai mis tant de temps à me séparer ! C'est peut-être bien lui qui me provoquait ces douleurs dans la tête. Quoi qu'il en soit si c'est bien le cas je suis bien reconnaissant envers cet homme. L'autre a l'air en colère et ressort de la pièce. Je réalise alors que c'est ma chance et qu'il faut que je me débarrasse de l'autre homme pendant qu'il est seul avec moi et que j'ai une main de libre. Il s'apprête à me rattacher le poignet. Je dois lui donner un coup qui le mette KO directement sinon je suis perdu. Je fais semblant de tousser et retire ma main de son emprise pour la mettre devant ma bouche, il tend alors le bras pour me reprendre le poignet, à ce moment là je me tire brusquement avec la main gauche toujours ligotée pour me redresser sur le lit et lui décoche un droit dans la tempe de toutes mes forces en pivotant mon torse pour gagner de la puissance. Mon ami si tu t'en relèves chapeau parce que je ne croyais pas pouvoir frapper aussi fort ! Il vole contre la paroi et s'étale par terre. Une bonne chose de faite !
Je me détache. La tâche n'est pas rendue facile à une seule main mais j'y parviens. Je jette un coup d'oeil à ma montre. Dimanche, 16 heures 30. Je suis étonné par la quantité de temps pendant laquelle j'ai dormi. Cela signifie que je n'ai pas mangé depuis presque deux jours ! Il faudra que je me trouve de la nourriture ou à la prochaine bagarre je tombe dans les pommes. Je prends le temps de fouiller l'homme assommé au sol. "Pentagon ID pass" ? Je m'aperçois que mon hôte n'est pas de la racaille, "John Peters, FBI relations assistant", et bien ! Je prends tous ses passes et autres portefeuilles et trousseaux de clés, plus 130 dollars en monnaie, mais pas d'euros, je suis déçu ! Je n'ai plus de remords à leur prendre leur argent désormais. Je me mets un badge à la poche de ma chemise, au cas où cela me permette de ne pas me faire repérer trop vite. Il ne possède pas de photo, c'est une chance. Toutefois il porte sur lui une autre carte du Pentagone avec cette fois-ci photo, empreinte digitale et autres codes-barres divers. Je récupère le tout. Je me redresse, fais le point et réfléchis sur la suite des événements. La pierre ! Désespéré de ne pas la trouver dans la pièce, je m'aperçois que mon sac n'y est pas plus. Je ne pourrai pas rester très longtemps sans ma pierre. Et de plus j'ai de vils remords à l'idée de laisser mon sac ici ! Je crois que j'y tiens trop pour l'abandonner sans chercher à le retrouver. Mais je n'ai aucune indication d'où il peut bien être. Pas plus que ma pierre. Le fait même que je pense ne pouvoir me passer de celle-ci me donne déjà l'impression que je commence à me trouver mal. Je suis tellement persuadé qu'il me faut la retrouver pour ne pas partir en vol dos, comme dirait mon chef. Je renonce à réveiller l'homme au sol de peur qu'il ne soit capable de me faire un coup tordu... Je décide donc de regarder dehors où je me trouve et d'aviser en fonction. J'imagine à ce moment là que je dois être dans une petite salle privée de l'aéroport Charles-de-Gaulle.
Je sors, surpris qu'il ne fasse pas plus lumineux à l'extérieur que dans la pièce. Je me trouve dans une sorte de couloir, semblerait-il circulaire. Ce doit être un grand cylindre avec une pièce centrale entourée de pièces identiques à celle où je me trouvais. Des portes disposées à intervalles réguliers me le laissent supposer. Je ne vois personne. Je pars vers la droite mais tombe rapidement sur une cloison, sans issue. Si Guillaume avait été là il m'aurait bien dit qu'il fallait partir à gauche toute ! J'ai alors une pensée pour eux, me demandant ce qu'ils font ; à cette heure-ci ils doivent faire des châteaux ou des circuits de billes sur la plage... J'espère que tous ces hommes ne vont pas aller les embêter. Je ne tente pas d'ouvrir les portes de peur de trouver quelqu'un et de me faire attraper. Je repars de l'autre côté, toujours personne mais avant la présence d'un mur au fond se trouve un couloir qui semble permettre de partir d'ici. J'imagine que la sortie doit se trouver dans cette direction. En face du couloir une porte donne sans doute accès à la partie centrale qui doit être une grande salle circulaire. Maintenant la question est de savoir si je fuis sans ma pierre ou pas. Ce pourrait être une bonne idée pour rendre mon sevrage obligatoire. Cependant ce n'est peut-être pas le meilleur moment pour s'ajouter des difficultés supplémentaires. De plus, la pierre, soit, mais mon sac, me dis-je ? Ah Sac ! Mais pourquoi n'es-tu pas donc resté avec moi, il fallait les mordre et te battre jusqu'au sang ! Ah Choses, pourquoi toujours faut-il prendre soin de vous !
Mais est-ce le moment de s'inquiéter pour des choses ! M'inquiéter pour mon sac alors que des molosses du pentagone me courent aux fesses ! Ne ferais-je pas mieux de partir d'ici sans traîner ! Mais rien n'y fait. Je donne toujours vie aux choses, et à ce moment plutôt mourir que de laisser Sac à ces démons ! J'ai aussi le pressentiment de ne pouvoir résister sans ma pierre. Malédiction ! Ces histoires me rendent fou, si je ne le suis pas déjà. Que faire ? Je me décide et j'ouvre soudain la porte de la salle circulaire du milieu. La lumière est beaucoup plus forte que dans le couloir, ébloui je découvre une grande pièce ronde comme je l'imaginais, avec de nombreux ordinateurs, des machines ou du matériel électronique au fond. Trois hommes devant ces ordinateurs en train de discuter se retournent. Entre eux et moi, une table ronde avec des chaises autour, et mon sac dessus ! Je cours aussitôt vers la table alors que l'homme qui est entré dans la salle tout à l'heure me reconnaît et commence à crier. Je ne distingue pas ces paroles, la langue m'est inconnue. Il se lance vers moi. Mais la table n'est pas loin, je prends mon sac et trouve la pierre par la même occasion. Une chance qu'elle fut juste posée à côté ! Je prends les deux et repars sur le champ. Je garde la pierre dans ma main et enfile le sac sur mon dos pour ne pas être gêné. C'est maintenant qu'il me faut faire le sprint de ma vie ! Je passe la porte et cours à toute vitesse dans le couloir. J'entends l'homme derrière qui s'est lancé à ma poursuite. Au fond du couloir des escaliers en pierre presque en colimaçon permettent uniquement de monter. Je les prends du plus vite que je peux. J'en monte jusqu'à l'arrivée d'un couloir qui... Malchance ! Pas d'issue. Le couloir donne sur un mur. Ce n'est pas possible, il y a forcément un passage ! Je me dis alors que le passe permet d'ouvrir une porte ou un sas. De toute façon je n'ai pas de temps, je fonce vers le mur pour voir si je peux trouver un loquet ou équivalent. En m'approchant je m'aperçois alors qu'il y a une sorte de porte délimitée, ou toutefois une fente dessinant le contour de ce que je pense être une porte. Mais rien d'autre, pas de poignée, de commande ou de badgeur. J'essaie de pousser de toutes mes forces mais la porte ne bouge pas d'un millimètre. Tout se passe très vite et je dois me préoccuper de mon poursuivant qui arrive. Je n'ai pas vraiment le temps de réfléchir, je ne me retourne qu'alors qu'il arrive sur moi, pour le surprendre. Je m'élance vers lui, serre la pierre de toutes mes force dans mon poing gauche et je lui décoche un crochet du droit à rendre ridicule celui que j'ai administré tout à l'heure. Il ne peut rien parer et voltige en arrière et va rouler dans les escaliers, de quoi le calmer quelques secondes. Je me remets alors face à la porte, prends ma respiration et pousse un grand coup. Elle bouge à peine. J'ai maigre espoir. D'autant plus qu'avec la faim qui me tiraille je ne crois pas la chose possible, j'ai peur de ne pas tarder à tomber dans les pommes. Je me reprends, je n'ai pas le choix. Je respire à fond et pousse du plus que je peux. Je sens une douleur monter en moi alors que mon corps entier commence à trembler devant cette porte. Elle bouge un peu ! J'en trouve le courage de forcer encore plus, mon corps est parcouru d'une immense douleur. J'ai de la chance que le sol irrégulier me permette de prendre appui fermement avec mes pieds. Je hurle et sentant la porte bouger sous ma pression je me concentre d'autant pour ne plus être qu'une masse de nerfs à vif, tous mes muscles bandés et tremblant. La porte bouge alors jusqu'à s'ouvrir de quelques dizaines de centimètres sous la pression de mon corps, qui tout entier n'est que brûlure. Je ne pensais pas possible d'avoir autant mal. Je souffle et réussis à me faufiler pour arriver dans un nouvel escalier, mais d'allure beaucoup plus moderne. Je ne dois pas traîner, mon poursuivant a l'air sonné mais il ronchonne encore et je pense qu'il ne lui faudra pas longtemps avant de reprendre ses esprits et me repartir après. Je poursuis la montée d'escaliers qui se termine en face d'une porte... Qui s'ouvre ! Soulagement... J'avance dans une sorte de couloir éclairé d'une lumière tamisée. Je continue à courir et à un tournant il me semble voir un ascenseur dix mètres plus loin. Je ne sais pas si j'aurai le temps de le prendre, mais de toutes les façons même en quête d'escaliers cette direction est la plus légitime. Aucun bouton pour l'ascenseur, j'ai la bonne idée de passer le badge devant une sorte de petite boîte d'identification qui ressemble à celle que nous possédons dans l'ascenseur à mon lieu de travail. Surpris de voir l'ascenseur s'ouvrir, je m'engouffre à l'intérieur, j'ai de la chance qu'il se trouve là. Je cherche à appuyer sur le zéro, mais, surprise, il n'y en a pas. De plus tout est écrit en anglais, me faisant réaliser que je ne suis vraisemblablement plus en France. À défaut j'appuie sur "1", espérant arriver au rez-de-chaussée. Juste à temps j'entends alors la porte par laquelle je suis passé en arrivant s'ouvrir.
- Oh purée !
Je laisse échapper une exclamation. J'ai la tête qui tourne. Je profite de cette accalmie pour ranger la pierre dans ma poche. Si l'homme monte par les escaliers et arrive avant moi je suis fichu... La montée est très longue. Je commence à avoir la nausée caractéristique d'un manque de sucre suite à un effort violent. Je me concentre, m'appuie contre la paroi, il ne faut pas que je perde connaissance maintenant... Je vois des étoiles, des points lumineux... Et puis, luttant contre, mais ne pouvant rien, je tombe dans les pommes...
Je me réveille de nouveau dans un lit, mais non attaché et avec beaucoup de lumière cette fois-ci. Une infirmière me tend un gâteau rond américain, je ne me rappelle plus leur nom, donut ou muffin, certainement. Et, ce n'est presque plus une surprise, elle s'adresse à moi en anglais. Pour que l'histoire soit plus claire je vais transcrire le tout en français de façon à ne pas tout compliquer. D'autre part ne comprenant pas exactement tous les mots ou les tournures mon récit ne représentera que ce que je pense qu'elle a dit, mais je pourrais difficilement faire autrement. Et quoi qu'il en soit ce qui compte c'est ce que je comprends, pas tellement la vérité, qui m'échappe de toute façon. Je ferai de même dans la suite du récit.
- Tenez, mangez ça, cela fait combien de temps que vous travaillez ici sans avoir mangé, John ?
John ? Je suis interloqué dans un premier temps, mais j'apprécie dans un deuxième temps qu'il n'y ait pas de photo sur le badge. Me trouvais-je réellement dans le Pentagone ? Je tente de prendre mon plus bel accent américain possible, parlant lentement pour laisser supposer une grande fatigue, mais en profitant pour faire des phrases les plus correctes possibles en anglais.
- Merci, hum, depuis deux jours, je travaille sur un dossier très important, et je n'ai terminé que cette après-midi.
- Vous avez perdu le sens du temps, John, il est 9 heures 30 du matin.
Étonné, je suis dès à présent persuadé que je ne suis pas en France. 9 heures 30 et ma montre donnant 16 heures 30, je dois être aux USA, ou au Canada.
- Ha oui euh ma montre doit avoir un problème.
- Vous savez que ce n'est pas bon du tout de faire une crise hypoglycémique. On vous a trouvé inconscient dans l'ascenseur. Mangez donc ces deux donuts, reposez-vous une demi-heure, et rentrez chez vous prendre un bon déjeuner et dormir un peu.
L'infirmière sort de la pièce. Quant à dormir elle n'a pas à s'en faire j'ai eu bien plus que ma dose, par contre le petit-déjeuner je ne dis pas non. J'avale les deux donuts avec tranquillité, concluant que si je suis à l'infirmerie c'est que mes poursuivants ne le savent sans doute pas. Maintenant reste à savoir s'il n'y a que l'infirmière qui n'est pas au courant, ou si je peux sortir d'ici sans trop de problèmes. Une chance qu'elle ne m'ait pas trouvé suspect au point d'en référer à la sécurité. Je vais laisser s'écouler un peu de temps pour que tout se calme dehors. J'attends une vingtaine de minutes et en profite pour me reprendre un peu. Je bois pendant ce temps à petites gorgées, pour ne pas prendre mal au ventre, le verre d'un demi-litre de jus d'orange qu'elle m'a laissé. Avec des quantités aussi grandes pas de doute je suis bien aux US ! Encore une minute et je me décide, prends mon sac et y introduis deux autres gâteaux qui traînent, et je sors discrètement de la pièce. L'infirmière est dans la pièce voisine, je la remercie beaucoup façon US en tentant d'être le plus naturel possible, et je sors l'air de rien. Je suis dans un couloir et j'essaie de deviner le plus court chemin pour partir d'ici. Après un tour ou deux je trouve une sorte d'entrée. Il me faut utiliser le badge pour passer les tourniquets en direction de l'extérieur, tout marche parfaitement, j'ai de la chance.
Et j'ai bien la confirmation que je viens de sortir du Pentagone ! Ce qui tendrait à prouver que les personnes qui me veulent des noises sont des officiels US. Ce n'est pas du meilleur augure et rend le tout encore plus incompréhensible. Désormais il me faut réfléchir un peu et mettre de l'ordre dans tout ce qui est arrivé pour tenter d'y voir plus clair et décider que faire. Première étape, trouver un fast-food et tâter du hamburger. Je marche un peu, traverse les immenses parkings qui entourent le Pentagone. Quelques minutes me suffisent pour trouver un petit restaurant. Je m'installe et commande un breakfast digne de ce nom. En attendant le service je regarde d'un peu plus près ce que j'ai récupéré sur l'homme que j'ai assommé. J'ai quelques peines pour ce pauvre homme, lui qui m'avait enlevé le bracelet il ne méritait pas un tel traitement. Il aura sûrement de nombreux ennuis par ma faute. Quoiqu'il en soit, j'étais tout de même prisonnier, ne l'oublions pas, j'ai la faiblesse de croire que je l'étais à tort, mais qui sait ? Malheureusement si jamais je me retrouve dans une situation identique, je pourrai toujours courir pour qu'il s'y risque à nouveau...
Donc, cent trente dollars moins les cinq ou six pour le déjeuner, un trousseau de clés, mais aucune clé de voiture à première vue. C'est dommage j'aurais peut-être pu la prendre et partir d'ici avec. Toutefois retourner sur les parkings du Pentagone, de toute évidence abondamment truffés de caméras, n'est pas la meilleure idée qui soit. Je trouve l'adresse de ce John Peters dans son portefeuille ; je pourrais tenter d'aller y faire un tour. J'ai quelques craintes qu'il ne soit rentré chez lui à l'heure qu'il est, mais il ne doit pas se douter que je puisse être assez fou pour m'y rendre. Je prends la décision de demander au barman s'il connaît l'adresse, et tenter ensuite d'y faire une visite. La curiosité me tiraille beaucoup trop pour partir sans saisir l'opportunité de trouver des indices pour comprendre un peu tout ce bazar.
Petit-déjeuner réparateur, je mets ma montre à l'heure locale, 10 heures 50 du matin, dimanche 3 novembre 2002. Je règle et me dirige à pied en direction de l'adresse. Il n'habite pas tout près sachant qu'il faut que je traverse la rivière Potomac et tout le centre de Washington, mais selon le barman, il ne faut pas compter plus de quelques miles. J'en profite pour faire un petit détour et passer devant la Maison Blanche. Je reste pensif un instant en m'imaginant que la probabilité n'est pas nulle qu'il y ait aussi de mes nouveaux amis qui s'y trouvent et qu'ils doivent être très désappointés d'avoir appris que je me suis fait la belle de leur Pentagone. Cette réflexion me fait penser que je ferais mieux de ne pas trop traîner dans le coin, qui doit être garni d'une quinzaine de caméras au mètre-carré, au bas mot.
Il me faut une petite heure pour me retrouver à l'appartement en question. Il habite dans un quartier plutôt huppé le bougre, assistant et des poussières au Pentagone rapporte plus que ce que j'eus cru. J'hésite une dernière fois, mais ce n'est plus le moment d'avoir peur. Je monte en ascenseur, m'arrête à l'étage en-dessous du sien ; je galère un peu pour trouver les escaliers, à croire qu'ils ne s'en servent jamais dans ce pays ! Personne ni rien d'a priori suspect dans le couloir où donne l'appartement. J'écoute à la porte, il ne me semble pas qu'il y ait le moindre bruit venant de l'intérieur. Je respire, un deux trois, j'y vais. J'ouvre et rentre ; je fais le tour rapidement pour m'assurer qu'il n'y a personne. Je reviens vers l'entrée et ferme la porte à clé en laissant la clé dans la serrure. L'appartement est des plus sympathiques. Je bois un verre d'eau, je ne tente pas le jus d'orange dans le frigo de peur qu'il ne soit plus bon voire piégé ; la paranoïa n'est pas vraiment un défaut par les temps qui courent. Je suis embêté de n'avoir pas pris plus de précautions jusqu'à présent et laissé mes empreintes à divers endroits. Considérant dans un premier temps que le qu'il s'aperçoive de mon passage ne changera sûrement rien, je décide dans un deuxième temps de nettoyer avec un torchon les endroits où j'ai pu laisser traîner mes doigts. Dans l'hypothèse où je trouve des documents intéressants, ce peut être un avantage d'avoir des informations qu'ils ne savent pas en ma possession.
Visite de l'appartement, mystérieusement vide de presque tout papier. Quelques factures, aucun poste de télévision, aucun ordinateur. Il semblerait que mon hôte vive seul, aucun habit féminin dans les placards. Je trouve les clés et les papiers d'une voiture, avec une sorte de beeper associé. Avec un peu de chance un parking se trouve dans l'immeuble et je pourrai trouver cette voiture et l'utiliser ; le beeper permet sûrement de commander la porte de sortie. Je suis désemparé de ne trouver absolument aucun indice ! J'en viens même à déduire qu'il n'habite pas vraiment là, ou que c'est une personne incroyablement prudente. J'entreprends d'être un peu plus incisif et de fouiller en quête d'un coffre caché ou quelque chose d'équivalent. Après quelque temps je finis par dégoter une valise au fond d'un placard. Il semblerait que mon copain ait quelques envies de voyages. La valise n'est pas fermée à clé, elle contient quelques habits, d'autres accessoires sans intérêt et, chose plus inhabituelle sur laquelle je m'arrête, plusieurs cahiers écrits en langue étrange ; à mes maigres connaissances je dirais de l'arabe ou une langue de ce type. Certains de ces cahiers ont l'air vraiment très vieux. J'ai l'impression qu'ils forment une sorte de journal. Il y en a en tout une dizaine, trois tout petits, pas plus grands qu'un carnet de notes, les autres plus classiques, et un à peine commencé, sûrement le dernier, qui ressemble aux cahiers banals que l'on trouve en supermarché. Ce pourrait bien être la langue que les deux hommes parlaient entre eux quand ils sont rentrés dans la pièce où j'étais attaché. Pourraient-ils être des terroristes qui auraient infiltré le Pentagone et qui pensent que je possède certaines informations ? Mais le rapport avec le bracelet ? Peut-être que je devrais sur le champ raconter tout à la police locale ? D'un autre point de vue ce n'est peut-être pas du tout ça, ou dès qu'ils sauront que j'en ai parlé à la police, ils feront le nécessaire pour m'éliminer, s'ils ne le veulent pas déjà. Je conviens qu'il est plus prudent que je retourne en France avant d'en toucher mot.
Sortant de mes réflexions, je reprends l'inspection du contenu de cette valise. Et, ô, surprise, un bracelet ! Je commence à me demander si ce n'est pas la grande mode en ce moment, tout le monde se l'arrache ! J'ai vraiment eu tort de m'en débarrasser ! Peut-être étais-je le cobaye d'une maison de mode qui testait sa nouvelle création, et, enragée que je l'ai bassement jeté dans la mer, elle veut se venger par tous les moyens ? Bah ! Restons sérieux. Ce bracelet me fait aussi revenir ma pierre à l'esprit. Je la cherche et la trouve avec satisfaction dans ma poche. Nouvelle surprise, un gros paquet de billet verts. Après décompte : vingt-cinq mille dollars ! Il serait raisonnablement temps que je change de travail, au vu de l'argent qu'il est possible d'amasser alors qu'on est poursuivi ! Je reprends mon inspection, un billet d'avion pour Los Angeles pour ce soir 19 heures, et un pour Dakar partant de Los Angeles le dimanche 10. Finalement tout n'est pas si incompréhensible et incohérent, mon bonhomme serait-il sur les traces de mon marabout ? Sans rien de plus notable dans la valise, je prends les cahiers, les billets d'avion et l'argent et mets le tout dans mon sac. Je ne touche pas au bracelet, je crois que j'ai un peu une peur paranoïaque de cette chose désormais.
J'en déduis que ma prochaine destination est une petite semaine de vacances à L.A., qui se poursuivra par un peu de safari. Je ressors de l'appartement, toujours avec précaution, et prends l'ascenseur pour les parkings en sous-sol. La recherche de la voiture n'est pas aisée, le modèle sur les papiers ne me renseigne pas beaucoup et elles sont toutes identiques à mes yeux. Je parcours les allées en faisant jouer du beep de temps en temps pour voir si une voiture répond ou si je retrouve la plaque d'immatriculation. Il me faut une bonne demi-heure pour mettre la main dessus, le beep des clés ne marchait pas, les piles devaient être vides. Une fois au volant je vérifie que le départ pour Los Angeles est bien à partir du Reagan-Airport que j'ai vu en sortant du Pentagone ; c'est effectivement le cas. Il ne me reste qu'à trouver la route jusque là-bas. 13 heures 20, je devrais avoir largement le temps d'y être pour 19 heures. Toutefois cinq minutes de réflexion avant de démarrer me laissent supposer que l'homme du Pentagone va sûrement rentrer chez lui s'il devait partir ce soir, et il va moyennement apprécier que je lui ai volé ses billets. Il tentera sans doute de me prendre de court à l'aéroport. Le plus opportun serait que je décale mon vol et parte plus tôt. Une autre solution, plus prudente, voudrait que je parte d'ici directement en voiture et que je cherche un aéroport dans une autre ville ; il y en a légion aux USA normalement. Je m'oriente vers cette solution, me paraissant plus avisée, confortée par les plus de vingt-cinq mille dollars trouvés dans la valise, qui me permettent de me payer un billet pour n'importe où sans problème. Pour continuer dans cette voie, je pourrais aussi m'offrir directement un billet pour Paris, Dakar ou Pétaouchnok. J'hésite mais je repousse la prise de décision à plus tard et préfère sortir de ce parking et m'éloigner de cet immeuble dans un premier temps.
Je ne sais pas trop quoi faire, je roule doucement en direction de l'aéroport en réfléchissant. S'il veut rester une semaine à Los Angeles avant de partir pour Dakar c'est qu'il y a peut-être des éléments importants là-bas. Mais quels moyens aurai-je une fois sur place pour les découvrir ? D'un autre côté il est possible qu'il veuille juste dire au revoir à sa famille avant de quitter le pays. En plus à la vue des indices en ma possession, il n'est pas exclu que ce ne soit qu'un voyage d'affaires. Bien sûr il était opposé à l'autre personne quand il m'a retiré mon bracelet et son appartement était presque vide de tout à part cette valise mais ce n'est peut-être qu'un appartement de location. Toutefois la somme d'argent vient épauler l'hypothèse d'un départ définitif, d'autant plus que la destination finale n'est pas anodine. Je pourrais éventuellement trouver des informations complémentaires à l'aéroport, mais je me suis déjà fait avoir une fois à Paris avec une combine de ce genre, à Charles de Gaulle. Peut-être devrais-je tenter de traduire ces cahiers ; ils contiennent certainement des informations intéressantes. Quelques minutes me sont encore nécessaires pour finalement décider de quitter la ville dans un premier temps, trouver une autre ville un peu plus loin et y essayer de faire traduire ces cahiers. S'il n'y a rien de probant je rentrerai alors à Paris, sinon j'aviserai en conséquence pour voir si je vais à L.A. ou Dakar. Concernant la voiture il faudrait que je l'abandonne sur une fausse piste, au cas où ils la recherchent. En attendant je dois avoir quelques heures de tranquillité que je peux passer à rouler vers le Sud, et dans trois heures je chercherai un autre moyen de transport.
Tout se passe plutôt bien, j'arrive à Richmond vers 15 heures 40. Je laisse la voiture en centre ville et pars à la recherche d'un bus. Une autre interrogation me turlupinant est que je ne sais pas quelles villes se trouvent à une distance raisonnable au sud de Richmond. Et puis je pourrais aussi aller vers l'est ou vers l'ouest, après tout quelle importance ? En marchant à la recherche d'une maison de la presse, d'un vendeur de journaux ou de livres auquel je pourrais acheter une carte, je ralentis à une sorte d'arrêt de bus. Un des bus est ouvert avec un chauffeur qui a l'air de ranger ou de faire le tour des sièges pour vérifier que rien n'a été laissé par les passagers. Je monte.
- Non non monsieur, terminus, ce bus ne va plus nulle part.
- Bonsoir oui excusez-moi, je voudrais juste savoir quel est le prochain départ et quels seront les arrêts ?
- Ah le prochain départ c'est demain matin 6 heures monsieur, et les arrêts sont...
Je ne comprends pas la moitié des villes ou des arrêts qu'il donne et distingue juste plus ou moins le terminus.
- ...et terminus Raleigh.
Raleigh ? Je ne connais pas, mais en repartant pour trouver une carte des USA je me dis qu'au pire je saurais que je peux partir d'ici demain matin avec ce bus. Promenade en centre ville, je trouve finalement un magasin où m'acheter une carte. Raleigh est une ville un peu plus au sud qui fera impeccablement l'affaire. Elle a tout l'air de ne pas être très grande, c'est parfait. En attendant je cherche un hôtel pour la nuit, et de quoi faire quelques courses de nourriture pour le soir et le lendemain. Je débourse cinquante dollars dans un hôtel modeste où il faut payer en avance ; pour une nuit il me suffira amplement. De toute façon j'explique au maître d'hôtel que devant partir pour 5 heures le lendemain il est plus judicieux que je le paye en avance. Je retourne par la suite là où j'avais trouvé le bus pour voir s'il faut acheter les billets dès à présent mais tout étant fermé et ne trouvant personne sur place, je remets ce détail pour le lendemain, me promettant d'arriver en avance.
Un peu de tranquillité, enfin. Une bonne douche puis une nuit sans encombre le ventre plein, voilà quelques jours que ça ne m'était pas arrivé... Lundi 4 novembre, lever 5 heures, l'arrêt de bus est à vingt minutes à pied. Je déjeune avec des donuts que j'ai achetés la veille. Départ du bus à 6 heures passées. Je fais le voyage à côté d'un couple bien américain qui me raconte sa vie. Tant mieux plus ils parlent moins j'en dis sur moi. J'invente tout de même une histoire, que je suis à la recherche de mon père, que je viens d'Europe et que j'ai gagné ma carte verte à la loterie machin, bref je baratine en attendant d'arriver à Raleigh. Mais ils ne sont pas très curieux et je n'ai pas besoin de détailler beaucoup. Finalement le nombre d'arrêts n'est pas très important et le trajet est principalement constitué d'autoroute. Il nous faut à peu près quatre heures de route et nous arrivons à Raleigh vers les 10 heures passées. Ce n'est pas gros sur une carte mais c'est quand même une ville assez conséquente. Première étape, recherche d'un hôtel, il faut que j'en choisisse un pour quelques jours cette fois-ci. Ensuite je partirai en quête de personnes capables de déchiffrer mes cahiers. Il me faudrait aussi de toute urgence de nouveaux vêtements, les miens commençant à avoir vraiment mauvaise allure.
Emplettes en ville et tour du canton pour trouver une bibliothèque. Il doit sans doute y avoir une Université, et avec un peu de chance des professeurs d'arabe capables de lire ces cahiers. Le plus simple étant de trouver un cybercafé, avec un bon petit Google je pourrais trouver plus de choses qu'en une journée entière à courir à droite ou à gauche. La recherche d'un cybercafé n'est pas des plus complexes, et je n'en ai même pas l'occasion de visiter un peu la ville... Il y a effectivement une Université à Raleigh, et d'ailleurs ce n'est pas très étonnant, j'apprends avec surprise que c'est la capitale de la Caroline du Nord ! Ah décidément ma géographie... Toutefois je ne trouve pas sur le site d'indication quant à des cours de langues étrangères. Je pourrai quand même y faire un tour demain pour demander, ce serait quand même bien étonnant qu'il n'y ait pas un département de langues, et s'il n'y a pas d'enseignement d'arabe éventuellement certains professeurs pourront tout de même m'aider ou m'indiquer où me renseigner. Je prends aussi l'adresse de l'Institut Islamique de Raleigh et j'en profite pour lire mes mails et en écrire deux ou trois. Je décide de raconter à Guillaume et à Fabrice toute l'histoire, en leur expliquant ce que je sais et où je me trouve. Je dis simplement aux autres que tout va bien et que je suis en vacances. J'informe aussi papa et maman pour leur expliquer que mon portable est cassé mais que même si tout se passe bien un contrat à mon travail m'empêchera d'aller passer une semaine chez eux, mais que ce n'est que partie remise. Je termine par un petit tour des nouvelles avec mes sites classiques, linuxfr, Google news, boursorama... Pas de catastrophe. 17 heures, je prévois d'aller à l'Institut Islamique le lendemain matin, puis ensuite à l'Université en fonction des résultats. En attendant je vais profiter du reste de la journée pour m'acheter une paire de jeans, de quoi me raser pour me refaire une beauté, et de quoi dîner pour le soir.
Deuxième nuit tranquille, j'ai peine à me dire qu'il ne faudrait peut-être pas que je m'y habitue. Le matin je pars tôt en direction du Centre Islamique de Raleigh, 3020 Ligon Street. Mais c'est peine perdue car je me fais remballer assez rapidement. En effet il semblerait que les cahiers ne soient pas écrits en arabe. Je me suis tout de même permis de demander à mon interlocuteur s'il avait une idée de la langue, et il a répondu que c'était de toute évidence de l'hébreu. Mes plus plates excuses et je suis reparti de nouveau en quête d'un cybercafé pour trouver un centre juif dans le coin. Il y a un établissement qui s'appelle le "Temple Beth Or" et qui m'a l'air d'un bon candidat. C'est un peu à l'extérieur, au nord de Raleigh. Comme je ne capte pas outre mesure leur système de transport en commun, et que j'ai toujours eu beaucoup de mal à acheter des tickets de métro ou de bus de toute manière, j'y vais à pied. Il s'avère dans les faits que ce n'est pas tout près, plusieurs kilomètres, et il me faut plus d'une heure trente pour m'y rendre, et j'étais déjà dans le Nord de Raleigh. Sur place je passe un temps conséquent avant de faire comprendre que j'ai des documents que je voudrais faire traduire. Quelques personnes y jettent un oeil mais toutes semblent dire que ce n'est pas de l'hébreu, ou pas vraiment ; elles paraissent très perplexes quoi qu'il en soit. Une suspecte que c'est peut-être de l'hébreu ancien mais que pour être sûr il faudrait demander au vieux dont je n'ai pas saisi le nom. Bien évidemment on ne peut pas le déranger aussi facilement. Bref ils se moquent un peu de mes questions et me congédient en me raccompagnant à l'extérieur. J'accepte sans faire d'opposition mais une fois dehors je fais discrètement le tour des bâtisses pour chercher ce vieux en question. Il y a une synagogue ou quelque chose qui y ressemble et je suis confiant d'y trouver à l'intérieur mon bonhomme ou quelqu'un pouvant me renseigner. Toutefois le jeu est risqué, et je vais me faire attraper rapidement si je rentre tel quel dans ce lieu pas vraiment ouvert aux visiteurs. Je tente tout de même. Je suis surpris par le monde. J'imagine qu'il faut que je m'adresse au plus vieux des plus vieux. Je ne dois pas perdre de temps avant que tous les autres ne me sautent dessus et ne me jettent à la porte, car je suis plus l'archétype du touriste païen que du fervent pratiquant.
Dans un premier temps je ne trouve personne qui corresponde à ce que je pense ou qui ait l'air suffisamment avenant pour que je me risque à lui demander de l'aide. Tout le monde me regarde méchamment. Ce n'est qu'alors que je m'apprête à sortir que je remarque un vieillard dans un coin. Je me dirige rapidement vers lui et je lui tends directement un des cahiers, celui qui me semble être un des plus plus vieux des onze. Le vieil homme regarde le cahier avec attention, puis se lève et me fait signe de le suivre, nous sortons de la pièce et prenons un couloir étroit, puis arrivons finalement à une petite pièce qui semble être son bureau.
- David Leverman.
Il me tend la main.
- Enchanté, François Aulleri, mais la plupart des gens m'appellent Ylraw
Nous nous serrons la main façon US chaleureuse.
- D'où tenez-vous ce cahier ?
- L'histoire est un peu compliquée, toujours est-il que ce n'est pas le seul, j'en ai onze en tout, qui semblent former une sorte de journal, et dont le plus récent de toute évidence nous est contemporain. Est-ce que vous êtes capable de le lire ?
- Asseyez-vous, je vous en prie.
Le vieil homme fait le tour de son bureau encombré et s'assoit, je fais de même sur une chaise en face. Il regarde avec attention le cahier pendant quelques minutes.
- C'est très étrange, c'est manifestement de l'hébreu ancien, ou une forme approchée, mais j'ai beaucoup de mal à le lire, les tournures de phrases, et une partie du vocabulaire me sont inconnus. Il semblerait néanmoins que ce soit une sorte de journal, comme vous le dîtes. La première date que j'arrive à déchiffrer est 1668, mais je peux me tromper, ce n'est peut-être pas une date. Cela dit la suite semble le confirmer, avec à peu près une date ou deux par an, voire aucune certaines années, comme si seulement quelques faits, peut-être les plus importants, étaient relatés.
Satisfait qu'il puisse m'aider, je sors alors les dix autres cahiers, et les pose sur son bureau. Il s'empresse de les regarder les uns après les autres.
- C'est incroyable l'écriture est pratiquement la même tout du long, seul le stylo a manifestement changé, comme si c'était la même personne qui avait écrit tous les cahiers. Ceci est vraiment très intéressant, vous ne voulez vraiment pas me raconter comment vous les avez trouvés ?
Je me décide alors à prendre le risque de lui raconter l'histoire. Je ne fais pratiquement aucune omission. Le bracelet, l'Île de Ré, la rencontre avec le vieux, le retour sur Paris, l'aéroport, puis le réveil au Pentagone, la visite de l'appartement dans Washington où je trouve les cahiers, et enfin mon arrivée à Raleigh, l'histoire au complet. Il a écouté sans poser de question, me proposant simplement un verre d'eau pendant mon discours de près de trois quarts d'heure.
- Très très étrange, est-ce que cela voudrait dire que l'armée américaine possède des informations sur des documents hébreux non divulgués ? Ou peut-être cherche-t-elle à diffuser de faux documents en vue de créer des dissensions au sein de la communauté juive ?
- C'est possible mais comme je vous ai expliqué, je n'ai pas trouvé ces cahiers au Pentagone mais dans l'appartement de l'une des personnes qui me retenaient prisonnier là-bas. Mais il se peut que cette personne eût pour mission d'aller déposer ces cahiers quelque part pour faire croire à une découverte, en Afrique, peut-être.
- Sur l'un des lieux où le peuple d'Israel est passé ? Oui, c'est possible, en attendant nous aurons peut-être des réponses si je parviens à déchiffrer certains passages.
- Oui car je ne vous ai pas dit que cette personne avait aussi dans ses affaires aux côtés des cahiers un billet d'avion pour Los Angeles, et un autre pour Dakar au départ de Los Angeles pour dimanche prochain. En conséquence il pourrait être intéressant de déchiffrer le dernier cahier en premier lieu pour chercher si ce que manigançaient ces hommes y est indiqué.
- Oui c'est une bonne idée. Mais puis-je vous poser une question, qu'avez-vous fait pour que ces hommes vous en veulent ?
- C'est la question que je me pose depuis le début de cette histoire, croyez-moi je n'y comprends pas grand-chose. La personne que j'ai vue en France et qui m'a conseillé d'aller en Afrique semblait dire que le fait que je porte le bracelet était une des raisons. Au début je me suis dit que c'était un signe de reconnaissance qu'il ne fallait absolument pas montrer. Le fait que je le portais devait leur faire penser que je savais certaines choses fâcheuses et que montrer le bracelet prouvait que j'étais décidé à les trahir, ou les provoquer. Alors il était préférable pour eux que je ne puisse pas répéter ce que j'étais supposé savoir. Mais ça n'explique pas pourquoi ils ne m'ont pas éliminé quand ils en avaient l'occasion. Peut-être aussi suis-je en possession d'éléments sans le savoir. Mais j'ai peine à croire que ce soit le cas, car ils n'ont même pas pris la peine de me fouiller au Pentagone. Par contre il semblerait qu'ils aient fouillé mon appartement, mais je n'ai pas pu vérifier s'ils y ont trouvé quelque chose ou pas. Et de toute façon je ne vois vraiment pas qu'est ce qu'ils auraient pu trouver. Il est possible pourtant que je sache certaines choses qui les intéressent. J'espérais que ces cahiers pourraient m'en dire un peu plus et me donner quelques pistes.
- Je comprends, j'ai quelques obligations qui m'obligent à vous laisser, pourriez-vous revenir demain avec les cahiers ? Pour combien de temps êtes-vous en ville ?
- Je n'ai pas d'obligation, la seule contrainte, comme je vous l'ai dit, est ce vol pour Dakar dimanche prochain, d'ici là je suis à votre disposition. Quant aux cahiers, je peux vous les laisser si vous le désirez, vous saurez en faire meilleur usage que moi, je doute de pouvoir me lancer dans l'étude de l'hébreu ancien en quelques jours.
- C'est très aimable à vous de me porter cette confiance, j'apprécie. Si vous le pouvez revenez donc demain en début d'après-midi, nous aurons alors plus de temps pour discuter. J'indiquerai à l'accueil que je vous attends, François Olri, c'est bien cela ?
- Aulleri, 'a' 'u' deux 'l' 'e' 'r' 'i', hum attendez il doit me rester quelques cartes de visite, voilà.
Je lui tends une de mes cartes de visite de Mandrakesoft. Il en profite pour me demander deux trois informations sur ce que je fais dans mon travail et dans la vie en général, puis me remercie et me raccompagne à la porte. Je rentre tranquillement jusqu'à l'hôtel, avec le reste de la journée à tuer. Je peux aller squatter un cybercafé, mais je pourrais aussi en profiter pour faire le tour de la citadelle... Finalement je ne fais pas grand-chose de passionnant. Je suis tellement impatient de retourner demain voir le vieux David que je finis la soirée à larver devant la télévision à l'hôtel, tout en faisant quelques pompes de temps en temps, bien sûr. Je me dis que je pourrai m'acheter un short et le lendemain matin aller faire un footing, il est bien probable que par les temps qui courent me maintenir en forme ne soit pas un luxe.
Vendredi 6 décembre 2002
Mercredi 6 novembre. Footing le matin, ensuite je ne peux pas m'empêcher d'aller faire un tour au cybercafé pour vérifier mes mails et regarder un peu les nouvelles. J'ai l'idée de chercher des informations sur cet homme dont je suis allé visiter l'appartement, ce John Peters. Manque de chance j'ai comme résultat des dizaines d'homonymes, et même en complétant la recherche avec 'FBI' ou 'Pentagon', rien de bien concluant ne me permet d'espérer une piste. Vers 11 heures 30 je reprends la route pour le temple. J'y vais en courant car dans le cas contraire il me faut presque deux heures pour m'y rendre de l'hôtel. Cette fois-ci le personnel du centre ne me fait aucune difficulté et une personne m'accompagne jusqu'au bureau du vieux David, où ils me laissent. Politesses d'usage, puis je ne peux m'empêcher de lui demander directement s'il a eu le temps de lire les cahiers.
- Pour être franc j'ai passé ma nuit à ça. J'en ai même manqué mon réveil ce matin, après m'être endormi dessus. Cela doit bien faire vingt ans qu'une chose pareille ne m'était pas arrivée.
- Vous avez trouvé des choses intéressantes ?
- C'est difficile à dire. Tout d'abord la traduction est très fastidieuse, et je n'avance qu'en faisant des suppositions que je dois souvent remettre en cause. Il semblerait toutefois, aussi incroyable que cela puisse paraître, que ce soit bien une seule et même personne qui ait écrit tous ces cahiers. Toutefois c'est peut-être une même personne morale, et non pas physique, comme de père en fils, ou au sein d'une secte, d'une organisation, la tradition et la culture d'une même foi donnant l'illusion de l'unicité. Mais c'est tout de même très étrange car le style et la calligraphie restent tellement identiques. Quoi qu'il en soit que nous prenions l'hypothèse qu'une seule personne ait écrit tous les cahiers ou plusieurs à la suite, le premier homme, ou la première femme, serait né, ou venu d'un endroit, ce n'est pas très clair, à Londres. Je ne comprends pas par contre leur calendrier, car il est mention de dates allant de 10250 à 10550, ce qui ne correspond ni au calendrier juif, ni au calendrier chrétien. Quoi qu'il en soit le cahier le plus ancien semble résumer les deux premiers siècles pendant lesquels ils ne mettaient pas encore par écrit leur histoire.
- Et ces cahiers peuvent-ils être un faux ? Des cahiers créés de toutes pièces ?
- Non, enfin je ne crois pas, d'un autre côté je ne sais pas de quoi ils sont capables de nos jours. Après tout tellement de choses sont possibles, même de créer une sorte d'hébreu ancien inconnu. Mais cependant je trouverais cette hypothèse étrange, ils auraient dû passer un temps phénoménal pour mettre au point cette langue. Il aurait été plus facile, et beaucoup plus percutant, que le même hébreu que celui utilisé dans l'ancien testament soit préféré.
- Oui mais ce serait un moyen de rendre les choses encore plus crédibles, justement, d'utiliser une sorte de langue encore plus ancienne, pour faire croire, peut-être, que Dieu, Jésus ou certains prophètes sont toujours parmi nous, ou sont revenus, ou bien l'existence d'un groupe de pression juif qui dirige certains organes du pouvoir ; dans un but de forcer des prises de position dans le conflit Israélo-Palestinien, par exemple. Ou peut-être encore des éléments qui remettraient en question certains dogmes religieux. Quant à la langue ancienne, je suppose que de bons ordinateurs de nos jours seraient capables de générer une sorte de version dérivée d'une langue donnée avec l'aide de certains spécialistes.
- Certes, mais dans le peu que j'ai pu déchiffrer, il n'est pas vraiment question de religion, je ne crois pas avoir vu sous-entendu une référence au tout puissant. Je peux avoir bien sûr manqué les passages qui en parlent, car je ne comprends que quelques mots dispersés.
- De quoi est-il question alors ?
- Eh bien j'ai tenté tout d'abord de lire le dernier cahier, celui qui semble le plus récent, comme vous me l'aviez conseillé, mais les références étaient nombreuses, et j'avais beaucoup de mal. Je me suis alors dit que de les lire dans l'ordre me permettrait de comprendre plus facilement l'enchaînement et peut-être la logique.
- Et ?
- Eh bien il ressort presque constamment une sorte d'organisation, de secte peut-être. Un ensemble de personnes à qui fait très souvent référence l'homme ou la femme qui a écrit. Mais je ne comprends pas très bien ce que cette organisation représente. La personne semblait agir comme conseiller, à l'époque des deux premiers cahiers, autour des années 11500, de marchands, ou d'une famille d'hommes d'affaires peut-être. Après il semble qu'elle ait bougé, vers d'autres grandes villes européennes de cette époque.
- Mais, quelles sont les dates mentionnées dans le dernier cahier ?
- La dernière date du cahier le plus récent est 13134.
- 13134 ! Si on considère que cette date nous est contemporaine, alors 11500 correspondent à plus de 1600 ans plus tôt. Et vous m'avez dit qu'elle était née entre 10250 et 10550, il y a plus de 2500 ans, c'est incroyable !
- Oui, cela remonte au cinquième siècle avant le calendrier chrétien.
- Et que dit cette personne exactement ? Que raconte-t-elle ?
- Je n'arrive à déchiffrer que quelques mots communs, c'est donc difficile de comprendre le sens global, mais il me semble qu'elle parle de décisions, de choix, de ce qu'il faut faire pour avancer dans la bonne direction. J'ai aussi l'impression que quelque chose lui fait peur, qu'elle doit se cacher. Et à vrai dire pour l'instant je n'en sais pas beaucoup plus. Il me faudrait sûrement des mois voire plus pour arriver à me faire une idée plus précise et plus aboutie. Je ne suis peut-être pas la personne adéquate, peut-être devriez-vous rentrer en contact avec quelques spécialistes bien plus capables que moi pour vous aider.
- Il se trouve qu'il y a pas mal de gens qui m'en veulent, et que je n'ai pas vraiment à ma disposition ces quelques mois pour savoir quels sont leurs motifs. J'imagine qu'une fois que tout sera terminé je porterai effectivement ces cahiers à des chercheurs ou des archéologues ; mais pour le moment vous êtes la seule personne qui peut m'expliquer ce qu'il se passe, si ça vaut le coup ou pas que j'aille à L.A. pour dimanche prochain, et ce que je suis susceptible d'y trouver.
- Je comprends. En quoi pensez-vous que vous pouvez être lié à cette histoire, peut-être avez-vous réfléchi un peu plus en détail depuis que vous êtes plus tranquille à Raleigh ?
- Pour être franc j'attendais beaucoup des cahiers, et je ne me suis pas vraiment posé la question, mais peut-être que je connais une partie des réponses, oui. Malgré tout j'ai beaucoup de mal à m'imaginer en quoi ma vie tout ce qu'il y a de plus classique puisse intéresser qui que ce soit.
- Et cette histoire de bracelet, il semble qu'il revienne souvent, et de plus il semble être le point de départ. Ne pourrait-il pas être le lien ?
- Oui je suis presque sûr que c'est bien la raison de leur confusion au début, mais ils auraient dû chercher la fille, pas moi, et auraient dû se rendre compte de leur erreur rapidement. Ils ont eu l'occasion de vérifier toutes les infos sur moi et pourtant ils ont continué à me courir après. Ils ont de plus vraisemblablement visité mon appartement à Paris et donc trouvé à peu près tout de ma vie. À moins qu'ils ne se soient effectivement plantés au début, et que désormais ils aient peur de ce que j'ai pu voir. Cette hypothèse me semble l'explication la plus plausible. Toujours est-il qu'il semble à présent certain qu'une organisation plus ou moins secrète se cache derrière tout ça, mais quels sont ses objectifs et son étendue, c'est toujours un mystère. Quoiqu'elle semble au moins infiltrée au sein d'organismes aussi importants que le Pentagone, ce n'est pas rien.
- Le Pentagone n'est pas vraiment un organisme, mais je vois ce que vous voulez dire. Pouvez-vous me parler un peu plus de ce bracelet ? Pourrait-il être une sorte de signe de reconnaissance, un talisman ?
- Je ne sais pas s'il peut être un talisman, mais il semblerait qu'ils ne le portent pas en permanence, et d'après ce que m'avait dit le gars sur la plage, et aussi un autre type bizarre que j'avais croisé dans la rue à Paris, qui est peut-être celui qui a tout déclenché, d'ailleurs, il est dangereux pour eux de le porter et de le montrer en public. Il est donc possible qu'ils ne l'utilisent que dans certaines occasions, des réunions secrètes ou un truc du genre.
David, qui était appuyé contre le bureau, se recule dans son siège, pensif.
- Tout cela est vraiment très étrange...
- Je ne vous le fais pas dire, mais il ne faut pas trop vous turlupiner avec ça, ce sont mes problèmes après tout.
- Oh vous savez, les problèmes d'un homme sont les problèmes des hommes... Êtes-vous croyant ?
Je suis surpris par la question, mais le vieux David doit sûrement se demander si je ne lui raconte pas des salades, il est normal qu'il cherche un peu à me connaître. Je n'ai rien à lui cacher.
- Non. Enfin pour être plus précis je l'étais jeune, alors catholique plutôt pratiquant. Et puis le temps passant et mes interrogations grandissant je me suis éloigné de Dieu et tout ce qui tourne autour. Je voulais d'une certaine façon vivre ma vie seul, sans l'aide de personne, quitte à ne pas y arriver. Et je trouvais que Dieu était une excuse un peu facile face à l'adversité, et que j'étais la seule personne à pouvoir vraiment changer les choses.
Il semble étonné par ma réponse.
- Dieu une excuse facile ? Que voulez-vous dire ?
- Je veux dire que c'est parfois une solution de facilité que de se plaindre de fatalité et de volonté divine plutôt que de continuer à se battre pour changer les choses.
- Je vois. Mais suivre Dieu c'est aussi suivre une voie de justice et de bien, ne plus croire ne vous mène-t-il pas plus facilement vers des choses rejetées par votre religion ?
- Je pense que je suis resté quand même fortement influencé par la morale et l'ensemble de la notion de "Bien" prônée par la religion ; et je tente si possible de respecter mes principes, qui en découlent principalement, et de conserver une hygiène de vie à l'abri des tentations matérialistes. Je ne sais pas trop comment je m'en sors, ce n'est pas tous les jours facile et je dois céder plus que de raison à certains petits péchés, peut-être à des plus gros, même, sans m'en rendre compte, mais je n'ai pas l'impression d'avoir une vie qui pourrait s'avérer plus critiquable que d'autres bons croyants. Je donne de l'argent pour un gamin en Afrique, je donne mon sang, je fais attention à la nature, je laisse des pourboires au serveur, j'essaie de ne pas être égoïste, d'être tolérant, enfin, ce genre de chose quoi. Mais d'autre part c'est vrai que je considère certaines règles religieuses un peu désuètes, par exemple je ne cacherais pas avoir pris quelques libertés avec certaines de mes compatriotes en dehors des liens sacrés du mariage.
Il sourit. Je continue.
- Cependant j'essaie tant bien que mal de ne pas faire ce que ma morale réprouve, de ne pas agir juste pour mon plaisir, et j'ai une certaine capacité à me rendre la vie difficile et à ne pas céder à la facilité. Tout ceci peut paraître un peu prétentieux, mais je ne pense pas que vous impressionner puisse m'apporter quoi que ce soit.
- Je comprends votre point de vue. Il est vrai que la religion semble parfois bien lointaine des préoccupations de la vie moderne. Je déplore toutefois que tous, même non croyants, ne suivent pas une voie un peu moins entachée des sirènes de nos sociétés égoïstes.
- Je me suis déjà posé la question, effectivement, d'un substitut à la religion pour que les gens gardent un esprit critique et un certain recul vis-à-vis de la facilité apparente de nos civilisations...
David me coupe.
- Pourquoi un substitut ? La religion par son ancienneté garde justement ce recul et cette force face au monde actuel.
- Peut-être mais les gens ne le voient pas ou ne le croient pas, et pensent qu'elle ne peut plus vraiment servir de valeur fondamentale. Et j'ai peur que nos sociétés ne s'effondrent comme des châteaux de cartes si des bases solides n'existent plus. Je ne pense pas pour ma part que le capitalisme et l'argent soient une base suffisamment solide.
- Vous êtes anticapitaliste ?
- Non, je ne pense pas, enfin plus exactement je ne pense pas que le capitalisme en lui-même soit une mauvaise chose, mais il n'est pas suffisant pour un développement harmonieux de l'homme. Malgré tout je ne sais pas trop quel serait le système idéal où les gens puissent continuer à avoir de l'ambition, à faire fortune, à être motivés pour aller de l'avant, mais où les retombées puissent davantage profiter à l'humanité en général. Le capitalisme actuel semble de plus en plus se développer en entretenant et augmentant les différences de richesses entre les gens, les principes de redistribution ne fonctionnent pas correctement.
- Mais justement dans ce contexte la religion et ses principes peuvent aider les gens à être moins égoïstes, plus moraux et ne pas faire sans remords, simplement pour l'argent, des choses mauvaises, et surtout à redistribuer leur surplus.
- Oui à mon avis la religion a contribué, jusqu'à présent en tous les cas, à l'établissement d'une morale commune que l'on retrouve plus ou moins chez tout le monde, et qui a permis au système de fonctionner. Mais je pense qu'elle ne suffit plus et se trouve trop à l'écart des considérations de la vie économique pour vraiment être efficace. Je suis sûr que nombre de patrons de boîtes internationales qui exploitent des milliers d'enfants et trafiquent leur comptes dans moult paradis fiscaux sont de fervents pratiquants religieux. Ils vont à la messe régulièrement et ne sentent pas du tout à quel point leur comportement est paradoxal. Dieu s'est trop éloigné de notre monde pour y jouer encore un réel rôle.
- Vous pensez qu'il faut rétablir la religion dans l'État ?
- Non je ne pense pas qu'il faille que Dieu revienne, je pense qu'il faut trouver autre chose que la religion, ou peut-être une forme plus à jour, qui façonne les gens plus qu'elle ne les punit. Et où naturellement ils sont poussés à faire des choses bonnes pour tout le monde.
- Mais vous parlez du tout-puissant comme d'un outil, comme si on pouvait décider qu'il soit présent ou pas, mais il est là, quoi qu'il arrive !
- Non, je pense qu'il n'est là que si les gens croient en lui, si plus personne ne croit en lui, il n'est plus là. Qu'il existe ou pas n'est pas la question, il faut que les hommes le suivent pour qu'il ait de la force, et ce n'est plus le cas ; et je ne pense pas que nous puissions revenir en arrière. C'est pour cette raison qu'il faut trouver un système plus à jour, plus humain peut-être, pour que les hommes y trouvent les réponses à leurs problèmes actuels. Dans notre monde les hommes se moquent du paradis dans les cieux, ils peuvent l'avoir ici et maintenant, pourquoi attendre ?
- Je ne pense pas que je pourrai jamais accepter ce que vous dites mais je comprends votre raisonnement.
- Je ne raisonne pas comme vous, en effet, pour moi il n'y a pas de fatalité, et à mes yeux, considérer que Dieu est la seule solution pour que les hommes restent sur le droit chemin, c'est une fatalité, c'est s'empêcher de trouver d'autres solutions, c'est considérer qu'il n'y a pas de possibilité d'avoir une humanité juste et bonne pour d'autres raisons que la simple foi religieuse.
- Mais qu'est-ce qui peut remplacer la religion, le tout-puissant, le Bien absolu, la foi ?
- Je pense que l'homme est égoïste, mais je pense surtout qu'il est orgueilleux, et si nous pouvions trouver un système qui satisfasse cet orgueil en étant plus profitable à tous, ce serait un progrès. C'est sur ce point que je trouve que le capitalisme est insuffisant, il est parfait pour répondre au besoin de pouvoir et de richesse des gens, mais ses déviances et surtout la faiblesse des hommes le rendent de moins en moins intéressant pour l'ensemble. Désormais les hommes entreprenants ou talentueux détournent trop le système en leur faveur en redonnant de moins en moins, alors que le principe serait de trouver l'équilibre qui ne brime pas les ambitions ponctuelles, mais qu'elles soient mises à profit pour la société en général. C'est un peu aussi la raison pour laquelle je trouve la plupart des systèmes socialistes utopiques. Ils ne prennent pas assez en compte que beaucoup d'hommes aspirent uniquement au pouvoir et à la domination. Et quel que soit le système, à quelques exceptions près, je pense que ce seront toujours ces mêmes personnes qui auront le pouvoir, parce que leur seule ligne de conduite, c'est d'obtenir ce pouvoir, que ce soit dans une dictature communiste, une dictature capitaliste, ou une dictature tout court.
- Vous pensez donc que l'homme n'est pas bon à la base, que ça dépend complètement de son environnement ?
- Je suis partagé sur cette question. Toujours est-il que s'il est bon à la base il est facilement corruptible à mon goût, et la situation finale est la même.
- J'ai la faiblesse de croire pour ma part que l'homme est bon, mais nous ne savons certainement pas lui parler dans les termes adéquats.
- Peut-être que beaucoup d'hommes sont comme vous le pensez, mais toujours est-il que certains autres vendraient mère et père pour arriver à leurs fins. Et je pense que ce sont ceux-ci qui nous dirigent, parce que leur ambition est plus importante que leur morale, ils sont prêts à tout pour la satisfaire... Enfin... Je ne sais pas, je ne sais pas trop ce qui est vraiment au fond de l'homme... Je ne sais pas...
Je m'interromps un instant, plus très sûr de mon raisonnement.
- Vous pensez que ces cahiers peuvent contenir des éléments susceptibles de remettre en question la religion et certains de ses préceptes ?
J'essaie de revenir un peu à mes préoccupations premières, nous avons considérablement divergé...
- De ce que j'ai lu, je ne pense pas. Mais la personne qui a écrit ces textes semble néanmoins faire partie d'une sorte d'organisation influente. Il se pourrait que la religion fut un des moyens de pression sur le reste de la population de ce groupe. Tout ceci n'est que supposition, bien sûr. Mais ça pourrait expliquer pourquoi cette organisation commence à prendre peur en sentant son pouvoir s'effriter. Peut-être cherche-t-elle d'autres moyens d'influence. Et ce danger auquel elle a été soumise de tous temps est peut-être simplement le risque d'être découverte. Mais je n'ai pas trouvé suffisamment d'éléments pour savoir vraiment de quoi il en retourne et vous en dire plus pour l'instant.
Je relâche un peu mon attention et m'assois plus confortablement sur ma chaise.
- Je me sens bien inutile, je ne peux que difficilement vous aider.
- Ne vous en faites pas, chacun est utile à son heure, et il se peut que la votre vienne plus vite que vous ne le désiriez vraiment. Vous aurez sans doute pas mal d'embûches dans la suite de vos aventures, mettez donc à profit ces quelques jours de clémence pour reprendre des forces.
- Vous avez sans doute raison, peut-être devrais-je vous laisser tranquille, alors. Nous pouvons nous voir demain à la même heure ?
- Oui, d'ici là j'aurai sans doute un peu plus d'informations à vous communiquer.
Je laisse donc David à mes cahiers, et rentre doucement en centre ville. Je serre toujours la pierre dans ma main. Petit à petit, j'arrive à m'en séparer, la placer simplement dans ma poche suffit à ne pas me rendre mal. L'accoutumance semble s'amenuiser.
Depuis les deux ou trois jours de ma présence à Raleigh, j'ai croisé à plusieurs reprises une sans-abri derrière l'hôtel. Je le contourne pour me rendre au temple et je la vois souvent, soit à fouiller les poubelles, soit à dormir dans sa maison de carton, quand le gardien de l'hôtel ou les gamins ne viennent pas la déranger. Elle se trouve justement à chercher dans les poubelles. Je la regarde ; elle m'aperçoit.
- Je suis désolée d'importuner votre vue, Monsieur, mais c'est à cette heure-ci qu'ils jettent les restes de midi, si j'attends, les chats ou d'autres les auront pris à ma place, et je n'aurai rien à manger.
- Comment vous appelez-vous ?
Elle semble surprise de ma question.
- Euh, je m'appelais... Je m'appelle Margareth.
Elle a prononcé son prénom comme si personne ne l'avait appelé ainsi depuis des années et des années.
- Vous êtes ici depuis combien de temps ?
- À cet hôtel ? Ou dans la rue ? Dans la rue ça fait 25 ans.
Un des gardiens qui fait le tour de l'immeuble me reconnaît et demande :
- Elle vous importune, Monsieur ? Voulez-vous que je la chasse ?
- Non, pas du tout, nous discutons.
Il semble surpris, je lui file dix dollars et il s'en va, satisfait.
- Voulez-vous prendre une douche et passer une nuit au chaud ? J'ai une chambre à l'hôtel. Mais il va falloir faire attention pour rentrer parce qu'ils ne vont pas vouloir vous laisser passer.
- Euh, mais, je ne voudrais pas vous embêter, vous savez on se fait à la misère, et il y a sûrement des plus malheureux que moi.
- Allez venez. Placez-vous près de la porte verte là-bas, je vais venir vous ouvrir dans un petit moment pour vous faire rentrer par-derrière.
Ce n'est sûrement pas le genre de choses que j'aurais fait à Paris, mais dans les conditions présentes, dans ce pays si loin, avec toutes ces histoires qui m'arrivent, la discussion avec David, c'est peut-être le moment de penser un peu plus aux autres. Et puis ce n'est même pas mon argent.
Je réussis à la faire entrer en douce. Après une bonne douche, je me rends compte qu'il lui faudrait de nouveaux habits. Je discute un peu avec elle. Elle va avoir cinquante ans pour la fin de l'année, comme mon papa. Voilà vingt-cinq ans que son mari l'a mise à la porte pour une autre, la laissant sans aucune ressource. Elle n'a plus de famille, ou le prétend en tous cas, et après avoir fait plusieurs petits boulots, elle n'a pas réussi à remonter la pente et a terminé dans la rue, comme beaucoup. Je lui explique alors que je vais aller lui chercher des habits et de quoi manger. Je sors et lui trouve dans un magasin proche de l'hôtel de bons habits bien chauds et solides. Je ne peux malheureusement pas la sortir de son malheur, mais peut-être le rendre un peu moins dur pour un soir. Je pourrais lui donner de l'argent, il me reste au moins vingt-deux ou vingt-trois mille dollars. Je préfère en garder un peu au cas où ma carte bleue serait bloquée, mais je n'ai pas besoin d'autant. Toutefois j'ai la crainte que si je lui donne une si grosse somme, dans les deux mois elle n'ait tout dépensé et se retrouve dans le même état. Je commence à me sentir un peu seul peut-être, si loin de chez moi, loin de mes amis, de mes parents. Il n'y a que quelques jours que je suis parti, pourtant...
Elle est ravie par les habits, et aussi par les deux immenses pizzas que j'ai rapportées. Je ne parviens à finir que la moitié de la mienne, pour son bonheur car elle engloutit l'autre moitié en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire. Elle passe le reste de la soirée devant la télé ou à me raconter sa vie, puis sombre rapidement dans un profond sommeil.
C'est elle qui me réveille le matin, jeudi 7 novembre, elle m'explique qu'elle préfère retourner dans la rue, de peur que quelqu'un ne lui pique sa place, que Dieu me bénisse et d'autres remerciements chaleureux. Je me sens pourtant coupable de ne pas les mériter, ou de ne pouvoir faire plus, cet argent ne m'appartenant pas.
Je me recouche quelques instants, sommeille une petite heure puis me lève et pars faire mon footing matinal. Ensuite je pars à la recherche d'une banque. J'ai dans l'idée d'ouvrir un compte pour Margareth. Il est possible qu'il soit plus sage que je garde cet argent en vue des prochains tracas que je ne vais sans doute pas manquer d'avoir, mais je saurai bien me débrouiller autrement. Une fois une banque trouvée, j'explique au banquier que j'ai gagné vingt mille dollars et que j'aimerais les placer pour qu'ils me rapportent tous les mois. L'avantage des États-Unis, c'est qu'avec de l'argent, toute procédure est simplifiée, et je ne suis même pas tracassé par le fait d'être français, à vrai dire il s'en moque. Nous discutons des détails un moment et finalement nous tombons d'accord sur une rémunération à cinq pour cent avec un pour cent réinvesti en partie et servant pour les frais de tenue de compte. Mais comme les intérêts ne seront effectifs qu'à partir de la deuxième année, je rajoute mille dollars représentant aussi à peu près quatre-vingts dollars par mois pour la première année. Tout cela fonctionnant avec une carte de retrait au distributeur de la banque. Je retourne en direction de l'hôtel et rejoins Margareth. Je lui explique le tout.
- Voilà Margareth, avec cette carte, vous pourrez retirer environ quatre-vingts dollars tous les mois. Retenez bien le code, tenez voilà il est marqué sur ce papier. Utilisez cet argent à profit, vous pourrez vous payer un bon repas et de nouveaux habits de temps en temps. Vous aurez cet argent tous les mois, à partir de maintenant et sans limite de temps.
- Mais... Merci, mais je ne le veux pas, c'est votre argent, il est à vous, ne vous inquiétez pas pour moi, je m'en sors, c'est déjà beaucoup ce que vous avez fait, les habits et tout.
- Ne vous inquiétez pas, Margareth, ce n'est même pas mon argent, je l'ai trouvé, et il vous sera plus utile qu'à moi. De plus dans dix ans, si vous le désirez, vous pourrez retirer la totalité de la somme, cela représente vingt mille dollars.
Je lui répète et explique comment tout cela marche, nous allons faire un essai au distributeur où elle retire cinquante dollars. Après cet épisode je repars de nouveau vers le temple pour retrouver David, j'espère qu'il aura progressé, il ne me reste plus beaucoup de jours si je veux être à L.A. pour dimanche. Je m'y rends comme d'habitude en trottinant. Subitement, alors que je ne suis plus qu'à quelques dizaines de mètres du temple, un homme court à mes côté et m'arrête, je crois d'abord à une agression et fais un bond en arrière. Mais la confusion est vite effacée quand il dit qu'il est un ami de David. Il m'explique que je dois le suivre pour rejoindre ce dernier, car des événements l'obligent à me donner rendez-vous hors du temple. L'homme me précise qu'il va me conduire en voiture jusqu'à lui. Je reste sur mes gardes, m'étant déjà fait embobiner plus d'une fois jusqu'à présent, et lui demande pourquoi je devrais le croire. Il me répond que David, pour que je gagne sa confiance, lui a dit de dire que selon lui quelques écarts aux liens sacrés du mariage ne sont pas de si graves choses. Je me laisse convaincre par ce message, et décide de lui faire confiance. Je suis donc l'ami de David qui s'est présenté comme étant Samuel quelque chose, petit homme un peu grassouillet mais assez sûr de lui semblerait-il, déjà âgé, la cinquantaine, peut-être plus. Sa voiture est garée un peu plus loin. Je rajoute à sa fiche signalétique qu'il doit être fortuné, car en effet sa voiture est une Dodge Viper, une voiture de course de luxe. Je ne sais pas vraiment combien une voiture de ce type peut coûter, mais j'imagine que ce n'est pas une bouchée de pain, même ici aux États-Unis. J'ai au moins la satisfaction que les méchants devront courir un peu pour nous rattraper !
À ma grande déception il s'avère qu'il ne roule pas très vite, c'est bien la peine d'avoir une super voiture !... Enfin, mieux vaut rester discret, c'est plus prudent, et surtout ne pas avoir la mauvaise idée d'avoir un accident... Il m'explique que David m'a donné rendez-vous dans un parc, le "William B. Umstead State Park". C'est un grand parc au nord-ouest de Raleigh où tous deux ont l'habitude de se rencontrer quand ils veulent discuter un peu entre amis, au calme et loin du monde. Ils se donnent toujours rendez-vous près du "Big Lake", au nord du parc. Il nous faut une bonne demi-heure pour nous retrouver là-bas. entre-temps, je lui demande s'il sait ce qu'il se passe, mais il me répond qu'il a juste reçu un coup de fil de David lui demandant de venir me chercher avant que je n'arrive au temple, et de me conduire à lui. Je retrouve David sur un banc près du lac. L'ambiance est très film américain et normalement c'est à ce moment qu'il me déballe tout les tenants et les aboutissants de l'histoire.
- Désolé de tous ces mystères, Ylraw, mais je ne savais pas comment vous joindre autrement.
- Que se passe-t-il ?
- Eh bien hier soir j'ai emporté six des onze cahiers pour les étudier chez moi, et...
- Vous avez trouvé quelque chose ?
- Laissez-moi vous expliquer. Ce matin en revenant au temple mon bureau avait été fouillé et les cinq cahiers restants avaient disparu. La personne savait donc quoi chercher. Étiez-vous à votre hôtel ce matin ?
- J'en suis parti tôt et n'y suis pas retourné depuis.
- Eh bien si j'étais vous je n'y retournerais pas, aviez-vous des choses importantes là-bas ?
- Non, des habits uniquement, j'ai le reste sur moi.
- De toute évidence ils vous ont retrouvé, et ils ne veulent pas que le contenu de ces cahiers soit révélé. Je crois que vous devriez de toute urgence quitter la ville.
- Si je suis en danger vous devez l'être aussi, je suis désolé de vous avoir mis dans de tels tracas.
- Ne vous inquiétez pas pour moi, je vais partir avec mon ami Samuel quelque temps hors de la ville, histoire que tout se calme. Et dans le pire des cas, je trouverai bien un autre temple où me réfugier. Nous sommes une grande et solidaire communauté, nous peuple d'Israël.
- Bien, mais ça veut donc dire que je ne saurai pas ce que voulait aller faire ce John à Los Angeles, et il faudra sans doute que je le découvre par moi-même. Avez-vous trouvé d'autres choses intéressantes dans les cahiers ? Mais au fait sommes-nous en sécurité ici ?
Je jette un coup d'oeil circulaire, nous sommes à quelques dizaines de mètres de la petite route qui amène à un parking où nous nous sommes garés avec Samuel. Le coin a l'air calme, quelques personnes se promènent sur les différents petits chemins qui se trouvent autour de nous. Devant nous s'étend le grand lac, duquel nous devons être à l'extrémité Sud-Est. À notre droite, de grosses pierres et de petites collines dessinent le contour de l'étendue d'eau, sûrement artificielle. Rien ne paraît suspect ou étrange dans cette tranquillité.
- Je ne pense pas qu'ils nous trouvent ici, mais il vaut mieux ne pas s'y attarder de toute façon. Dans les premiers cahiers, je n'ai pu qu'affiner la trajectoire de notre homme. Il est bien apparu à Londres, puis a vécu à Paris, Rome. Il s'est ensuite exilé à Sydney, en Australie, un peu après 12200.
- 12200... Si d'après le dernier cahier nous sommes en 13100 et quelques, cela fait 900 ans en arrière. Étrange, les européens étaient déjà en Australie au douzième siècle ?
- Je ne sais pas.
Je reste pensif un instant.
- Ça ne colle pas... Enfin, je vous laisse continuer.
Ensuite il semble qu'il ait été contraint de ne plus écrire, pour des raisons de sécurité. Il est question de destruction de ces cahiers, à moins que ce ne soit d'autre chose. Peut-être que d'autres cahiers écrits par des personnes différentes existaient aussi. Mais cette élimination d'indices semble malgré tout cohérente avec le fait que cette organisation veuille rester secrète avant tout, et que de tels écrits peuvent la mettre en péril. Cependant, ils ne semblent pas avoir été détruits finalement, ou pas tous. À vrai dire, c'est la raison pour laquelle je n'avais pris que les six premiers cahiers, les cinq autres marquent une cassure et ne recommencent que début 13000 aux États-Unis.
- 13000, c'est plus cohérent, cela ferait fin du dix-neuvième siècle.
- Oui, de plus le contexte semble très différent. Je ne peux malheureusement pas vous en dire beaucoup plus, il me faudrait maintenant plus de temps pour déchiffrer plus en détail.
Soudain Samuel prend la parole. Il pointe une arme sur David.
- C'est déjà beaucoup trop David. Mais pourquoi donc n'es-tu pas resté dans tes prières ? Ah, David, tu me manqueras !...
Il tire sans hésiter un coup de feu qui l'atteint en pleine poitrine.
Alors que nous discutions, Samuel était resté derrière à nous écouter, vérifiant sans doute ce que David savait. Dès que celui-ci eût terminé de m'expliquer ce qu'il avait déchiffré, Samuel a sorti son arme et a fait feu sur David.
Je ne suis pas vraiment sûr que l'on ait le temps de réfléchir avant de réagir dans ces cas-là. La seule chose que je trouve alors à faire est de courir et plonger dans le lac pour sauver ma peau. Je fais le plus d'apnée possible pour qu'il ne puisse pas me viser. Stratégie qui n'est pas la plus héroïque mais elle a au moins le mérite de fonctionner car je n'entends aucun coup de feu. À moins qu'il ne me veuille vivant. De toute façon ce n'est pas très malin, après réflexion, car il va pouvoir me suivre tranquillement du bord et me cueillir à la sortie du lac quand je serai épuisé d'avoir trop nagé. Mais c'était ça ou une balle dans la tête, alors à choisir... Je ne l'aperçois plus quand je dois refaire surface pour respirer. Une chance que l'eau du lac soit limpide bien que fraîche. Je nage alors plus calmement en tentant alors de me remémorer la forme de ce fichu lac. En scrutant les berges je m'aperçois que ce ne sera peut-être pas aussi facile pour Samuel d'en faire le tour, il n'y a pas vraiment de chemin pédestre qui longe la berge, principalement constituée de rochers à ce niveau...
Je me dirige vers une berge qui a l'air un peu isolée après vingt bonnes minutes de nage. Samuel ne semble pas se trouver dans le coin, de toute façon je me dis qu'il ne peut pas trop rester dans les parages après le coup de feu, il va sûrement partir rapidement. À moins que je ne sois plus important que ce que j'imagine. Je souffle et reprends un peu mes forces sur la berge, il ne fait pas si chaud une fois trempé. Un avion de ligne survolant le parc me révèle que l'aéroport est tout près, sa hauteur de vol laissant supposer qu'il n'a décollé il n'y a que quelques minutes, voire quelques dizaines de secondes. Je devrais peut-être partir directement à l'aéroport, en plus si j'ai cette idée il est fort probable que Samuel ait la même. Je pourrais y aller discrètement et essayer de le retrouver. D'un autre point de vue il serait plus sage de partir en bus à l'autre bout du monde... Il n'en reste pas moins qu'il a désormais en sa possession les cahiers, et mon sac par la même occasion. Ce n'est pas que je sois prêt à faire une nouvelle folie pour lui, mais pour le coup il contient le reste de mes dollars, et je n'ai plus que tout juste cent dollars en poche.
J'hésite, avant d'aller à l'aéroport, à retourner à l'endroit où le drame a eu lieu. Samuel doit se douter que je veuille récupérer les cahiers et mon sac, mais après les vingt bonnes minutes qui se sont écoulées l'endroit sera sûrement infesté de policiers et de monde, et il aura plus de mal à tenter quoi que ce soit, même s'il reste posté à proximité... Je retourne finalement discrètement sur le parking et constate que sa voiture n'est plus là. Je ne prends pas le risque dans un premier temps de m'approcher de l'endroit où nous avons eu notre entretien avec David. Mais j'ai une pensée pour lui, peut-être n'est-il pas mort et pourrais-je lui venir en aide ? Je décide de m'y rendre concluant que je ne peux pas le laisser là s'il y a le moindre espoir. Les policiers ne sont pas encore sur les lieux, mais une petite foule se tient autour de David. Je suis conscient que je devrais partir d'ici et que si David pouvait me donner un conseil, ce serait de prendre mes jambes à mon cou au plus vite, mais je ne peux m'y résoudre. Je suis complètement trempé ce qui me fera remarquer rapidement, je reste donc un peu à l'écart tentant d'écouter les conversations. Une vieille dame explique à un jeune homme qu'il y eu un coup de feu et qu'en arrivant elle a trouvé le vieil homme ici, étendu à terre. Un homme d'une quarantaine d'années est accroupi proche de David, semblant l'ausculter, plusieurs vestes ont été placées sur lui. Je regarde autour, pas de trace de Sac ni des cahiers. Une femme semble dire que la personne proche de lui est un docteur, et que celui-ci craint fortement que la balle ne l'ait touché en plein coeur et qu'elle a peur que les secours ne puissent rien faire. Certains se demandent si ce n'est pas encore le tueur fou qui sévit, et qu'ils se sont trompés en arrêtant celui de Washington. D'autres émettent l'hypothèse qu'il y en a en réalité plusieurs, ou encore que le dernier ait pu lancer de nouvelles vocations.
Samedi 7 décembre 2002
Je jette un dernier regard à David puis je repars vers la route. Je retourne tout d'abord jusqu'au parking et c'est alors que je commence à repartir vers l'entrée du parc par la petite route que les policiers arrivent. Me voyant m'éloigner ceux-ci me retiennent.
- Personne ne quitte la zone ! Nous allons vous interroger.
Le policier me regarde d'un air plutôt bizarre et c'est compréhensible je suis mouillé de la tête aux pieds. Misère ! J'aurais dû filer plus tôt ! C'est à ce moment-là que, surpris, je vois la Viper de Samuel arriver et se garer près des voitures des policiers, à l'entrée du parking. Mais étonnement supplémentaire ce n'est pas Samuel qui conduit, mais un des deux hommes qui étaient entrés dans la pièce où j'étais retenu au Pentagone, plus précisément celui qui était contre le fait de m'enlever le bracelet, le méchant donc. Je me rends compte que je ne suis pas alors dans une position que nous pourrions qualifier d'enviable. En désespoir de cause, sans savoir que faire, je m'approche alors de l'un des policiers.
- J'ai tout vu, je peux faire une déposition.
- Très bien, suivez-moi, la personne là-bas va prendre vos...
- Laissez-le moi, je m'occupe de lui.
L'homme du Pentagone qui s'est approché interrompt le policier.
- Pardon monsieur mais il doit d'abord faire sa déposition, il est un témoin direct du crime.
Mais mon prétendant sort sa carte, et le policier tout penaud s'exécute, en glissant un petit "Motherfucker federals" au passage.
- Ce sera mentionné dans le rapport.
Mon nouveau copain n'a pas l'air de rigoler.
- Pardon monsieur.
Et le policier s'en va la queue entre les jambes. Pendant ce temps je cherche désespérément que faire. Prendre la fuite maintenant c'est s'assurer d'avoir tous les flics aux trousses, et vu leur dégaine facile je ne vais pas avoir beaucoup de mètres à mon actif avant de goûter le bitume. D'un autre côté si je ne réagis pas vite j'imagine que mon super copain va probablement m'administrer une bonne dose de tranquillisant et je vais encore me réveiller dans une petite pièce sombre, à la différence que je n'aurai sûrement pas la chance de la première fois. Il me tient en visée avec son arme et me somme de passer devant et de me diriger vers la Viper. Je marche lentement en essayant de regarder ce qu'il manigance derrière mon dos. Il me demande d'ouvrir la porte et de m'asseoir sur le siège passager. Pendant ce temps il sort un truc de sa poche, une petite fiole ou une sorte de seringue sans aiguille, à moins que l'aiguille ne soit dedans et puisse sortir, il me semble que j'ai déjà vu des seringues de ce type. Toujours est-il qu'il fait en même temps tomber un objet de sa poche. J'ai la vague impression que ce sont les clés de la Viper, par le petit porte-clés associé. Je n'ai de toute façon pas le temps de réfléchir, je décide de tenter le tout pour le tout et je profite de son moment d'hésitation à se baisser et les ramasser pour me retourner, pousser son arme dans le mouvement et lui donner un coup dans le ventre, il se recule à peine en se pliant un peu alors que j'enchaîne sur un coup de pied en pleine tête. Il est projeté en arrière et s'écroule par terre. Je récupère son arme qu'il a lâchée ainsi que les clés, je monte dans la Viper par la porte du passager, me glisse au volant et démarre au quart de tour. Première satisfaction, ce sont bien les clés de la Viper, et deuxième satisfaction, c'est une boîte manuelle !
Marche arrière. J'accélère beaucoup trop et la voiture dérape. De vieux souvenirs de jeux vidéos de simulation de voitures me reviennent à l'esprit, comme les demi-tours sur route de "Need for Speed" au moindre coup d'accélérateur. Mais ce n'est pas le moment de se la jouer nostalgique, plutôt celui de mettre en pratique les longues heures passées à l'époque à piloter des bolides virtuels du même genre que celui dans lequel je me trouve à l'instant, à la petite différence près que celui-ci est bien réel, et qu'il ne me reste qu'une seule vie avant la fin de la partie. Je pars à reculons pendant quelques dizaines de mètres pour m'éloigner de l'homme du Pentagone de peur qu'il ne se relève et commence à me courir après. Mais il a l'air KO alors j'en profite pour faire un demi-tour rapide et je croise les doigts pour que personne ne vienne d'en face sur la petite route. Un coup d'oeil dans le rétroviseur, les policiers s'ameutent et montent dans leurs voitures pour partir à mes trousses. Le type que j'ai bastonné a l'air mal en point, il peine à se relever. Maintenant c'est à moi de jouer, car c'est bien joli cet acte héroïque mais il faut que je me tire rapidement de ce bourbier. D'autant que ce n'est pas la panacée à conduire ce bestiau, à la moindre accélération il part en dérapage. Je passe un rapport supplémentaire, pour rouler en sous-régime, tout en tentant de garder à distance les voitures de police qui sont derrière moi. J'ai quelques dizaines voire centaines de mètres d'avance. J'ai beau être en sous-régime je dois tout de même avoir un bon paquet de chevaux au centimètre d'accélérateur. Ce serait bien un comble qu'on me rattrape alors que j'ai une des plus belles voitures de sport du monde ! Sortie du parc, je prends la 70 en direction de Raleigh, de l'autre côté la route vers le Nord ne m'inspire pas confiance. Les voitures de police déboulent juste après, comme dans les films toutes sirènes dehors forçant les autres véhicules à s'écarter. Me voilà dans une course-poursuite des plus typiques de films américains ! Généralement ça finit mal ce genre de chose, mais bon, restons optimiste. Ils vont vite, très vite même ! J'accélère et commence les zigzags entre les voitures qui circulent. Je me fais un peu peur, la vitesse augmente, 110 miles par heure en me faufilant entre les autres véhicules, près de 180 kilomètres par heure. Je ne sais pas si mourir écrasé dans une Viper est beaucoup plus agréable que de se faire attraper par ces gens-là.
C'est maintenant vraiment du pilotage, mais la voiture répond bien, et tout défile. J'arrive sur la 440, vers la gauche un panneau indique Atlanta, c'est du tout bon je prends cette direction ! La route est un peu plus large mais aussi un peu plus encombrée. Les policiers ont du mal mais ils me collent toujours aux fesses, à quelques voitures seulement plus en arrière. En prime les automobilistes se serrent à droite en entendant leurs sirènes, rendant ma progression plus facile tout autant que la leur. Très bien, il va falloir que je mette à profit le moteur que j'ai sous le capot. J'accélère et commence à slalomer un peu plus vite à mesure que je prends confiance dans la voiture. Alors que j'avance le trafic est moins dense ; à 130 miles par heure tout commence à filer très vite mais les policiers sont toujours là. J'arrive à un embranchement, je prends sur la droite la route qui s'éloigne de la ville, encore moins de circulation, c'est tout droit, je lâche tout. 150, 160 miles par heure, plus de deux cent cinquante kilomètres par heure, je commence à avoir vraiment peur ; mais je me rends alors compte que les policiers ne sont plus à mes trousses, je ralentis mon allure. Pourtant ils s'accrochaient bien, m'auraient-ils lâché à l'embranchement ? Ce n'est peut-être simplement plus leur canton ? Où alors peuvent-ils suivre les déplacements de ma voiture à distance, par un marquage quelconque ou en hélicoptère ? Ou encore l'homme du Pentagone ne veut pas faire de vagues et plutôt me récupérer en douce, ou m'éliminer, tout aussi en douce, un peu plus tard ? Quoi qu'il en soit, je souffle, enfin...
C'est tout de même une belle voiture. Avec une joie non dissimulée je retrouve mon sac posé devant le siège passager, bonheur ! La vie est trop belle ! Alors Sac, tenté par une petite balade en Viper GTS, rouge en plus ! Tiens, monte sur le siège tu verras mieux la route. Et je me lance sur la longue ligne droite. Mais il ne me faut pas longtemps pour penser que ce n'est pas très intelligent de garder cette voiture. Elle doit se repérer à dix bornes à la ronde. De plus elle est peut-être marquée et ils sont en train tranquillement de préparer le barrage routier sur mon passage. Et où aller ? Ce n'est pas de conduire une super voiture qui va rendre le fait d'être un hors-la-loi sur le territoire américain quelque chose que l'on pourrait appeler un facteur de joie intense. Quoique... Quelques minutes s'écoulent, et la tension retombe. Je me demande dans quels fichus draps je me suis fourré, tout en me rendant compte que je n'y suis pas vraiment pour grand-chose, je n'ai fait que tenter de me tirer d'affaire. Je décide de rouler pendant un moment jusqu'à trouver un autre moyen de transport, délaissant l'idée de m'arrêter tout de suite et partir à pied ou faire du stop. Mais comment savoir quoi faire ? Aller à Los Angeles ? C'est là-bas que peut se trouver une autre pièce du puzzle, mais j'ai bien peur que ce ne soit un peu compromis désormais. Et quand bien même je ne sais toujours pas qui ou ce que je pourrai bien trouver là-bas. De plus je ne suis toujours pas sûr que mes suppositions soient valides, à savoir que l'homme du Pentagone voulait partir en douce de l'organisation et rejoindre mon hypothétique allié le marabout "Truc-en-A" en Afrique.
Il serait peut-être donc plus prudent que je m'éclipse discrètement des États-Unis et que j'essaie de récupérer l'homme de L.A. non pas directement ici mais plutôt à son arrivée à Dakar. Car maintenant que je n'ai plus les derniers cahiers, il me sera difficile de trouver la raison de sa visite à Los Angeles et rien ne m'oblige à y aller, d'autant que je ne suis plus réellement le bienvenu dans le coin. Je m'étonne moi-même de m'apercevoir à quel point je voulais toujours aller à Los Angeles sans vraiment y avoir réfléchi ; mais les premières pensées sur lesquelles on se focalise tombent souvent face à une réflexion un peu plus approfondie ne serait-ce que de quelques minutes. D'autant que mon homme voulait peut-être uniquement régler une affaire là-bas sans rapport avec mes problèmes. Une fois décidé qu'il ne vaut pas la peine d'aller à Los Angeles et qu'il me faut partir des États-Unis au plus vite, il me reste à trouver comment. Si j'ai effectivement les policiers à ma recherche ils ne vont pas tarder à transmettre mon signalement et tout bloquer, aéroports y compris, et je vais rester coincé ici comme un idiot. J'ai l'idée de passer au Mexique et voir une fois là-bas, le problème est que je n'ai aucune idée de la distance du Mexique à partir de l'endroit où je me trouve. Il me semble que c'est juste au sud, mais j'ai peur que ce ne soit loin, beaucoup plus que ce que je ne m'imagine. Les distances ici étant démesurées, il me faudra sans doute des jours avant d'y arriver, en comptant que je ne me fasse pas attraper entre-temps. Dans certaines circonstances cependant ces quelques jours pourraient me faire oublier un peu et relâcher les mailles du filet autour de moi. Une première étape serait déjà de ralentir mon allure et de me stabiliser à la vitesse autorisée, inutile de tracer mon chemin en déclenchant tous les radars sur mon passage.
D'autres questions me turlupinent. Pourquoi Samuel a-t-il attendu que David me dise tout ce qu'il savait avant de le tuer ? Voulait-il faire en sorte que j'apprenne ces éléments ? Pourtant à quoi peuvent-ils bien me servir, savoir que cette organisation est allée à Londres, Paris, Rome, Sydney... Mon plongeon dans le lac l'a-t-il empêché de me tuer ou ne le voulait-il pas ? Comment l'organisation a-t-elle pu atteindre justement la personne de confiance en qui croyait David ? Est-il possible qu'elle ait des ramifications aussi étendues ? Plus j'en apprends d'un côté plus je suis embrouillé de l'autre. Cette histoire est vraiment folle, mais dans quoi suis-je embarqué ? Je suis si seul, qu'est-ce que je peux bien faire face à eux ? La route défile et je m'évade un peu en contemplant le paysage maintenant sauvage que je traverse. Décidément, bandit aux État-Unis au volant d'une Viper, j'ai du mal à réaliser que toute cette histoire est bien réelle... Mais comment je vais me sortir de là ?...
Je roule encore tranquillement pendant deux heures avant que la réserve de carburant ne m'oblige à chercher de quoi faire un plein. Quand on conserve une vitesse limitée la consommation est plus raisonnable que je ne le pensais au premier abord. J'ai parcouru cent soixante miles en deux heures et le réservoir devait être mi-plein quand je suis parti de Raleigh. Il est 18 heures, je décide d'aller manger un bout et de rouler encore un moment avant de m'arrêter pour la nuit. Je trouve une station-service fast-food au bout de quelques kilomètres. Un plein de carburant puis je vais me garer en face du restaurant. Je prends l'argent sur moi plutôt que de le laisser dans mon sac. Il me reste deux mille huit cent dollars. Je souffle cinq minutes dans la voiture, pour décompresser. Les choses s'étant un peu tassées, étant un peu plus au calme et moins stressé, la pensée du bracelet me revient. Je reprends ma pierre dans la main et reste cinq minutes de plus, tentant de mettre un peu d'ordre dans mes idées. Satané bracelet, est-ce que je t'oublierai vraiment un jour ? Je paye le plein, dix-huit gallons, aucune idée de la quantité de litres correspondante, il faudra vraiment un jour faire le ménage dans ce pays, entre les miles, les gallons et autres oz ! Je commande un hamburger et m'assois à une table. Cinq minutes plus tard, un homme qui a dû me voir arriver vient déjà m'embêter.
- C'est une jolie voiture que vous avez là. Elle doit être puissante.
"Trop puissante pour toi, connard" me dis-je. Mais je me reprends, restons courtois.
- Oui elle est très puissante, mais comme il n'y a aucune aide à la conduite, il faut plusieurs semaines d'entraînement sur circuit avant d'arriver à la piloter.
Voilà qui te sortira l'idée de la tête que je puisse te la prêter ! Le gars s'en va, tristounet, sentant bien que je n'ai pas spécialement envie de lui causer. Je mange mon hamburger en regardant s'il n'y a pas une boutique qui vendrait des cartes du coin, mais rien de ce genre. Je me rabats alors sur la télévision, me remémorant les bars de New-York lorsque je m'y trouvais pour les différents salons Linux-Expo. Qu'est ce que je vais faire, maintenant qu'il m'est arrivé toutes ces histoires ? Aurai-je encore la joie de me retrouver à mon travail, continuer à faire mes petits paquets de programmes mandrake et travailler comme si de rien n'était ?... Mon attention revient au poste quand commence le journal télévisé ; il est possible qu'ils parle du meurtre de David, et de moi et ma Viper par la même occasion. Il y a effectivement un reportage sur l'assassinat de David dans le parc, mais aucune mention de ma fuite. Étrange, j'ai l'impression qu'ils ne veulent pas faire de vagues, tant mieux ; d'autant plus que j'ai toujours les cahiers avec moi. Surpris je constate qu'ils parlent de Samuel aussi ! Il a été retrouvé mort à quelques kilomètres du parc, voilà pourquoi l'homme du Pentagone avait sa Viper ! Je ne manque pas de les traiter de tous les noms quand le représentant de la police interviewé explique que c'est de toute évidence la même personne qui a tué les deux ! Ils cherchent donc bien à cacher les choses ! Il y a plus qu'anguille sous roche à ce niveau là, baleine sous grain de sable, comme dirait Pixel. Sur ce, je me dis qu'il ne vaut mieux pas que je traîne ici. Je pourrais laisser la Viper et prendre un autre modèle, je pense qu'un bon paquet ne rechignerait pas à faire l'échange. Mais oh faiblesse de l'homme ! Je me dis que je n'aurai certainement jamais plus l'occasion de conduire une voiture de ce type. Conforté par ma certitude qu'ils ne veulent pas ébruiter l'affaire, je repars avec...
Je roule de nouveau depuis une heure, me réprimandant d'être toujours au volant de ce point rouge sur la carte des États-Unis. Je sens bien que j'aurais dû laisser la Viper et prendre une voiture un peu plus discrète... Et je m'entends encore raconter à David que j'essayais de ne pas être trop matérialiste ! Quelle larve je fais ! Pour me rassurer je me dis tout de même que le fait de proposer ce genre d'échange m'aurait sans doute aussi fait passablement remarquer.
Je passe Columbia, et continue ma route ; je m'arrête finalement dans un petit hôtel proche de la route, un peu avant Atlanta. Le lendemain, vendredi 8 novembre, je repars tôt et je continue mon chemin ; je roule pratiquement toute la journée, aucun souci particulier, tout se passe bien. Rien ne m'incite à changer mes plans, à savoir d'aller vers le Texas pour tenter de passer au Mexique. Birmingham, Meridian, Jackson, Vicksburg où je m'arrête un peu après la ville. Huit cent miles dans la journée, près de mille trois cent kilomètres, je suis lessivé. Même histoire que le jour précédent, dodo dans un hôtel en dehors de la ville, et sur la route de bonne heure le lendemain matin. Samedi 9 novembre, Monroe, Shreveport, Marshall, et arrêt le soir près de Longview. Dimanche 10 novembre, direction Austin. Longues lignes droites dans le quasi-désert texan, paysages magnifiques de nature tourmentée. Après Austin, le Mexique est à environ quatre cents bornes, je peux y arriver ce soir si je roule bien.
11 heures 40, j'ai refait le plein vingt minutes plus tôt, et je suis reparti après avoir avalé de nouveau un hamburger. Il va falloir que je quitte vite fait ce pays parce que dans le cas contraire je ne vais pas tarder à devenir accro à ces fichus sandwiches ! Voilà plusieurs jours que je roule, sans nouvelles de personne, sans en donner non plus. J'imagine que tous, ma famille, mes amis, doivent être inquiets désormais. Je devrais passer un coup de fil à mes parents et à Mandrake pour leur dire ce qu'il m'arrive. Mais ils ne feront que s'inquiéter encore plus. Je suis perdu si loin. Je ne sais pas comment réagir. C'est comme si le monde n'était plus le bon, comme si ce n'était qu'un rêve. Pourquoi m'arrive-t-il de telles choses ? La route est longue et monotone, et je ressasse sans vraiment progresser toujours les mêmes questions. Après avoir passé Marquez sur la 79 et un peu après être entré dans le comté de Robertson, je suis réveillé de mes pensées par un bruit sourd qui dépasse celui du V10 de la Viper. Surprise ! Un hélicoptère ? Un hélicoptère vient de passer par-dessus ma voiture à basse altitude. Et c'est pas un hélico de tapette, un gros machin avec tout plein de missiles sur les côtés prêt à tout faire péter. Espérons que ce n'est pas pour moi !
Peine perdue ! L'hélicoptère fait demi-tour un peu plus en avant et revient droit dans ma direction. Ne pouvant rester sur cette route car il me bloque le passage, je bifurque à la première intersection sur une route plus petite, qui part vers l'ouest. Je ne sais que faire si ce n'est accélérer à outrance, cent, cent trente, cent soixante miles par heure, plus de deux cent cinquante kilomètres par heure. Ça va beaucoup trop vite et la voiture commence à vibrer. L'hélicoptère est toujours derrière moi. Je suis de toute façon conscient que je n'ai aucune chance de le prendre de vitesse. Après quelques minutes il semble s'éloigner. Je ralentis mon allure et hésite à faire demi-tour pour retourner sur la 79 ; mais je préfère finalement continuer sur cette voie, pour ne pas perdre de temps, planifiant pour plus tard un retour vers mon itinéraire prévu initialement. Le coin est plutôt désert, de grandes plaines semi-arides principalement constituées de pierres et d'herbe rase. On ne peut pas dire que les environs aient l'air des plus peuplés.
Mais ces quelques instants touristiques sont de courte durée, l'hélicoptère réapparaît déjà au loin dans mon rétroviseur. Il est probable que je me sois bien fait avoir ; en effet j'imagine qu'il a fait en sorte de me faire quitter la 79 pour m'attirer dans un endroit moins fréquenté, car même si la 79 était déjà quasi-déserte, elle n'en reste pas moins un axe important. J'ai toutefois encore le mince espoir qu'il ne soit pas là pour moi, mais le doute persiste peu et je suis vite persuadé quand il tire un missile qui explose juste derrière la voiture alors qu'il me survole. Je comprends que s'il va faire un autre demi-tour je n'aurai aucune chance alors qu'il sera de face. Je suis dans une très mauvaise situation, je ne peux pas quitter la route, la voiture ne roulera jamais dans le sable et les pierres.
- Merde ! J'aurais dû laisser cette foutue caisse, quel con, non mais quel con !
Je m'exclame tout seul, de rage. Eh bien oui mon petit tu t'es encore fait avoir !
Une nouvelle explosion se fait entendre. Il a décoché un nouveau missile mais de toute évidence il ne me visait pas, celui-ci en effet va détruire la route à une centaine de mètres devant moi.
Deux nouvelles explosions ! C'est la fiesta il vient d'en décocher deux autres qui vont exploser au même endroit. On dirait qu'il veut détruire la route pour que je m'arrête. Il a traversé le rideau de fumée dégagé par les impacts et fait rapidement demi-tour alors que je suis obligé de ralentir à cause de la route coupée. L'hélicoptère franchit de nouveau la fumée en la dissipant sous son souffle et semble désormais viser en se plaçant devant moi alors que je ne peux plus avancer qu'à faible vitesse. Panique ! Ne sachant que faire d'autre, je m'arrête. Ses pistolets mitrailleurs rotatifs disposés sur ses côtés commencent à se lancer. Je n'ai guère que le réflexe de sortir de la voiture et de partir en courant du plus vite que je peux. Réflexe salvateur juste avant qu'une salve de balles tirées par ses sulfateuses ne transpercent la voiture de toutes parts. Je me retourne pour admirer le carnage. Il poursuit l'ouvrage par deux autres missiles qui détruisent la Viper dans une explosion digne des meilleurs films d'action.
- Noooon ! Les cons ! Mince, Sac ! Mon sac, les cahiers, arg les salauds !
Je suis toujours étonné des considérations profondément stupides que je peux avoir alors que je suis dans des situations critiques ou pire encore. N'ayant guère d'autre choix je tente néanmoins le tout pour le tout et pars en cavale en direction de rocailles un peu plus loin où je pense pouvoir peut-être me cacher, me rendant bien compte de la mince protection qu'elles peuvent représenter face à ses missiles.
J'entends de nouveau des explosions, l'hélicoptère est en train de tirer tous ses missiles dans la Viper. S'ils veulent faire le ménage il va être fait, il n'en restera pas des bouts plus gros que le millimètre ! Je continue ma course ne prêtant plus attention à leur obstination sur la voiture, en espérant même qu'ils m'en oublient. Mais une fois de plus c'est peine perdue, l'hélicoptère, sa tâche ménagère effectuée, reprend ma direction. Je ne peux rien faire d'autre que tenter de courir en changeant de direction de temps en temps, mais s'ils m'envoient un missile je serais cuit quoi qu'il arrive. Je cours du plus vite que je peux, plus vite que je n'ai jamais dû courir. Je sens mon rythme cardiaque me marteler la tête, j'halète plus que je ne respire. Mais le sol n'est pas régulier et je cours trop vite pour pouvoir faire attention où je mets les pieds ; je tombe en posant le pied sur une pierre qui glisse sous mon poids. Je roule lourdement sur plusieurs mètres au sol au milieu du sable et des pierres qui me blessent et me rentrent dans le dos. Épuisé et n'ayant pas la force de me relever sous le souffle de l'hélicoptère, je me retourne simplement pour voir. Ils ne tirent pas de missile, quelques secondes passent. Je ne distingue presque rien dans le tourbillon de sable soulevé par son souffle, je suis obligé de me protéger le visage avec mon bras. Je sens subitement une piqûre dans ma cuisse droite ; je me plie sous la douleur, comme une épingle qui me transperce. Ils doivent me tirer dessus au pistolet, à moins qu'ils ne veuillent m'endormir de nouveau. La douleur n'est pas trop importante, ils ont dû manquer leur coup et peut-être n'ai-je reçu qu'un éclat. Je décide alors de tenter de faire le mort, pensant que c'est la dernière chose qui pourrait me sauver. Je ne sais pas si l'astuce fonctionne mais l'hélicoptère fait demi-tour et s'éloigne. J'ai peine à croire qu'ils se contentent de me croire mort. Ils ne reviennent pourtant pas et l'hélicoptère disparaît en quelques minutes.
Je reste allongé cinq minutes, peut-être dix, peut-être plus, le temps que le tourbillon de poussière s'estompe pour laisser place au pesant Soleil. Je me relève péniblement. La douleur à la jambe est faible mais bien réelle, j'ai un peu de sang sur mon pantalon m'indiquant que j'ai bien dû recevoir un éclat. À moins que ce ne soit un poison ou un mouchard ? J'essaie de me persuader que ce n'est réellement qu'un éclat pour ne pas m'imaginer que c'est vraiment un poison et en inventer des effets alors qu'il n'en est peut-être rien. Je ne m'inquiète pas plus, obnubilé par un problème bien plus critique à mes yeux, le sable. Je passe plusieurs minutes à cracher et me nettoyer les yeux de ces grains de poussière que j'ai de toutes parts. C'est un vrai cauchemar, je ne supporte pas le sable, c'est toujours autant un calvaire que d'en avoir sur soi. Le nettoyage terminé je récupère la pierre dans ma poche, la serre dans ma main pour oublier un instant tous ces malheurs et recommence à courir au milieu de rien, pensant qu'il faudrait peut-être ne pas trop s'éloigner de la route si je ne veux pas me perdre. Je ne sais pas si c'est l'effet de la pierre mais ma blessure à la jambe ne me fait pas trop souffir, juste boiter mais sans plus. Dix minutes plus tard, alors que j'ai dû parcourir bien deux kilomètres, j'entends les sirènes des voitures de police qui s'approchent. Je suis suffisamment loin pour qu'ils ne m'aperçoivent pas mais je me cache toutefois derrière des rochers. Après quelque temps je décide finalement de m'éloigner en restant à bonne distance de la route pendant quelques heures ; je tenterai de faire du stop par la suite.
Je marche pendant environ trois heures avant de retourner vers la route. Mais je réalise que c'est stupide et sans espoir, vu la façon dont laquelle l'hélicoptère l'a détruite en amont je ne serai pas près de voir une voiture y circuler. 15 heures, je vais continuer à marcher, sans savoir réellement où je vais pouvoir aller, la frontière mexicaine doit se trouver à plus de cinq cents kilomètres, et Austin doit être au moins à deux cents... Pour couronner le tout je n'ai pas la moindre idée de la direction à prendre pour la ville la plus proche. Et si je ne trouve pas une station service ou un endroit où boire dans les trente prochains kilomètres je me dis que je vais être plutôt mal vu l'hygrométrie du coin.
19 heures, je suis exténué ; je m'éloigne un peu de la route pour aller trouver un coin tranquille pour dormir. Je dors on ne peut plus mal, entre le sable et les cailloux, sur un peu d'herbe. Je commence à avoir sérieusement faim et soif.
Lundi 11 novembre. Je n'ai presque pas dormi de la nuit, ma jambe me fait un peu mal. J'ai essayé de regarder ; je n'ai rien vu d'autre qu'une petite piqûre. Mais la douleur est à l'intérieur, comme s'il y avait vraiment quelque chose qui se soit logé dedans. Je n'ai dû recevoir que l'éclat d'une balle, mais la douleur est plus diffuse, comme si toute ma cuisse était enflammée ; j'espère que la blessure ne va pas s'infecter. Cette histoire est très dérangeante, ils ne seraient pas partis aussi facilement s'ils voulaient vraiment me descendre. Ce ne sont pas les policiers qui les ont fait fuir, ceux-ci ne sont arrivés que dix minutes plus tard. L'explication la plus plausible me paraît alors qu'ils m'aient mis un mouchard, un traceur. Mais mouchard ou pas pour l'instant l'objectif est de ne pas mourir ici, lever donc de bonne heure pour tenter de marcher à la fraîche. Il fait encore très bon dans le coin malgré la saison avancée. Toujours pas d'eau et la situation commence à devenir pénible à supporter. Je marche quatre ou cinq heures, puis je m'arrête faire une pause, tiraillé entre la fatigue, la soif et la faim. Je me trouve une place à l'ombre d'un gros rocher. Je m'endors.
- Alors cow-boy, on a perdu son cheval et son chapeau ?
Je me réveille avec le mal au crâne, la gorge sèche, la douleur à la jambe, et le ventre vide qui me tiraille. Une fille sur un grand cheval se tient devant moi. Je crois sortir d'un rêve. Elle me parle avec un fort accent texan en anglais :
- Tiens, attrape, bois donc un coup.
Elle me lance une gourde de cow-boy, qui m'atterrit sur le ventre et me réveille pour de bon. Je la prends et bois seulement trois gorgées.
- Eh bien, pied-tendre, ce n'est pas la première fois que tu as soif, n'importe qui d'autre aurait bu toute la gourde en une fois.
Ce n'est effectivement pas la première fois que j'ai soif.
- Merci.
- Qu'est ce que tu fiches dans le coin ?
Au point où j'en suis, je préfère ne pas faire le malin et lui dire la vérité :
- Je suis poursuivi par l'armée américaine, sans savoir pourquoi. Ils ont détruit ma voiture à coups de lance-missiles avec un hélicoptère ce mat... hier matin.
Je commence à perdre la notion du temps.
- Ça tombe bien je suis Sarah Connor, on va pouvoir faire équipe... Tu n'as pas quelque chose d'un peu plus... Crédible ?
- C'est pourtant vrai, c'est d'ailleurs pour ça que la route est coupée un peu plus au nord.
- C'est vrai que la route est coupée depuis hier matin, mais de là à te croire... Tu aurais très bien pu le voir aux infos.
- J'ai la gueule d'un gars qui a passé la soirée devant la télé à écouter les infos ?
- Hum, tu ne m'as pas l'air très frais oui, mais tu aurais bien pu écouter n'importe quelle radio du coin ce matin. Enfin, si ce que tu dis est vrai, bonne prise alors ! Il y a une rançon de combien ?
Je rebois deux gorgées.
- Je ne suis pas bien sûr qu'il y ait une rançon, de toute évidence l'armée ne veut pas trop que l'affaire s'ébruite et tente de me faire taire sans trop faire de vagues.
- Eh bien, vu les trous qu'ils ont fait sur la route, c'est pas spécialement réussi, ça va faire jaser dans le pays pendant un moment. Bon et qu'est-ce que je fais de toi, moi ? Je te ramène à l'armée ou je te laisse crever de soif ici.
- Au point où j'en suis tu voudrais pas plutôt juste me violer puis m'étrangler derrière un buisson ?... Enfin un rocher, il n'y a pas des masses de buissons dans le coin... Histoire que j'aie au moins une fin pas trop désagréable ?
Elle sourit.
- Oh tu m'as l'air d'un dur à cuire sous tes airs tout rabougris. Je ne prendrais donc pas ce risque, par contre je veux bien t'emmener jusqu'au ranch de papa et voir là-bas avec lui ce que l'on peut faire de toi. Mais désolée il va te falloir y aller à pied, je n'ai pas suffisamment confiance pour te prendre à côté de moi. Tu penses que tu peux encore marcher une quinzaine de miles ? À moins que tu ne déclines l'invitation et préfères rester ici, mais tes copains de l'armée pourraient en profiter.
Je n'ai pas vraiment le choix, et elle n'a pas l'air si méchante en plus d'être jolie. Cela dit c'est encore le meilleur plan pour se faire avoir. Je bois encore trois gorgées.
- C'est au contraire avec beaucoup de joie que j'accepte. Mais est-ce que par hasard tu aurais un truc à manger, voilà plus d'un jour que je n'ai rien avalé, et je ne sais pas si je pourrai faire encore vingt bornes dans ces conditions.
- Non, désolé, je n'ai que de l'eau. Soit tu y arrives, soit tu crèves ici.
Charmante. Mais enfin, j'imagine qu'avec un peu de chance elle n'est pas si terrible, et que je pourrai me reposer et manger un peu chez elle. Je repartirai alors demain avec une voiture du coin. Il me reste toujours en effet plus de deux mille dollars, et je pense pouvoir négocier pour que quelqu'un me rapproche de la frontière.
- Si je comprends bien j'ai de la chance que tu m'aies trouvé, paumé au milieu de ces rocailles.
- Pas tant que ça, je t'aurais sûrement trouvé quoiqu'il arrive, peut-être pas vivant, mais trouvé. Mon père a un ranch à une quinzaine de miles, lui-même à une douzaine de miles de Bryan, à la limite du comté de Roberston, près de la rivière Brazos. Deux pouliches d'assez grande valeur se sont faites la malle il y a deux jours, et je passe une partie de mes journées à parcourir la région pour les retrouver. De plus, avec la route barrée, j'étais curieuse de savoir ce qu'il s'était passé. J'aurais au moins appris ça. À la télé, ils ont dit qu'un engin militaire s'était éloigné de sa zone d'entraînement par erreur, il y a un terrain militaire un peu plus au nord, et avait tiré un missile qui avait endommagé la route. Si j'ai bien compris ce missile t'était plutôt destiné. Pourquoi t'en veulent-ils ?
- Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée que je te l'explique, jusqu'à présent ça n'a pas spécialement porté bonheur aux personnes que j'ai rencontrées que je les mette au courant.
- C'est ça ou je te laisse là.
- Boah maintenant j'ai une gourde avec encore au moins un litre dedans, et je sais qu'à 22 bornes, enfin 15 miles, dans cette direction, il y a un ranch. J'imagine que ton père ne me laissera pas crever devant son ranch.
- Hou si j'étais toi je ne présagerais pas de l'hospitalité de mon père. Mais sans devoir faire de chantage, tu comprends que je sois curieuse, tu es peut-être un dangereux terroriste.
- Pour être franc je ne sais pas pourquoi ils m'en veulent, pas plus que je ne sais vraiment pourquoi ils m'ont épargné hier alors qu'ils avaient l'opportunité de me tuer. Mais puisque tu y tiens, voilà l'histoire.
Et rebelotte, je lui raconte l'histoire à partir de la découverte du bracelet à Paris. S'ajoute au récit que j'avais fait à David l'épisode des cahiers, sa fin tragique, et mon long trajet en voiture. Le temps que je raconte toutes mes aventures, avec mes suppositions, ses questions, il se passe près d'une heure et demi. J'en termine la gourde à mesure que parler m'assèche la gorge.
- Soit tu as beaucoup d'imagination, soit tout ceci est très étrange.
Je tente encore de récupérer quelques gouttes du fond de la gourde.
- C'est d'autant plus étrange que je ne sais toujours pas réellement pourquoi ils me courent après. Maintenant je me doute qu'ils m'en veulent pour ce que je sais, et désormais que je n'ai plus les cahiers, il ne leur sera pas difficile de me faire passer pour un fou qui raconte n'importe quoi. C'est peut-être ça, d'ailleurs, la raison pour laquelle ils ne m'ont pas tué hier, peut-être que la destruction des cahiers leur suffit, et peut-être encore ne sont-ils pas aussi méchants que je me l'imagine. Mais ils doivent bien se douter que je ne laisserai pas tomber l'affaire aussi facilement. Peut-être aussi veulent-ils se servir de moi comme appât, et qu'ils me suivent pour trouver les traîtres au sein de cette organisation dont il est question dans les cahiers. Toujours est-il que toute l'affaire semble partir de ces bracelets ; ils reviennent en permanence dans l'histoire, à moins que ce ne soit que la partie émergée de l'iceberg.
Je sens que ma tête commence à tourner, il faut que je m'arrête. Je me mets à genoux par terre.
- Peut-on faire une pause, je n'en peux plus.
- Non, monte derrière moi, c'est bon on ira plus vite.
- Tiens donc, tu me fais confiance maintenant, tu aurais pu te décider plus tôt.
- Tu préfères continuer à pied ?
- Non non, c'est bon.
Je monte avec peine derrière elle, son cheval est très grand.
- Eh bien dis-donc, tu n'es pas très bon cavalier.
Je suis extrêmement vexé parce que Virginie m'avait appris à monter à cheval et faire deux ou trois petites choses l'année dernière.
- Oh ça va pas de commentaires ! Je viens de marcher une journée entière durant, et je n'ai pas mangé depuis hier 11 heures.
- Oui, mais tu as bu, et tu pourrais dire merci.
Elle est vraiment charmante.
- Oui c'est vrai, merci.
- Attention, on galope.
Moi qui voulais dormir tranquille derrière elle sur le cheval, j'en ai pour mon fessier. Nous arrivons au ranch environ cinquante minutes plus tard, j'ai le cul détruit. Elle appelle son père :
- Papa ! Papa !
Son père répond de derrière la maison, ou d'une autre pièce.
- J'ai trouvé un gars perdu dans le désert, pas loin de là où la route a été coupée, je l'ai ramené.
Nous rentrons dans la maison.
- C'est pas un gars que je t'ai demandé de me ramener ! C'est mes pouliches ! Il est pas noir au moins ?
Voilà qui s'annonce bien ! Le père arrive de la pièce d'à côté. C'est un bon gaillard d'une cinquantaine d'années.
- Je m'appelle Peter Brownwood, et vous, comment vous vous appelez ?
- François Aulleri, mais la plupart des gens m'appellent Ylraw.
- Ylraw ? C'est pas indien ça au moins ?
- Papa !
- Tais-toi, Deborah, je me fiche de tes avis sur les noirs et les indiens, ici c'est chez moi et je pense comme je le veux.
Deborah, donc... Je précise pour le père :
- Euh, non, c'est français, je suis français.
- Français ? Et qu'est ce que vous venez faire ici, pourquoi vous ne restez pas chez vous ?
- Papa !
- Tais-toi Deborah, retourne donc chercher les pouliches, si tu n'avais pas voulu faire la maligne à essayer de les monter, elles seraient toujours dans l'enclos.
Sur ce, Deborah vexée part à l'extérieur. Ce n'est pas bon pour moi de rester ici avec ce type.
- Bon, je veux bien vous garder pour le souper, mais il faudra le mériter, venez donc m'aider à sortir les bacs d'eau pour les chevaux, la pompe est en panne, et avant qu'ils ne la réparent, il faut se le farcir à la main.
Je me demande ce que c'est encore que ces histoires. J'ai un peu récupéré après avoir bu et être resté sur le cheval, malgré le mal aux fesses, mais je ne suis pas sûr que je puisse aller trimbaler ses bacs d'eau dont je me contrefiche.
- Ce serait avec plaisir, mais je n'ai pas mangé depuis un jour et demi, je ne sais pas si je pourrais vous être d'un grand secours.
- Eh bien, vous n'êtes plus à une demi-journée près ! Si on tient un jour et demi, on tient deux jours. Et puis l'appétit ça donne de l'énergie, allez venez !
Génial...
Dimanche 8 décembre 2002
Les trucs du vieux sont terriblement lourds... Ce sont de gros récipients que l'on remplit d'eau et que l'on transporte à une centaine de mètres dans une sorte de citerne. Rien qu'après le premier je n'en peux déjà plus et je suis un peu comme un zombi. Le vieux ne dit pas un mot, c'est déjà une bonne chose, au moins je suis tranquille, je porte ses machins et c'est tout ce que j'ai à l'esprit. Le temps passe, il me semble qu'il s'écoule des heures et des heures ; j'en porte et j'en porte et j'en porte... Je ne sais pas si c'est vraiment l'appétit qui me donne des forces mais je ne comprends pas pourquoi je ne suis pas encore tombé dans les pommes... C'est peut-être la volonté, parce qu'il ne va pas m'avoir le vieux ! Tu vas voir ! Ce n'est pas moi qui vais lâcher le premier ! On dirait que c'est la seule chose qu'il attend, que je lâche, que j'arrête, que j'abandonne, mais non ! Ha ha ! Tu commences à fatiguer ! T'as un tour de retard mon pote !... Je suis comme dans un rêve, j'ai mal partout, mais je ne peux pas arrêter, pas maintenant, pas avant lui. C'est comme si mon corps me disait qu'il n'en pouvait plus mais que je pouvais passer outre. Je décide même d'un peu accélérer pour l'achever. Eh eh ! Ma tactique fonctionne, elle l'énerve, il essaie lui aussi d'aller plus vite. Je m'arrange pour alors toujours garder un petit temps d'avance sur lui. Tu crois pas que tu vas m'avoir ! Même si j'ai pas mangé, je vais te la remplir ta citerne mon pote, elle va te déborder par les yeux ; crois-moi tu vas la réparer ta pompe !
- Bon, c'est pas tout ça, mais il va falloir penser à aller manger, Deborah a dû commencer à faire le repas, et puis tu dois avoir sacrément faim maintenant !
Tu abandonnes ! Mais tu ne vas pas t'en tirer à si bon compte, essaie pas de te la jouer charitable maintenant.
- Oh non, regardez, la citerne est remplie aux trois quarts, ce serait bête d'arrêter maintenant, finissons-en !
- Euh, bon, très bien.
J'ai touché ton orgueil mon pote, attends je t'achève :
- Mais j'ai l'impression que vous êtes un peu fatigué, laissez faire, je vais terminer, allez donc aider votre fille pour le repas.
- Non, non, je vais terminer avec vous.
Il n'en peut plus, il avance à peine, il transporte encore trois bassines et il lâche. Il prétexte alors d'avoir entendu sa fille l'appeler. Mais vu le temps qu'il a mis pour transporter la dernière, à faire des pauses tous les dix mètres, à mon avis c'est surtout qu'il est cuit. Cela dit sa fille a très bien pu l'appeler, je suis complètement déconnecté, dans un nuage, et je n'entends et ne vois presque plus rien. J'ai mal partout, je ne sens même plus la faim, juste mes muscles qui me brûlent, presque autant qu'au moment où je me suis enfui du Pentagone, quand j'ai poussé la grosse porte dans le mur... Mais c'est une victoire ! Je l'ai eu ! Mais après ce premier succès il ne faut surtout pas que je flanche à mon tour et que je finisse cette foutue citerne, histoire qu'il ne lui reprenne pas l'idée de faire un concours de force avec moi.
J'en ai encore pour une bonne demi-heure à un rythme bien ralenti pour terminer. Quand je finis enfin et que je me redirige vers la maison, je m'aperçois qu'ils sont tous les deux à siroter une bière en me regardant. Ils sont aussi cruels l'un que l'autre, finalement...
- Allez viens donc champion, tu as mérité ton repas !
Un peu mon pote ! Je ne sais pas trop ce que je mange, il y a de la viande et des patates, on dirait. Mais peu importe. Je mange doucement et pas trop, pour ne pas me détruire l'estomac.
- Alors, qu'est-ce que tu faisais perdu dans le désert, mon garçon ?
Je m'apprête à répondre quand Deborah intervient.
- Laisse-le donc un peu, tu ne vois pas qu'il est épuisé ! Ylraw, viens donc avec moi dans la cuisine te choisir un dessert. Papa, tu prends comme d'habitude ?
Le père acquiesce, et Deborah m'entraîne avec elle dans la cuisine.
- Surtout, ne lui raconte pas la vérité, si tu lui dis que l'armée t'en veut, demain tu te réveilles mort avec deux balles dans la tête. Ici on ne rigole pas avec les ennemis d'État.
- Euh, pfff, oui mais qu'est-ce que je vais raconter ?
- Eh bien je ne sais pas, invente, trouve un truc.
Moralité je lui sors une histoire pas très crédible, mais elle a au moins le mérite de ne pas trop être loin de la vérité. Comme quoi je me suis trompé d'avion à Paris, que par miracle les contrôleurs n'ont rien vu, et que je me suis retrouvé à Washington alors que je devais partir en vacances à Dakar. Ensuite de Washington je me suis dit que je pourrais descendre vers Raleigh ou se trouvait une cousine de la famille, avec qui j'étais en correspondance mais dont je n'avais plus de nouvelles depuis deux mois. Qu'après plusieurs jours là-bas je me rends compte qu'elle n'est plus dans cette ville mais a déménagé pour Austin. J'explique alors que, sur le point de retourner en France en avion, un coup de chance pas croyable me fait gagner une Viper à une tombola à Raleigh. Et que je décide alors de partir pour Austin avec. Et c'est alors que je m'étais arrêté sur le bord de la route pour aller faire pipi que cet hélicoptère a commencé à canarder la voiture. J'invente ensuite que le choc à dû me faire perdre connaissance, ou conscience, et que j'ai dû marcher un certain temps dans le désert, avant que sa fille ne me trouve.
Deborah me regarde, apparemment inquiète que je ne mette la puce à l'oreille à son père, mais s'il semblait dubitatif au début, il a l'air content de l'explication de la route coupée.
- Ah ! C'est donc ça l'origine de la route coupée ! Ce n'est pas uniquement un missile tiré par erreur sur une route ! Ça ne me semblait aussi pas très crédible. Ils ont fait une gaffe en prenant votre voiture pour une de leurs cibles ! Sûrement un bleu qui a quitté la zone militaire sans faire attention. Pourtant elle n'est pas tout près, il aura fallu qu'il se plante sacrément ! Décidément ce n'est plus ce que c'était l'armée, depuis que les communistes ont capitulé, tout fout le camp. J'espère qu'on va pas tarder à aller en Irak, histoire que les jeunes reprennent un peu du service ; ils passent le plus clair de leur temps à faire des jeux vidéo, pas étonnant qu'ils fassent n'importe quoi ! Vous allez leur faire un procès, j'espère ? Il faut leur foutre la pression, et il faut que cette histoire se sache, que ça leur bouge les fesses. Et comment s'appelle votre cousine à Austin, je connais deux-trois personnes par là-bas ?
- Euh, Guisseran.
Je donne le nom de mon grand-père, qui est bien né aux États-Unis avant de revenir en France, alors que la plupart de ses frères sont restés ici.
- Ah, hum non ça ne me dit rien, enfin, Austin est une grande ville...
- Bon papa, je lui donne la chambre d'ami ? Ou tu préfères que je le mette dans l'écurie, comme Peter l'autre jour ?
- Non, donne lui la chambre, et ne remets pas cette histoire de Peter sur la table, tu sais très bien pourquoi ce pouilleux ne dormira jamais dans ma maison !
- Pfff. Bon, viens avec moi Ylraw.
Je monte à l'étage en suivant Deborah qui me montre ma chambre.
- Tu sais, je crois que tu as vraiment impressionné mon père avec la citerne, et moi aussi d'ailleurs, j'avais raison de me méfier avec tes airs tout rabougris. Jusqu'à présent personne ne lui avait tenu tête, et là tu l'as carrément humilié. Heureusement que son pote Ted n'était pas là, sinon mon père n'aurait jamais plus osé aller faire de poker avec ses potes, tellement il aurait eu honte. Il fait toujours ça, dès qu'un nouveau se pointe, il s'imagine toujours que c'est un bandit qui veut lui piquer son ranch ou sa fille, et il invente toujours une histoire pour le mettre à l'épreuve, comme remplir cette citerne.
- La pompe n'est pas cassée ?
- Pfff ! Ça fait bientôt dix ans qu'elle est cassée, cette pompe ! Et d'habitude on utilise la voiture pour transporter les bassines. Bon, tu as une salle de bain à côté, je vais te mettre des linges. N'hésite pas si tu as un problème, ma chambre est au bout du couloir en face. Mon père est juste à côté pour vérifier que personne ne me rend visite la nuit tombée. S'il savait, le pauvre.
Ces histoires familiales m'intéressent beaucoup, mais je n'en peux plus ; je remercie Deborah pour tout, et je n'ai même pas le courage de prendre une douche ni même le temps de me déshabiller avant de m'effondrer et de m'endormir sur le lit. Je me relève une fois dans la nuit pour aller boire, et en profite pour regarder un peu les étoiles au dehors, les volets n'étant pas fermés. Je prends la pierre de ma poche et la serre dans ma main. Il semble que les effets du bracelet se soient presque totalement estompés. J'observe les étoiles en la tenant dans ma main. Ah mes étoiles ! Où donc me menez-vous !
Je dors plus que de raison et c'est Deborah qui me réveille vers 10 heures du matin, en ce mardi 12 novembre.
- Excuse-moi de te réveiller, mais tu as dormi près de douze heures, je m'inquiétais. Tu as de la chance ce matin papa est parti tôt, un de ses potes a récupéré ses pouliches à une trentaine de miles d'ici. Je dis que tu as de la chance parce que sinon ça ferait un bout de temps que tu serais au travail avec lui.
- C'est pas grave que tu me réveilles, de toute façon il ne faut pas que je traîne trop dans le coin, je vous mets en danger en restant là.
- Euh, mais non, comment pourraient-ils savoir que tu es ici ? Reprends donc un peu des forces, et je te mènerai à la frontière dans une semaine. Je dois normalement aller à Austin pour la communion de la petite soeur d'une amie, je ferai croire à papa que je t'emmène à Austin avec moi, et en réalité je t'emmènerai jusqu'à la frontière mexicaine. Qu'en penses-tu ?
- L'idée de trimballer pendant encore une semaine des bassines d'eau me séduit, mais je pense que ce n'est pas très raisonnable.
Elle sourit.
- Oh, t'inquiète pas pour la citerne mon père a eu son compte, par contre maintenant qu'il sait ta force il en profitera sûrement pour quelques menus travaux, charger le ciment pour refaire le mur de l'abri des chevaux, l'aider à les tenir pour leur nettoyer les pieds, rentrer le fourrage...
- Génial, ça tombe bien je trouvais aussi que je manquais un peu d'exercice.
- Allez, viens donc déjeuner, je t'ai attendu. Après, comme papa va tarder à rentrer, on ira faire un tour de cheval. Je dois aller vérifier le boulot qu'a fait Bill sur les champs. Seule j'y serais allée en Jeep, mais c'est plus sympa à cheval, et je te ferai visiter un peu le pays.
- Tu me donnes cinq minutes je prends une douche et j'arrive, j'étais tellement fatigué hier soir que je n'en ai pas prise.
- Bonne idée, tu ferais fuir un cheval !
- Sympa.
- Écoute, c'est la vérité, et file-moi tes habits que je te les lave, je te prêterai des miens, tu es a peine plus grand que moi ils t'iront, je porte large. Je t'ai aussi amené de quoi te raser si tu veux, le look islamiste c'est pas trop la mode en ce moment...
Bref, je prends ma douche et me rase. J'y passe un peu plus que les cinq minutes annoncées... D'autre part je n'ai pas une envie outre mesure d'économiser l'eau comme je le faisais en France, j'en profite un peu. Je me détends un instant puis je me rince tout de même à l'eau froide ; j'inspecte ensuite un peu ma jambe, qui me fait encore mal de l'intérieur. J'ai peur que la blessure ne s'infecte et je me dis que je devrais passer une radio pour être sûr. Je récupère l'ensemble de mes effets personnels présents dans mes habits, de façon à ce que Deborah puisse les laver. Je fais bien attention de sortir la pierre et de la mettre de côté. J'enfile ensuite les fringues à la cow-boy qu'elle m'a prêtées et déposées sur mon lit, et je descends la rejoindre dans la cuisine. Elle est déjà attablée en train de manger un bol de céréales. Je m'assois en face d'elle.
- Vous ne vivez que tous les deux ici ? Ton père n'est pas marié, tu n'as pas de frères et soeurs ?
- Ma mère s'est tirée quand elle en a eu assez de mon père, et avec son caractère c'est foutu pour qu'il se trouve une nouvelle femme. Et non je n'ai pas de frère et soeur, ma mère est partie quand j'avais cinq ans, et c'est mon père qui m'a élevée.
- Mais tu ne t'ennuies pas ici, tu n'as pas envie d'aller faire des études, de partir, de te trouver un copain ou je sais pas ?
Subtile remarque pour savoir si elle a un petit ami.
- Boah mon père a insisté pour que j'étudie. Je suis allée à l'université à Austin, mais une fois terminé je suis revenue ici. C'était il y a deux ans. Je me suis rendue compte qu'autant la vie ici est dure, autant les gars d'Austin sont inintéressants et seulement focalisés sur leur petit monde et leurs ambitions personnelles. Je suis bien mieux ici. Pour sûr notre relation ne se passe pas pour le mieux avec papa, et je dois bien passer une semaine par mois chez ma copine Dory, qui est institutrice à Bryan et habite à vingt miles d'ici ; mais même s'il est raciste, intolérant et têtu comme une mule, c'est mon père, je l'aime bien ; et puis lui au moins ne m'a jamais laissée tomber. Quant à un petit ami, papa voudrait me marier avec le fils de son ami Ted, qui a un ranch un peu plus haut, tu comprends l'opération ferait un sacré domaine. Je ne suis pas contre, Billy est sympa, mais il n'est pas très malin, pas plus qu'il n'est fort au lit, et j'en profite pour compenser avec différents mâles un peu en manque du coin. Et comme ça tout le monde est content, papa et Ted qui pensent qu'on va se marier avec Billy, Billy qui n'y voit que du feu et que je pourrai mener à la baguette une fois que j'hériterai des ranchs, et moi qui prends mon pied avec les meilleurs monteurs du canton, c'est un équilibre quoi.
Dis donc, elle en prend un coup l'Amérique puritaine et pratiquante... Je n'ai pas grand-chose à dire, pas forcément de leçons à donner, mais je ne peux m'empêcher de faire une remarque :
- C'est mal.
Elle semble surprise.
- Et alors ? Et en quoi c'est mal ? Pourquoi je ne pourrais pas vivre ma vie comme je l'entends ? Je ne fais de mal à personne, au contraire, papa est content, Ted est content, Billy est content, et j'imagine que Peter, Larry, Brandon et les autres ne sont pas malheureux non plus. Range tes affaires et suis-moi, on va seller les chevaux.
Je l'ai vexée. Je mets rapidement mes couverts dans le lave-vaisselle et je la rejoins.
Il fait très beau. C'est une impression bizarre que de se préoccuper du temps, tout d'un coup, et je commence à comprendre toutes ces vieilles personnes qui le prennent en si grand intérêt. Il est si bon, finalement, de ne s'inquiéter que du temps qu'il fait ou qu'il fera, après une vie bien remplie, trop remplie parfois.
- Tu viens ?
Elle me tire de mes rêvasseries, elle est vraiment jolie avec sa tenue de cow-boy. Nous sellons les chevaux, ce n'est pas tout à fait la même chose que lorsque je sellais les chevaux avec Virginie. La selle est beaucoup plus grosse. Mais après tout nous sommes en Amérique, pays de la démesure. Il est vrai qu'au gabarit des gens du pays, je me sens tout petit. Je comprends qu'elle me trouve rabougri... Elle me fait visiter l'exploitation principalement constituée de champs de coton et d'élevages de boeufs. Nous trottons ou galopons le long d'immenses champs sur des chemins de terre quasi déserts. Ma jambe me fait toujours un peu mal.
- Deborah ? Est-ce que tu pourrais me mener à un docteur dans le coin ?
- Quelque chose ne va pas ?
- Ma jambe me fait toujours mal. Je me demande si je n'ai pas quelque chose à l'intérieur, j'aimerais passer une radio pour être sûr.
- Je vais faire les courses en ville normalement tous les jeudis, je connais une amie qui travaille à l'hôpital là-bas. Si tu peux attendre jusque là tu viendras avec moi jeudi prochain, ça te convient ?
Ce planning me sied parfaitement, tout en me laissant espérer pouvoir passer quelques jours supplémentaires en sa compagnie. Nous galopons une bonne partie de la matinée, elle m'explique un peu son rôle, qui consiste principalement à superviser le travail des employés de son père qui manient des tracteurs immenses et s'occupent de l'exploitation. Elle décrit les différentes contraintes, la gestion de la clientèle, des grandes surfaces. Elle s'étonne de voir que je m'intéresse à tous ces détails. J'essaie de comprendre si le mode de fonctionnement est identique à celui de la France, ou si les exploitants ont plus de poids ici. Je l'aide à réparer deux ou trois parties endommagées dans les enclos, et diverses autres tâches qui me donnent un peu d'air pur après toutes les idées qui me sont passées par la tête depuis mon départ de Paris.
Nous rentrons pour 13 heures. Son père n'est pas encore de retour, mais il appelle pour prévenir qu'il arrive, et qu'il a invité Ted et son fils Billy. Deborah a l'air heureuse de l'apprendre, c'est effrayant ! Il semble qu'elle n'apprécie pas outre mesure l'idée de devoir préparer le repas d'une part, et de devoir rencontrer son prétendant d'autre part. J'essaie de la calmer en lui proposant mon aide pour la préparation du repas. Préparation du repas qui, par mes pitreries, réussit à la faire rire aux éclats et oublier un peu son mauvais caractère.
En Amérique on mange de la viande, et la cuisine est une vraie boucherie, littéralement ; j'ai l'impression que je vais faire une cure de protéines animales pendant ces quelques jours... Le repas prêt, nous nous installons confortablement dans le grand salon pour regarder les informations, mais finalement son père arrive quelques minutes plus tard. Je suis atterré par l'entrain de Deborah pour accueillir Billy. Elle joue la petite fille amoureuse à merveille. J'ai du mal à croire que son père ne se doute de rien. Qu'elle soit si douce avec Billy alors qu'elle est si rude en temps normal. Et j'ai d'autant plus de mal à admettre qu'elle supporte l'idée que tout le monde pense que le jeune Billy est arrivé à amadouer la rebelle Deborah. Mais vu ce à quoi elle s'adonne par derrière, je pense qu'elle a mille fois sa revanche. En la voyant ainsi j'imagine que je suis un peu jaloux, même si je sais qu'elle joue. Autant je sais qu'il ne faut pas que je tente de la séduire, parce que je vais partir, parce que ce serait entrer dans son jeu, parce que je ne veux pas considérer que son style de vie me satisfasse, autant je crois qu'elle me plaît, et je crois que j'ai déjà tenté, en préparant le repas, de faire le beau. Mais bon, Billy est déjà un grand gaillard beaucoup plus beau et fort que moi. Et si ce que dit Deborah est vrai, ses autres amants doivent l'être encore plus. Alors, je peux bien pavaner, je n'en serai que mieux calmé quand elle me rabaissera à mon rang, à savoir celui de petit rabougri. Et surtout, ma morale et ma conscience me sonnent que je ne dois pas faire cela, ni même ne serait-ce que le tenter ou y penser. Après tout ce n'est pas mon monde, et dans quatre ou cinq jours je pars d'ici. J'ai plus intérêt à réfléchir quelle sera ma prochaine destination, et comment résoudre toutes ces énigmes qui s'accumulent.
Je ne comprends pas tout ce qui se raconte pendant le repas, je ne m'y intéresse pas vraiment non plus. De plus l'accent texan n'est pas encore complètement assimilé. Il semblerait que le père de Deborah ait raconté l'histoire de la citerne et Ted a beaucoup de mal à croire qu'un pauvre garçon de mon gabarit ait pu réussir cet exploit. Je suis ravi du compliment et rajoute une bêtise du genre que Deborah m'avait tellement chauffé dans le désert que c'est trois ou quatre citernes qu'il aurait fallu pour me refroidir. Gros rire texan de Ted, Deborah et son père, rire plus crispé de Billy.
Suite au repas, Ted, le père de Deborah et Billy doivent aller faire je ne sais quoi à une réunion avec d'autres paysans du coin. Deborah n'est pas intéressée pour y aller, pas plus que moi, mais Billy obtient tout de même un rendez-vous au restaurant avec elle pour le soir. Ted m'invite alors avec le père de Deborah pour un dîner entre hommes dans son ranch. Je sens que la soirée va être terrible.
Ils partent assez rapidement suite au repas. Deborah et moi nous chargeons de débarrasser la table. Elle me félicite pour ma répartie concernant la remarque de Ted pendant le repas. Pour l'après-midi Deborah m'explique qu'elle doit préparer sur l'ordinateur plusieurs campagnes pour l'exploitation. Elle me raconte que c'est elle qui a forcé son père à s'informatiser, pas qu'elle s'y connaisse particulièrement, mais cela permet de gagner pas mal de temps et de visibilité sur beaucoup de points. J'en profite pour lui expliquer où je travaille, Linux, les logiciels libres, la philosophie. Elle est plutôt séduite par le principe même si son pragmatisme la rend très perplexe sur la validité du modèle économique. Elle me permet par la suite d'utiliser l'ordinateur pour vérifier mes mails et en envoyer quelques-uns. Elle va pendant ce temps faire je ne sais quoi à quelques kilomètres d'ici pour les chevaux. Je suis étonné de la confiance qu'elle me porte en me laissant seul ici. J'essaie dans mes messages tant que faire se peut de ne pas être trop alarmiste. Deborah m'avait conseillé d'appeler mes parents au téléphone, ce que je fais ensuite. Il est le soir en France. Ils sont complètement affolés de me savoir perdu au Texas, et je suis obligé d'écourter la communication pour ne pas avoir à détailler plus ce que je fais ici, et ce que je vais faire par la suite. D'autant plus que je n'en ai pas vraiment une idée précise.
Elle revient à peu près deux heures plus tard, vers 17 heures 30. À ce moment elle me dit avoir fini son travail pour la journée, qu'elle devra passer quelques coups de fil aux employés le soir pour savoir comment s'est déroulé je ne sais plus trop quoi dans les champs de coton, mais que d'ici à 20 heures nous pouvons aller nous balader à cheval. J'accepte et nous repartons faire un tour dans le soir tombant.
Nous galopons un peu, jouons à chat, je crois que l'on s'entend bien, ou alors est-elle un peu lassée de toujours rencontrer les mêmes personnes. Tout cela jusqu'à ce que je me casse la figure. Je tombe salement mais les dégâts sont limités. J'aurai tout de même de bons bleus.
- Ce n'est pas le moment de te casser la figure, idiot, et si un hélico vient te canarder, que feras-tu avec un bras ou une jambe cassé ?
- Très drôle, merci de me le rappeler, à l'avenir je me souviendrai que je ne dois pas faire exprès de tomber. Et si tu pouvais expliquer à ton cheval qu'il doit me rattraper au vol si par malheur cela se reproduit, je t'en serai gré.
- Allez, ne fais pas la tête. Tiens, arrêtons-nous un petit moment, comme cela tu pourras te reprendre.
- Hors de question, je ne suis pas fatigué !
À croire qu'elle a appris à me connaître bien vite, parce qu'elle comprend que cela veut dire en fait "avec plaisir". Nous commençons à parler un peu de nous, ce que nous faisons de nos journées généralement, comment est la vie à Paris, ou ici, le cinéma, la musique... Toutes ces choses du monde occidental qui sont toutes pareilles, finalement, mais tellement différentes quand on en discute. Ces différences infimes qui n'en sont pas dans nos modes de vie calqués sur le modèle presque sacro-saint de la civilisation occidentale, voire américaine. Mais elle se préoccupe assez peu de tout cela. Elle doit être un peu égoïste, ou désabusée. Elle m'explique très justement qu'elle sait très bien qu'il y a de la misère dans le monde, mais doit-elle tout abandonner pour cela ? Certes elle est sûrement favorisée, mais elle travaille dur tous les jours, même si je ne m'en rends peut-être pas compte depuis que je suis arrivé, novembre n'étant pas la plus dure période. Elle ne prend presque jamais de vacances, ne considère pas qu'elle traite mal ses employés, essaie de les payer plus que la moyenne. Ils sont plutôt contents de travailler pour elle et son père. Pour sûr, elle n'est pas tendre avec eux, et s'ils ne font pas du bon travail ils en ont pour leur grade, mais dans le cas contraire elle n'est pas avare. Nous dérivons par la suite sur d'autres sujets moins sérieux, et sur nos tracas de la vie de tous les jours. Elle passe un long moment à m'expliquer divers épisodes, pas très intéressants, mais qui la font bien rire, de ses aventures tumultueuses lors de son éducation religieuse.
Elle est vraiment jolie...
- Eh ! Tu m'écoutes ?
- Hum j'avoue que tu m'as perdu en route, un peu après l'histoire des pages de Playboy collées dans la bible, et le pasteur qui découvre cela en pleine messe...
- Ouais ça fait bien dix minutes que tu n'écoutes plus quoi ! T'es vraiment pas cool... T'as une copine en France ?
- Non.
- Pourquoi ?
- Je suis gay.
Elle est très étonnée, et ne sais pas trop quoi répondre. Mais j'ai comme l'impression que cela la gêne.
- Tu as quelque chose contre les homosexuels ?
- Euh, non mais, enfin, mais... Et, euh, tu as un copain alors ?
- Je ne suis pas gay, mais j'ai l'impression que tu n'aimes pas trop les homosexuels ?
- Non, ce n'est pas ça. Enfin pas vraiment. Tu sais, depuis toute petite mon père m'a éduquée avec ses idées un peu racistes, et ce n'est pas évident de tirer un trait sur tout ça et essayer de ne pas avoir de préjugés par la suite. On a beau dire, c'est pas si facile de ne pas être raciste et d'être vraiment tolérant, on est tellement prédisposé par ce que l'on a appris dans notre enfance. Mais j'essaie, vraiment, de ne pas faire de différences, d'embaucher des Noirs ou des Hispaniques autant que des Blancs pour les postes au ranch, et de les payer en fonction de leur travail uniquement. Mais je sais au fond de moi qu'il me reste encore ces valeurs qui remontent à loin. Et je pense que ce serait mentir que de dire que je ne fais pas, parfois, involontairement, des choix qui sont sûrement un peu racistes. Je sais que c'est mal, mais je ne m'en rends pas compte.
- Je comprends tout à fait ce que tu veux dire, j'ai eu exactement le même problème avec la religion, et il m'a fallu très longtemps avant de vraiment me séparer de Dieu, ne plus penser qu'il est là, et être indépendant. Et je comprends que des gens, qui ont été toute leur vie dans un certain milieu, ne puissent pas changer comme ça du jour au lendemain, même si on les persuade qu'ils ont tort.
- Alors, pourquoi est-ce que tu n'as pas de copine ? Ça te dérange que je te demande ça ?
- Non, non, en fait pour être franc, je suis impuissant, alors ce n'est pas très facile pour moi.
Elle ne sait pas quoi dire, apparemment gênée d'avoir posé la question.
- En vérité je ne suis pas impuissant, mais j'ai l'impression que tu n'aimes pas trop les impuissants ?
- Salopard ! Tu te fous de moi !
Elle se jette sur moi, et s'ensuit une bataille dans l'herbe. Elle se débat la bougresse, mais après quelques minutes peuplées d'éclats de rire et de touffes d'herbes dans la bouche, je parviens à la maîtriser.
- Avoue-toi vaincue !
- Jamais ! Sache que jamais un homme ne matera Deborah Brownwood.
Et elle se remue de nouveau avec force, mais je tiens bon.
- Un homme peut-être pas, mais face à un petit rabougri, tu n'as aucune chance !
Et suite à cela je la cale sur le dos, moi assis sur son ventre, ses deux bras sous les miens, et mon torse contre sa tête pour la bloquer au sol. Elle se débat pendant dix bonnes minutes, puis, dépitée, elle cède enfin.
- OK ! OK ! C'est bon on part d'ici, t'es le plus fort...
Je la libère, elle se lève apparemment très énervée.
- Excuse-moi si j'ai blessé ton orgueil, je n'aurais peut-être pas dû toucher à "l'immatable" Deborah Brownwood, après tout.
Elle se rend compte alors qu'il est stupide de sa part d'être énervée pour cela, et que ce n'est sûrement qu'un peu d'orgueil mal placé. Elle se retourne alors vers moi, m'attrape par le col et se place à quelques centimètres de moi pour me dire doucement d'une voix grave :
- Je te préviens, pied-tendre, si jamais tu t'avises de parler de ça à qui que ce soit, tu vas te réveiller vraiment impuissant un de ces prochains matins...
Sa bouche est à quelques millimètres de la mienne... J'ai des picotements dans le dos, comme une bouffée de chaleur. J'ai tellement envie de la prendre dans mes bras... Je ferme les yeux un instant. Mais je me reprends, je ne tente pas de l'embrasser. J'ai dit que je ne le ferai pas. Elle se rapproche encore, la bouche entr'ouverte, la tête se penchant un peu. Je la repousse.
- Non Deborah... Je... Faire ça ce serait accepter ton style de vie, et je ne le veux pas... De plus je te rappelle que ce soir tu vois Billy.
Cette fois-ci elle est vraiment énervée, et elle me repousse violemment avant de remonter sur son cheval sans dire un mot. Nous reprenons alors le chemin du ranch. Ted, Peter et Billy sont déjà là. Deborah va se doucher et se changer et part avec Billy. Quant à moi je fais de même mais pars avec Ted et Peter. Nous discutons tout au long de la soirée de ce que je fais, mon travail, ma vie... Ils sont plus intéressants que je ne l'eus cru. Je leur explique mon travail, leur parle de ma famille, de mes grands-parents agriculteurs, de la différence avec ici. Je zappe un peu quand ils discutent des résultats sportifs. Nous rentrons, le père de Deborah et moi, vers 23 heures. Je lui explique en chemin que Deborah m'a dit pour la citerne, et que franchement je ne sais pas comment j'ai fait pour tenir, mais que j'étais tellement énervé contre lui, et que je ne voulais tellement pas céder que je serais mort sur place plutôt que d'abandonner. Cela a le mérite de le faire bien rire. Il me demande si je m'y connais en mécanique et si je pourrai l'aider le lendemain matin à arranger le moteur de l'une de ses machines dont je n'ai pas compris le nom. J'accepte volontiers en le mettant en garde sur mes capacités de mécanicien. Il me demande de même quand est-ce que je pars, pas qu'il me chasse, précise-t-il, juste par curiosité. Je lui précise alors ce que m'a dit Deborah, à savoir qu'elle m'accompagnera dimanche à Austin à l'occasion de sa visite chez son ami. Il n'a pas l'air bien méchant après tout. Mais comme le disait Deborah, comment blâmer les gens qui viennent d'une époque où la morale n'était pas la même. Comment réagirais-je, demain, si je me trouvais confronté à des gens qui me reprochent d'avoir pu manger des animaux dans ma vie, ou tuer des insectes, ou gaspiller de l'eau ?...
Deborah n'est pas encore rentrée quand nous arrivons, ce qui rend Peter un peu inquiet qu'elle ne passe pas la nuit ici. Je vais pour ma part me coucher, finalement assez épuisé de cette journée. Je suis ici depuis hier. L'hélicoptère m'a attaqué dimanche dernier, jour où mon copain du Pentagone avait son vol pour Dakar. Se trouve-t-il en ce moment à Dakar ? Et que font les autres personnes, celles qui me poursuivent, ont-elles perdu ma trace, me croient-elles mort ? Je m'endors plein d'interrogations...
Mercredi 13 novembre, je suis réveillé par le père de Deborah. Je prends mon petit déjeuner avec lui. J'apprends que Deborah est rentrée tard dans la nuit, et qu'il la laisse par conséquent un peu dormir. Il n'est que 7 heures 30 du matin, après tout. Je pars avec lui dans les hangars pour l'aider sur ses machines. La matinée se passe plutôt bien, et Deborah passe nous apporter à boire vers 10 heures. Elle a l'air contente de nous voir travailler là, tous les deux. Par la suite elle doit régler une affaire avec un des fournisseurs pour je ne sais trop quel problème, elle nous quitte donc et nous la retrouvons vers 13 heures, alors que nous allons manger un hamburger dans la cuisine. Pour l'après-midi elle me demande si je suis intéressé par une balade vers la partie Sud, au niveau des élevages, à cheval. Elle s'assure auprès de son père qu'il ne veut pas me monopoliser pour l'après-midi aussi.
- Non c'est bon, il m'a bien aidé ce matin, tu peux le prendre, par contre s'il pouvait me filer un coup de main ce soir quand j'aurai reçu la nouvelle pelle mécanique, il faut la mettre en place sur le tracteur.
Je suis comblé d'être le nouvel homme à tout faire de la famille, le matin pour le père, l'après-midi pour la fille. Enfin, je ne saurais me plaindre de ces quelques jours de tranquillité. Nous partons alors, Deborah et moi, à cheval. Nous galopons un petit moment, avant d'arriver au niveau des enclos. Deborah donne quelques consignes aux employés qui se trouvent là, et nous repartons au trot pour faire le tour de la propriété.
- Tu as passé une bonne soirée avec Billy ?
- Pourquoi cette question, tu es jaloux, je te rappelle que tu m'as renvoyé chier hier.
- Si tu le prends comme cela.
- Oui j'ai passé une très bonne soirée, c'était magnifique, et de plus pour une fois Billy a baisé comme un Dieu. Tu es satisfait ?
- Si c'est pour être désagréable, il ne fallait pas me demander de venir, j'étais mieux avec ton père.
- Excuse-moi. Je crois que je t'en veux un peu. Non la soirée avec Billy n'avait rien d'exceptionnel, mais c'était bien quand même. Il ne faut pas croire, je ne suis pas complètement sans coeur, j'aime bien Billy, il est vraiment sympa. Et toi, ta soirée avec papa et Ted ?
- Moins pire que ce que j'aurais cru, ton père et Ted sont assez sympas, eux aussi.
Nous faisons le tour de plusieurs élevages, et Deborah contrôle que tout se passe comme souhaité. Le climat s'est un peu détendu, et nous recommençons à nous titiller et à rigoler de nouveau ensemble. En retournant vers le ranch, en longeant la route, nous croisons trois autres cavaliers, apparemment des connaissances de Deborah.
- Tiens donc, mais c'est la belle Deborah, comment tu vas ma belle. Mais qui donc as-tu avec toi, c'est ton nouveau prince charmant, tu fais dans les modèles réduits maintenant ? C'est Billy qui doit être content !
Je reste stoïque, je me moque éperdument de ce que peut penser ce type.
- Ta gueule Brandon ! Il n'est peut-être pas très grand, mais le jour ou tu me baiseras comme lui le fait, alors peut-être je daignerai laisser tomber Billy pour toi. En attendant, retourne à tes leçons de conduite, il me semble avoir entendu que tu as encore bousillé le Ford de ton père.
Les deux qui accompagnent Brandon éclatent de rire. Quant à lui, bien calmé s'il en est, il se contente de leur dire de la fermer, et il part au galop, en marmonnant je ne sais quoi. Les autres le suivent, après avoir salué Deborah, la félicitant pour sa répartie.
- Pourquoi tu ne t'es pas défendu ?
- J'aurais dû ? Je ne reverrai sans doute plus jamais ce gars de ma vie, et il n'est rien pour moi.
- Je me demande si c'est parce que tu es vraiment modeste, ou si ce n'est au contraire qu'une fausse modestie, et que tu as en fait une tellement haute idée de toi que tout cela ne te touche même pas. Tu sais, la plupart des gars du Texas considèrent que si tu te laisses faire, tu seras pour toujours considéré comme un moins que rien.
- Je dois effectivement être assez confiant en moi, mais si cela permet de ne pas blesser l'orgueil des gens, après tout. N'est-ce pas toi qui prônes le bien par le mal ? C'est un de tes "monteurs" ?
Elle sourit. Je me demande vraiment si je pourrais résister une nouvelle fois si elle tente de nouveau de m'embrasser.
- Oui effectivement, et c'est pour cela que je savais que j'allais le toucher avec ce que j'ai dit tout à l'heure. Il voudrait que je quitte Billy pour lui. Il me menace parfois de tout dire à mon père. Mais je ne me fais pas de soucis, il a tellement fait de bêtises que je n'aurais aucun mal à convaincre mon père qu'il dit n'importe quoi, et Brandon le sait. Mais il est très gentil quand on est tous les deux. C'est juste que les mecs ont la tendance naturelle à devenir impossibles, fiers et prétentieux quand il y a d'autres mecs avec eux.
Nous rentrons ensuite au ranch. Je donne un coup de main comme prévu au père de Deborah pour sa pelle mécanique pendant qu'elle prépare le dîner. Nous dînons ensuite, et alors qu'ils décident de passer la soirée devant la télévision, je préfère pour ma part aller me coucher.
Lundi 9 décembre 2002
Je suis réveillé soudainement par quelqu'un qui tente de rentrer dans mon lit. Je me lève brusquement et sors du lit.
- Chuuut, n'aie pas peur, c'est moi, Deborah.
- Qu'est-ce que tu fais là, quelle heure il est ?
- Il doit être aux alentours d'une heure du matin, j'avais envie d'être avec toi... Allez, reviens. Tu ne vas pas me chasser quand même, s'il te plait Ylraw, juste pour ce soir. Si tu veux je reste juste là près de toi, je ne veux pas forcément faire l'amour avec toi, mais j'aimerais être proche un petit moment.
- Tu sais très bien que c'est mal Deborah, tu sais très bien que je ne veux pas cautionner ta vie. Que je suis contre cela, tu ne fais pas le bonheur autour de toi, tu ne fais que préparer leur malheur quand ils comprendront que tu te joues d'eux. Ce n'est pas parce que tu es plus forte qu'eux que tu as le droit de jouer avec.
Elle ne réagit pas tout de suite. Je pensais qu'elle se sentirait attaquée et répliquerait sur le champ, mais elle laisse passer quelques secondes avant de répondre.
- Je ne suis pas si forte que ça, Ylraw, tu sais.
Elle se relève du lit, et s'avance pour ressortir de la pièce. À la faible lueur je m'aperçois qu'elle pleure. Elle passe près de moi. Je la prends délicatement dans mes bras et lui demande de m'excuser. J'avance doucement vers le lit, écarte les couvertures et l'invite à se coucher près de moi. Elle est sur mon épaule, sa jambe sur la mienne. Quelques minutes s'écoulent. Je ne crois pas à ce moment que j'ai envie d'autre chose que de la serrer fort dans mes bras, d'avoir enfin une présence proche après tous ces jours de cavale et de solitude. Je l'embrasse sur le front, lui demande pardon, lui dit que je suis bien, content de l'avoir, là, près de moi. Elle remonte légèrement vers moi et m'embrasse dans le cou, me glisse à l'oreille qu'elle aussi. Les idées s'emballent. Il suffit d'un flash, et mon corps décide. Mon corps décide de ce qu'il veut, et elle le sent, et je sais que j'ai perdu. Elle m'embrasse de nouveau, sa main passe doucement sur mon torse, relève mon tee-shirt et se glisse pour toucher ma peau. Nos lèvres se joignent, enfin, doucement. Elle se rapproche encore, ma main parcourt son dos, et relève délicatement sa robe de chambre. Elle est nue. Je la caresse. Ses doigts montent et descendent, augmentant progressivement leur amplitude, effleurent mon corps tendu, s'imprègnent de mon excitation naissante tout en la développant. Un frisson me parcourt, ma main se crispe sur sa fesse. J'ai envie que les choses s'accélèrent, elle aussi. Mais l'impatience est contrecarrée par la satisfaction du moment. Pour que ce ne soit pas une fois parmi d'autres, pour que nous profitions de nous découvrir un peu plus. Elle passe sur moi, assise sur mes jambes. Je lui retire sa robe de chambre, et, Soleil, ô mon Soleil ! Que de ta lumière sur la Lune je perçois les douces courbures de son corps musclé. Elle se cambre quand mes mains lui caressent les seins et descendent vers ses reins, pour l'agripper à la taille, la retourner et l'étendre sur le dos. J'éloigne les draps pour voir, pour voir son corps, pour voir ses seins, son ventre. Le caresser. J'adore caresser le ventre... Nous nous embrassons encore, et ma main, enfin, s'attarde le long de ses cuisses. Elle écarte un peu les jambes, pour indiquer, pour demander. Elle guide ma main vers elle, et de mes doigts j'écarte doucement ses lèvres humides pour lentement les glisser un peu plus profondément. À son tour ses doigts glissent le long de mon bras, de mon torse, et délicatement sous mon caleçon, pour me pousser à la limite, pour accélérer les choses. Elle s'impatiente et à son tour elle me repousse ; mon caleçon, mon tee-shirt quittent la scène pour devenir simples spectateurs. Nus, enfin, tous les deux. Sa bouche parfait mon excitation. Quelques instants, quelques secondes, je profite d'être soumis, puis je la remonte vers moi, et lui murmure à l'oreille.
- J'ai envie de toi.
Elle répond par un baiser et me glisse à l'oreille :
- Prends-moi.
Elle récupère un préservatif sur la table de nuit, qu'elle avait sans doute déposé là avant de se coucher. Amours, ah mes amours, quel malheur que vous soyez associées à tant d'incertitude ! Mais ne voyez pas en cette protection de l'égoïsme, car c'est elle que je protège. Soyez persuadées qu'elle est l'une de vous, et ce n'est pas si bref et si artificiel. Et qu'en rien ce protocole ne trouble notre plaisir, et s'évapore pour mieux nous laisser profiter l'un de l'autre, autant de fois que nous le désirerons... L'instant passe et doucement elle se présente à moi. Elle dirige, et décide, s'ouvre à moi et aide mon sexe à la pénétrer. Je me cambre et laisse échapper un soupir de bonheur. Elle se penche vers moi, et tout s'enchaîne. Le rythme doux et calme des premiers va-et-vient pour préparer, pour ne pas blesser, pour que plus insouciants nous puissions, par la suite, alterner force et douceur, rapidité et lenteur. Me voilà bien frêle après tout ce temps seul, et un peu de contrôle vient ternir ces moments. Contrôle mesuré et chaque instant de doute est l'opportunité de quelques retournements, pour que tour à tour nos corps s'imbriquent en un sens ou l'autre, allongé ou à genoux, dominant ou dominé. Un peu de force, parfois, un peu de lutte, quand l'un veut décider plus que l'autre. Des murmures, toujours, pour décrire à l'autre, pour lui dire, ce que l'on veut, ce que l'on aime, ce que l'on ressent. Et finalement, la perte de contrôle, l'abandon, quand, agrippée à mon dos, accélérant mon mouvement en tenant mes fesses, elle laisse échapper son plaisir, et que je fais de même, en lui murmurant ma jouissance à l'oreille.
Un peu de temps, ensemble, mais si peu, pour que ce protocole, toujours, soit suivi.
- Je ne voulais surtout pas réveiller papa, mais cela méritait bien quelques cris, peut-être auras-tu compensation un peu plus tard, si tu es sage...
Je souris, et retire sur nous les draps, avant de la reprendre dans mes bras. Nos corps transpirants se ressaisissent, et nos chaleurs s'échangent, alors que nos coeurs ralentissent. Quelques minutes, à profiter de l'autre. Puis l'intimité d'une discussion de l'après. Elle me parle doucement :
- Tu penses vraiment ce que tu m'as dit tout à l'heure ?
- Est-ce que tu ne le penses pas toi-même ?
- Si, je crois, mais que devrais-je faire ?
- Je ne sais pas ce que tu devrais faire, et de plus je n'ai pas vraiment à te donner de leçon, et rien que le fait que j'aie cédé ce soir prouve que je suis moi aussi faible.
- Ne dis pas ça, je ne veux pas que tu regrettes. Je suis bien, là, et tu l'as fait pour moi, et c'est très gentil. Je suis flattée.
- C'est au contraire pour toi que je ne voulais pas le faire, pour te montrer que tu as tort de vivre comme cela, et en cédant c'est pour moi que je l'ai fait, pour mon propre plaisir.
- Tu l'as fait un peu pour tous les deux alors.
- Tu sais, je crois que dans la vie il ne faut pas vraiment faire les choses pour soi, parce qu'on le regrette toujours. Il faut les faire pour les autres, car si on est fort, c'est à nous de subir les difficultés à leur place. Et je crois que lorsqu'on est fort, le plus dur c'est les regrets. Si tu penses qu'un jour tu regretteras ce que tu fais maintenant, il ne faut pas le faire, parce qu'on ne se rattrape jamais vraiment.
- Tu ne regrettes jamais rien, toi ?
- Oh si ! Mais entre penser une chose et la faire, il y a toujours un peu comme une grande barrière. Et c'est à ceux qui la franchissent qu'on reconnaît les grands hommes, je pense.
- Tu ne penses pas que tu pourras la franchir ?
- Eh bien, je ne sais pas. Avec mon travail dans Linux, les logiciels libres, cette philosophie, je pensais faire des choses pas trop mauvaises. Mais maintenant, ici, je ne sais plus trop ce que vais pouvoir faire, si je vais pouvoir retourner comme avant.
- Tu penses qu'ils ne te laisseront jamais ?
- J'en sais rien. Je ne sais toujours pas pourquoi ils m'en veulent vraiment. Mais s'ils emploient des hélicoptères militaires pour faire le ménage, c'est que ce n'est pas une petite affaire, et à mon avis je n'aurai pas de vie tranquille pour un bon moment.
- Pourtant les quelques jours que tu passes ici sont tranquilles, tu ne voudrais pas rester ici ? Ils ont peut-être perdu ta trace ?
- J'ai du mal à le croire, c'est un peu comme quand j'étais à Raleigh, tout cela pour retrouver David mort après coup. Je n'ai vraiment pas envie que cela t'arrive. D'ailleurs cela me fait penser, ma jambe me fait toujours mal, c'est bien demain que nous allons voir ta copine dans l'hôpital ?
- Oui.
La nuit continuera, et encore nos corps s'entremêleront. J'apprendrai même un peu, de son expérience, de sa force, de cette fille, si belle, qui n'a pas froid aux yeux.
Matin. Jeudi 14 novembre 2002. Je suis réveillé par quelqu'un frappant à la porte de ma chambre. Je suis seul dans le lit, Deborah n'est plus avec moi. J'imagine qu'elle est retournée dans sa chambre au petit matin pour ne pas donner la puce à l'oreille à son père. 8 heures moins le quart, la nuit fut courte en sommeil et le lever n'est pas des plus faciles. Je me lève néanmoins et vais prendre une douche. 10 minutes plus tard Deborah passe dans la chambre pour me rappeler que nous devons aller en ville, et qu'il ne faut pas trop tarder. Elle a déjà déjeuné et est prête à partir. Elle me dit que je mangerai deux gâteaux en route.
Alors que nous sortons de la maison et Deborah et moi nous dirigeons vers la Jeep, une voiture arrive devant le ranch. Billy en sort, apparemment très énervé. Il se dirige droit sur Deborah, l'attrape par le bras et menace de la frapper en criant.
- Brandon m'a tout raconté ! Il m'a dit que tu couchais avec ce morveux !
Il me pointe du doigt alors que je me dirige vers lui pour essayer de le séparer de Deborah. Mais il se retourne vers moi et me pousse violemment. Je pars en arrière, me déséquilibre et tombe. C'est vrai qu'il est costaud le gaillard. Alors que je suis sur le point de me relever pour tenter malgré tout de lui en faire découdre, une déflagration retentit. Je me retourne et vois le père de Deborah qui vient de tirer un coup de feu en l'air et a désormais Billy en joue avec un fusil. Il lui parle doucement d'une voix forte.
- William Stephen Kimbell troisième du nom, ne fais ne serait-ce que penser lever de nouveau la main sur ma fille, et je te ramène à ton père les pieds devant !
- Eh ! Peter ! Calme-toi, ça va, ça va ! C'est bon je me calme, mais il y a de quoi être énervé, non ? Ta fille est ma future femme après tout ! Elle n'a pas le droit de coucher avec n'importe qui quand même !
- Ma fille n'est la future femme de personne, et elle couche avec qui elle veut. Si tu la veux, il faudra la mériter Billy. Maintenant rentre chez toi !
Il lui fait signe avec son fusil de retourner vers sa voiture. Il s'exécute considérant que Peter ne devait pas rigoler. Nous le regardons partir. Deborah s'avance vers son père, et le remercie en l'embrassant et le prenant dans ses bras. Il reste stoïque et lui rappelle qu'elle est en retard pour les courses, et que cette après-midi elle a rendez-vous avec je ne sais plus qui.
Lors du trajet vers Bryan, je m'excuse pour les ennuis que je cause.
- Je suis désolé d'avoir mis la pagaille dans tes affaires.
- La pagaille c'est moi-même qui l'ai mise. Et comme tu disais je devais bien me douter qu'un jour ou l'autre cela me retomberait dessus. Mais ne t'inquiète pas pour moi, cela mettra un peu d'animation et permettra de clarifier un peu tout ça.
- Tu t'ennuies à ce point ? C'est aussi par lassitude que tu as couché avec moi cette nuit ?
- Cela me blesse que tu dises cela. J'ai couché avec toi, non pas parce que je suis tombée amoureuse de toi, ce serait mentir, mais, enfin, c'est difficile à dire, tu m'attirais voilà tout.
- Excuse-moi, je ne voulais pas te blesser. Et je ne regrette pas cette nuit, même si ce sera peut-être la seule.
- Il n'est en effet sûrement pas très prudent de ma part de prendre le risque de me faire attraper par papa, même s'il m'a défendu aujourd'hui, il n'en reste pas moins qu'il y a des intérêts dans cette histoire. Et de plus si je suis d'accord avec toi que je devrais peut-être remettre en cause mon style de vie, ce ne serait que contradiction. De plus tu risques à court terme autant voire plus que moi dans cette affaire, mon père n'est pas un tendre.
Elle sourit. C'est toujours un peu blessant de devoir accepter que notre pouvoir de séduction n'est pas sans limite et qu'elle comprend très bien que c'est un peu une bêtise que d'avoir fait cela. Mais c'est mieux pour elle et ma morale, et mon ego s'en trouve amoindri, alors ne nous plaignons pas...
En ville elle me laisse dans les mains expertes de son amie à l'hôpital, et va pendant ce temps faire les courses dont elle a besoin. J'attends quelques instants puis son amie me fait passer entre deux patients pour faire une radio de ma jambe. Bilan, j'ai bien reçu quelque chose à l'intérieur, mais cela n'apparaît que comme plusieurs points minuscules sur la radio. Elle m'explique qu'il y en a une dizaine et que le plus gros d'entre eux doit faire moins d'un dixième de pouce, ce qui doit faire un peu plus qu'un quart de millimètre. Après quelques analyses complémentaires, elle dit penser que cela ne s'est pas infecté, et qu'il est impossible de les retirer sans faire dix fois plus de dégâts qu'en les laissant où ils sont. Elle précise néanmoins qu'il faudra les surveiller dans les mois qui viennent, pour voir s'ils se déplacent, et pour être sûr qu'ils sont bien acceptés par l'organisme.
Je la remercie grandement et je sors de l'hôpital pour attendre Deborah sur le parking devant celui-ci. À peine plus d'un quart de millimètre, ce ne doivent être vraiment que des éclats pensé-je. Je ne crois pas qu'il puisse exister des émetteurs de cette taille là. Je suis au moins rassuré sur ce point. Mais je reste toutefois dubitatif sur le fait qu'ils m'aient laissé partir sans vérifier que j'étais bien mort. Toutefois je n'ai peut-être pas tous les éléments, peut-être ont-ils découverts qu'ils étaient observés à ce moment là, ou ont-ils eu contre-ordre au dernier moment, quand les cahiers et toutes traces eurent été effacés.
Je patiente une bonne demi-heure avant que Deborah ne revienne. J'essaie de me convaincre que cette histoire est terminée, et que je pourrais peut-être directement prendre un avion pour la France, et reléguer toutes ces aventures au passé. Deborah me retrouve donc assez satisfait, ce qui la rassure aussi. Nous réfléchissons alors que je pourrais finalement passer une semaine ou deux en plus ici, et ne rentrer qu'après en France.
Sur le chemin du retour Deborah me demande si cela ne me dérange pas qu'elle fasse un détour par la petite ville pas loin du ranch. Un ami à elle y est barman, et elle lui doit cinquante dollars depuis plusieurs mois, et ne pense jamais à les lui rendre quand elle le croise. De plus cela fait plus d'un mois qu'elle n'est pas passée leur dire bonjour, à lui et à sa soeur. C'est un ancien copain à elle, qu'elle connaît depuis plus de quinze ans, et pour qui elle semble avoir beaucoup d'amitié même si d'après ce que je comprends elle ne le voit pas souvent. Je ne peux que difficilement refuser, je n'ai plus désormais d'impératifs et je la suivrais au bout du monde sans hésitation je crois.
Mais alors que nous rentrons dans le fast-food-bar et que celui que je pense être l'ami de Deborah nous aperçoit, il se dirige droit vers elle et nous attire dans les cuisines. Deborah ne manque pas d'exprimer sa surprise.
- Et oh c'est bon ! Je vais te les rendre tes cinquante dollars ! Et puis tu pourrais dire bonjour ! Qu'est-ce qui te prend ?
- Je me fous de mes cinquante dollars, tu le sais bien. Excuse-moi de te tirer comme cela à l'écart, mais hier un gars est passé dans le coin et il en avait après ton copain. Il avait une photo de lui et demandait si nous l'avions déjà vu.
Le copain de Deborah fait un signe de la tête en ma direction pour montrer que c'est de moi dont il parle. Je lui demande à quoi ce type ressemblait.
- Difficile à dire, un grand type avec un costume gris, la trentaine sûrement, mais pas de signe particulier. Il n'a rien dit d'autre. J'ai demandé pourquoi il te cherchait, mais il a répondu que ce n'était pas important, m'a remercié et il est reparti.
- Cela veut dire qu'ils sont encore sur tes traces, à moins que ce ne soit quelqu'un d'autre, qu'est-ce que tu en penses ?
- Boah j'en pense pas grand-chose. Je ne sais plus trop quoi faire, moi qui me faisais une joie à l'idée que tout cela soit terminé. En tous cas s'ils traînent dans la région cela signifie qu'ils ne mettront pas longtemps à me dénicher, et que donc je dois partir d'ici au plus vite. De plus je te mets en danger toi et ton père en restant au ranch. Quelles que soient leurs raisons il est plus prudent que tu me ramènes à Bryan et que je prenne un bus de là-bas.
Deborah est plus optimiste :
- Je ne suis pas sûre qu'ils te trouvent si facilement, tu n'as pas rencontré grand monde dans le coin. Mais c'est peut-être plus prudent que tu partes, en effet. Cela dit, je préfère t'emmener moi-même à la frontière mexicaine, comme cela au moins je pourrai te dire au revoir et te souhaiter bonne chance quand je sais que tu seras un peu plus en sécurité. Tu as toujours ton passeport ?
- Oui, mais tu ne penses pas qu'ils ont reçu des consignes pour m'arrêter à la frontière ?
- Je n'en sais rien, mais il semblerait qu'ils essaient de faire cela discrètement, il n'est donc pas impossible que les gardes ne soient pas au courant. De plus c'est peut-être encore plus risqué de se faire attraper à essayer de passer la frontière en douce. Je ne suis pas une experte de ce genre de truc.
- Tu as peut-être raison, mais tu as des réunions cette après-midi, non ?
- Je peux les reporter ce n'est pas un problème, c'est tout de même moins important que tes soucis.
Le copain de Deborah essaie de comprendre et s'interroge sur ce qu'il se passe et qui je suis. Elle lui explique en gros que des gens en ont après moi pour des raisons inconnues, et qu'elle essaie de m'aider. Elle lui promet de lui expliquer toute l'histoire en détail un peu plus tard, et nous repartons pour le ranch. En chemin, elle s'aperçoit qu'elle a encore oublié de lui donner ses cinquante dollars, mais que cela lui donnera une nouvelle occasion pour lui raconter l'histoire. Arrivée au ranch Deborah invente une histoire pour son père, comme quoi j'ai appelé mes parents et qu'il faut que je rentre rapidement en France à cause du décès d'un membre de ma famille. Par conséquent, elle doit remettre les réunions de l'après-midi à plus tard et m'accompagnera après un repas rapide à l'aéroport d'Austin. Son père est désolé de ce qui m'arrive. Il me souhaite bonne route et me dis de revenir les voir. Nous partons en voiture avec Deborah moins de vingt minutes plus tard. J'aurais aimé avoir une discussion un peu plus soutenue avec lui sur le thème du racisme, mais le courage et le temps m'ont manqué. Je n'ai pas beaucoup d'affaires, Deborah tient tout de même à me donner un de ses sacs à dos, avec quelques-uns de ses habits à l'intérieur. Je récupère aussi tout mon argent et le mets dans mes poches, pour être sûr de ne pas le perdre. J'y place aussi précautionneusement ma pierre. Je pourrais presque m'en passer, désormais, mais je crois que j'y tiens trop, un peu comme un porte-bonheur, ou un talisman. Deborah veut aussi me donner de l'argent, mais je refuse, il me reste encore en effet plus de deux mille dollars.
Il doit y avoir près de cinq cents kilomètres avant la frontière. Je m'inquiète pour Deborah et toute cette route mais elle m'assure que ce n'est pas un problème pour elle, et que de plus elle s'arrêtera peut-être au retour à Austin, chez son amie. Après une heure ou deux de route elle décide d'ailleurs de lui passer un coup de fil pour lui expliquer ce qui lui arrive sans rentrer dans les détails. Elle lui demande surtout que dans l'éventualité où son père l'appelle elle dise bien que Deborah est chez elle, et d'inventer une excuse pour lui expliquer qu'elle ne peut pas lui parler pour le moment, mais que tout va bien.
Nous rejoignons la 35 qui passe ensuite par Austin puis San Antonio. Nous faisons quelques pauses, pour boire un coup et manger un biscuit. Tout semble calme. Deborah me demande si je sais ce que je vais faire au Mexique. Je pense que je vais tenter d'aller à la première grande ville avec un aéroport, et d'en repartir pour la France. Dans l'hypothèse moins séduisante où je sois déjà recherché là-bas, j'avoue ne pas avoir réellement d'idée. Peut-être trouver des gens qui puissent m'aider à faire un faux passeport ou à dénicher un moyen de partir pour l'Europe, en bateau éventuellement. Après un certain temps de route Deborah appelle son père au téléphone pour le prévenir qu'elle profite d'être à Austin pour aller voir son amie, et qu'elle ne rentrera peut-être que le lendemain matin. Tout cela pour faire en sorte qu'il ne s'inquiète pas.
Il est vrai que je n'avais initialement pas beaucoup d'idées sur le mieux à faire une fois au Mexique. La situation se complexifiant et les événements s'accélérant, cela n'arrange pas les choses. Je pensais finalement prendre une décision pendant les trois jours que j'imaginais encore pouvoir passer avec Deborah. Mais je suis désormais bien perplexe. Je discute assez peu avec Deborah. Elle doit sentir que je suis ennuyé, mais ne doit pas avoir non plus beaucoup d'idées pour m'aider.
- C'est vraiment bête, je ne vais peut-être plus jamais te revoir et je ne sais pas quoi te dire.
- J'avoue que je ne sais pas vraiment quoi te dire non plus, je n'ai pas franchement l'esprit à te poser des questions sur ta vie au ranch et tout cela...
- Mouais. Mais ce n'est pas si simple pour moi non plus, je n'ai pas envie de te laisser là, tout seul à l'aventure. J'aimerais pouvoir te savoir vraiment sauvé et tranquille. Mais moi non plus je ne sais pas quoi faire, rester avec toi ou te laisser.
- C'est très gentil, mais tu sais, sans vouloir être méchant, cette histoire est tellement incompréhensible que je ne suis pas sûr que tu pourrais vraiment m'aider. Ce serait même plus idiot que nous soyons deux à avoir des ennuis alors que tu pourrais rejoindre ton père sans encombre. Enfin, j'espère qu'ils ne vont pas remonter jusqu'à vous.
Nous roulons depuis de nouveau bien une heure ou deux, et nous venons de passer San Antonio. La frontière doit désormais se trouver à moins de cent miles d'ici, c'est à dire environ cent soixante kilomètres. La route est tranquille, et la circulation parsemée. Soudain alors que nous parlons, Deborah s'inquiète d'une voiture qui arrive par l'arrière à très vive allure. Cela pouvant être sans aucun rapport avec nous, nous conservons notre allure sur la file de droite. Quand la voiture arrive à notre hauteur, elle semble se caler à notre vitesse, et sa vitre passager s'ouvre. Du haut du 4x4 je ne vois pas qui se trouve à l'intérieur, mais je crie à Deborah de faire attention, que le conducteur a peut-être une arme et la pointe sur elle. Elle freine alors et la voiture nous dépasse. Nous remarquons à ce moment que la vitre arrière et le coffre ont subi de nombreux impacts que nous identifions comme des marques de balles. La voiture s'arrête alors brusquement en travers de la route, nous obligeant à faire de même, et alors que Deborah se prépare à la contourner par le bas-côté, un homme sort de la voiture en nous criant d'attendre. Il n'est apparemment pas armé mais semble avoir été touché par les balles, il a le bras gauche ensanglanté. De toute évidence, il a reçu une balle au niveau de l'épaule ou du bras. Il court vers notre voiture, Deborah baisse sa vitre. Il monte sur le marche-pieds du 4x4 et se tient avec son bras droit au montant de la porte. Chose très étonnante, il parle en français.
- François ! François ! Il faut que vous alliez au plus vite à Sydney, Etiola est là-bas, il faut que vous alliez à Sydney, c'est important, il faut vous dépêcher, ils vous...
Je tente de le calmer.
- Calmez-vous ! Calmez-vous ! Montez à l'arrière nous allons vous emmener à un hôpital et vous serez plus tranquille pour nous expliquer tout cela.
Mais il n'en a pas le temps. Deborah pousse un cri. Une giclée de sang nous parvient alors que l'homme a sa tête projetée en avant, touché en pleine tempe par une balle. Il roule sur l'aile du 4x4 et s'écroule par terre alors que deux ou trois secondes après l'impact une déflagration retentit. Je comprends que le coup a dû être tiré à plusieurs centaines de mètres de là pour que la balle arrive avec tant d'avance sur le son. Je crie à Deborah.
- Roule ! Roule ! Magne-toi ! Ils nous tirent dessus !
Deborah redémarre en trombe et contourne la voiture par la droite en passant sur le bas-côté avant de revenir sur la route. Heureusement que nous avons un 4x4 ! Elle accélère à fond alors que je scrute l'arrière de la voiture pour voir si je distingue d'où est parti le coup de feu. Il y a plusieurs voitures et un camion qui arrivent au loin, et je ne remarque rien qui me permette de les suspecter. Deborah me demande s'ils sont à nos trousses, je réponds que je n'en sais rien. Mais après quelques kilomètres où personne ne semblait nous suivre, je lui conseille de ralentir pour ne pas se faire arrêter par la police. Celle-ci a dû se rendre sur les lieux de l'accident, de plus la route étant bloquée par la voiture en travers, nous devrions remarquer rapidement si une voiture nous poursuivait. Mais la route est déserte, aucune voiture ou autre véhicule ne semble se profiler. Je scrute aussi les airs à la recherche d'un éventuel hélicoptère, mais rien.
- Tu as compris ce qu'il a dit, il ne parlait pas anglais ? Il a prononcé ton prénom, non ?
- Oui, il m'a parlé en français, il m'a dit que je devais aller à Sydney pour y retrouver Etiola qui s'y trouve, et que c'était très important. Etiola c'est le nom du marabout d'Afrique dont m'avait déjà parlé le gars en France.
- À Sydney ? Mais tu crois que le type qui t'a dit cela est de ton côté ?
- Je n'en sais rien, ce qui est sûr c'est qu'il n'est pas du leur. À moins que la situation soit beaucoup plus complexe que je ne le crois, et que tout ce petit monde soit en plein milieu d'une guerre dans laquelle je me suis retrouvé par hasard.
- Tu vas aller à Sydney ? Tu ne penses pas que ce peut être un piège ?
- Je ne sais pas encore. Pour l'instant c'est ma seule piste. Et de plus ils semblent me retrouver où que j'aille, j'ai peur de ne pas être plus tranquille en France. Peut-être que ce marabout connaît les clés de cette histoire et pourra enfin m'aider à me sortir de ce pétrin.
- Ce type-là est peut-être celui qui te cherchait l'autre jour. Si cela se trouve il voulait t'avertir d'un danger mais ils l'ont trouvé d'abord. Il faut que j'appelle papa pour savoir si quelqu'un est passé. Comment a-t-il pu savoir où nous trouver ?
Deborah appelle alors son père, qui lui apprend qu'il n'a pas été au ranch de l'après-midi, et qu'il n'a vu personne. Quand il demande des explications elle invente simplement qu'elle avait oublié qu'elle devait recevoir un colis dans la journée, mais que ce n'était pas grave elle le récupèrerait un autre jour.
- Il n'a vu personne, comment a pu faire ce gars pour savoir que nous partions pour le Mexique et nous retrouver ? De plus papa ne le savait pas non plus, il n'aurait même pas pu renseigner quelqu'un qui se serait fait passer pour un ami à moi et qui l'aurait appelé. Ah mince j'ai oublié de lui demander si quelqu'un avait appelé ! À moins que la personne n'ait appelé Jennie à Austin ?
Après vérification il y a effectivement quelqu'un qui a appelé l'amie de Deborah à Austin en se faisant passer pour Billy. Jennie n'a pas jugé bon de cacher à Billy où se trouvait Deborah, pensant que seulement son père ne devait pas savoir.
- OK, donc nous savons comment il nous a retrouvés. Donc je récapitule, d'après ce que tu m'as raconté, tu pensais que le mec du Pentagone, celui chez lequel tu es allé, voulait partir. C'était peut-être bien le cas, et, après lui avoir volé ses billets, il a décidé de te retrouver pour te mettre en garde.
- C'est possible mais le gars que nous avons vu toute à l'heure n'est pas celui du Pentagone. Cela veut donc dire soit que cela n'a rien à voir, et que d'autres personnes, opposées à cette organisation, cherchent à rentrer en contact avec moi, peut-être parce qu'elles pensent que je possède des informations qui pourraient les aider. Soit que ce gars du Pentagone a contacté d'autres gars du coin quand il a eu écho de l'accident avec la Viper. Ce qui revient un peu au même, finalement.
- Mais cela ne t'avance finalement pas beaucoup, à part que nous sommes presque sûrs désormais que tu as des alliés dans cette affaire, ce qui n'est déjà pas mal, remarque.
J'acquiesce et nous continuons d'énumérer des possibilités pendant un moment, sans réellement progresser, jusqu'à ce que la frontière mexicaine soit en vue. Nous restons sur nos gardes mais le passage se fait sans encombre, hormis les questions habituelles de ce que nous allons faire au Mexique, combien de temps, et des choses dans ce genre.
Une fois la frontière passée, je demande à Deborah de me laisser, mais elle refuse. Elle insiste pour au moins m'accompagner jusqu'à l'aéroport de Monterrey. Nous roulons un peu, mais il commence à se faire tard, et nous nous arrêtons dans un restaurant pour manger.
- J'aurais préféré de meilleures circonstances pour t'inviter au restaurant.
- Il vaudrait mieux que ce soit moi qui t'invite et que tu gardes ton argent. Tu en auras sûrement besoin si tu dois aller à Sydney. Je ne sais pas combien coûte un vol du Mexique pour Sydney, mais tu n'auras pas de trop de tes deux mille dollars de toute manière pour t'en sortir une fois là-bas. Ce serait d'ailleurs plus raisonnable que je te paye aussi le billet.
- Ne t'inquiète pas, j'ai encore ma carte bleue, et à moins qu'elle ne soit bloquée, j'ai encore de l'argent sur mon compte.
- Je ne pense pas qu'il y ait de vol pour Sydney au départ de Monterrey, il te faudra sans doute passer par Mexico. Si nous avions su, nous aurions pu aller à Houston ou Austin directement, si cela se trouve ils ne te cherchaient pas du tout dans les aéroports. Ils ne nous ont même pas fait d'ennuis à la frontière.
- Oui tu as raison, mais maintenant que c'est fait, trop tard pour faire marche arrière. J'espère que j'aurai encore un vol pour Mexico ce soir, sinon il va falloir que je passe la nuit à Monterrey. Ce qui ne m'enchante guère.
- Tu es dur, cela nous permettrait peut-être de passer une nuit supplémentaire ensemble, en amoureux en vacances au Mexique, t'imagines ? C'est peut-être dangereux mais l'occasion ne se représentera sûrement pas de sitôt !
Elle parvient à conserver le sens de l'humour malgré la situation. Je crois que je l'aime vraiment bien. Je ne sais pas trop si elle s'est vraiment attachée à moi ou si ceci n'est qu'un prétexte pour la sortir de son quotidien. J'espère néanmoins que j'aurai l'occasion de la revoir une fois tout cela terminé. Si cela se termine... Nous ne nous attardons pas et repartons pour Monterrey. Nous n'y arrivons que tard et ne tentons même pas l'aéroport pour le soir. J'imagine que ni elle ni moi ne voulons vraiment nous quitter tout de suite. Ce sera peut-être une erreur mais qu'importe. Nous trouvons un petit hôtel tranquille en périphérie.
Je ne parle pas très bien espagnol. Mes cours du lycée et de mon école d'ingénieur sont un peu loin. Je pense toutefois le comprendre à peu près, même si cela dépend grandement de l'accent de mon interlocuteur, et de sa vitesse d'élocution. Deborah, elle, le parle presque couramment, et se charge de demander une chambre et d'en régler la note à l'avance, sachant que nous partirons de toute évidence très tôt le lendemain matin. Les dollars américains sont plutôt bien acceptés dans le coin. Mais en réfléchissant je me demande s'il y a un endroit où ceux-ci ne le seraient pas. L'hôtel n'est pas génial, pas plus que le quartier, mais nous devrions être tranquilles par ici. Je suis épuisé. La courte nuit précédente avec Deborah, et la journée des plus tumultueuses ont eu raison de moi. Je passe en éclair à la salle de bain, pour m'apercevoir que j'ai encore des taches de sang de l'homme qui nous a interpelés sur la 35 en direction du Mexique. Deborah en a encore plus que moi, étant juste à côté de lui au moment où il a reçu la balle. Nous nous couchons ensuite, et nous nous endormons en quelques secondes, dans les bras l'un de l'autre, sans même vraiment profiter de cette dernière nuit ensemble. Il n'est pourtant pas si tard, 22 heures tout au plus.
Mardi 10 décembre 2002
C'est Deborah qui me réveille en me secouant doucement au milieu de la nuit. Elle me dit alors à voix basse que quelqu'un vient de frapper à la porte. Le temps que je reprenne mes esprits on frappe de nouveau. Il est 5 heures passées du matin. Nous sommes le vendredi 15 novembre. Deborah s'est levée et est allée voir par la lorgnette de la porte qui frappait. Elle revient, et m'explique qu'il y a trois personnes qui sont devant la porte. Elles frappent une nouvelle fois, en insistant plus. Je vais à mon tour vérifier par la lorgnette. Nous avons peur tous les deux. Deborah m'informe que nous pourrions partir par la fenêtre, l'escalier de secours n'étant pas très loin sur la gauche. Les personnes frappent encore plus fort. Deborah répond en espagnol, faisant mine de se réveiller. Elle demande qui frappe et pour quelle raison. Un homme répond qu'il désire parler avec le dénommé Ylraw, que c'est urgent et important. Je me rapproche de Deborah, et lui parle doucement à l'oreille.
- On fait quoi ?
- Franchement ils ne m'inspirent pas confiance, moi je suis pour qu'on se tire en douce.
- Tu as raison, je n'ai pas envie de prendre de risques, on ramasse nos affaires et on se casse en vitesse. Fais-les un peu patienter en leur racontant je ne sais pas quoi.
Tout se passe alors très vite. Nous ramassons nos rares affaires et nous habillons en très peu de temps. Deborah leur demande de patienter quelques minutes, le temps de se lever et de s'habiller. J'ouvre alors la fenêtre, mais les escaliers sont plus loin que je ne le pensais quand Deborah me l'a dit. Malheureusement, la fenêtre de la salle de bain, qui se trouve plus proche, est trop petite pour que nous puissions espérer y passer. Deborah me presse et je me lance vers les escaliers de secours en métal, caractéristiques de tous les immeubles dans tout bon film américain, ou mauvais, suivant le point de vue. Ce n'était finalement pas si dur, je devais être impressionné par la hauteur plus que par la distance réelle aux escaliers. Deborah se débrouille beaucoup mieux que moi, et ne se fait pas du tout mal, alors que je me suis pris un sacré coup au niveau des genoux. Elle me demande si cela va, ce qui m'énerve beaucoup mais nous n'avons pas le temps de nous chamailler. Durant notre descente rapide, nous entendons ce qui sans aucun doute est le bruit des hommes en train de défoncer la porte. Et quelques secondes plus tard ils sont à la fenêtre en train de crier que nous ne devons pas partir, que nous devons attendre. Nous n'y prêtons aucune attention et quelques dizaines de secondes plus tard nous sommes en train de courir en direction du 4x4 de Deborah.
Notre départ se passe sans encombre. Nous ne cherchons même pas à nous interroger sur ce que voulaient ces hommes, et nous filons en direction de l'aéroport. Aéroport de Monterrey qui se trouve au nord-est de la ville, vers Apodaca, à près d'une quinzaine de miles du centre ville de Monterrey, peut-être plus, selon Deborah. Je suis sidéré par son sens de l'orientation, mais elle m'explique qu'elle est déjà venue deux ou trois fois à Monterrey, en avion la plupart du temps, et que par conséquent elle connaît un peu. De plus elle avoue ne pas prendre le plus court chemin, mais redescendre un peu vers le centre pour retrouver un itinéraire qu'elle connaît mieux. Elle pense pouvoir aller plus vite comme cela plutôt que de chercher directement le meilleur itinéraire. Mais nous ne sommes pas extrêmement pressés, il semble en effet que nos visiteurs ne nous aient pas pris en chasse.
- Comment penses-tu qu'ils t'ont retrouvé ?
- Je n'en ai pas la moindre idée. Ils savaient que nous partions pour le Mexique, qu'ils aient pu deviner que nous irions jusqu'à Monterrey, soit, mais pour nous dénicher dans l'hôtel, je ne comprends pas.
- Si cela se trouve, au moment ou nous avons pris la fuite après que le type sur la 75 ait été tué, ils ont peut-être tiré un émetteur sur la voiture sans que nous ne nous en rendions compte. Peut-être même en avions-nous un depuis bien avant. Auquel cas ils peuvent nous suivre facilement.
- Ils ont peut-être aussi tout simplement transmis le descriptif de la voiture ou de nos portraits, ce qui expliquerait qu'il leur ait fallu toute la nuit avant de nous retrouver.
- Cela n'avait peut-être aussi rien à voir, peut-être devenons-nous complètement paranos et ne voulaient-ils que nous signaler un problème quelconque.
- À 5 heures du matin ? J'en doute, de plus ils connaissaient mon surnom, et je te rappelle que tu as payé en liquide et donné un faux nom au gérant de l'hôtel.
- Ha oui tu as raison, je suis bête.
- Je ne te le fais pas dire !
- Ah ! Mauvais garçon !
Elle me file une tape sur la jambe. Nous rigolons un peu. Mais cela n'éclaircit pas pour autant mes idées sur ce qui se trame, et comment nous ont retrouvés ces gars-là. Deborah a peut-être raison, un émetteur se trouve sur la voiture... Nous arrivons à l'aéroport de Monterrey. Je prends un billet pour le premier vol pour Mexico, à 6 heures, dans quinze minutes. Je ne prendrai un vol pour Sydney qu'une fois là-bas, plus en sécurité. Les adieux sont brefs, ce n'est pas son genre, pas plus que le mien. Je lui dis de faire attention, que si la voiture est effectivement suivie, il se pourrait qu'elle ait quelques ennuis. Elle me répond que c'est à moi qu'ils en veulent, et qu'ils la lâcheront quand ils verront qu'elle est seule. À son tour de promulguer des conseils, puis nous nous embrassons, sûrement pour la dernière fois.
- Salut cowboy, prends garde à tes fesses, et repasse dans le coin mettre un peu d'aventure, c'est vrai que ma vie va paraître bien monotone maintenant, à côté de tes péripéties... Tu m'écriras la suite, j'espère, et n'hésite surtout pas à passer un coup de fil ou un mail si tu as besoin que je t'envoie de l'argent.
- Merci pour tout, Deborah, je reviendrai te voir.
- Allez va, ne fais pas de promesse que tu ne tiendras pas, casse-toi.
Il est vrai que je suis, pour l'instant en tous cas, on ne peut plus dubitatif sur ce point. Pourrai-je revenir lui rendre visite ? Je préfère ne pas penser à tout cela, et je me dirige vers mon terminal. Je peux embarquer dès à présent, et c'est d'autant plus rapide que je n'ai pas de bagages. Le vol se passe sans encombre.
Aéroport de Mexico. Le but maintenant est de dénicher un vol pour Sydney. Débarquement, je vais au premier guichet d'une compagnie aérienne que je connais, à savoir British Airways pour l'occasion, et je me renseigne sur les vols pour Sydney au départ de Mexico. Manque de chance ils ont tous une escale à Los Angeles. De plus le prix est loin d'être négligeable, près de deux mille dollars pour le premier prix. Je n'aurais pas cru que ce soit si cher. Je tente une autre compagnie, mais les trajets de vol, tout comme les prix, sont les mêmes. Et si je tente de passer par un trajet différent, les billets coûtent beaucoup plus cher que ce que je peux payer, il faut en effet que je conserve un peu d'argent sur mon compte pour une fois que je serai à Sydney. D'autant plus que je ne sais même pas si ma carte bleue fonctionne encore. Mais j'aimerais ne pas l'utiliser sauf en dernier recours, car c'est la seule réserve d'argent qu'il me reste. De plus cela pourrait leur permettre de me localiser. Je me rends compte aussi à quel point je suis stupide. J'aurais dû vérifier les vols avant, sur internet chez Deborah par exemple. Mais je réalise toutefois qu'alors je ne pensais pas aller à Sydney mais à Paris, et que cela change un peu la donne. Bref je m'interroge sur la meilleure chose à faire, tout en cherchant un accès internet d'où je pourrais trouver plus d'informations sur les moyens de transport disponibles pour aller du Mexique vers l'Australie.
Concentré sur ma recherche, je ne me rends pas compte que trois hommes me suivaient. Ils m'interpellent, et alors que l'un d'eux me saisit par le bras, un autre me parle en espagnol. Mais il s'exprime beaucoup trop rapidement pour que je le comprenne. Le premier homme me tient fermement par le bras gauche, le deuxième me parle et le troisième semble regarder autour pour vérifier que personne ne les observe. Ils sont habillés à peu près pareil, de vieilles vestes en cuir. Ils sont de même tous mal rasés, donnant l'impression de baroudeurs embauchés pour se charger d'une sale affaire. Cela me suffit pour ne pas apprécier leur compagnie même si à bien y réfléchir, je dois avoir exactement le même look qu'eux en ce moment. Je leur parle en français.
- Écoutez les mecs, je vous trouve cools, mais franchement un truc à quatre c'est pas mon trip, et puis vous savez, les mexicains, tout ça...
Alors que je dis cela, je serre le poing, me cambre légèrement et éloigne un peu mon bras droit pour avoir plus d'élan. Ma phrase pas encore terminée je décoche un crochet du droit à l'homme qui me tient. J'ai une fois de plus mis toutes mes forces, en tournant mon buste sur mes hanches pour avoir d'autant plus de puissance. Il me lâche et va bousculer plusieurs personnes derrière avant de s'écrouler au sol. Je ne prends pas le temps de m'assurer qu'il est KO, et pars sur le champ au pas de course en zigzaguant entre les gens. Les deux autres sont surpris mais ne mettent pas longtemps avant de me courir après. Il est très difficile de courir à l'intérieur de l'aéroport, entre les gens, les barrières, et les petites machines qui portent les bagages, qui sont beaucoup moins marrantes que d'habitude du coup. Je tente de me diriger vers l'extérieur. Je sors en trombe et accélère quand je vois que l'un des deux hommes est encore à mes trousses. Je tente de m'éloigner de l'aéroport, traverse les parkings, marche même par-dessus les voitures qui me barrent le passage. Mais mon poursuivant ne tient pas mon rythme, et je suis sur le point de le distancer quand je remarque une fourgonnette qui se dirige vers moi. Je suis obligé de changer de direction et faire en sorte de passer par des endroits impraticables en voiture. Mais elle parvient malgré tout à retomber sur mes traces. Quelques minutes passent, nous nous trouvons désormais de l'autre côté de l'aéroport. Je suis essoufflé et obligé de diminuer un peu mon rythme. Trois personnes avaient sauté de la fourgonnette pour me prendre en chasse en courant. Et, ironie du sort, c'est la personne que j'ai assommée en m'enfuyant qui me surprend alors qu'elle ressortait de l'aéroport. Elle m'attrape à bras le corps en arrivant sur mon côté gauche. Ma vitesse et la sienne nous déséquilibrent et nous roulons au sol. Je me débats et me libère, mais alors que je me relève, deux autres hommes arrivent sur moi et me saisissent. De rage, je donne un violent coup de pied dans le torse de celui devant moi, qui se plie sous la douleur, et un coup de tête en arrière pour tenter de me libérer de celui me tenant par derrière. Il ne lâche pas prise. Je lance un autre coup de pied à un troisième qui voulait m'attraper les jambes, et je me projette en arrière pour déstabiliser mon agresseur. Cela fonctionne et nous nous retrouvons tous les deux au sol. Je me retourne rapidement et lui assène un coup de poing alors que deux autres sont en train de me saisir et de me soulever par la taille. J'écarte avec force mes deux bras pour les frapper de concert. Ils lâchent prise mais le gars que j'avais frappé le premier s'est relevé et me rend la pareille. Un puissant crochet du droit qui m'étourdit et me projette. Un autre semble lui dire d'y aller doucement. Pendant ce temps, trois autres me sont arrivés dessus et me tiennent par les bras et la taille. Je me débats mais sens bien que je ne pourrai pas leur tenir tête. L'un d'entre eux me met alors un tissu sur la bouche et le nez. Je présume à raison que ce doit être un somnifère et quitte les bras oppressants de mon agresseur pour ceux réconfortants de Morphée.
Je me fais réveiller à l'arrière d'une voiture par une personne assise à ma droite. J'ai des menottes aux poignets, et à ma gauche un molosse me tient le bras droit à plat sur ma jambe, et porte un revolver de son autre main. La personne à ma gauche me parle en anglais :
- Eh bien, Monsieur Aulleri, êtes-vous toujours aussi affectueux envers les personnes qui vous accueillent dans un nouveau pays ? Nous en avons décousu avec vous, et il s'en fallait de peu pour que la police ne nous repère.
Il change alors de langue et me parle en espagnol.
- Vous parlez espagnol ?
Je lui réponds en anglais.
- Très peu, mais je le comprends plus ou moins.
Il semble surpris.
- Étrange, j'avais cru comprendre par votre organisation que vous deviez le parler.
- Pour votre information, je ne suis au sein d'aucune organisation.
- Oui, bien sûr, bien sûr. Pardon.
Comment cela pardon ? Je crois que je perds patience. Mais qu'est ce que c'est encore que ces salades ? Que me veut ce type ?
- Qui êtes-vous, et que me voulez-vous ?
Je tente sans succès de garder mon calme, mais je m'agite un peu et l'homme à ma droite me tire le bras et me fait signe de me calmer.
- Vous avez raison, je manque à tous mes devoirs. Je suis Juan Mendez Medina, à votre droite vous trouvez Jamón.
Je me retourne, il me fait un signe de la tête.
- Au volant vous avez Cristina, et à sa droite Javier.
Je salue tout ce beau monde, mais me retourne vers Juan pour lui demander ce qu'il me veut. Il est un peu hésitant, me regarde quelques instant fixement, puis répond finalement.
- Nous sommes membres d'une formation révolutionnaire qui tente de mettre à mal le pouvoir soi-disant démocratique du président. En effet nous avons plusieurs raisons de penser que la prétendue démocratie n'est en fait qu'une couverture. Nous pensons de même que le président, ou certains de ses conseillers, agissent pour le compte d'une organisation cachée, de toute évidence au bénéfice des États-Unis.
- Mais que viens-je faire là dedans ?
- De ce que nous en avons déduit, certaines personnes au sein même de cette organisation sont opposées à ses méthodes, ou à son mode de fonctionnement. Ces mêmes personnes sont entrées en contact avec nous pour nous indiquer votre arrivée au Mexique. Nous avons dans un premier temps tenté de vous joindre à votre hôtel de Monterrey, mais vous vous êtes échappé. Nous avons alors employé des méthodes un peu plus directes à l'aéroport de Mexico.
- Mais que vous ont dit ces personnes à mon sujet ?
- De ce que nous avons compris, elles risquent beaucoup en tentant de rentrer en contact avec nous, et nous ne savons guère plus que vous arriviez au Mexique, en fuite de l'organisation, et que votre aide nous serait précieuse.
- Mais cette organisation, vous pouvez m'en dire plus ?
- Malheureusement pas beaucoup. Je n'ai rencontré que deux de ses membres, des personnes semblerait-il haut placées dans les classes dirigeantes, ici au Mexique. Celles-ci ne m'ont parlé que quelques minutes il y a de cela plusieurs mois. Tout ce que j'ai compris, c'est qu'elles soutenaient la cause de ma formation révolutionnaire, mais que la tâche serait dure car l'organisation possède d'innombrables ramifications. Par la suite, certains d'entre nous ont rencontré d'autres membres de l'organisation, ou des personnes proches travaillant pour elle. Ces personnes tentaient de nous communiquer des informations sur les futures décisions de l'équipe gouvernementale, pour que nous tentions de leur mettre des bâtons dans les roues et rallier une partie de la population à nos côtés. Depuis quelque temps les contacts sont beaucoup plus rares. De plus notre mouvement est de plus en plus recherché et persécuté par le gouvernement et l'armée, sous le couvert de personnes en civil. J'ai perdu douze de mes proches camarades au cours des trois derniers mois. Et après près de deux mois de silence, ce n'est qu'hier qu'une personne est venue nous expliquer votre arrivée au Mexique. Je n'ai eu que peu de détails et je pensais que votre rôle était de nous soutenir. C'est pour cela que vos questions m'étonnent beaucoup, tout comme le fait que vous ne parliez pas espagnol, et du mal que nous avons eu à vous attraper à l'aéroport. J'en suis même venu à douter que ce soit bien vous. Mais la description, la voiture et la fille ce matin à Monterrey, et la photo que l'on m'a transmise de vous, de même que vos papiers d'identité que je me suis permis de vérifier, ne laissent aucun doute.
- La fille, vous lui avez fait quelque chose ?
- Non, pas du tout, elle ne nous intéressait pas et nous pensions qu'elle n'était qu'une exécutante pour vous.
Je suis rassuré, mais pas complètement dans la mesure où il y a l'autre partie, cette organisation, qui peut encore lui chercher des noises au Texas. Il faudra que je lui passe un coup de fil dès que possible pour être sûr. Tout semble se compliquer à mesure même que je découvre des éléments qui devraient au contraire me faire voir plus clair.
- Je ne fais pas partie de cette organisation, enfin je pense que je n'en fais pas partie. Il m'arrive tellement de choses étranges que j'en viens à douter de tout. Par contre elle me poursuit, ça c'est vrai, mais je ne sais pas pourquoi. Peut-être pour les mêmes raisons qu'elle semble vous persécuter vous aussi, à savoir que vous détenez des informations à son sujet.
- J'avoue que je suis bien perplexe, je pensais que vous auriez de nombreuses informations à nous fournir. Mais que savez-vous ? N'avez-vous pas des documents ou entendu des choses que vous pensez pouvoir nous être utiles ?
- Je n'ai que très peu d'informations. Je possédais des cahiers écrits par l'un des membres de l'organisation, mais certains m'ont été subtilisés et les autres détruits avant même que je n'aie pu en tirer vraiment quelque chose. Il y a ce bracelet aussi, qui me paraît omniprésent, et que chaque membre de l'organisation semble avoir.
- Un bracelet ? Que voulez-vous dire ?
- Un bracelet, banal, un bijou ou peut-être un signe de reconnaissance. J'en ai eu un moi-même, dont je me suis débarrassé, et j'en ai retrouvé plusieurs tout au long de mon parcours.
- Mais vous venez d'où ? Cela fait combien de temps que vous fuyez l'organisation ?
- Tout a vraiment commencé il y a deux semaines, en France. J'ai ensuite été capturé, puis emmené à Washington, aux États-Unis, d'où je me suis enfui pour arriver au Texas, et au Mexique ensuite.
La voiture roule toujours, ne connaissant pas du tout le coin je demande à Juan où nous sommes et où nous allons. Il m'explique que nous avons traversé le centre de Mexico pour aller de l'autre côté de la ville par rapport à l'aéroport, dans une des cachettes de son mouvement. Deux voitures forment le convoi, celle dans laquelle je me trouve et la camionnette bleue qui nous suit. La même que j'ai vue à l'aéroport. Nous roulons encore en ville, dans des rues qui ne sont pas très larges, pas très fréquentées non plus, semblerait-il. Soudain, alors que nous circulons dans une rue étroite, une camionnette qui venait en sens inverse tourne brutalement devant nous pour nous barrer la route. Sa porte coulissante s'ouvre et trois types avec des pistolets ou des mitraillettes commencent à nous tirer dessus. La vitre avant de notre voiture explose en partie. Je sens une vive douleur dans mon épaule gauche. Je crie. Juan et Jamon tirent eux aussi avec leurs pistolets en direction de la camionnette. Juan me pousse et me fait allonger entre les sièges arrière et les sièges avant. Je pense avoir reçu une balle dans l'épaule, elle me fait terriblement mal. Les coups de feu résonnent et me font très mal aux tympans, je n'entends presque plus rien. Du sang gicle de partout, je ne sais pas si c'est le mien ou bien celui de Juan, juste au dessus de moi. La fusillade se poursuit. Des personnes semblent tirer du côté désormais, j'entends les impacts de balles dans la portière. Je suis paralysé, bloqué entre les sièges, quelque chose tombe sur moi, ce doit être Jamon ou Juan. Les tirs continuent, il y a toujours du sang qui coule sur mon visage. Je ne sais pas si j'ai reçu de nouvelles balles. Je suis écrasé et complètement tordu au sol. J'ai du mal à respirer, j'ai la tête qui tourne. Cela semble durer, toujours des coups de feu, toujours. Je respire par petites inspirations, écrasé sous le poids de Juan ou Jamon, ou des deux. Mon corps me brûle, comme si tous mes muscles étaient contractés et tremblants sous la pression et la panique. Cela dure encore et encore...
Les coups de feu cessent. Tout redevient calme. Je ne saurais dire combien de temps a duré la fusillade. Je lutte pour ne pas perdre conscience. Je râle sous la souffrance. Un long râle peuplé de contractions quand la douleur me lance. J'ai tellement mal. Je ne peux pas bouger mon bras gauche, trop douloureux. J'ai encore les menottes. Je tente sans succès avec mon bras droit de me soulever, mais je n'y parviens pas. Je me concentre un peu pour reprendre des forces et du courage, mais j'ai peur qu'ils ne soient plutôt au contraire en train de me quitter. Je me contrôle pour respirer plus calmement, mais je ne peux pas prendre mon inspiration complètement, cela provoque de vives douleurs dans l'épaule.
Je reste de longues minutes sans bouger. J'ai toujours du mal à rester éveillé, mais je tente néanmoins une nouvelle fois de me déplacer. Mon corps entier me brûle. Je pivote légèrement. Je déplace mon bras droit, ce qui tire par la même occasion mon bras gauche au bout des menottes. Cela ne manque pas de faire varier la pression sur mon épaule blessée, et me vaut de nombreux cris de douleur. C'est un cri de rage qui leur fait suite pour parvenir à pivoter encore légèrement et tendre le bras droit en direction de l'ouverture de la portière. J'y parviens finalement, et la porte s'ouvre sous le poids du corps de Juan qui tombe en partie à l'extérieur.
Je dois alors tourner un peu dans l'autre sens pour me tirer avec le rebord extérieur des sièges. Je ne peux pas me servir de mon bras gauche. Je ne sais pas s'il est possible de s'accoutumer à la douleur, mais je n'y prends presque même plus garde. La moindre de mes cellules nerveuses doit être excitée à saturation. Je ne sais plus si je crie encore ou pas. Je ne crois pas me rappeler que je vois clair. Tout est comme dans une sorte de nuage. J'ai du sang de partout sur mon visage, sans doute aussi dans mes yeux qui me piquent et me brûlent. Je dois finalement m'extirper à moitié. Je fais une pause pour calmer un peu la douleur, ou les douleurs, ne sachant plus si mon épaule est le seul endroit où j'ai mal. J'essaie d'inspirer un peu d'air extérieur, moins chargé en odeur de chair et de sang.
Des pas. Une personne semble s'approcher. La portière s'ouvre en grand. Deux jambes se dessinent devant moi. Je n'arrive pas à lever plus la tête pour voir qui est là. Je déplace un peu mes bras, les tends vers cette personne, et supplie à l'aide. Je crois que je parle en français, je ne suis pas sûr que je me rappelle à ce moment-là que je suis au Mexique. Soudain je sens une main m'attraper par le col. Puis s'ensuit comme un déchirement interne, cette personne me tire avec une force inouïe de la voiture. Je sens le corps de Jamon glisser sur moi, puis tomber. Je suis traîné par terre à l'extérieur. J'essaie d'amortir avec mon bras droit, mais mon gauche traîne aussi au sol, ce qui me vaut de fortes douleurs dans mon épaule.
Je sens un pied se glisser sous mon ventre, puis me pousser et me retourner au sol. Tout cela autour de mon épaule gauche. Je suis à la limite de l'évanouissement. Je ne comprends pas. Qui est cette personne ? Pourquoi ne me tue-t-elle pas si c'est pour me faire souffrir ainsi ? Sur le dos, j'entr'ouvre les yeux et je distingue un homme. Très grand, chauve ou avec les cheveux coupés très courts, ou blonds peut-être, je ne suis pas capable de faire la différence. Il porte des jeans bleus et un pull ou une chemise rouge. Pour l'instant il me regarde fixement. Quelques secondes passent. Peut-être ne voulait-il que m'aider, me tirer de la voiture, et qu'il n'avait pas d'autre moyen ?
Je reviens vite sur cet avis. Il se baisse et m'attrape par le bras et la jambe gauche, me soulève du sol alors que je hurle de douleur, et me lance telle une vulgaire feuille contre le mur sur le bord de la route. Mur d'une maison en ruine, certainement, à moitié détruit, dont certaines pierres dépassent ou sont amassées en tas au bord de la chaussée. Je suis projeté sur le dos puis retombe en avant vers le sol. Sol que je n'ai pas le temps d'atteindre tout de suite car son poing vient tâter mon estomac avec un coup puissant qui me fait planer quelques secondes supplémentaires avant que finalement et sûrement je ne m'écrase par terre. La gravité gagne toujours à la fin... Je tente tant bien que mal en tombant de rouler un peu sur moi-même pour limiter le choc. Sans grand succès mais je parviens tout de même à épargner mon bras et mon épaule gauches.
Je ne sais pas s'il est naturel de retrouver des forces quand la situation devient critique, ou si la forte sécrétion d'adrénaline n'en fait que donner l'impression, mais je parviens à me relever sur mes jambes. J'ai tout juste le temps de serrer les bras contre mon torse quand il m'assène un coup de genou en s'appuyant avec ses bras sur mon dos. Pris en sandwich, je décolle de plusieurs centimètres du sol avant d'y retourner goûter le sable. Cette fois-ci je fais office de ballon de football, et il me décoche un puissant coup de pied qui me fait carrément voler sur un mètre. Je roule et viens taper dans la portière de la voiture toujours ouverte et bloquée par le corps de Juan.
Je sens tout doucement la rage monter en moi. L'envie de lui détruire la tête, de ne pas me laisser faire. Et quand il se baisse de nouveau pour m'attraper, cette fois-ci je ne suis pas passif et je m'accroche à sa chemise, et je m'y tire de toutes mes forces pour lui donner un coup de tête dans le nez. Il est surpris et lâche prise. Alors qu'il recule de quelques pas j'en profite pour me relever. Mais j'imagine que mon coup de tête l'a plus surpris que blessé. Il ne saigne même pas et se relance sur moi pour de nouveau frapper avec son poing dans mon ventre. Il a l'air plus énervé et je suis projeté cette fois-ci contre un tas de pierres écroulées au sol. Ce qui ne manque pas de blesser en de nombreux endroits dans le dos.
Mais tu ne crois pas mon gars que tu vas m'achever aussi facilement. J'ai repris un peu mes esprits, et je lui parle en anglais.
- J'ai rien senti, bâtard !
Il commence à vraiment s'énerver. Il me prend et me soulève au-dessus de lui. Il me tient par la gorge et les testicules, ce qui je pense complète désormais harmonieusement l'ensemble des douleurs possibles simultanément. Je crois en effet qu'il ne me manquait que celle-ci. Il me lance contre le capot de la voiture. Je roule dessus et m'écroule devant le pare-choc avant. Mais les conditions changent. Je suis désormais moi aussi très énervé. Et je parviens à me relever avant même qu'il n'arrive de nouveau sur moi.
- Même pas cap de le refaire, tafiole !
Je suis appuyé les coudes contre le capot, pour me tenir debout et me reposer un peu. Quand il arrive à ma portée, je me redresse et je lui administre un coup de coude dans le ventre de toutes mes forces. Il recule un petit peu, mais beaucoup moins que je ne l'aurais cru après mon coup. Il est beaucoup plus fort que je ne l'imaginais. Il me lance un crochet du gauche pour m'écraser contre le capot, mais je l'évite, lui attrape le bras au passage, et en sautant sur son dos en me roulant sur lui, il s'aplatit lui-même la tête contre le métal.
- Eh ! Tu te ramollis ?
Je crois qu'il est dorénavant complètement furieux. Il se retourne subitement, m'attrape et me projette tel un vulgaire chiffon sur les restes du pare-brise de la voiture que je traverse pour me retrouver sur les corps de Cristina et Javier. Je n'ai pas le temps de reprendre mon souffle qu'il plonge ses grands bras à l'intérieur pour me récupérer et me lancer une nouvelle fois contre le mur. Je me demande pourquoi je suis encore en vie après tout cela, pourquoi je n'ai pas encore tous les membres de mon corps brisés tellement il déploie de force. J'ai du mal à croire qu'une personne puisse être aussi forte. Comment peut-il me projeter avec autant de facilité ? Face à lui, il semble que je ne pèse que quelques kilos, voire quelques grammes. Je n'en perds pas courage pour autant, comme si pire la situation était, au mieux je la surmontais. J'ai la rage en moi autant que lui à présent, et j'ai toujours cette sensation de brûlure interne qui surpasse presque mes autres blessures, mais qui paradoxalement m'apporte comme de la force.
- Déjà fait ça, projeté contre le mur ! Tu n'as plus d'idée ?
Après le choc, j'ai cette fois glissé le long du mur pour me retrouver assis au sol. Je crois que je n'ai pas la force de me relever, ou tout du moins pas le temps. Il s'approche pour de nouveau me prendre comme tout à l'heure, à savoir me soulever au-dessus de lui. Mais alors qu'il est en train de me monter en l'air, je lance mes bras, toujours attachés avec les menottes, vers son visage, je fais passer la chaîne sous son cou, et, en attrapant son col et en me projetant en arrière, je parviens à le prendre en étranglement avec la chaîne. Je tiens moi aussi la chaîne avec mes mains pour pouvoir tirer plus, et surtout pour ne pas avoir trop mal aux poignets. Mon épaule me fait extrêmement mal, mais je tiens bon. Il est toujours debout et n'a que faiblement vacillé en arrière. Je ne touche pas le sol, les bras repliés à tirer de toutes mes forces pour l'étrangler. Il se débat et se secoue de droite à gauche avec force pour me faire lâcher prise. Mais je m'accroche et resserre encore mon emprise. Il commence alors à donner de violents coups de coude qui me font décoller de plusieurs centimètres de son dos à chaque fois. Mais je tiens encore. Il se projette en arrière contre le mur en ruine, et je suis écrasé par son poids contre la paroi. Mais comment fait-il pour tenir alors que je l'étrangle comme cela ? Cela fait plusieurs dizaines de secondes que je suis accroché ainsi. J'ai du mal à comprendre comment il résiste.
Il finit petit à petit par avoir raison de moi en se lançant d'avant en arrière à plusieurs reprises contre le mur. À chaque coup je lâche un peu prise. Finalement il réussit à passer sa main entre la chaîne et sa gorge, et je sais qu'il a gagné. Il m'attrape de son autre main par l'arrière de mon col, se penche en avant et me lance par-dessus lui contre la voiture. Je heurte le montant de la portière arrière avec mon dos, la tête en bas, et me retiens tant bien que mal avec mes bras en tombant. Je glisse par terre au côté de Juan, toujours étendu à moitié à l'intérieur, et à moitié à l'extérieur.
Je remarque son pistolet, tombé au sol quand j'ai ouvert la portière.
La roue tourne, je m'empare de l'arme juste à côté de moi, sur le sol. Et alors même que mon agresseur se penche sur moi pour de nouveau m'attraper, je pointe le revolver vers sa tête et tire. Je tire un total de cinq coups. Le recul et mon épaule blessée me faisant lever les bras à chaque coup, je revise sa tête pour tirer de nouveau. Il recule un peu plus à chaque. Cinq coups presque à bout portant. Il est finalement projeté en arrière, et je tire mon dernier coup alors qu'il a déjà la tête défigurée, le dos contre le mur en ruine. Il s'effondre.
Les coups résonnent dans ma tête. Je baisse les bras. Je baisse la tête. Je souffle. Je viens de tuer un homme. Je reste de nombreuses minutes assis à repenser à cela.
Le monde revient. Les bruits reviennent. L'odeur de poudre et de sang. Le chaud et le froid. La douleur à mon épaule. Les gens au loin qui s'exclament. Je me dis que je dois partir. Que la police ou l'armée ne va pas tarder à venir, et que s'ils me trouvent avec Juan et ses hommes, je serais assimilé à un terroriste de son mouvement. Il faut tout d'abord que je me débarrasse de ces menottes. Je tente de placer la chaîne au sol et de viser avec le pistolet dans la main droite. Mais de si près j'ai peur de recevoir un éclat. De plus je n'ai plus très envie de me servir de cette arme. Je réfléchis quelques secondes, à un moyen, peut-être en utilisant les pierres écroulées du mur. Puis je réalise que Jamon ou Juan devaient avoir les clés sur eux. Je me relève alors difficilement. Toutes mes douleurs, dont je me jouais pendant mon combat, sont désormais plus que présentes et font de chaque mouvement une épreuve. Je fouille les poches de Juan, sans succès. C'est dans les poches de jeans de Jamon que je trouve une clé. Non sans mal car il faut en effet que je le tire un peu pour le faire tourner. J'ai affreusement mal à l'épaule.
C'est bien la bonne clé. Cela me rassure déjà un peu et je frotte de longs instants mes poignets meurtris. Je n'ai qu'une seule idée en tête, partir d'ici au plus vite. Je passe sur le côté de la camionnette bleue des autres amis de Juan. Tout le monde semble mort à l'intérieur. Je commence à me sentir mal, la nausée. Mais je continue à avancer. Je marche en titubant vers une petite rue qui part à droite. Rue qui longe le bord de la maison en ruine, ou de l'immeuble, contre lequel gît désormais le grand gaillard qui m'a agressé. Je n'ai même pas la présence d'esprit d'aller le fouiller. Je marche en m'appuyant contre le mur. Ma progression est lente. Après une dizaine de minutes je suis au bout de la rue. Je débouche sur une allée un peu plus grande. Mais il n'y a aucune voiture. J'ai besoin de boire et de me nettoyer. Je tente d'interpeller de rares personnes qui passent par là, mais celles-ci s'éloignent, apeurées.
Finalement après quelque temps à boiter, sans personne pour me venir en aide, et sentant mes forces me quitter, je décide de tenter de rentrer dans une maison. Mais toutes les portes sont fermées. Il me faut quelques minutes, voire dizaines de minutes, avant de trouver une porte non verrouillée. Je rentre à l'intérieur. Un femme apeurée apparaît de la pièce voisine. Elle disparaît puis réapparaît avec un couteau de cuisine et me menace. Je tombe à genoux devant elle. Elle voit que je suis à bout de forces mais me crie de sortir, de partir de chez elle. Je cherche alors dans mes poches où se trouve mon argent. J'en sors un billet de cent dollars et lui tends. Je ne sais pas trop ce que j'espère. Je ne sais pas trop à ce moment-là si je pense que l'argent est un moyen d'obtenir ce que je veux. Je ne crois pas que je veuille l'acheter. Je crois juste que je n'ai pas la force de lui expliquer, et que c'est peut-être un moyen de lui montrer que je suis son ami, ou que je ne lui veux aucun mal, plus exactement. Je lui demande en balbutiant en mauvais espagnol de m'aider, que je ne veux qu'un peu d'eau et quelques habits non souillés de sang. Elle est réticente, raconte qu'elle ne veut pas de mon argent, que c'est l'argent du mal. Je lui explique alors que je suis ni un terroriste, ni un bandit, ni un trafiquant. Je suis simplement un touriste français qui s'est fait enlever par des hommes à la sortie de l'aéroport. Je crois que je parviens à la convaincre. Elle prend le billet et ferme la porte derrière moi. Elle me demande ce qui s'est passé, et j'explique que des hommes ont attaqué ma voiture et tué tout le monde sauf moi.
Elle baisse un peu sa garde et va me chercher un verre d'eau. Je bois avidement. Elle me demande si je veux me rincer à l'eau, mais m'explique qu'elle n'a pas de douche, juste un robinet d'eau pour toute la maison. Je me contenterai d'une bassine pour me débarbouiller, lui dis-je. Elle m'apporte cela avec un bout de pain mexicain. Je me nettoie la tête et les bras, couverts de sang. Ma chemise et mon tee-shirt le sont aussi, tout comme mes jeans. Je retire ma chemise et mon tee-shirt pour regarder la plaie à mon épaule gauche. J'ai bien reçu une balle. Je nettoie tant bien que mal les bouts de tissu tout autour. Je passe ma main par dessus mon épaule pour sentir que j'ai aussi un trou de l'autre côté, dans mon dos. Ce qui est plutôt bon signe, la balle ayant dû ressortir. La blessure ne saigne pas trop, j'ai la chance d'avoir un sang qui coagule vite. J'espère que je n'ai pas d'hémorragie interne. Elle me tend un tissu pour me panser ma plaie. Je l'applique tant bien que mal et remets mon tee-shirt et ma chemise par dessus. Je lui demande si elle n'aurait pas un poncho comme elle est en train de porter, pour pouvoir cacher mes habits souillés par dessous. Elle s'absente et m'en apporte un, sûrement pas très neuf mais encore résistant et en pas trop mauvais état. Je la remercie de tout mon coeur et lui sors un autre billet de cent dollars. C'est la seule chose que je peux faire pour elle à cet instant. Elle me remercie beaucoup et me prie de rester encore un peu prendre des forces quand je me prépare à partir. Je lui explique que d'autres hommes, amis ou ennemis de ceux qui m'ont enlevé, me recherchent peut-être encore, et qu'il n'est pas prudent pour elle que je reste ici.
Vendredi 13 décembre 2002
Je termine son pain mexicain, puis me lève pour repartir. Je lui demande dans quelle direction se trouve un hôpital, et s'il existe des taxis ou des moyens de transport dans le coin. Elle m'explique comment m'y rendre, mais aussi qu'il me faudra marcher un peu avant de trouver un taxi, ceux-ci ne s'aventurant pas jusqu'ici, où il n'y a pas de clients, de toute façon. Quant aux transports en commun, il ne faut pas y compter avant plusieurs heures.
Je reprends la route. Je marche doucement. Le pain m'a donné un peu de courage. Je boite, sûrement que les coups pendant mon combat m'ont fait de nombreuses contusions. J'ai un peu froid malgré le poncho. J'ai peut-être perdu plus de sang que je ne le crois. Je ne saurais dire combien de temps j'ai marché. Je m'aperçois que je n'ai plus ma montre. J'ai dû la perdre dans la bataille.
Cela doit se compter en heures avant que je n'arrive dans des quartiers un peu plus fréquentés. Nous devions être vraiment en dehors de Mexico. Car même si je ne marche pas très vite j'ai dû faire plusieurs kilomètres. Cinq, dix peut-être. La circulation s'intensifie un peu. Mais les rares taxis que je vois ne daignent pas s'arrêter pour moi. Je prépare alors un billet de cent dollars pour l'agiter le moment venu. Vingt minutes s'écoulent encore avant que je ne croise de nouveau un taxi. Je lui montre le billet et il s'arrête. Je lui explique que je dois aller à un hôpital puis à l'aéroport, et que s'il accepte de m'y mener il y aura cent dollars à la clé. Il est d'accord.
Première étape, l'hôpital. Je demande au taxi de m'attendre devant. Dans l'hôpital je demande un docteur. Mais tout le monde semble très occupé. Ils me prient tous d'attendre mon tour et de patienter, expliquant qu'il y a plus urgent que mon cas à régler. Comme ils ne semblent pas vraiment juger ma situation à sa juste valeur, je décide de retirer mon poncho. Les gens proches de moi se reculent tous alors en poussant des cris d'étonnement, écoeurés par ma chemise, mon tee-shirt et mes jeans couverts de sang. Cela suffit pour qu'une infirmière me demande de la suivre. Dans une petite pièce où se trouvent déjà deux personnes, elle m'aide à me déshabiller et commence à nettoyer ma plaie quand un docteur arrive. Il me demande ce qu'il m'est arrivé. Je lui explique que j'ai été pris en otage par un groupe armé, mais que celui-ci a été pris à partie par un autre groupe. Et que dans la confusion j'ai réussi à en réchapper uniquement avec une balle dans l'épaule. Je lui raconte aussi que je suis français et que je ne suis pour rien dans tout cela, que je me suis fait enlever à la sortie de l'aéroport ce matin.
Il me demande de me déshabiller complètement et s'étonne de voir à quel point je suis amoché. Il s'interroge sur l'origine de toutes ces blessures sur mon corps, sur mon dos, sur mes jambes. J'invente que j'ai été très ballotté pendant la fusillade, et que je ne m'en suis pas rendu compte. Je suis moi-même surpris de découvrir toutes ces blessures. Il me prie de passer une radio pour vérifier que je n'ai rien de cassé. Je le renseigne, cependant, que je ne sais pas comment je dois payer, et comment fonctionne la sécurité sociale dans ce pays. Il m'explique que si je suis réellement français et que j'ai une sécurité sociale en France, je devrais passer un coup de fil pour me renseigner à ce sujet. Je lui demande alors combien cela coûtera approximativement, entre les soins et les radios. Il m'explique que ce sera de l'ordre de cent cinquante à trois cents dollars, plus si je reste plusieurs jours à l'hôpital. Je lui fais part alors de mon désir de rentrer en France au plus vite, que je ne me sens pas mal, et que je me ferai soigner sur place. Pour l'instant je veux juste une radio de mes côtes, qui me sont très douloureuses, mais que je ne pense pas avoir de fractures ni dans les bras ni dans les jambes. Il ne fait pas de complication et c'est très bien, j'imagine qu'il a mieux à faire que de s'occuper d'un touriste égaré.
J'essaie d'écourter tout cela au maximum, trop pressé de quitter ce pays. Au bilan, de nombreuses blessures superficielles, mais pas de côtes cassées. Ma blessure est désinfectée et pansée. Comme je m'en doutais, j'ai eu la chance que la balle ne s'y soit pas logée d'une part, et qu'aucune veine ou artère importante ne soit touchée d'autre part. Le médecin me donne tout de même quelques médicaments anti-douleur, de quoi tenir jusqu'à mon retour en France. Je ne reste en tout et pour tout qu'un peu plus de deux heures dans l'hôpital. J'insiste pour partir au plus vite. Je règle les deux cents dollars que je dois, même si je pressens qu'ils ont quelque peu gonflé la note. Je sors de l'hôpital et je suis étonné d'y retrouver devant mon taxi.
Aéroport de Mexico, deuxième essai. Cette fois-ci je ne me pose même pas la question de Los Angeles, je prends le premier vol pour Sydney. Il y fait bien escale, mais après tout, je suis moins effrayé à présent de prendre ce risque. Je n'aspire qu'à me retrouver enfin assis dans l'avion, pour me reposer et dormir. J'avoue qu'à ce moment je ne me soucie pas le moins du monde de savoir ce que je ferai une fois à Sydney, m'imaginant sans doute que je trouverai mon marabout, comme par miracle, pour m'accueillir à l'aéroport. Le billet coûte mille neuf cent cinquante dollars et des poussières, mais je n'ai plus sur moi que mille huit cent dollars après avoir dépensé quatre cent dollars entre la dame chez qui je me suis débarbouillé et l'hôpital. Je n'ai pas envie de me servir de ma carte bancaire, et je finis par négocier mon billet pour mes dollars restants. Il est 15 heures 30. Le vol est à 16 heures 30. Il va durer près de dix-neuf ou vingt heures, avec en plus plusieurs heures d'attente à Los Angeles. De quoi me reposer un minimum, j'espère. Je prie pour que tout se passe bien et que je ne rencontre plus personne qui me cherche des ennuis du reste de la journée, ou plus précisément jusqu'à mon arrivée à Sydney.
Je ne souffle que lorsque l'avion décolle. Et c'est une façon de parler car souffler est très douloureux avec mon épaule ! Je profite enfin d'un peu de calme. Il fait un peu froid comme dans tous les avions mais je me tiens bien au chaud sous mon poncho. J'accepte avec plaisir les boissons chaudes qui me sont proposées, ainsi qu'un frugal encas. Je remets un peu d'ordre dans ma tête. Comme si je digérais avec beaucoup de temps de retard ce que m'a raconté Juan et le reste de la journée. Pauvre Juan. Moi qui était censé l'aider, je crois que je lui ai plutôt porté la poisse.
Je n'ai finalement pas appris grand-chose sur cette organisation par rapport à ce que je savais déjà. J'ai toutefois désormais la certitude qu'elle tente bien de contrôler d'une certaine façon le pouvoir établi, et se trouve dans de nombreux pays, comme le suggéraient les cahiers traduits par David. Pauvre David. Je me rends compte à quel point toute cette histoire devient tragique... Je continue ma synthèse. Je possède dans cette organisation des alliés, des personnes qui pensent que je peux les aider à la démanteler. Par contre, je ne sais toujours pas en quoi je suis vraiment utile. Je reste pensif quelques instants, puis ressasse le reste des événements. Je suis très intrigué par cet homme qui m'a attaqué après la fusillade. Qui était-il ? Juste un maraudeur qui voulait piller les corps de Juan et de ses camarades, et qui ne voulait pas que je le reconnaisse ? Ou un de mes poursuivants, qui voulait s'assurer que j'étais bien mort ? Je regrette de ne pas avoir pris le temps de le fouiller avant de partir.
Plongé dans mes pensées je pense subitement à ma pierre. L'ai-je toujours ? Elle me sort plus facilement de l'esprit depuis que je peux me passer du bracelet sans avoir à la tenir continuellement dans ma main. Je farfouille dans ma poche et la retrouve avec soulagement. J'imagine sans aucun doute que ce n'est que le pur fruit de mon imagination, mais en la serrant fort dans ma main, j'ai comme une bouffée de chaleur, de réconfort. Mes douleurs s'estompent, et je m'endors alors rapidement, avec elle, en oubliant un peu tous mes soucis.
La descente vers Los Angeles me réveille. Je me redresse et range ma pierre dans ma poche. Je me sens un peu mieux, mon court sommeil et le goûter servi par les hôtesses m'ont redonné un peu de forces. J'ai toutefois encore très mal à l'épaule. Au changement d'avion à Los Angeles, je me dirige rapidement vers la porte pour le vol vers Sydney et je fais en sorte de me faire tout petit pour les quelques heures d'attente. Je pourrais faire un tour dans les boutiques, et changer mes habits complètement souillés de sang, mais je n'aspire qu'à une seule chose, c'est monter dans l'avion dès que possible.
Mais cela aurait été trop beau. Je sommeille quelque temps plus ou moins quand soudain je suis tiré de mes pensées car je remarque, un peu trop tard, deux personnes en costume gris se dirigeant dans ma direction. Ce ne pourrait être qu'un hasard mais j'ai peur et par prudence je me lève pour partir dans la direction opposée. Manque de chance un de leurs camarades posté là me saisit. Je me débats, lui donne un coup et crie à l'aide. Les gens se retournent. Alors un des hommes montre sa plaque et explique que tout va bien, qu'ils procèdent simplement à une interpellation. Les deux hommes me tiennent, et j'ai beaucoup de mal à bouger avec mon épaule gauche qui m'est très douloureuse.
Je me concentre quelques instants, laisse s'apaiser un peu la douleur pour me préparer à avoir de nouveau très mal quand je vais me décider à tenter de m'échapper. Mais à ce moment-là deux hommes arrivent. Ils n'ont rien de particulier, deux civils, plutôt grands. Ils s'approchent des trois hommes, qui étaient en train de m'emmener, et leur demandent de me laisser. Les trois hommes sont surpris et font signe à ces deux personnes de s'éloigner et de les laisser faire leur travail. Les deux hommes refusent et leur redemandent de me laisser. Énervé l'un de mes agresseurs sort sa plaque et explique qu'il fait partie de la CIA et que s'ils ne se poussent pas, il va les arrêter tous les deux.
Je suis très étonné par la situation et j'avoue que je suis curieux de savoir qui sont ces amis providentiels. Tellement que je n'ai même pas profité de la confusion des trois agents de la CIA pour tenter de leur fausser compagnie. L'un des deux hommes s'approche de celui qui a sorti sa plaque, la lui prend et l'attrape par le col. Il lui parle alors à voix basse dans l'oreille, sans que je n'entende rien. Ses deux camarades ne savent pas quoi faire. Quand l'un d'eux tente finalement de venir en aide à son copain, l'autre homme lui barre la route et l'attrape par le bras. L'agent se plie alors sous la douleur et le supplie de le lâcher. Il s'exécute puis vient vers moi et dit quelques mots à l'oreille de l'homme qui me tient. Je ne comprends pas ce qu'il dit mais j'ai presque la certitude que ce n'est pas de l'anglais et que c'est la même langue que parlent toutes les personnes de l'organisation que j'ai rencontrées. Pendant ce temps, l'autre homme termine de parler au premier agent de la CIA. Celui-ci acquiesce et fait signe à ses deux collègues de laisser tomber et de le suivre. Sur ce, les deux hommes m'invitent à retourner me préparer pour mon vol. L'embarquement a commencé. Je les remercie, ne sachant pas trop quoi dire de plus, et me dirige vers ma zone d'embarquement. Une dizaine de minutes plus tard je suis à ma place dans l'avion.
Le vol dure plus de quatorze heures. Étant parti de Los Angeles un peu après 22 heures 30, je n'arriverai que le surlendemain matin vers 6 heures 30. D'ici là, je reprends ma pierre dans la main, et je m'endors de nouveau. Je manque malheureusement le repas du soir, et ne me réveille courbaturé que le lendemain matin pour le petit déjeuner. J'ai très faim et je parviens à en négocier un deuxième auprès de l'hôtesse. J'ai toujours mon poncho et je commence à avoir un peu chaud. Mais je ne peux pas me permettre de l'enlever, ma chemise tachée de sang ferait désordre. Je mange avidement et me distrais avec le film en train de passer.
J'ai dormi plus de dix heures. Je me sens beaucoup mieux, même si je dois sentir très mauvais. Je n'ai pas pris de douche depuis ma nuit dans l'hôtel de Monterrey, et je dois empester. Je profite d'être dans l'avion pour aller aux toilettes et me rincer un peu à l'eau. Je m'asperge le visage, mais, même si l'espace d'un instant j'ai envie de retirer mes vêtements pour me frotter un peu, je me ravise en réalisant qu'il y a de toute évidence une caméra qui surveille l'intérieur des toilettes. Je retourne à ma place et je tente de mettre un peu d'ordre dans mes idées. Tout d'abord qui étaient ces hommes qui m'ont porté secours à Los Angeles ? Les trois hommes prétendument de la CIA devaient sans aucun doute être des personnes de l'organisation, mais les deux autres ? D'après Juan les opposants à l'organisation font très attention et font tout pour ne pas se faire connaître, c'est donc très étrange que ces deux personnes, si elles étaient vraiment des opposants, aient pu parvenir à convaincre les trois hommes de me laisser partir. L'organisation aurait-elle plusieurs courants, opposés les uns aux autres, en plus de personnes voulant la quitter ? Peut-être après tout que personne ne veut quitter l'organisation, mais qu'il existe plusieurs tendances qui se livrent un combat pour le pouvoir ? Quant à expliquer comment savaient ces personnes pour mon passage à Los Angeles, j'imagine que suite à mon accident à Mexico, ils ont cherché à vérifier si j'étais bien mort. J'ai dû montrer mon passeport à l'aéroport pour réserver mon ticket, ils ont pu savoir à ce moment-là où j'allais, et à quelle heure. Il est possible que cet homme qui m'a agressé après la fusillade devait rendre compte de ma mort, et celui-ci ne donnant pas de signe de vie, ils en ont conclu que je m'en étais tiré, et ont cherché à me localiser. Ensuite c'était un jeu d'enfant pour eux de m'accueillir ici. Mais je me demande aussi si l'organisation n'aurait pas des ennemis. Et cela confirmerait ce qu'avait trouvé David dans les cahiers. Il disait qu'elle semblait sous l'emprise d'un danger, et ce depuis le début. Peut-être que ce danger est en fait une autre organisation, ou un autre groupe de personnes, avec qui elle est en compétition. Si l'homme qui m'a libéré a vraiment parlé en hébreu ancien ou en phénicien à celui qui me tenait, c'est qu'il le connaissait ou qu'il savait qu'il comprendrait. Mais qu'est-ce qu'il a bien pu lui dire ?
Je n'arrive pas à trouver plus d'éléments pour me permettre d'y voir plus clair. Bien au contraire, j'ignore toujours pourquoi ils m'en veulent. Et maintenant s'ajoutent en plus des personnes qui sont de mon côté. C'est plus simple de n'avoir que des ennemis, au moins quand quelqu'un connaît mon nom, je sais que la meilleure chose à faire c'est de lui filer un coup de poing puis de prendre mes jambes à mon cou. Maintenant avec ces histoires je ne saurai plus qui est méchant et qui est gentil !
Pour les quelques heures de voyage qui restent, je me détends un peu en lisant les revues qui traînent, et tente de me remettre un tantinet au courant de l'actualité. Nous sommes le dimanche 17 novembre, il est 4 heures, heure de Sydney. Il faut que j'appelle chez moi, pour prévenir mes parents et mes amis que je vais bien. Enfin, que je ne suis pas mort plutôt, parce qu'aller bien serait légèrement exagéré. Je pense aussi à Deborah, j'espère qu'elle est bien rentrée.
Sydney ! Australie ! J'y mets les pieds pour la première fois, et franchement je ne pensais pas y arriver par le Pacifique. Débarquement. Je n'ai plus d'argent, il va falloir que j'utilise ma carte bancaire, ne serait-ce que pour trouver un hôtel, de nouveaux habits et de quoi manger. Je trouve un distributeur, et alors que je suis sur le point de chercher mon portefeuille dans ma poche, quelqu'un me dit :
- Monsieur Ylraw ?
Je suis en face du distributeur, et avant de me retourner je me dis : "Oh non c'est pas vrai !" et je m'appuie la tête sur mon bras contre le mur quelques secondes, en me disant qu'il est impossible de rester tranquille plus de cinq minutes, et que si cela continue je vais bientôt être plus célèbre qu'une pop-star internationale. Je me retourne et demande :
- Vous êtes qui ?
- Cela n'a pas d'importance.
Cette réflexion a le don de m'énerver au plus haut point, et je passe en quelques secondes d'une profonde lassitude en rage sordide. Trois hommes sont là et m'entourent. Je donne un coup de poing dans le visage de celui qui m'a parlé. Il valdingue sur plusieurs mètres. Je lui crie en même temps :
- Si ! Ça a de l'importance ! Connard !
Je me lance alors dans les deux autres et tente de les bousculer, mais j'ai légèrement fait l'impasse sur mon épaule. La douleur s'était atténuée pendant mon trajet, mais la bousculade me fait de nouveau hurler de souffrance. J'ai un moment d'hésitation, qui m'est fatal. Je m'endors alors en quelques secondes, sous l'action d'un somnifère qu'a dû m'administrer un des hommes...
C'est le froid qui me réveille plus que la voix forte qui semble s'adresser à moi. Je suis assis sur une chaise. Je n'ai pas de menottes ou d'attaches pourtant je ne peux pas bouger. Je suis comme paralysé. Je parviens à tourner la tête légèrement, à respirer, mais mes bras et mes jambes ne répondent pas, comme s'ils étaient endormis. Il fait très sombre, j'ai du mal à distinguer les choses. Je ne suis pas totalement réveillé, et si ce n'était ce froid, je crois que je me rendormirais volontiers pour quelque temps.
Mais je reprends assez rapidement mes esprits en comprenant l'urgence de la situation, et en me rappelant mes derniers souvenirs, à l'aéroport de Sydney. Je ne peux vraiment pas bouger. Et je ne distingue aucun lien. Ils ont du me faire prendre une drogue immobilisante. Je suis dans une salle, assis au milieu. Les murs semblent être en métal. Une lourde porte, un peu comme celle des coffre-fort dans les banques, ferme l'accès. Face à moi se trouvent huit personnes, sans rien de particulier, plutôt jeunes, sauf deux qui ont l'air âgées. Elles se trouvent assises derrière une rangée de tables en arc de cercle. Il y a six hommes et deux femmes. Les deux femmes sont extrêmement belles.
L'une des personnes âgées, qui se trouve au centre, me parle. À vrai dire elle n'a pas cessé de me parler depuis que je suis réveillé. À moins qu'elle parle tout haut. Je ne comprends strictement rien à ce qu'elle dit. Cela me semble être encore et toujours cette même langue. Cela me renseigne au moins sur un point, c'est que ce sont bien des personnes de l'organisation. À moins que ce ne soit encore un autre courant qui veut m'utiliser pour je ne sais quoi. J'attends quelques minutes, le temps de réfléchir un peu à la situation. De toute manière, paralysé sur cette chaise, les options sont plutôt limitées. J'ai vraiment très froid.
- Bonjour, quelqu'un pourrait-il mettre le chauffage et allumer les lumières s'il vous plaît ?
Je me suis exprimé en français, répliquant au fait qu'ils parlent en leur langue en parlant la mienne. Ils sont surpris de m'entendre et redoublent de plus belle avec ce que je pense être des questions.
- Je m'excuse mais je ne comprends strictement rien à ce que vous me dites, et je vous rappelle que je ne parle pas un mot de votre langue.
Je suis à mon tour surpris de la réponse de l'homme âgé, formulée en français :
- Pourquoi continuer cette mascarade, Ylraw, nous savons très bien qui vous êtes !
- Ah ? Et je suis qui pour vous ? Ça m'intéresse.
Ils semblent tous très énervés. C'est très étrange. Pourtant ils ne parlent pas entre eux, ils me regardent fixement, peut-être avec un peu le regard dans le vide, comme s'ils pensaient à autre chose. Je remarque soudain qu'ils ont tous un bracelet, et que moi-même j'en ai un !
- C'est grotesque ! Vous savez très bien que nous pouvons découvrir ce que vous savez, et que vous êtes démasqué, alors cessez ce jeu !
- Que vous soyez capables de savoir ce que je sais, cela ne fait aucun doute pour moi, je suis prêt à tout vous dire, en effet. Mais je pense que vous vous trompez sur un point. C'est que je ne suis pas celui que vous croyez.
- Et qui êtes-vous alors ? Et que nous voulez-vous ? Pourquoi vous acharner ?
Je suis estomaqué. Moi, m'acharner ! Ils plaisantent j'espère ! Je m'écrie.
- Quoi ! Mais c'est vous qui me courez après depuis le début ! C'est vous qui m'emmenez au Pentagone pour je ne sais quoi, qui me poursuivez jusqu'à Raleigh, qui tuez David, puis détruisez ma voiture, me prenez en chasse vers le Mexique et peut-être aussi vous qui tentez de me tuer là-bas, et maintenant qui me retenez prisonnier je ne sais où ! Bordel mais c'est vous qui m'avez mis dans ce merdier innommable depuis le début ! Alors à votre tour arrêtez vos salades et expliquez-moi un peu ce qui se passe ici !
L'énervement me réchauffe un peu, et me permet de sentir un peu plus mes membres, qui n'en restent toutefois pas beaucoup moins engourdis. Suite à mon exclamation, une des deux femmes s'exclame.
- Il est très fort !
Les autres se tournent vers elle avec un regard noir. Elle s'excuse.
- Euh... pardon...
Pourquoi parle-t-elle en français, je n'en ai aucune idée.
- Aaaaaaaaaah !
Une douleur me transperce soudain la tête, la même que j'ai déjà ressentie au Pentagone. Je hurle de toutes mes forces. Ils se lèvent tous les huit et se regardent les uns les autres, d'un air interrogatif. Je suis parcouru par des tremblements. Je râle doucement pour me remettre de la souffrance. Pas pour longtemps cela recommence au bout de quelques secondes. Je crie encore plus fort que la première fois et tente de me débattre, mais mes membres sont toujours paralysés.
Ils sont à leur tour affolés, comme s'ils ne comprenaient pas ce qu'il m'arrive. Ils parlent entre eux. Je n'entends rien et je ne sais pas si c'est en français ou pas. Je me concentre pour faire face à la douleur. Je réalise alors que la source doit être le bracelet, que c'est lui qui doit me provoquer ces crises. Déjà au Pentagone ce devait être lui. J'enrage de ne pouvoir bouger pour m'en débarrasser. Je pense aussi à ma pierre, ma pierre qui pourrait tant m'aider !
J'ai de nouveau une crise de douleur. Je n'ai jamais été électrocuté, mais j'imagine que la sensation est tout comme. Cette fois-ci à force de tenter de résister en me concentrant je finis par avoir une détente de mes jambes qui me projettent en arrière en basculant la chaise. Les personnes se dirigent vers moi, alors que j'agonise au sol, toujours incapable de bouger. Elles me regardent d'un air très inquiet. Brusquement la douleur recommence. Toujours plus intense. Toujours plus insoutenable. Je hurle.
- Noooooooonnnnnn !
Je tente de me concentrer, je crie de plus en plus fort, je parviens petit à petit à sentir de nouveau mes muscles qui répondent. Mon corps me brûle de plus en plus. Mon bras gauche se dirige doucement vers la poche de mon pantalon où se trouve la pierre, sous le poncho. La progression est lente, et la décharge ne cesse pas au bout de quelques secondes comme les fois précédentes. La tension monte en moi. La douleur comme la rage s'intensifient. De longues secondes passent, plusieurs minutes peut-être. Le bracelet me brûle le poignet. Jusqu'à un paroxysme où je saisis enfin la pierre. Je la prends fermement dans la main et soudain plusieurs choses se passent simultanément. Une explosion se produit au niveau de la porte de la pièce et la fait littéralement fondre sur place. Nous sommes tous projetés par le souffle. Mais alors que je suis propulsé en direction des parois, je me libère de l'emprise du bracelet, et je sens comme une autre explosion en moi, peut-être est-ce l'écho de la première onde de choc sur les murs. Mes habits partent en lambeaux. Cette seconde explosion parcourt brusquement la salle et soufflent les huit personnes en changeant leurs trajectoires. Mais moi comme les autres finissons tous par un violent choc contre les parois.
Je distingue la silhouette d'une fille qui entre dans la pièce.
Samedi 14 décembre 2002
Elle me parle dans cette langue bizarre, d'une voix faible et hésitante. Je ne comprends absolument rien. Je suis appuyé contre l'une des parois en métal. Face à la porte. Les huit personnes sont assommées au sol, parfois écrasées par une des tables qui ont aussi été projetées. Je suis presque nu, il ne me reste que quelques bouts de mes jeans et des lambeaux de mon tee-shirt. Je ne crois pas que je puisse bouger. Je suis épuisé. Je respire plus fortement qu'après un sprint. Je m'endormirais volontiers...
La fille s'approche de moi, de plus près je m'aperçois qu'elle est jeune, et très jolie. Cheveux bruns. Mais il fait sombre et je ne distingue pas très bien. Elle se penche vers moi. Elle me parle encore. Je comprends qu'elle me fait signe de la suivre. Je n'ai pas vraiment le courage de le faire, d'autant plus que je ne sais pas du tout qui elle est ni ce qu'elle veut. Elle me saisit par le bras et tente de me soulever. Après tout, si elle me sortait d'ici, me dis-je. J'accepte alors son aide et tente avec elle de me mettre debout. J'y parviens difficilement, en me reposant sur son épaule. Je pense à ma pierre, je ne l'ai plus dans la main. Je m'écrie.
- Ma pierre, attendez, je dois récupérer ma pierre !
Elle me fait signe de me taire, et me tire par le bras pour me faire comprendre que je dois la suivre. Je la repousse et je me mets à quatre pattes à la recherche de ma pierre. Elle n'a pas l'air de bien comprendre ce que je fais, et elle me tire par le bras en me parlant toujours à voix basse dans sa langue. Je résiste et m'écrie :
- Non, non, c'est impossible, je dois la retrouver !
J'ai crié encore plus fort que la première fois. Elle est très décontenancée. Finalement elle comprend que je cherche quelque chose et regarde aussi au sol pour tenter de trouver ce que je dois bien vouloir récupérer. Je ne vois pas trop, il fait sombre. Pourtant il reste peu d'objets qui encombrent le sol, hormis près des parois et les quelques lambeaux de tissus qui traînent. Sûrement les restes de mes habits. Je remarque aussi avec étonnement que les autres personnes n'ont pas leurs habits brûlés et déchiquetés comme les miens. Ils devaient être plus loin que moi de l'explosion. Je continue ma recherche en pensant que je n'ai dû lâcher ma pierre que lors de mon choc contre la paroi et que je ne devrais pas avoir trop de mal à mettre la main dessus.
Après quelques instants j'entends un cri. La fille vient de ramasser quelque chose et l'a lâché subitement l'instant suivant en se redressant. Je pense qu'elle a dû trouver le bracelet encore brûlant, mais en vérifiant il s'avère que c'est ma pierre. Je la récupère en lui jetant un regard empli de curiosité quant à sa réaction, elle est pas bien ou quoi de traiter ma pierre comme cela ? En effet, elle n'est pas du tout chaude et la prendre ne provoque rien de particulier. Elle ne semble pour autant pas très d'accord pour que je l'emporte. J'ai finalement la présence d'esprit de lui demander si elle parle anglais, je m'écriai en français jusqu'alors :
- Anglais ?
- Oui... Nous devons partir, vite ! Et il ne faut pas toucher cette pierre, laissez-là !
- Hors de question, je ne bougerai pas sans elle.
Elle insiste encore un peu mais comprend que je ne partirai vraiment pas sans elle. L'incident est clos et j'accepte de nouveau son aide pour me relever. Mais je hurle quand elle me saisit par l'épaule gauche. Je lui fais signe de me prendre de l'autre épaule. Nous sortons de la pièce et je constate que les murs sont vraiment très épais, un vrai coffre-fort, comme je l'avais pressenti. La luminosité est un peu plus grande à l'extérieur mais il fait tout de même très sombre. Nous bifurquons à gauche. Elle me traîne le long de divers couloirs. Nous passons aux côtés de quelques pièces, j'ai l'étrange impression que tout le monde est endormi à l'intérieur. Elle a peut-être utilisé un produit ou un gaz somnifère avant d'arriver... C'est sans doute pour cela que je suis complètement dans les vapes. Nous prenons divers escaliers. Je suis péniblement son rythme, elle a l'air très pressée. Je serais complètement incapable de me rappeler par où nous passons. Il me semble que nous montons. Cela s'est assombri et il fait presque complètement nuit, je me demande bien comment elle parvient à se diriger. Elle me laisse me reposer un moment sur le bord d'un couloir, alors qu'elle ouvre une lourde porte. Elle ne prend pas la peine de la refermer et nous continuons notre progression. Je suis vraiment sonné. Nous traversons une sorte de cave. Puis de nouveau elle doit ouvrir une lourde porte, puis une troisième. Nous marchons toujours dans l'obscurité complète. Mais il me semble désormais que les murs sont plus réguliers, plus lisses, avec l'aspect du béton plutôt que celui des pierres inégalement posées. Nous franchissons à présent deux portes semble-t-il beaucoup plus modernes que les lourdes portes précédentes. Nous montons facilement l'équivalent de deux étages, parcourons quelques couloirs, et je suis soudain ébloui quand elle ouvre une dernière porte qui nous amène en pleine lumière. Elle me porte encore quelques instants et m'aide à m'asseoir sur une sorte de canapé.
Nous devons être dans l'entrée d'un bâtiment. Nous voyons l'extérieur par les portes ouvertes. Il fait jour, je n'ai aucune idée de l'heure. La fille me laisse et se dirige vers des personnes vraisemblablement à l'accueil. Tout le monde me regarde éberlué, il est vrai que je suis à moitié nu, couvert d'ecchymoses, avec une blessure de balle dans l'épaule qui date d'à peine un jour ou deux. La fille qui m'a tiré de là est habillée étrangement, elle porte une sorte de combinaison grise légèrement moulante, qui laisse deviner ses formes superbes. Elle est bien brune comme il m'avait paru. Elle doit faire à peu près ma taille. Elle a la peau bronzée. Je lui donnerais entre vingt-cinq et trente ans. Elle a comme un petit sac à dos, enfin plus exactement il semblerait que sa combinaison contienne un sac intégré dans le dos. Des sortes de bretelles passent au niveau des épaules, d'aspect métallique, ainsi qu'une ceinture du même aspect. Je crois en tout état de cause que je ne suis pas trop réveillé et je ne distingue pas très bien. Elle parle avec les personnes à l'accueil et me désigne du doigt à un moment. La personne à l'accueil passe un coup de fil. La fille lui dit de tout évidence merci et se dirige vers la sortie. Quand je réalise qu'elle s'en va, je tente de me lever pour la suivre, mais je suis très faible. J'ai beau serrer ma pierre cela ne change pas beaucoup les choses, à croire que son effet avait une durée limitée. Et alors que je me lève, la dame de l'accueil accourt vers moi. Elle me parle en anglais.
- Non non monsieur, restez assis, j'ai appelé l'ambulance ils seront là dans une minute. Votre collègue m'a expliqué pour l'explosion dans la cave. Mais elle devait partir et ne pouvait attendre.
Je n'ai pas la force d'en faire plus, je me laisse retomber dans le canapé. La dame de l'accueil me propose à boire un peu d'eau, que j'accepte. J'appréhende un peu de voir sortir mes poursuivants de la porte par laquelle nous sommes arrivés dans ce hall. Mais l'ambulance ne tarde pas à arriver, et je n'ai pas vraiment le temps de m'inquiéter. La dame de l'accueil va à l'encontre des ambulanciers et leur explique sans doute ce que lui a raconté la fille. Ils me placent sur une civière, et environ trois quarts d'heure plus tard, peut-être beaucoup plus ou beaucoup moins car j'ai légèrement perdu le sens du temps et je n'ai plus de montre, je suis dans un lit d'hôpital. Avant même qu'un docteur n'arrive, je m'endors, épuisé.
Une infirmière me réveille. J'ai dû dormir plusieurs heures. Elle m'explique que le docteur va passer me voir, qu'ils ne m'ont pas réveillé après mon arrivée ce matin, mais que je dois répondre à quelques questions. Je suis attaché, j'ai une menotte au poignet gauche, ainsi qu'une seringue pour accueillir un tube dans une des veines. Ils m'ont peut-être déjà injecté quelque chose, du sucre ou un sédatif. Plutôt un sédatif que du sucre parce que j'ai vraiment du mal à me réveiller. Je m'aperçois aussi que j'ai une trace de brûlure très prononcée au poignet droit. De toute évidence ma sensation juste avant que je ne me débarrasse du bracelet était bien réelle. J'ai des douleurs partout, à mon épaule entre autres. J'ai très faim. Je suis habillé en petite tenue d'hôpital. Quelques secondes plus tard le docteur entre dans la pièce.
- Bonsoir, je suis le docteur Alexander Gallus. Je vous ai laissé vous reposer un peu avant de venir vous poser quelques questions. Vous êtes salement amoché, que vous est-il arrivé ? Je veux bien croire que l'explosion alors que vous travailliez dans les caves vous ait occasionné tous vos bleus et blessures superficielles, mais ce n'est sûrement pas elle qui vous a tiré une balle dans l'épaule. Alors, qui êtes-vous ? Je vous avertis, je dois déclarer toute blessure par balle à la police, et je l'ai déjà fait. Deux policiers sont venus vous prendre en photo et récupérer vos empreintes. Des amis sont aussi passés pour vous voir, mais vous dormiez, nous ne leur avons pas permis d'entrer, d'autant que nous préférons attendre le rapport de police avant de vous laisser voir qui que ce soit. Ils n'ont pas laissé de message, et ont dit qu'ils repasseraient.
Je comprends qu'ils m'ont déjà retrouvé. Décidément je crois que je ne pourrai pas leur échapper encore longtemps. Cela fait deux fois que je réussis à leur fausser compagnie, j'ai peur que la troisième je n'aie plus cette chance. Et qui est donc cette fille qui m'a sorti de là ? Le docteur s'impatiente.
- Vous comprenez ce que je dis ?
- Oui, oui, excusez-moi. Je réfléchissais à qui pouvaient être ces personnes qui désiraient me voir.
Je décide de ne rien cacher, après tout je n'ai rien fait de mal.
- Je m'appelle François Aulleri, je suis français. Je ne travaillais pas dans les caves, j'y étais retenu prisonnier. Je suis poursuivi pour des raisons que j'ignore depuis plus de deux semaines par des personnes que je ne connais pas. Quelle heure est-il et quel jour sommes-nous ?
Il est très surpris.
- Nous sommes le dimanche 17 novembre, il est 6 heures passées du soir. Hum, soit vous ne manquez pas d'imagination, soit j'ai du mal à vous suivre. Mais vous arrivez d'où, de France ?
- Du Mexique, mais J'ai bien été enlevé une première fois en France, il y a deux semaines, ensuite je me suis retrouvé aux USA, prisonnier du Pentagone. D'où je me suis échappé pour arriver au Texas, puis au Mexique. J'ai été de nouveau enlevé et pris dans une fusillade où j'ai reçu la balle dans l'épaule que vous avez remarquée. Par la suite un gars m'a attaqué mais j'ai réussi à m'en tirer. Cela explique toutes les ecchymoses et blessures superficielles. J'ai finalement pris un vol pour Sydney après un petit problème à la correspondance de Los Angeles ; et aussitôt à l'aéroport je me suis encore une fois fait kidnapper. Et c'est une fille qui m'a délivré et sorti de je ne sais pas où, de caves d'après ce que vous me dites.
Il ne peut s'empêcher d'éclater de rire.
- Des caves de la Maison du Gouvernement, dans les Jardins botaniques royaux, ce n'est pas rien comme endroit pour se faire enlever ! Décidément entre cela et le Pentagone, vous choisissez bien. Mais je ne vous crois pas. Je crois juste que vous êtes un petit employé d'entretien, ou un réfugié qui se fait passer pour un autre et cherche l'asile.
- Vous me croyez si vous avez envie, je m'en moque. Ce qui est sûr c'est que dès que la nuit sera tombée et la plupart des personnes parties de l'hôpital, mes prétendus amis vont revenir et demain vous n'entendrez plus jamais parler de moi, sauf dans un fait divers d'un de vos quotidiens peut-être. Je m'appelle François Aulleri, les gens m'appellent généralement Ylraw, vous pouvez vérifier, si vous voulez je vous donne le numéro de mes parents où d'amis en France qui parlent anglais, cela serait d'ailleurs bien aimable de votre part, car ils doivent s'inquiéter. Quoi qu'il en soit je vous remercie de m'avoir aidé même si vous ne me croyez pas, mais est-ce que vous pourriez m'enlever ces menottes, j'aimerais vraiment partir.
- Désolé, pas avant que la police ne me confirme que vous n'êtes pas connu de leurs fichiers.
- Et ma pierre ? Où est ma pierre ?
- Votre pierre ? Ah oui le caillou que vous serriez si fort dans votre main, il est là sur la table de nuit. C'est quoi encore cela, ce ne serait pas la pierre magique pour laquelle le monde entier vous poursuit ?
Je me rends compte à quel point cette histoire est démente. Comment pourrait-il me croire ? Et comment pourrais-je lui expliquer sans qu'il ne me prenne pour un fou que je pense que cette pierre est un moyen de me protéger contre les bracelets que portent les gens qui me poursuivent ?
- Laissez tomber, vous avez raison, cette histoire est folle et je dois l'être aussi. Mais s'il vous plaît, est-ce que vous pourriez me détacher ?
- Pas avant demain matin, désolé. Vous me rappelez l'orthographe de votre nom, je vérifierai demain matin avec votre ambassade, on ne sait jamais. Je vais aussi leur envoyer une photo de vous. J'utiliserai celle que j'ai faite pour la police tout à l'heure.
Je lui répète mon nom, donne quelques numéros de téléphone en France où il pourra se renseigner sur moi. Il m'explique qu'une infirmière va passer pour me laver et soigner mes blessures, qu'ensuite le repas est à 7 heures du soir et que lui repassera demain vers 9 heures du matin. Il complète sur la procédure en cas de besoin d'aller aux toilettes, c'est vrai qu'en étant attaché au lit ce n'est pas des plus pratiques, puis il quitte la pièce.
Je me retrouve seul. Il fait encore très jour pour l'heure. L'hôpital doit être climatisé. Il est vrai que nous sommes sans doute en plein été ici. Je reste rêveur quand je me dis qu'un peu plus de deux semaines auparavant je partais pour l'Île de Ré et me noyais presque dans l'eau glacée de l'Atlantique. Je suis maintenant de l'autre côté de la Terre proche des eaux sûrement plus tièdes du Pacifique. Que sont désormais toutes mes interrogations que j'avais alors ? Ne plus avoir qu'à penser au jour le jour élimine-t-il toutes les questions plus profondes sur la vie et ses raisons ? Mais le monde tourne-t-il mieux ? Ne vais-je pas retrouver, aussitôt cette histoire terminée, toujours la même vie, les mêmes déceptions ? Cette histoire se terminera-t-elle un jour pour moi, ou vais-je y rester ? Serait-il possible que tous mes désespoirs face au monde tel qu'il est aient étrangement un lien avec cette organisation qui me poursuit, et qui semble être présente partout ? La Maison du Gouvernement a dit le docteur, cela ne peut être un hasard après le Pentagone. Et Juan lui aussi disait que cette organisation était infiltrée dans le pouvoir mexicain. Mais quelle influence a-t-elle vraiment ? N'est-elle qu'un ensemble d'hommes et de femmes qui profitent uniquement de positions privilégiées, ou décident-ils d'une politique globale ? Sont-ils maîtres des choix économiques, des guerres, des différences entre les pays ? Si seulement j'avais encore ces cahiers, j'aurais pu y trouver sans doute d'autres informations. Mais j'ai bien peur qu'ils ne soient tous détruits désormais, les six que j'avais ont brûlé dans la Viper, et la personne qui a volé les cinq autres les a sûrement faits disparaître sur le champ. Je reste songeur et perplexe, réalisant que j'ai peut-être à portée de main les éléments qui expliqueraient pourquoi le monde tourne comme il tourne et pas autrement.
Je reviens à une considération plus terre-à-terre et je tente de tirer un peu sur ma menotte. Mais c'est mon bras gauche qui est attaché, et avec ma blessure je n'ai vraiment aucune force. Quelques minutes plus tard une infirmière entre dans la pièce. Elle me pose des questions sur comment tout cela m'est arrivé tout en me passant diverses pommades et en me rajoutant un bandage pour ma blessure à l'épaule, ainsi que de nombreux pansements. Je n'ai pas la force de tenter de lui expliquer la véritable histoire, et j'invente diverses choses banales. Il lui faut tout de même un peu de temps pour me nettoyer et venir à bout de l'ensemble de mes blessures ; je suis vraiment recouvert de brûlures, de plaies, d'ecchymoses... Elle termine juste avant que le repas du soir ne soit servi. Cela fait du bien de se sentir propre à nouveau. Je mange avidement, j'ai une faim de loup. J'en profite pour mettre une cuillère de côté, cela pourrait, sait-on jamais, m'aider à démonter la barre à laquelle je suis attaché.
Je demande à l'infirmière qui revient chercher mon plateau comment faire pour aller aux toilettes, elle me dit que pour cela elle repassera avec le gardien dans un moment de manière à ce qu'il m'accompagne. Ce sera une occasion pour moi de me faire la belle. Cependant je n'ai plus d'habit, plus d'argent, plus de papiers. J'ai tout perdu dans l'explosion. Comment vais-je bien pouvoir faire pour survivre ici, à Sydney ? Je vais devoir voler ? Je devrais aller à l'ambassade, me dis-je. Et dire qu'ils m'ont déjà retrouvé... C'est trop dur. Je suis à la fois passionné par ce qu'il m'arrive, et tellement fatigué. On est toujours beaucoup moins fort que l'on croit quand on se retrouve vraiment face au danger. À ce moment je dormirais bien encore, mais je crois que ce n'est pas très raisonnable et que je dois partir au plus vite. Je regarde un peu plus en détail si je ne pourrais pas démonter la barre du lit avec ma cuillère, mais ce sont des boulons, c'est peine perdue.
L'infirmière repasse avec le gardien pour aller aux toilettes, c'est un molosse qui n'a pas l'air de rigoler, je me dis que ce n'est pas gagné pour que je lui file entre les doigts. D'autant qu'il est bien organisé. En effet il me rajoute une menotte alors que je suis encore attaché au lit. Il utilise un engin à roulettes. Il me détache ensuite du lit. Aucune chance que je puisse m'échapper avec cette disposition, l'engin à roulettes pèse une tonne à déplacer. Il ne m'en détache même pas dans les toilettes, à moi de me débrouiller avec une seule main. Je ne peux même pas récupérer du savon en me lavant les mains, pour tenter de faire glisser la menotte. Moralité c'est fichu, à aucun moment je ne suis libre de mes menottes. Bref, je me retrouve dans mon lit, avec ma cuillère. J'ai un doute sur le fait que cela suffise à éloigner tous les vampires qui tournent autour de moi.
La seule chose que j'espère désormais, c'est qu'ils ne repassent pas dans la nuit. Pourtant ils savent de toute évidence que je suis là ; je ne vois pas qui d'autre aurait pu passer me voir cette après-midi. Il sera bien avancé, le docteur, me dis-je, quand il ne retrouvera plus que mon poignet attaché au lit, demain matin ! Il doit bien y avoir un moyen tout de même. Je remarque que j'ai toujours la seringue dans une veine de mon poignet gauche, j'ai alors l'idée de m'en servir pour tenter d'ouvrir les menottes. Le moins que l'on puisse dire c'est que c'est un peu douloureux à retirer. J'essaie de tirer l'aiguille doucement mais il semble que de l'enlever d'un coup net soit plus efficace. Je serre les dents et laisse échapper quelques injures. Je n'ai pas le coup de main de l'infirmière et je mets un peu de sang partout sur les draps. Mais bien sûr toutes mes références se limitant à James Bond et Indiana Jones, je me rends compte qu'il est beaucoup plus difficile que cela d'ouvrir une paire de menottes avec une simple aiguille. J'y passe bien trois quarts d'heure à une heure, sans résultat. Résigné je tente sans succès de trouver autour de moi d'autres objets pour m'aider. Il est presque 22 heures quand, déçu et inquiet, je m'endors.
Je me réveille au milieu de la nuit. Je n'ai plus vraiment sommeil, le décalage horaire doit jouer un peu. Quelqu'un est passé pour éteindre la lumière, ce qui n'est pas pour me rassurer. J'écoute attentivement, persuadé d'entendre des bruits suspects, qui ne doivent être que des toussotements d'autres patients. Je tente de trouver l'interrupteur pour rallumer mais pas moyen de mettre la main dessus. Je me dis vraiment que j'aurais dû faire attention à cela avant de m'endormir. Mon manque de prévoyance me perdra ! J'ai toujours mon aiguille que je me suis retiré du bras. Certes elle ne fera guerre le poids contre un pistolet ou un couteau, mais d'une part c'est tout ce que j'ai, et d'autre part cela pourrait suffire pour mettre en déroute un maraudeur un peu douillet. Je suis tellement sur mes gardes qu'il me sera sans doute impossible de me rendormir. Je n'ai aucune idée de l'heure ni de mon temps de sommeil, mais il fait encore nuit noire. Il ne doit pas être plus qu'une heure ou deux du matin. Je tire un coup sec sur mes menottes, énervé. J'ai une vive douleur dans l'épaule comme retour de bâton. Si seulement je n'étais pas attaché, je pourrais partir d'ici...
Trente minutes, peut-être une heure, passent. Je suis à l'affût du moindre bruit. Mes yeux ne se sont que difficilement habitués à l'obscurité qui est presque complète ; un store doit empêcher les lumières de la ville de pénétrer dans la pièce. J'entends ou crois entendre une porte qui se ferme. Je retiens ma respiration. Mon coeur tambourine dans ma poitrine et résonne dans mes oreilles. Il y a quelqu'un qui marche j'en suis presque sûr. Je prends l'initiative de me cacher sous le lit. Je me lève en tentant de faire le moins de bruit possible, mais inévitablement cela produit quelques grincements. Je descends doucement et me place sous le lit. Je tire le drap de manière à ce qu'il cache la menotte encore attachée et laisse croire que je me suis échappé. Le drap pend et forme une petite tente qui me cache. Je retiens de nouveau ma respiration pour entendre mieux si les pas sont toujours audibles. Je n'entends rien de quelques secondes. Puis un léger couinement s'échappe de la poignée de ma chambre. Mon coeur s'accélère, quelqu'un est en train de rentrer dans la pièce ! Je serre la seringue dans ma main droite, et tente de faire le moins de bruit possible. Les pas s'approchent, il ne doit y avoir qu'une seule personne, maintenant à quelques centimètres seulement de moi. Elle fait le tour du lit, doucement. Je retiens toujours ma respiration. Quelques secondes passent puis elle semble s'éloigner pour quitter la salle. Je dois absolument reprendre mon souffle. J'essaie de le faire le plus doucement possible.
Mais j'échoue. La personne revient abruptement vers le lit et soulève le drap en l'arrachant du lit. Je tente de lui planter l'aiguille dans la jambe mais elle m'attrape le bras et me tire de dessous le lit. Dans le même mouvement me lance un coup de pied tellement violent qu'elle me fait décoller du sol et atterrir contre la table de nuit. Tout se renverse dans un fracas terrible. Je lâche ma seringue. Je crie à l'aide de toutes mes forces mais elle me soulève de nouveau par le bras et la jambe et me projette en avant, je voltige jusqu'à ce que la chaîne des menottes se tende et m'arrache des cris de douleur. Je ne peux pas distinguer mon agresseur, mais en tentant de m'aggriper j'ai pu deviner que c'est un homme, très grand. Je retombe de l'autre côté du lit. Je sens ma blessure s'ouvrir et du sang en sortir, en imbiber le bandage, et couler sur mon torse. Alors qu'il s'approche je m'aide du rebord du lit et lui décoche un puissant coup de pied dans le torse. Il est beaucoup trop grand pour que je parvienne à le toucher au visage. Il tape dans le mur du fond mais ne semble pas affecté outre mesure car deux secondes plus tard je reçois son tibia dans mon estomac. Il a donné le coup avec une telle force que le lit s'est presque dévissé du sol. Mais je ne me laisse pas faire et rétorque par un coup de poing, qu'il pare et utilise pour me retourner, s'avancer un peu en contournant le lit et me lancer de nouveau en me tirant de toutes ses forces pour me projeter jusqu'à ce que je sois de nouveau écartelé par les menottes et que je m'écrase lamentablement contre le deuxième lit de la pièce. Je sens cependant que la barre de mon lit est en train de céder. Il va falloir qu'elle cède vite si je veux avoir une chance ! Mais je n'ai pas beaucoup le temps de faire des suppositions. Je continue à crier à l'aide quand il me donne de nouveau un coup de pied qui termine de détruire ce qui reste de table de nuit. Dans l'obscurité, je tombe par hasard le genou sur ma seringue, je la récupère et lui donne rapidement plusieurs coups dans la poitrine quand il s'approche de moi. Mais il semble insensible à la douleur, et réussit à me subtiliser mon aiguille en me broyant la main. Je ne sais plus si je crie toujours à l'aide ou si ce ne sont que des hurlements de douleur. Satisfait d'avoir récupéré ma seule arme, il me la plante dans le ventre. La douleur est immédiate et insupportable. Mais il ne s'arrête pas là et me soulève de la même main, en me tenant au bout de son poing avec l'aiguille dans mon ventre. Je pends plié sur ses avant bras, près à tourner de l'oeil. Je pardonne le petit Jésus d'avoir mis le pain à l'envers sur la table...
Mais ce n'est pas nécessaire, la lumière envahit la pièce, et j'entends le gardien crier "mains en l'air". Alors l'homme me lâche, et je retombe lourdement au sol, à moitié tourné, pendouillant au bout de mon bras gauche toujours attaché au lit par les menottes. L'homme saute par-dessus le lit, il y a un coup de feu, et un bruit de bris de glace. Je ne sais pas si c'est la balle qui a brisé la vitre, ou l'homme qui s'est jeté par la fenêtre. Le gardien court vers elle et je l'entends jurer, laissant présager que mon agresseur s'est enfui. Il accourt par la suite vers moi. Il me demande si cela va.
- Tout baigne...
Lui dis-je en crachant du sang.
- Qu'est ce qu'il s'est passé ? Il vous voulait quoi ce type ?
Pour l'instant j'ai une aiguille de cinq ou six centimètres plantée dans le bide et je crache la moitié de mon sang. De plus cela ne m'étonnerait pas que j'aie aussi un bras cassé ou l'épaule démise, alors j'ai d'autres soucis que savoir ce que me voulait ce gars.
- Il voulait m'offrir des fleurs, mais j'ai refusé.
- C'est vrai ? Vous êtes sûr ?
Je m'énerve pour de bon.
- Mais bordel j'en sais rien ce qu'il voulait ce mec ! Il voulait me buter, c'est pas assez clair comme cela ! Ça vous arrive souvent de tabasser les gens et leur trouer le bide comme cela avec autre chose en tête ! Vous voyez pas que je suis en train de perdre tout mon sang bordel, ça vous viendrait pas à l'esprit d'appeler une infirm... Kof ! Kof !
Je m'étouffe à moitié avec mon sang en hurlant. Mais l'infirmière est déjà là et avec l'aide du gardien, elle me replace sur le lit. Elle me retire l'aiguille du ventre. J'ai quelques contractions quand elle désinfecte avec un coton ou un tissu imbibé d'alcool ou de désinfectant. Je ne veux perdre connaissance à aucun prix.
- Détachez-moi !
Je les supplie mais le gardien refuse.
- Mais il va revenir !
- Ouh cela m'étonnerait, avec la balle que je lui ai tirée dans le dos ! Nous ne sommes qu'au deuxième étage, mais il y a bien trois ou quatre mètres de haut. Il ne va sûrement pas faire long feu. De plus je vais appeler sur le champ le poste de police, et dans quelques instants ils seront sur place.
- Si ce n'est pas lui qui va revenir, il y en aura d'autres. Détachez-moi, je n'aurai pas autant de chance la prochaine fois.
L'infirmière est de mon avis et me soutient.
- C'est vrai, détachez-le donc, que peut-il bien faire dans l'état où il est ? Regardez-le, il ne peut même pas bouger.
- Désolé, je ne voudrais pas me faire taper sur les doigts.
C'est sans espoir, ce froussard ne changera pas d'avis. L'infirmière prend soin de moi. Je pars dans quelques rêvasseries. Je me demande ce que je vais bien pouvoir faire. Comment pourrais-je m'en sortir ? Ils me retrouvent toujours. Et ce marabout, où peut-il bien être, comment le retrouver dans une si grande ville ? Cette histoire est démente, comment le retrouver, c'est impossible... J'ai plus envie d'aller directement à l'Ambassade française et me faire rapatrier, ne serait-ce que pour prendre du repos et mettre un peu d'ordre dans ma tête. D'autant plus que je n'ai plus ni papiers ni argent ici et que je ne pourrai pas m'en sortir très longtemps, surtout dans l'état où je suis. Je demande l'heure à l'infirmière. Il est 2 heures 30 du matin. Je n'ai pas eu le temps de voir mon agresseur, mais au vu des méthodes je parierais pour un copain de celui du Mexique. Mais que me veulent ces gars, pourquoi ne pas me tirer une balle dans la tête directement s'ils veulent me tuer ? Cherchent-ils à m'intimider, à me faire abandonner ? Mais c'est eux qui me courent après, que pourrais-je bien leur avoir fait ? En pensant cela je me remémore le vieil homme dans la pièce où j'étais retenu prisonnier après mon arrivée à Sydney. Il a dit que je m'acharnais sur eux. Est-ce vraiment le cas ? Est-ce que par le simple fait que je recherche ce marabout et que je cherche à comprendre cela les met en danger ? Ne serais-je pas plutôt un guignol dans l'histoire, manipulé par quelqu'un d'autre qui veut me faire porter le chapeau ? Pourquoi le gars au Pentagone m'avait détaché ? Pourquoi le gars au Texas m'a conseillé de venir ici, à Sydney, juste avant de mourir ? Était-ce une mise en scène ? Pourquoi cette fille me sort d'affaire pour disparaître aussitôt ? Mais qui pourrait avoir intérêt à s'attaquer à cette organisation ? Un autre mouvement rival ? Certains services secrets ? Je ne comprends rien. Mon attaque de ce soir serait-elle une représaille suite à l'explosion qui m'a délivré ? Serais-je quelqu'un d'autre ? Aurais-je perdu la mémoire d'une partie de ma vie ? Est-ce que j'ai loupé un épisode ? Est-ce que je me suis réveillé hors de l'eau à l'Île de Ré en effaçant tout un pan de ma vie ? Mais c'est impossible, Guillaume, les autres, ils étaient tous là, il n'a rien pu se passer d'autre. À quel moment alors, au Pentagone ? Ce n'est pas possible non plus, j'ai appelé mes parents du Texas et tout était comme je m'y attendais. Je suis tout de même subitement paniqué à l'idée de ne pas être au moment où je le crois. Je demande confirmation à l'infirmière.
- Pardon, mais quel jour sommes-nous ?
- Nous sommes dimanche 17, euh non en fait lundi 18 novembre désormais. Vous ne vous rappelez plus où vous êtes ?
- Si si, c'est juste pour vérifier... Mais, euh, de quelle année ?
- 2002, nous sommes en 2002. Le pauvre, il perd la tête...
Cela me rassure au moins sur un point, c'est que je n'ai semble-t-il pas perdu la mémoire. Je continue alors mon raisonnement. Imaginons que l'organisation pense que je suis contre elle. Cette histoire de marabout est peut-être juste une manigance pour me faire courir à la recherche d'une explication qui n'existe peut-être pas. Mais pourquoi moi ? Me font-ils passer pour quelqu'un d'autre ? Cela expliquerait pourquoi ils s'obstinent tous à me parler dans leur langue.
Je reviens brutalement à la réalité moins complexe d'une souffrance directe quand l'infirmière s'attaque à refaire mon bandage. Toutefois j'ai au moins choisi que faire ; je vais le plus tôt possible à l'ambassade de France pour tenter de rentrer chez moi. Je me laisse soigner sans broncher, presque las et accoutumé à la douleur, encore une dizaine de minutes avant que les policiers n'arrivent. Ils me posent plusieurs questions. Pourquoi je pense que cette personne m'a attaqué. Si je l'ai vue, si je peux la décrire. J'essaie d'en dire suffisamment pour les satisfaire, mais pas trop pour ne pas me lancer dans d'interminables explications. Personne ne croirait mon histoire, de toute façon. Je demande ensuite à être détaché, mais ils refusent. Ils disent ne pas savoir pourquoi j'ai été attaché, mais qu'il y a sûrement de bonnes raisons et qu'ils ne veulent pas prendre le risque. Je ne tente pas plus de les convaincre, je suis fatigué et de toute manière c'est peine perdue.
Encore quelques minutes de soins. L'infirmière remarque que mon lit est complètement bancal. Elle pense qu'il serait préférable de me changer de chambre, d'autant que la fenêtre est cassée et qu'il va y avoir des courants d'air. Elle me demande de patienter quelques instants pendant qu'elle descend au premier retrouver le gardien pour qu'il me détache pendant le transvasement. C'est vrai que le lit a pas mal souffert. Je secoue un peu la barrière. Elle a été bien endommagée pendant la bagarre, et je pense que je pourrai parvenir à la désolidariser du lit. Si je veux partir c'est maintenant ou jamais. Cela en comptant que je puisse marcher dans mon état. De plus je serai assez vite repéré attaché à un tube en métal avec des menottes. Vont-ils vraiment tenter de revenir une fois de plus ? Ou serait-il envisageable de faire un somme jusqu'à l'arrivée du docteur ? Je réalise aussi qu'en Australie, comme les autres pays anglo-saxons, le premier étage doit être le rez-de-chaussée. Le gardien a mentionné que nous étions au deuxième étage tout à l'heure, mais cela équivaut à un premier étage en France. Il a précisé trois ou quatre mètres de hauteur, c'est sûrement jouable. C'est souvent quand on doit prendre des décisions rapidement que l'on prend la mauvaise, mais c'est aussi toujours là qu'on regrette de n'avoir rien fait.
Je suis tenté mais tout bien réfléchi je décide de ne rien faire. Je parie sur le fait qu'ils ne vont pas revenir me tabasser de la nuit, et que cela sera plus simple vis-à-vis de l'ambassade. Fuir donnerait sans aucun doute des arguments pour supposer que j'ai quelque chose à me reprocher. Le gardien et l'infirmière reviennent, et je me retrouve quelques instants plus tard dans une nouvelle chambre, proche de la loge de l'infirmière de garde, pour me rassurer. Je le suis effectivement et je m'endors presque paisiblement, en m'imaginant que dès le lendemain j'aurai un vol pour la France et que si cela se trouve dans deux jours je serai dans mon appartement à Paris.
C'est le bruit de la clé dans la serrure des menottes qui me réveille. Le docteur qui m'a vu la veille est dans la pièce, ainsi que le gardien.
- Toutes mes excuses, monsieur Aulleri, nous avons bien eu confirmation de votre ambassade que vous êtes porté disparu en France depuis une semaine, avec un dernier contact du Texas. J'ai peine à y croire mais votre histoire semble véridique. L'ambassade se charge de transmettre à vos parents que vous êtes bien sain et...
Il se reprend.
- Enfin sauf, du moins.
Il sourit, comme s'il pensait avoir fait une bonne blague. Cela ne me fait pas rire. Si ce charlot ne s'était pas obstiné à vouloir m'attacher, je n'aurais peut-être pas eu un second nombril. Enfin, c'est tout de même une bonne nouvelle. Il voit que je ne ris pas, reprend un air sérieux et poursuit.
- Une personne de l'ambassade va passer dans la journée pour vous demander quelques informations pour votre rapatriement, et le règlement avec l'hôpital. Je suis vraiment confus de vous avoir traité ainsi, mais comprenez que je ne peux prendre aucun risque à l'intérieur de l'hôpital.
Je ne réponds pas. Il quitte la pièce quand un infirmier m'apporte mon petit-déjeuner. Et tout en déjeunant, ma pierre me revient à l'esprit. Je ne prends pas le temps de terminer, me lève et sort de la pièce pour demander à une infirmière où se trouve mon ancienne chambre. Elle ne sait pas mais quand je lui précise que c'est celle où la vitre a été cassée la nuit précédente, elle comprend tout de suite et m'indique comment m'y rendre. Personne n'a encore fait le ménage et je retrouve ma pierre rapidement. Une fois de plus je me sens mieux en la serrant de nouveau dans ma main, cela me redonne du courage, d'autant que les choses se présentent plutôt bien maintenant. Je retourne doucement vers ma chambre, en boitant un peu.
- Excusez-moi, mais si j'étais vous je n'y retournerais pas et je partirais sur le champ. Parce qu'il y en a d'autres qui arrivent.
Je me retourne subitement, surpris. C'est la fille de l'autre jour, et elle m'a parlé d'une voix timide en français. Elle est habillée de la même manière, avec sa combinaison.
- Suivez-moi, nous pouvons sortir par là.
- Et pourquoi devrais-je vous suivre, qui me dit que vous n'êtes pas comme tous les autres en train de vous jouer de moi ?
- Vous faites comme vous voulez, mais deux de vos poursuivants habillés en policier ne vont pas tarder. Et puis je vous ai tiré d'affaire l'autre jour. Je ne pouvais pas savoir que vous ne seriez pas en sécurité dans cet hôpital.
- Comment vous savez que je ne suis pas en sécurité ? Vous étiez là la nuit dernière ? Et pourquoi vous parlez français tout d'un coup ? Et comment vous savez que ces deux policiers sont contre moi ?
Elle est gênée et ne répond pas. Elle s'en va alors, en me disant que je suis libre de choisir de la suivre ou pas. Je suis très énervé mais je décide de lui faire confiance. Elle marche rapidement et j'ai un peu de mal à aller à son rythme. Nous descendons un escalier pour nous retrouver sur l'arrière de l'hôpital ; nous traversons une avenue puis un petit parc. Je n'ai pas de chaussures et j'ai beaucoup de mal à marcher par terre. J'ai toujours ma pierre dans ma main. Je tente de marcher le plus possible dans l'herbe, ce n'est pas très pratique et je titube souvent, d'autant que je n'ai pas une forme olympique. J'ai mal à ma blessure au ventre, en plus des autres auxquelles je me suis presque accoutumé. Je tente de lui poser des questions tout en marchant mais elle ne répond pas. Elle avait raison sur un point, il y a bien deux policiers qui nous ont pris en chasse. Ils débouchent de la même sortie que nous quelques minutes plus tard. Quand elle s'en aperçoit elle part en courant. Je lui crie que je ne peux la suivre et je trottine difficilement à ses trousses. Elle me distance en un clin d'oeil et disparaît dans une rue alors que je suis en plein milieu d'un carrefour. Je ne suis pas au bout de mes peines, arrive en même temps sur moi l'autre homme de la nuit précédente. Il a un peu de mal à marcher mais face à lui je ne ferai pas long feu. Et alors qu'il arrive vers moi par le côté, les deux policiers l'interpellent et lui demandent de s'arrêter. Il semble ne pas les écouter et il est à deux doigts de m'attraper quand ils lui tombent dessus. S'ensuit une bagarre entre l'homme, qui tient tête, et les deux policiers qui semblerait-il n'ont pas l'intention de se servir de leurs armes. Toujours est-il que je ne cherche pas à admirer le spectacle et je m'éclipse discrètement dans la même petite rue que la fille, avec maigre espoir de la retrouver.
Je marche vite, trottine un peu, pendant une bonne trentaine de minutes en espérant que cela suffira pour leur faire perdre ma trace. Mais je ne sais pas quoi faire ni où aller. Je n'ai pas d'argent, pas d'habits. Moi qui me faisais une joie à l'idée de rencontrer la personne de l'ambassade pour planifier mon retour. Je me dis alors que le mieux est de m'y rendre directement. J'ai cependant besoin de vêtements. J'envisage de les voler, après tout je n'ai pas beaucoup d'autres choix. Mais je réfléchis que pour peu que le magasin dans lequel je fais mon forfait soit équipé de caméras, cela pourrait me causer des tracas pour mon retour en France. Alors je me convaincs de trouver une jolie vendeuse dans une boutique de vêtements, de lui expliquer tous mes problèmes en espérant qu'elle aura la bonté de me donner de vieux habits ou des invendables. Je ne vais pas jusqu'à m'imaginer un rendez-vous galant. Dans l'état où je suis je ne pourrai guère être séduisant, je mise plus sur la pitié. Je ne rechignerais pas contre un peu de tendresse, toutefois, après tous ces coups, pensé-je, mélancolique. Mais j'imagine que cela est plus qu'accessoire par les temps qui courent. J'évite plusieurs magasins objectivement beaucoup trop classiques où la tête des vendeurs m'inspire plus un coup de pied au derrière qu'un peu d'aide. Je trouve après quelques centaines de mètres un magasin plutôt tendance mode jeune. J'entre sur la vision agréable d'une jeune et jolie vendeuse. Elle me regarde d'un air très suspicieux, et je la comprends, entre mes multiples blessures et ma courte chemise de nuit, je dois avoir l'air du parfait psychopathe tout juste échappé d'un hôpital psychiatrique.
- Bonjour, avant que vous ne me mettiez dehors, laissez-moi vous expliquer en deux mots. Voilà je suis français, je me suis fait agresser, j'ai perdu tous mes papiers, mes habits et mon argent. Je sors de l'hôpital où l'on m'a soigné mais en attendant mon rapatriement en France je n'ai pas de quoi m'habil...
- C'est qui lui ?
Celui que j'identifie comme le patron est arrivé dans la salle, et me regarde d'un mauvais oeil. La fille tente de lui expliquer.
- Il dit qu'il est français et qu'on lui a volé ses habits, je crois qu'il veut du blé.
- Français mon cul oui ! Allez casse-toi avant que j'appelle les flics ! Encore un taré !
- Mais non je ne veux pas d'argent, je veux juste de vieux habits si vous avez et...
Je n'ai pas le temps de finir ma phrase qu'il m'a déjà fichu dehors. Je repars alors, l'âme en peine. Je marche toujours en direction de ce que je crois être le centre-ville, ne serait-ce que par les grands immeubles qui s'y trouvent. Soudain je réalise qu'un type me suit. Je commence à trottiner, mais il marche vite et commence même à courir. J'oublie mes douleurs et je cours moi aussi. Mais il me bouscule et je m'écrase contre des poubelles. Je tombe au sol mais je tiens bon ma pierre dans ma main. Les poubelles se déplacent sous le choc, et elles dérangent un groupe de sans-abri qui squattait un peu après. L'homme m'attrape, me relève du sol et s'apprête à me frapper quand trois ou quatre personnes du groupe l'entourent et commencent à lui chercher des noises, lui demandant si c'est lui qui a bousculé les poubelles. Il les ignore mais l'un d'eux lui donne une tape dans l'épaule pour qu'il se retourne. Il se tourne et le pousse violemment. Le SDF tombe au sol. Ses collègues démarrent au quart de tour et se jettent sur lui. Il se débat mais ils sont maintenant cinq à le frapper, le mordre, lui arracher ses vêtements. Je commence à m'éloigner, et quand les sirènes de la police sifflent, le groupe de SDF laisse tomber et ils prennent tous leurs jambes à leur cou. Une des filles du groupe me prend par le bras et m'entraîne avec eux. Je les suis.
Nous courons et faisons divers détours dans de nombreuses petites rues avant de nous arrêter. J'ai eu beaucoup de mal à les suivre et j'arrive en dernier, un peu à la traîne. Ils me demandent ce que me voulait ce type. J'explique tout d'abord la même histoire qu'à la vendeuse, et j'y rajoute que des personnes me poursuivent pour une raison que j'ignore, et que de toute évidence elles veulent me tuer. Ils m'agressent de questions. Si je suis quelqu'un d'important, si j'ai de l'argent, si j'ai volé quelque chose, d'où je viens... Face à cela je me dis qu'il est plus prudent que je les laisse, n'étant pas très sûr de pouvoir compter sur eux. Et surtout après tout ce sont mes soucis, et ils sont déjà suffisamment en galère comme cela semble-t-il pour ne pas encore leur faire prendre des risques à ma place. Je les remercie beaucoup de m'avoir tiré de ce mauvais pas, et je repars. Ils m'ont entraîné dans des petites rues, peut-être moins fréquentées, mais sûrement aussi plus idéales pour se débarrasser discrètement de quelqu'un. J'ai l'impression que nous sommes partis à l'opposé de la direction dans laquelle je situais le centre.
Malheureusement, le sort s'acharne, et je n'ai pas même retrouvé avec plaisir une rue passante que je retrouve de même à mes trousses l'homme de tout à l'heure. Je pars en courant sur le champ, il fait de même. Je cours tout droit, je ne sais pas où je vais. Je serre fort ma pierre pour oublier la douleur à mes pieds et ailleurs, et j'accélère. Je tente de crier à l'aide, mais personne ne semble vraiment réagir. Je cherche en courant à repérer un policier. Je m'excuse du mieux que je peux quand je renverse ou bouscule des gens. Mais le saligaud court vite, plus vite que moi, et si je ne trouve pas un moyen de m'en sortir rapidement il va me rattraper. Je cours toujours sur les larges trottoirs d'une grande avenue. Je ne veux pas qu'il me tape encore, je n'en peux plus de ces histoires, je veux me retrouver en paix. J'en ai trop marre ! Je sens que je vais craquer si cela continue. Il n'est plus qu'à quelques mètres de moi. Je me rapproche de la chaussée à ma droite. En Australie les voitures roulent à gauche. Alors je veux tenter le tout pour le tout. Quand je sens sa main sur mon bras, je serre ma pierre encore plus fort, je hurle, lance mon bras en arrière, le saisis par la manche et je dévie subitement sur la droite. Je m'engage sur la chaussée en regardant au dernier moment pour voir qu'une voiture me fonce dessus. L'homme est déséquilibré et entraîné avec moi. Je le lâche, m'élance et saute pour éviter la voiture qui freine en urgence. Mon pied percute le montant du pare-brise. Cela me fait virevolter. J'entends les crissements des pneus qui hurlent et les coups de klaxon. Je retombe alors le dos contre le pare-brise de la voiture sur l'autre file. Elle avançait encore un peu et je suis propulsé en avant. Je roule sur le capot et m'écroule au sol. J'ai de la chance que les voitures aient de bons freins ! Je ne pense pas être trop amoché. La dernière voiture qui m'a percuté ne roulait plus très vite. J'ai juste le pied gauche en compote. Mais mon plan à fonctionné, le gars s'est pris la voiture en plein dedans. Je me demande même si elle ne lui a pas roulé dessus. Les gens sortent des voitures et se regroupent autour de nous. Il faut que je parte au plus vite avant que la police n'arrive. De plus si je reste au sol mon corps va s'engourdir et je ne pourrai plus bouger. Je me lève en grande peine, j'ai mal partout. Les gens me disent de rester allongé et d'attendre les secours. Je leur dis que je ne peux pas, que je dois partir au plus vite. Mon pied me fait horriblement mal. J'écrase la pierre dans mon poing presque pour avoir une douleur supérieure au reste de mon corps. J'ai la tête qui tourne. Je remarque à l'intersection suivant un arrêt de bus avec justement un bus qui arrive. Je pars en clochant et en sautant sur un pied en faisant des signes au conducteur pour qu'il m'attende. Je suis presque comme dans un nuage, comme si mon corps criait qu'il veut s'arrêter, perdre conscience, et que je continue malgré tout. Je monte dans le bus au dernier moment. Les portes se ferment, le bus part. Le conducteur ne me demande pas de ticket, et se contente de me regarder d'un drôle d'oeil. Cela me convient.
Je n'ai aucune idée d'où va le bus, ni l'endroit où je vais descendre. J'espère seulement distancer un peu mes poursuivants. Dans le bus mon corps reprend petit à petit le dessus. La douleur à mon pied gauche s'intensifie, tout comme une douleur dans le dos, sûrement le choc avec la voiture. J'ai peur d'avoir la cheville brisée. Je récupère difficilement de ma course. Ma blessure au ventre s'est rouverte et saigne. J'essaie de regarder le trajet du bus pour rester éveillé mais tout défile sans que je saisisse vraiment les images ; impossible de reconnaître ou distinguer quoi que ce soit. Je demande finalement à un passager s'il peut m'indiquer la direction du bus. Je ne comprends pas tout mais après quelques précisions il semble que le bus s'éloigne du centre-ville. Je me renseigne par la même occasion sur l'adresse de l'ambassade française et l'heure qu'il est. Il est 11 heures 45 mais il ne sait pas où se trouve l'ambassade. J'envisage de descendre alors assez rapidement du bus, celui-ci s'éloignant du centre. Mais je n'en ai pas la force ; je suis exténué et je dois rester à l'intérieur pour me reposer un peu, et surtout m'éloigner pour être un peu tranquille, prendre le temps de récupérer des habits et de quoi manger. Le centre de Sydney est sans doute surveillé par des caméras, et ils peuvent de cette façon me retrouver sans encombre dans l'hypothèse où ils sont effectivement infiltrés dans la police. D'un autre côté, me retrouver dans un quartier résidentiel ne m'avancera pas beaucoup. Mais la brûlure continue et mon pied me fait très mal, je n'ai pas le courage ni la volonté de bouger avant le terminus.
Terminus qui se trouve dans une partie de Sydney, à moins que ce ne soit une ville limitrophe, qui s'appelle Glebe, et qui se révèle être un choix judicieux. Je reprends mes esprits après m'être momentanément assoupi. En descendant du bus, mon pied étant froid, je me rends compte que je ne peux pas du tout marcher. Mais à peine m'appuie-je contre un poteau pour me reposer un peu et réfléchir où aller, que deux jeunes me demandent si cela va bien. Je suis toujours en courte chemise de nuit, et s'ajoute à mes bleus et blessures une cheville qui a doublé de volume. Je leur explique rapidement que j'ai peut-être la cheville brisée. Ils sont curieux de savoir ce qui m'arrive. Je détaille un peu plus en leur racontant mon kidnapping, mon évasion, l'explosion, l'hôpital, la fuite, la course-poursuite et la voiture qui me renverse... Je suis très étonné qu'ils ne me prennent pas tout de suite pour un fou. Je leur explique de plus mon intention de trouver l'ambassade pour tenter de retourner en France, car je suis français, précisé-je. Sur ce ils disent avoir rencontré à leur hôtel deux Français qui sauront éventuellement me renseigner. Ils me proposent de m'y accompagner, leur hôtel n'étant qu'à quelques centaines de mètres.
Une fois dans leur chambre, ils m'expliquent que Glebe est un peu l'endroit où tous les voyageurs itinérants se retrouvent. Ils me proposent quelques trucs à grignoter que j'accepte plus que volontiers. Nous faisons les présentations, et ils me demandent ensuite un peu plus de détails sur l'histoire qui vient de m'arriver. J'ai affaire à deux anglais de Londres, Steve et Gordon. Ils m'expliquent qu'ils sont un couple homosexuel, et qu'ils font le tour du monde suite à la fin de leurs études, avant de se lancer dans la vie active. Ils arrivent de l'Île de Pâques et par la suite ils vont remonter vers l'Europe en passant par l'Asie du Sud-Est. Je trouve cela très amusant car j'ai justement un ami qui fait, si je me rappelle bien, exactement la même trajectoire. Je leur dis son nom, mais ils ne semblent pas l'avoir croisé. Cela aurait été une sacrée coïncidence pourtant !
Bref, après qu'ils m'aient expliqué leur trajet, l'un d'eux va voir s'il trouve les Français. Ils sont bien là, juste revenus des courses pour le repas du midi. Nicolas et Fabienne, qui eux aussi sont des randonneurs mais qui se contentent de l'Australie et l'Océanie. Ils sont un peu plus âgés, la trentaine passée. Ils viennent de Paris. Chaque année pendant les cinq semaines de vacances qu'ils peuvent prendre, ils font une région du monde à pied. Cela me fait du bien de retrouver quelques compatriotes. Les deux anglais m'ont prêté un tube de crème pour les entorses, et je leur raconte à mon tour mon histoire, pendant que je me pommade la cheville. Je n'omets rien de la découverte du bracelet jusqu'à maintenant. Ils sont éberlués. Un moment où Steve va aux toilettes, et où je fais une pause, ils me demandent s'ils peuvent toucher et regarder la pierre. Bien sûr ils ne ressentent rien de particulier. Et je leur explique que je suis conscient qu'elle n'a sûrement aucun effet. Mais j'ai tellement l'impression que cela me donne de la force et du courage que je ne m'en séparerais pour rien au monde. Steve revient et je continue de raconter.
- Je sais que mon histoire est démente, et moi-même j'ai peine à y croire. Mais mes multiples blessures et notamment la balle que j'ai reçue dans l'épaule sont là pour en témoigner.
Je ne sais pas s'ils me croient ou pas. Toujours est-il qu'ils sont très gentils et me donnent chacun quelques habits dont ils veulent se débarrasser, ou en mauvais état. Je me retrouve habillé de la tête aux pieds. J'ai même une paire de sandales cassées réparées avec une ficelle. Certes, le tout n'est pas des plus assortis, mais qu'importe, cette tenue ne changera pas trop de mes habitudes vestimentaires classiques de toute manière. Je range précieusement ma pierre dans la poche que je juge la plus sûre. Ensuite nous déjeunons tous ensemble, il est une heure et demie passées de l'après-midi. Ils me proposent de m'accompagner à l'ambassade. Pour cela nous passons dans un cybercafé pour en chercher l'adresse. J'en profite pour envoyer quelques mails de façon à donner des nouvelles. J'ai reçu plusieurs mails de Deborah, elle était rentrée sans encombre chez elle, mais s'inquiète pour moi. Je tente de lui répondre en racontant les grandes lignes de ce qui m'est arrivé. Je ne veux pas abuser de la gentillesse de mes quatre compagnons qui me payent la place, je tente de faire vite. Je reçois et donne des nouvelles au plus de personnes que je peux, en envoyant un mail récapitulatif à la plupart que je connais. Je ne cache rien. Je dis clairement que je suis dans une situation délicate, que plusieurs personnes ont tenté de me tuer, et que je ne suis pas persuadé de rentrer un jour en France en état. Je suis cependant étonné que certaines personnes comme Guillaume ou Fabrice, à qui j'avais déjà écrit de Raleigh semblent ne pas avoir reçu mes précédents messages, au vu des questions qu'ils posent. Une fois cela terminé, je vérifie l'adresse de l'ambassade, qui est en fait un consulat. Je ne saurais trop dire la différence, toujours est-il qu'il se trouve dans le centre de Sydney, Market Street. Ce n'est pas très loin d'ici, cela doit se trouver à environ deux kilomètres, mais vu ma cheville, mes amis conseillent de chercher un bus qui passe par là-bas.
Nous ressortons en direction de l'arrêt de bus le plus proche de manière à trouver une carte des différentes lignes. Ils m'aident à marcher, et j'essaie de ne pas poser le pied par terre. Ils me convainquent d'aller voir un médecin après mon passage au consulat, ne serait-ce que pour vérifier que c'est juste une entorse et que les ligaments ou les os n'ont pas trop souffert. Pendant le trajet, ils continuent à me poser des questions sur mes aventures. Je profite de leur présence pour réfléchir avec eux sur les différentes possibilités quant à une explication. Parmi les idées de complot généralisé, autres guerres entre services secrets, histoire de Templiers et j'en passe, Fabienne a une suggestion. Elle connaît plusieurs personnes dans la presse grand public, de par son travail, du type VSD et autres Gala. Et mon histoire pourrait être le genre d'aventures extraordinaires qui les intéresse. Elle m'assure envoyer, si cela ne me dérange pas, quelques détails de mon histoire ainsi que mes coordonnées à une de ses amies, de manière à ce qu'elle organise une entrevue à mon retour en France. Elle pense en effet que cela, comme on l'apprend dans tous les films américains, permettra au moins de rendre la tâche de mes poursuivants beaucoup plus compliquée. Je ne dis pas non, même si je reste dubitatif. Je n'en reste pas moins assez peu avancé quant à mes interrogations.
Nous arrivons au consulat un peu avant 16 heures. Manque de chance, il n'est ouvert au public que de 9 heures à 13 heures. J'insiste lourdement auprès du gardien pour le convaincre d'aller vérifier que je suis François Aulleri, porté disparu depuis une semaine ou deux, et que je devais rencontrer une personne du consulat ce matin, mais que j'ai eu un empêchement. La négociation est âpre, surtout que mes camarades et compatriotes s'énervent un peu eux aussi contre lui, ce qui n'accélère pas les choses ; mais j'ai gain de cause et il va vérifier. Il revient une quinzaine de minutes plus tard et m'invite à le suivre. Nous convenons, Steve, les autres et moi, qu'ils repassent devant le consulat dans deux heures, le temps qu'ils aillent se promener un peu en centre ville. Si je m'y trouve, tant mieux, sinon nous nous reverrons à leur hôtel dont ils me laissent l'adresse, ou en France plus tard si je parviens à partir dès ce soir. Nous échangeons nos adresses électroniques, je les remercie pour tout, nous nous souhaitons bonne chance, et je suis le gardien.
Le gardien m'indique alors une salle d'attente où une personne doit passer me chercher. J'y patiente plus d'une demi-heure, retrouvant avec plaisir quelques exemplaires de journaux et magazines français. Un homme vient me chercher alors que je me remettais au goût du jour des événements des deux dernières semaines.
Il n'est pas très bavard mais m'explique que nous devons sortir du présent bâtiment pour nous rendre au bureau des rapatriements. Je suis étonné qu'il ne parle pas français. Mais après tout peut-être me conduit-il juste à un bureau, lui n'étant que secrétaire ou à un poste qui n'est pas en relation directe avec des Français. Nous descendons et nous nous retrouvons à l'arrière du consulat. Soudain un homme m'attrape par derrière et me met un tissu sur la bouche. J'ai juste le temps de réaliser avant de m'endormir que je me suis fait une nouvelle fois prendre dans un traquenard. Je m'endors inquiet de ne peut-être plus jamais me réveiller.
Dimanche 15 décembre 2002
Mais je me réveille. Et à bien réfléchir sur le moment je me demande si je n'aurais pas préféré rester endormi. Je suis allongé sur le sol de ce que j'identifie être l'intérieur d'une camionnette ou d'un fourgon. J'ai au début un peu de mal à me tirer du sommeil, mais je suis rapidement réveillé par l'odeur qui empeste. Je suis allongé sur le dos. Il fait très chaud, j'ai énormément transpiré et je meurs de soif. J'ai quelque chose sur moi. Je lève la tête et me mets sur les coudes. Au vu du spectacle je pousse un cri et me traîne rapidement en arrière en me débarrassant de ce que j'ai sur le corps. Je me plaque contre la paroi du fourgon, en haletant et en lançant des regards inquiets autour de moi. J'avais étendu sur mes jambes un corps presque complètement carbonisé. Et un autre se trouve dans le même état dans le coin opposé. Je suis recouvert de sang. Il n'y a aucune fenêtre, juste deux néons au plafonnier qui éclairent l'intérieur. Le fourgon est en mouvement. Mes habits sont aussi en piteux état. Il ne m'en reste plus grand-chose. Ils sont complètement brûlés sur tout mes avant-bras et mes jambes, ainsi que sur mon torse. Il ne me reste guère qu'un court short à moitié calciné. J'ai néanmoins toujours mes sandales, à peu près en état. Ma pierre ! Elle est à côté de moi, tombée de la poche de mon pantalon qui n'existe plus. Je la reprends dans ma main. Je ne sais pas du tout combien de temps je suis resté endormi. Je ne comprends pas du tout ce qu'il a pu se passer, qui sont ces deux personnes ? Est-ce que c'est une mise en scène ? Je ne saurais pas dire depuis quand elles sont mortes. Cela empeste vraiment à l'intérieur ; j'étouffe et j'ai la nausée. Il y a trois pistolets sur le sol, deux normaux et un plus petit. Il n'y a pas grand-chose d'autre. Les deux corps ont encore quelques lambeaux de leurs habits sur eux. Par contre leurs vestes se trouvent dans un coin. Je suis toujours assis plaqué au fond. Je me lève difficilement. Il me semble que j'ai moins mal à la cheville. Peut-être suis-je resté terriblement longtemps dans ce fourgon ? C'est étrange car j'ai soif et faim, mais pas au point de ne pas avoir mangé pendant plusieurs jours. Mon dernier repas datant de l'après-midi où je me suis fait enlever, il peut difficilement être plus d'une demi-journée plus tard. Cependant avec l'odeur qui règne ici et les produits qu'ils ont pu m'administrer, je ne suis sûr de rien. Je m'aide des parois pour ne pas tomber et aller jusqu'aux vestes dans le coin opposé. J'emjambe avec précautions les deux cadavres. Je ne trouve pas grand-chose à l'intérieur des vestes, il n'y a aucun papier. Même pas d'argent ; les temps sont durs, par le passé j'aurais sûrement déniché mille ou deux mille dollars... Mais cela n'a pas d'importance, j'aurais donné beaucoup pour trouver ne serait-ce qu'un semblant d'explication.
Je vais dans un premier temps tenter d'ouvrir la porte arrière. Mais il n'y a aucune poignée, cela ne semble pas prévu que l'on puisse ouvrir de l'intérieur. Je frappe et donne quelques coups, mais j'ai faible espoir de pouvoir l'ouvrir. Je me demande comment les personnes à l'intérieur faisaient pour communiquer avec l'extérieur. D'un autre côté cela expliquerait pourquoi le fourgon ne s'est pas arrêté de rouler. Si le conducteur n'est pas au courant du carnage qui s'est produit ici, il n'avait aucune raison de stopper. Une sorte d'interphone se trouve sur la paroi avant, je suis vraiment bigleux de ne pas l'avoir vu auparavant. Il y a un petit haut-parleur derrière une grille et un bouton marche/arrêt à côté. C'est étrange il est sur la position "marche" mais je n'entends aucun son. Je manipule l'interrupteur mais rien ne change. Je me retourne et réfléchis aux différentes possibilités qui s'offrent à moi. Je pourrais tirer avec les pistolets sur la porte arrière pour tenter de l'ouvrir. L'idée de moisir ici ne me séduit guère. J'ai bien de la viande rôtie à volonté mais franchement je serais plus tenté par un steak de soja aux olives.
Il n'y a vraiment aucun objet ou outil disponible. Je pose ma pierre sur les deux vestes, pour avoir les mains libres. Cela est presque devenu un réflexe de constamment vérifier de l'avoir sur moi. Auparavant, je vérifiais aussi instinctivement que j'avais mon portefeuille dans la poche, désormais c'est pour mon caillou. Comme quoi il est bon de se donner des réflexes de temps en temps. Quoique, réflexion faite, elle ne va sans doute pas beaucoup m'aider à sortir d'ici. Je ne lui connais pas de vertu d'ouvrage de porte... Après quelques instants sans idée, résigné, je décide d'inspecter plus en détail les deux cadavres.
Celui qui se trouvait dans le fond était recroquevillé sur lui-même, dans une position foetale. L'autre, qui était étendu sur moi, avait les bras repliés sous lui mais pas les jambes, comme si la combustion avait été plus rapide. Ce dernier est vraiment complètement carbonisé, alors que l'autre a une partie du bas des jambes encore en bon état, si je puis dire. Il semblerait que ce soient leurs bras qui aient le plus souffert. Un peu comme s'ils avaient touché quelque chose. C'est vraiment très impressionnant. Je ne comprends pas, comment se peut-il qu'ils soient dans cet état et que je n'aie rien, j'aurais dû brûler avec eux ? Peut-être sommes-nous trois prisonniers dont il veulent se débarrasser et à qui ils ont fait prendre un poison qui n'a pas eu d'effet sur moi ? Ou peut-être n'en ai-je pas reçu ? Ils n'ont simplement pas eu le temps de me l'administrer, et ils se sont contentés de me charger endormi à l'intérieur avant de nous emmener je ne sais pas où. Peut-être pour jeter le camion dans la mer ou dans un précipice ? Je ne pense pas qu'ils soient morts avant de monter dans le fourgon, ils n'auraient pas leurs vestes dans le coin si c'était le cas. Mais alors que sont ces pistolets ? Ce n'est pas logique de nous enfermer avec des armes si nous sommes tous les trois des condamnés. Cela ne tient pas. Ces gars-là devaient avoir des armes pour me surveiller ou même pour se débarrasser de moi. En effet l'un des revolvers a un silencieux vissé à son bout. Ils avaient peut-être un poison à m'injecter, et ont commis une fausse manipulation et l'ont respiré ou touché par erreur ? Ou alors n'étais-je pas endormi. Peut-être que je ne me souviens pas, mais que j'ai réussi par surprise à les prendre à leur propre jeu. Cela expliquerait pourquoi une partie de mes habits sont brûlés. Pourtant je n'ai pas de brûlure sur ma peau. Le gaz était peut-être inactif sur moi, et m'a juste fait perdre la mémoire ?
Je retourne vers l'interphone, mes deux camarades n'étant décidément pas bavards du tout. Je parle en direction de ce que je pense être un microphone. Je n'ai aucune réponse. Je retourne vers la porte arrière et tente un peu plus fort de tabasser dessus : aucun résultat. Je récupère alors ma pierre et m'assois contre la paroi du fond, en attendant de trouver mieux à faire. Le fourgon semble rouler à bonne allure, même si j'ai du mal à l'évaluer. Ma seule alternative désormais c'est d'utiliser ces pistolets, mais j'ai peur que ce ne soit dangereux de l'intérieur. Je conviens alors de ne pas les utiliser tant que le fourgon roule, les risques que le conducteur se jette avec dans le vide étant limités. Ce fourgon ne peut pas rouler éternellement, il devra bien refaire le plein à un moment ou à un autre... J'ai du mal à trouver une explication plausible à tout cela. Et dire que j'étais à deux doigts de pouvoir retourner en France au Consulat de Sydney...
Nous roulons sûrement encore bien plus d'une heure, peut-être deux. Et sur la fin l'allure est beaucoup plus faible, et le terrain beaucoup plus accidenté, appuyant mon hypothèse du précipice. Plusieurs dizaines de minutes passent encore avant que le fourgon ne stoppe. Je souffle et je me prépare alors, je me lève et saisis deux pistolets, un dans chaque main, en face de la porte. Mais quelqu'un l'ouvre. J'ai un noeud au ventre et un frisson dans le dos, les doigts sur la gâchette. Il ne faut surtout pas que je tire si c'est quelqu'un que je connais. Il faut bien que j'analyse avant de faire une bêtise. C'est un jeune homme type boys-band, caractéristique des membres de l'organisation, qui ouvre. Je crie, en anglais.
- Ne bougez pas, je suis armé, reculez-vous de la porte.
Mais il n'en fait rien.
- Tes armes ne fonctionnent pas, mon garçon. Allez, ne fais pas d'histoires, sors de là.
Je me demande comment il sait qu'elles ne fonctionnent pas. Était-ce vraiment une mise en scène ? Il tient lui aussi une arme pointée vers moi. Cependant il n'a pas l'air si sûr de lui. Je continue à le tenir en joue, espérant que le doute subsiste et qu'il ne fasse rien. Je recule doucement, et je me baisse en pointant toujours une arme vers lui. Je récupère ma pierre et la place dans la paume de ma main tout en tenant le pistolet. Je conçois que la situation ne s'y prête pas, mais, dans de tels moments de tension, elle m'apporte toujours le courage nécessaire. De plus, je ne me suis pas embêté à toujours la récupérer jusqu'à présent pour la laisser tomber désormais. Je me dirige ensuite doucement vers l'extérieur, il fait presque nuit. Il se recule. Il y a une voiture garée juste à l'arrière du fourgon ; nous sommes sur un petit chemin de terre au milieu de petites collines vaguement boisées, il y a un petit bois à ma gauche. Ils sont trois à l'extérieur. Les deux que j'identifie comme membres de l'organisation sont armés. Le troisième doit être le chauffeur du fourgon, il se tient à l'écart. Je pointe une arme sur les deux hommes armés, et ils me visent réciproquement. Celui qui a déjà parlé tout à l'heure se répète.
- Je vous le redis, vos armes ne fonctionnent pas, posez-les et rendez-vous, vous êtes cuit de toute façon.
Je ne réponds pas, laisser exprimer le moindre doute serait fatal. Je ne sais pas comment m'en sortir et je profite de leur embarras pour réfléchir à une solution. Ma seule chance serait sûrement de partir en courant dans le bois, mais d'une part ma cheville risque de ne pas tenir, mais c'est un risque à prendre, et d'autre part ils n'auront pas de mal à me viser de là où ils se trouvent. Je pourrais partir rapidement en passant derrière le fourgon, il leur faudrait alors quelques secondes pour m'avoir en visée. De plus la nuit étant presque tombée, ils auront plus de mal dès que je me serai un peu éloigné. Je me recule un peu. Quelques secondes passent...
Tout se passe alors très vite. J'appuie sur les gâchettes de mes deux pistolets en me jetant derrière le fourgon. Et dans le même temps je crie du plus fort que je peux un "PAN" pour les effrayer. Ils sursautent, l'un d'eux replie ses bras et se recroqueville pour se protéger, l'autre se recule et tire mais touche la porte du fourgon. Mes pistolets n'ont pas fonctionné comme ils l'avaient prévu ; je les jette au sol. Après m'être lancé sur le côté je suis déséquilibré mais ne tombe pas et en m'appuyant sur le fourgon je ne perds que quelques dixièmes de seconde avant de partir en courant du plus vite que je peux vers la forêt. Ils me poursuivent mais souffrent de quelques dizaines de mètres de retard. Ils tirent et j'entends les balles percuter le sol autour de moi. Je m'engouffre sous les arbres et tente de me protéger grâce à ceux-ci en me faufilant pour en laisser toujours placés entre moi et mes poursuivants. Je suis désolé pour eux et leur promets de leur rendre la pareille si je m'en sors. Les deux ne doivent pas avoir beaucoup de balles, car ils tirent assez peu. Et pour ma veine ils n'ont pas l'air de très bons tireurs. J'ai toutefois une sueur froide à un moment quand une balle percute l'arbre se trouvant à quelques centimètres de moi. Il est plus périlleux de courir avec mes pseudo-sandales aux pieds. Je tente d'accélérer, ma cheville est toujours douloureuse mais dans l'urgence de la situation je suis bien près à la perdre si je peux y gagner la vie.
Le temps passe toujours très lentement dans ces cas-là, mais plusieurs dizaines de secondes doivent s'écouler. Ma chance tourne. Une balle m'effleure la jambe droite. La douleur me fait trébucher et je tombe au sol sur mon épaule blessée, je crie de douleur. Je tente de me relever mais une nouvelle balle m'atteint à la jambe droite. Cela me fait rouler au sol, et j'ai tout juste le temps de les voir se ruer sur moi avec leur armes pointées. Je me crois perdu.
Mais les vents sont décidément violents et la chance tourne souvent. Subitement les deux hommes s'écroulent au sol. Comme morts. Je ne saisis pas et regarde rapidement autour de moi qui a bien pu faire cela. Nous étions dans une petite pente et derrière, un peu plus haut, je crois distinguer la fille qui m'a déjà sorti d'affaire deux fois qui me salue de la main. Elle se trouve à une cinquantaine de mètres environ. Je l'interpelle mais elle s'éloigne. Je me relève difficilement et vérifie mes blessures à la jambe avant de me lancer à sa poursuite. Elles sont douloureuses, mais la balle qui m'a effleuré n'a laissé qu'une brûlure, tandis que l'autre a traversé la jambe sur le côté, touchant principalement le muscle sur deux ou trois centimètres. La plaie ne saigne pas beaucoup, tout du moins pas suffisamment pour me passer l'envie de partir à ses trousses en boitant de façon à avoir une explication à tout cela.
Mais en marchant la douleur est autrement plus forte. Cela ne m'arrête pas, et je trottine difficilement jusqu'au sommet de la colline. Je descends un peu sur l'autre flanc, mais je ne la vois nulle part. Il fait presque nuit noire dans les sous-bois. J'avance encore un peu en scrutant de part et d'autre, mais impossible de déterminer par où elle est passée. Je ne suis pas très rassuré dans le noir. Je retourne alors doucement en arrière. C'est tout de suite beaucoup moins facile quand l'adrénaline ne vous réchauffe pas. En me rapprochant je fais tout de même attention, de peur que mes deux poursuivants ne soient qu'endormis. J'observe discrètement, mais ils sont toujours étendus au même endroit. Je m'approche, récupère leurs armes dans un premier temps, puis vérifie s'ils sont toujours en vie. Aucun d'eux n'a de pouls, ils sont morts... Je reste quelques instants debout, dubitatif... Finalement je me décide à les fouiller, un peu à contre-coeur. Je trouve leurs papiers et leurs portefeuilles. Pas grand-chose de très intéressant, "William Robinson" et "Martin Glen", respectivement 28 et 34 ans, australiens semblerait-il ; quelques cartes de crédit ; un téléphone mobile auquel je ne touche pas. Je réalise alors que je ferais mieux de ne pas traîner près d'eux, car si on me trouve ici je serais facilement accusé. Je récupère leurs cartes d'identité et l'argent qui se trouvait à l'intérieur de leurs portefeuilles. Je nettoie tout ce que j'ai touché et que je n'emporte pas pour enlever d'éventuelles traces de doigts et je remets tout en place. En m'éloignant je compte mon maigre butin, environ deux cents dollars australiens. Je ne sais pas combien cela représente. Toujours est-il que cela devrait me permettre de m'acheter à manger et peut-être de nouveaux habits. Je suis conscient que cela fait un peu charognard que de dépouiller ses victimes, quoique ce ne sont pas réellement mes victimes. Mais dans la situation présente, je n'ai guère de remords à enfreindre une éthique implacable. Je pourrais aussi récupérer de quoi m'habiller, mais je ne me sens pas de leur prendre leurs vêtements.
Arrivé à l'endroit où se trouvaient garés les véhicules, il ne reste que le fourgon. J'imagine que le chauffeur est parti avec la voiture quand il a vu que cela tournait mal. Je ne suis pas très enchanté à l'idée de repartir avec deux cadavres derrière moi. Je ne le suis pas plus à celle de devoir les sortir. Mais si je me déplace avec ce véhicule, je ne pourrai pas garder cela à l'arrière, je me ferai repérer en moins de deux. Je prends alors mon courage à deux main, et je tire les deux corps à l'extérieur. Je conserve leurs vestes, mes habits étant couverts de sang et pratiquement complètement déchirés et brûlés. Avec l'une d'elles je confectionne un pansement de fortune pour ma jambe. Je range les deux pistolets dans la boîte à gants. Il y a une horloge dans le fourgon, il est 23 heures 40. Si nous sommes le même jour que celui où je me suis fait enlever, nous avons roulé six bonnes heures. Nous avons pu faire plusieurs centaines de kilomètres en tout ce temps. Je préfère partir au plus vite et ne pas moisir ici. Les clés du fourgon se trouvent sur le contact et il marche toujours. La réserve d'essence est très basse, j'espère que je vais pouvoir rejoindre une station-service. Ils avaient peut-être prévu de rouler au plus vite le plus loin possible sans faire le plein, et de revenir avec la voiture. Je repars doucement sur le chemin de terre, en tentant de trouver le régime où je serais susceptible de faire le plus de kilomètres, sans accélération brutale. Je m'habitue assez vite au poste de conduite à droite. Cela dit la chose est rendue facile par l'inexistence d'autres véhicules ; je ferai sans aucun doute moins le malin en circulation, si j'y arrive. Le chemin de terre ne semble pas en finir. Et malheureusement il vient à bout de mon fourgon. À peine plus de quinze miles. Il ne me reste plus qu'à continuer ma route à pied. Je récupère la veste restante, bien qu'il fasse plutôt bon malgré la nuit tombée. J'y range ma pierre dans une poche. Je ne suis pas fatigué, je pourrais dormir ici en attendant le jour, mais je préfère m'éloigner tout de suite et ne pas prendre le risque d'être pris sous la forte chaleur qu'il risque de faire de jour.
J'ai conservé une arme avec moi, je ne sais pas trop quel genre d'animaux traînent dans les parages. J'ai toujours aussi soif et je commence aussi à avoir très faim. Je boite et la douleur à ma jambe s'amplifie. Je devrais me reposer un peu avant de marcher. Je cède finalement au bout de trois heures, exténué par la faim et le mal. Je trouve un coin un peu abrité, et m'y endors difficilement, inquiet des bruits de la nature. Cette nuit me rappelle ma marche dans le Texas. Je rêve qu'une aussi jolie fille que Deborah vienne me réveiller. Bien sûr cela ne se produit pas et je me réveille au petit matin complètement courbaturé. J'ai assez mal dormi. Si seulement je pouvais trouver un koala, je pourrais me faire un rôti.
Mardi 19 novembre. Il fait chaud dès le petit matin. J'ai terriblement soif, et je n'ai presque plus que cela à l'esprit. Je marche deux heures. J'ai mal à la tête. Entre le Soleil et la déshydratation j'ai du mal à savoir quel est le pire. Je ne pourrai pas continuer dans ces conditions, il faut que j'attende le soir ou trouve de quoi boire et manger. Mais le coin est encore plus désert qu'autour du fourgon. Il n'y a que de basses collines et quelques arbres épars qui poussent dans du sable rouge. L'herbe au sol est brûlée par le Soleil. Je vais devoir quitter le chemin, il semble se diriger vers des endroits encore plus arides. Je devrais tenter d'aller vers les petits bois que je vois sur la droite, en espérant y trouver de l'eau, des animaux ou des insectes.
Tout est tellement sec. Je n'ai rien trouvé en deux heures. J'ai bien goûté quelques plantes, mais le goût était affreux. Je me repose à l'ombre d'un arbre, me demandant comment je pourrais bien me sortir de là. Je suis dans un piteux état. La cheville gauche gonflée, deux blessures à la jambe droite, un tatouage de bracelet en brûlure sur le poignet droit, une cicatrice de balle dans l'épaule, une autre de seringue au ventre, et je passe toutes les blessures superficielles. Décidément ce n'est vraiment pas de tout repos d'être aventurier, et je comprends que l'on n'y fasse pas de vieux os. Finalement je me demande si je ne préférais pas faire des images de CD pour Mandrake, mes petits programmes sous Linux et des junk-food parties avec mes potes... Mais tout cela est le passé, à présent je suis perdu je ne sais où, sans rien à manger, sans eau et sans savoir quelle direction prendre, et pour couronner le tout je suis recherché partout dans le monde par des tueurs et autres tarés qui font griller des gars dans des fourgons. J'ai quand même la chance qu'une nana top-model me sauve des mauvaises passes de temps en temps, c'est vraiment super.
Je nage en plein délire, à croire que le monde part complètement en vrille...
Je somnole ou avance d'arbre en arbre le reste de la journée. Je ne dois pas avancer de plus d'un kilomètre ou deux. Je m'interroge s'il ne serait pas plus prudent la nuit tombée de retourner marcher sur le chemin par lequel nous sommes arrivés. L'Australie est immense et suivant où nous nous trouvons, je pourrais marcher des jours sans jamais trouver ni eau ni route. J'ai repéré où se couchait le Soleil et qui doit indiquer l'Ouest. C'est dérangeant de voir le Soleil au nord tourner à l'envers. Sydney étant dans l'Ouest de l'Australie. J'ai une hésitation, je ne sais plus. Je ne sais plus si Sydney est à l'ouest ou à l'est. Je suis vraiment découragé d'être aussi nul en géographie. Je me dis alors qu'il est plus prudent d'aller au sud. Même si cela me fait revenir sur mes pas.
La nuit tombe, je me remets à marcher plus sérieusement. J'ai beaucoup de mal. J'ai toujours l'arme avec moi, dans l'espoir de dégommer un kangourou qui passe, ou un koala. J'avance pendant plusieurs heures. Soudain je croise une sorte de gros lézard, je lui pars après en courant mais impossible de mettre la main dessus. De plus je vois très peu dans l'obscurité. C'est vraiment trop bête, j'aurais dû le flinguer dès que je l'ai vu. Je suis tout de même un peu sceptique à la fois sur ma capacité à atteindre un lézard avec un pistolet et sur l'intérêt de gâcher une balle pour cela. Bref, je marche encore deux ou trois heures, et je m'arrête, trop épuisé. J'ai terriblement mal à la tête, et mon esprit n'est plus très clair. J'ai peur de faire une bêtise et je me demande si je ne ferais pas mieux de me débarrasser de mon arme. Je prends ma pierre dans la main, la serre fort en me convaincant que je vais mieux, et je m'endors pour une nouvelle nuit dans la nature.
Mercredi 20 novembre. Je n'ai dormi que quelques heures, réveillé par la chaleur et la lumière. Je me place assis et reste ainsi un moment, les yeux et l'esprit dans le vide. Il faut que je trouve de l'eau avant demain soir ou je suis foutu. J'ai déjà un réconfort, depuis que je suis perdu, je ne me fais plus courir après par des hommes de l'organisation. Espérons si je m'en sors que cela leur aura fait perdre ma trace. À ce sujet je me dis que je ne devrais pas retourner à Sydney, mais à une autre ville ou se trouve un Consulat français, de façon à ne pas de nouveau me faire remarquer. L'organisation ne doit pas se trouver dans toutes les villes, il ne peut pas y avoir un réseau aussi grand que cela sans que jamais personne ne s'en soit aperçu. Ce doit être ma seule réflexion intelligente de la journée... Jusqu'au soir je marche doucement en faisant de nombreuses pauses. Pas de trace d'eau ni de vie. Toujours cette chaleur. J'ai dû parcourir quinze kilomètres la nuit précédente, et aux alentours d'une dizaine dans la journée. Quand le Soleil tape vraiment trop fort je tente de me reposer sous la plus grosse ombre que je trouve. J'ai la gorge sèche et la déshydratation ne fait qu'empirer de plus en plus ma migraine. Les heures passent. Le Soleil descend un peu. Une fois celui-ci un peu moins haut dans le ciel je reprends la route. J'avance lentement, presque comme un zombi. La nuit tombe. J'ai encore croisé un lézard, mais impossible de l'attraper. Je crois que je serais prêt à manger n'importe quoi.
Je marche une bonne partie de la nuit. Je n'ai même plus sommeil. De plus, c'est la nuit que j'ai le plus de chances de choper un de ces lézards. Le paysage ne change guère et les arbres et la nature ne semblent pas vraiment être plus verts ni plus denses. Je me demande si je fais le bon choix en me dirigeant vers le Sud. J'avance de plus en plus lentement. Soudain un lézard me file entre les pattes. Je me lance à sa poursuite comme par réflexe, et j'ai la veine de lui écraser la tête avec mon pied. C'est un beau spécimen, il doit bien peser deux ou trois cents grammes. J'espère que ces bestioles n'ont pas de poison sur la peau comme certaines variétés. Je tente malgré tout de la lui retirer, mais cela n'est pas des plus évident. Je m'installe alors pour manger. J'ai tellement faim que je rogne la moindre petite partie de viande. Cela n'a pas vraiment de goût. Je laisse tout de même une partie des os et les tripes, je le regretterai peut-être plus tard. Satisfait de mon festin, je fais une pause, puis je repars, avec un peu plus de courage, et dans l'espoir d'en attraper un autre.
Mais ils se sont donnés le mot, et je n'en croise plus un seul de la nuit. Je n'ai pas beaucoup plus avancé que la journée précédente, voire sûrement moins car ma progression est de plus en plus délicate. Quand les lueurs du jour pointent à l'est, je vais me reposer sous un arbre. Je dors plusieurs heures. Je me réveille lors de la plus forte chaleur, le Soleil étant presque au zénith. Jeudi 21 novembre, cela fait deux jours et demi que je marche. Je ne sais pas combien j'ai parcouru. Au total je pense avoir marché près de cinquante kilomètres. Mais depuis que je me dirige exclusivement vers le Sud, je n'ai dû parcourir qu'un peu plus d'une trentaine de kilomètres. Sachant que j'avais roulé un peu plus de vingt kilomètres avec le fourgon, je dois me trouver à peine à dix kilomètres plus au sud de l'endroit où nous étions garés. Cela n'a pas pour effet de me donner espoir. J'attends la majeure partie de l'après-midi, très déprimé. J'avance de quelques centaines de mètres, peut-être un kilomètre. Je n'en peux plus. Je sens toutes mes forces me quitter. J'ai du mal à faire le moindre mouvement. Le lézard de la nuit précédente m'avait donné un peu de courage, mais il s'est dorénavant évaporé sous le brûlant Soleil.
J'attends de longues heures que la chaleur tombe. Je crois que j'ai des hallucinations. Je me suis retrouvé à un moment à pointer mon pistolet en direction d'un arbre en pensant que c'était un kangourou. Je ferais vraiment mieux de jeter ce truc, cela va me causer des ennuis. Je crois voir des lézards partout. Je ne sais pas si je rêve ou si j'hallucine. Cela devient vraiment très dur. Je jette mon pistolet dans un buisson, rassuré que cela m'empèche de faire quelque chose que je pourrais regretter. Et puis tant pis pour les kangourous, je les tuerai à mains nues les salopiauds !
Le soir arrivé je reprends ma pierre dans ma main, je tente de m'éclaircir les esprits, je me concentre et je me lève pour repartir. Je marche doucement mais sûrement. J'ai mal de partout et la tête qui tourne. Mais je tiens bon et je ne pense qu'à une seule chose, avancer. Je croise plusieurs lézards, une souris et entends des oiseaux. Bien sûr je ne réussis pas à en attraper, je n'en ai pas la force, mais cela me remonte le moral. Je me traîne jusqu'au petit matin, et je suis enchanté de me rendre compte que la végétation est un peu plus verte, et plus touffue. Je tente de poursuivre mon chemin tant bien que mal dans le matin naissant. Mais je dois faire une pause, exténué.
Vendredi 22 novembre. Je crois que je suis fichu. J'ai dormi un peu. J'ai bien l'air de me rapprocher d'un endroit plus humide, mais je ne parviendrai pas à y arriver. J'ai des hallucinations à longueur de temps, je ne sais même plus si les animaux que j'ai vus la nuit dernière étaient bien réels. Je crois que je ne pourrai plus me relever. C'est trop bête de finir là contre un arbre. Je ne peux pas me laisser mourir perdu au fin fond du monde, si loin... Je me relève, difficilement. Je me persuade de ne plus faire de pause, car si je m'endors j'ai peur de ne plus me réveiller. Ma progression est lente. Je dois forcer pour demander à chaque membre d'avancer. Plusieurs heures doivent s'écouler. Je sens des changements dans mon corps. Il fait très chaud, mais je ressens en plus une chaleur à l'intérieur de moi. Comme une douleur diffuse, une sorte de brûlure qui me pousse à marcher. Une tension qui prend presque le contrôle, qui marche à ma place. Je suis à deux doigts de dormir debout.
Toujours vendredi, début de soirée, je crois entendre un klaxon. Je tends l'oreille, et il me semble percevoir un bruit de moteur. J'ai froid. Il doit faire plus de trente degrés mais j'ai froid. Je veux encore avancer pour tenter de trouver cette hypothétique route, mais je m'écroule au sol. Mon regain d'attention a aussi ramené au galop la fatigue, le mal, la soif, la faim et la migraine. Des animaux, je suis réveillé par le bruit de multiples petites bêtes au milieu de la nuit. Des souris, des lézards, des insectes. Dans un dernier sursaut d'énergie, je parviens à attraper de nouveau un lézard. Je dévore tout cette fois-ci, la peau, les tripes et le reste. Mon ventre me fait terriblement mal. Je mange aussi quelques grillons et autres sortes de sauterelles que j'arrive sans trop de mal à capturer. J'ai beaucoup plus de mal avec les souris qui sont encore trop rapides pour moi. Bref, cette nuit me permet de regagner quelques forces. Je n'ai toujours pas trouvé d'eau mais j'imagine que j'en ai tout de même absorbé en mangeant les lézards. Je me rendors un peu plus tard, le ventre un peu moins vide que jusqu'alors.
Samedi 23 novembre. Je suis persuadé d'avoir entendu de nouveau un bruit de voiture ou de camion. J'ai repris un peu de forces et il est vrai que la nature est plus verdoyante. Tout cela est bon signe. C'est avec plus de courage que je repars, toujours en direction du Sud. Je presse le pas, ou tout du moins m'en donne l'impression car j'avance toujours à une vitesse d'escargot, quand je vois l'herbe verdir, et plusieurs oiseaux dans les arbres alentours. Je mange un peu d'herbe verte, pensant que si je ne peux pas assimiler la cellulose, j'y trouverai peut-être un peu d'eau. Le sable laisse petit à petit place à de la terre sèche puis de plus en plus humide. Je croise un kangourou ! Ah dommage que je n'aie plus mon pistolet ! J'aurais fait un festin royal ! Cela ne me désole pas outre mesure tant la vue de la nature verdissant m'enchante. Je marche encore deux ou trois heures avant d'être en vue d'une grande rivière. Elle ne doit se trouver qu'à deux ou trois kilomètres dans cette vaste plaine, mais mon courage n'en a pas moins encore ses limites, et je dois faire une pause. Je décide de tenter d'attraper quelques insectes, ou autres lézards et souris. Je m'offre le luxe de faire le difficile et de ne pas attraper une grosse araignée. Je crois qu'il me faudrait être à l'article de la mort pour manger ce genre de bestiole, et encore, seulement grillée et avec beaucoup de pain. Je préfère me contenter de quelques sauterelles et sorte de cafards. Je digère mon frugal repas lors d'une sieste d'une heure ou deux à l'ombre d'un grand arbre, peut-être un baobab, mais je n'en suis pas sûr.
Ce que je croyais être une rivière n'est que le début d'une zone plus ou moins marécageuse qui l'entoure. Je bois quelques gorgées, mais je m'abstiens d'en faire plus, très suspicieux de ses eaux troubles stagnantes. Je tente de remonter un peu le long pour trouver un passage un peu plus au sec. C'est tout de même incroyable d'être bloqué par de l'eau après trois ou quatre jours de sécheresse. Il me faut plusieurs heures et c'est après que le Soleil ait commencé à décliner dans le ciel que je m'approche de la rivière proprement dite. Il y a de nombreux arbres aux alentours. La route se trouve un peu plus loin sur l'autre rive, je l'ai entr'aperçue à un moment où la vue n'était pas masquée par des arbres. J'hésite à traverser la rivière à la nage, pas très sûr d'en avoir la force. Je préfère suivre la rive en amont de la rivière, dans l'espoir de trouver un passage plus évident. Je bois de nouveau quelques gorgées dans la rivière, l'eau n'y est pas claire mais déjà un peu moins trouble que dans les marécages.
La route semble se rapprocher de l'autre rive, et ce serait vraiment une chance si elle pouvait traverser la rivière. J'ai cette chance, alors que le soir tombe, j'entrevois un pont sur la rivière. La route n'a pas l'air très fréquentée. Les arbres me masquent la plupart du temps l'horizon, mais je n'ai pas dû entendre plus de deux ou trois passages depuis le début de la journée. Je suis très fatigué mais j'insiste jusqu'à l'arrivée aux abords de la route. Je décide alors de dormir là, sur un côté assez en visibilité, dans l'espoir que quelqu'un m'aperçoive et s'arrête. Il est déjà tard, sûrement plus de minuit ou une heure du matin.
Je suis réveillé tôt. Dimanche 24 novembre. J'ai encore très faim et très soif. Mais j'ai un peu mal au ventre et je ne voudrais pas que cette eau me cause plus de mal que de bien. De plus je suis persuadé que je devrais croiser quelqu'un dans les heures qui viennent. Nous sommes dimanche, mais tout de même, j'espère que je ne vais pas finir ici, si proche de trouver une issue. Je marche un peu, en suivant le bord de la route. Le Soleil se lève. Il fait toujours aussi chaud. Au bout d'un petit moment je n'en peux plus et je me dirige vers la rivière pour boire de nouveau. Ce sera peut-être fatal mais j'ai trop mal à la tête pour m'en passer. Je fais une courte pause puis retourne près de la route ; il me faut une dizaine de minutes pour aller de l'une à l'autre. Je ne sais trop si rester là ou avancer. Je marche doucement sur le bord, du côté où les voitures viennent dans mon sens, sachant que je suis en Australie.
J'ai toujours la veste sur moi. Elle est pleine de sable et de terre, mais elle me protège un peu du Soleil. Je récupère ma pierre dans l'une des poches, et je commence à parler tout seul. Subitement je m'arrête net, persuadé d'avoir entendu un bruit de moteur. Je scrute l'horizon, et je crois distinguer effectivement un camion. J'attends quelques secondes. Il semble rouler très vite. Je commence à faire des signes très tôt, de façon à ce qu'il ait le temps de ralentir. Il approche vite et ne semble vraiment pas baisser son allure. J'espère qu'il m'a vu. Je vais même en plein milieu de la voie et saute sur place en décrivant de grands mouvements avec les bras. Je commence à m'inquiéter un peu, il n'est plus qu'à quelques centaines de mètres et il roule toujours aussi vite. Je retourne sur le bord de la route, par prudence. Son moteur vrombit et il avance à une vitesse folle. Je suis vraiment très perplexe. Je m'éloigne encore un peu du bord, de peur que le conducteur ne se soit endormi et le camion lancé à toute allure sans contrôle.
Il quitte subitement la route dans ma direction. Il y a bien un conducteur. Terrorisé je cours dans le sens opposé, mais je n'ai aucune chance de lui échapper. Je me retourne, et alors qu'il fonce droit sur moi à pleine vitesse, je me recroqueville, me protège avec mes bras, serre ma pierre de toutes mes forces, bande tous mes muscles et me prépare au choc. Tout se passe très vite. Et au moment où il va pour me percuter, je ferme les yeux et crie. Une explosion se produit. Mon corps est projeté et comme écartelé, je sens une brûlure intense en moi. Mes habits se consument et partent en lambeaux. Le camion est lui aussi propulsé à plusieurs mètres de hauteur par l'explosion, et, emporté par sa vitesse, il se couche et glisse sur plusieurs dizaines de mètres sur le bord de la route. Je retombe au sol et roule moi aussi sur plusieurs mètres. Je perds connaissance.
Je suis réveillé quelques minutes plus tard par la fille, toujours la même. Je suis sur le côté. Je ne sais pas si je peux bouger. Je suis nu. Elle me parle en français.
- Vous allez bien ?
Je fais un effort pour tenter de lui répondre. Je parle d'une voix faible parsemée de gémissements.
- Bien n'est peut-être pas le terme le plus adéquat.
Je tente de bouger et me placer sur le dos. Mais je n'y parviens que partiellement. J'ai les jambes sur le côté. Je n'arrive pas à les bouger.
- C'est vous l'explosion ?
Elle est gênée, elle répond finalement.
- Oui, en partie au moins.
- Vous m'avez suivi pendant tous les jours précédents ? Pourquoi ne m'avez-vous pas aidé ? Pourquoi toujours attendre le dernier moment ?
- Eh bien, euh... Il ne me semblait pas que vous aviez besoin d'aide.
Je laisse échapper un rire sarcastique.
- Pas besoin d'aide ! Mais j'étais à moitié mort complètement déshydraté ! Comment n'aurais-je pas eu besoin d'aide dans ces conditions ?
- Peu importe, vous êtes toujours en vie, non ? Bon, je dois vous rendre un autre service. Tournez-vous mieux que ça et écartez la jambe.
- Quoi ? Un autre service, écarter la jambe ? Vous voulez pas plutôt me donner un peu d'eau, j'en ai plus besoin le moment présent ; je pense que je pourrais me passer du reste, ne vous fatiguez pas.
- Pardon mais je ne comprends pas ce que vous voulez dire.
- Rien rien, ne faites pas attention je déconnais, mais vous n'avez vraiment pas d'eau ?
- Non je n'ai pas d'eau, mais vous pourrez ensuite aller voir dans le camion, je crois qu'il transporte des produits alimentaires. Mais avant je dois vous enlever quelque chose, montrez-moi votre jambe gauche.
- Ma jambe gauche ? Mais c'est dans ma jambe droite que j'ai reçu une balle avant que vous ne tuiez mes poursuivants l'autre jour. Comment avez-vous fait, d'ailleurs ?
- Oui mais c'est dans votre jambe gauche qu'il se trouve quelque chose que je dois enlever. Croyez-moi c'est pour votre bien.
- Ma jambe gauche ?...
Je ne comprends pas. Je reste perplexe quelques secondes, mais j'ai soudain un flash.
- Ma jambe gauche ! Le Texas ! Un émetteur ?
Elle est surprise. Elle se tait.
- Alors ? C'est bien cela, quand ils m'ont tiré dessus de l'hélico, ils m'ont foutu un mouchard dans la jambe ! Ah je l'avais pressenti à l'époque ! Pourquoi l'avais-je oublié ? Je suis vraiment trop bête !
- Euh... Si vous parlez du désert avant que la fille ne vous trouve, oui c'est sûrement à ce moment qu'ils vous l'ont mis. Mais je ne me trouvais pas là quand...
Elle se tait, sûrement parce qu'elle pense en avoir trop dit.
- Et depuis quand vous me suivez ? Depuis le Mexique ?
- Eh bien, euh, je vous ai repéré la première fois avec la fille quand elle vous a trouvé dans le désert.
- Quoi ! Vous me suivez depuis tout ce temps ! Et vous ne me l'avez pas enlevé avant ! Et pourquoi n'avez-vous rien fait quand j'ai manqué de me faire tuer au Mexique ?
- Eh bien, euh, je n'étais pas au Mexique. Et j'avais besoin de cet émetteur pour vous suivre.
Elle parle toujours d'une voix hésitante, presque gênée, comme si elle savait avoir fait quelque chose de très mal, et avait peine à l'avouer. Peut-être aussi qu'elle veut en dire le moins possible. Pendant que nous parlons, elle me place comme un bracelet métallique, ou un bandeau plutôt, autour de la jambe.
- Et eux aussi donc ils me repèrent avec cela, c'est pour cela qu'ils me retrouvent toujours où que j'aille ?
- Oui. C'est pour cela que je vais vous l'enlever. Préparez-vous cela va être douloureux.
Quand elle met en marche son appareil, je suis plié par la douleur et je me redresse pour repousser la fille. Mais elle me bloque, et avec son genoux sur mon torse, elle me tient plaqué au sol. Je sens comme de multiples petites pierres qui me transpercent la jambe. Elle amplifie alors la puissance de son appareil, qui doit être une sorte d'aimant très puissant qui attire l'émetteur. Elle reste encore quelques secondes puis se relève et me retire le bracelet de métal. Je souffle, tétanisé par la douleur, je ne peux dire un mot.
Au bout de quelques minutes la douleur est un peu moins forte.
- Ça va ?
Je reprends mes esprits.
- Oui ça va. Merci en tous cas. Mais il m'a semblé sentir plusieurs trucs qui sortaient ?
- Oui il y avait plusieurs bouts.
- Ha ? Mais qui êtes-vous, et que voulez-vous ? Pourquoi me suivez-vous ?
- Est-ce que je peux vous demander encore un service, retournez-vous quelques instants. Mettez-vous sur le ventre.
Je m'exécute et me tourne doucement pour me retrouver sur le ventre. J'entends comme un gros bourdonnement, sûrement encore l'un de ses appareils. Je repose mes questions. Aucune réponse. Je me retourne à moitié.
- C'est bon je peux me retour....
Elle a disparu. Elle n'est plus là. Je regarde aux alentours mais aucune trace. Je retombe sur le dos, fatigué de toutes ces aventures et de tous ces mystères...
Je me relève difficilement après quelques minutes. Je ne dois pas rester ici. La police ne va sûrement pas tarder, et c'est le plus sûr moyen de me faire retrouver. De plus s'ils ont vraiment perdu mon signal quand elle m'a retiré l'émetteur, ils vont se ruer ici pour retrouver ma trace au plus vite. Cependant il faut que je trouve des habits, je ne peux pas rester nu. Je crains aussi que le chauffeur du camion ne soit pas achevé et qu'il puisse encore m'attaquer. Ma pierre ! Je l'ai lâchée dans le choc et il me faut une bonne vingtaine de minutes pour la retrouver.
Une voiture ! Je suis surpris et je ne sais que faire ; je n'ai pas le temps d'aller me cacher. Elle roulait lentement et je n'ai pas fait attention. Tout se passe très vite dans ma tête. Ce n'est pas une voiture de police et je me dis que je peux peut-être profiter de la situation. J'espère que ce ne sont pas des membres de l'organisation. C'est une camionnette 4x4 qui date un peu ; elle se gare au bord de la route et un vieux monsieur en sort.
- Que se passe-t-il ? Vous avez eu un accident ? Pourquoi êtes-vous tout nu et recouvert de blessures ?
- Je, je... Je me suis fait prendre en stop par ce camion. Mais le conducteur a tenté d'abuser de moi... Nous nous sommes battus. Il a alors perdu le contrôle et... J'ai tout juste eu le temps de sauter avant qu'il se renverse sur le bord.
Je suis conscient que ce n'est pas très crédible qu'un chauffeur tente d'abuser de moi alors qu'il conduit, mais j'espère que ce vieux monsieur n'aura pas cette présence d'esprit.
- Mon Dieu mais c'est affreux ! Et le chauffeur, il est mort ?
- Euh, je ne sais pas, je viens tout juste de retrouver mes esprits.
- Attendez, il faut que j'appelle la police et une ambulance !
- Non s'il vous plaît ! Ne pourriez-vous pas m'emmener d'ici tout d'abord, je ne veux pas rester ici.
- Mais, euh, non il faut que vous alliez dans un hôpital, vous êtes blessé.
- Non ne vous inquiétez pas ce n'est rien, je vais bien ; mais je voudrais partir d'ici au plus vite. Pourriez-vous m'emmener à la ville la plus proche ?
- Mais si, regardez ! Votre jambe, vous saignez !
- S'il vous plaît monsieur, je vous en supplie, partons d'ici, vous pourrez appeler la police de votre voiture et leur indiquer le lieu de l'accident. Mais je ne voudrais pas être retrouvé ici.
- Bon d'accord si vous insistez, mais je vais d'abord vérifier que je ne peux pas venir en aide au conducteur, vous comprenez, je ne peux pas le laisser comme cela s'il est blessé.
- Je comprends, mais faites très attention, il est peut-être toujours dangereux.
Il s'avance vers le camion. Je tente de le suivre mais il marche plus vite que moi et j'ai très mal à mes jambes. Il court même un peu. Arrivé devant le camion, il pousse des cris d'étonnement. J'arrive quelques secondes après lui. La cabine est complètement défoncée. Le moteur a fondu et est remonté en partie dans l'habitacle. Ce dernier est complètement explosé. Les vitres sont toutes brisées et le corps du conducteur est éparpillé en lambeaux dans la cabine.
- Mon Dieu, mais on dirait qu'il a explosé, c'est un vrai carnage !
Le vieux monsieur s'avance pour vérifier mais il ne reste rien du conducteur. Je suis rassuré, j'avais le coeur qui accélérait en m'approchant, de peur qu'il ne soit encore en vie et ne nous saute dessus. Mais le vieux monsieur se retourne en secouant la tête.
- Non, il n'en reste pas des morceaux plus gros que le poing, c'est vraiment affreux, j'en ai la nausée. Vous avez raison, partons d'ici.
Je monte avec lui dans la voiture. Il appelle la police et indique le lieu de l'accident, puis nous partons. Il m'explique qu'il habite Lake Cargelligo, qui se trouve à environ trente miles d'ici. C'est marrant il parle en miles alors qu'il me semblait que l'Australie était passée au système métrique. J'avais lu un article sur les campagnes lancées pour faire la transition. Toutefois les panneaux sont toujours indiqués en miles, j'imagine que l'Australie n'est peut-être passée au système métrique que dans les documents officiels. Il continue et raconte qu'il était la veille chez son fils, pour l'anniversaire de son petit-fils, et il a passé la nuit là-bas pour ne rentrer qu'au matin. Il me demande d'où je viens car je n'ai pas un accent australien, bien que plus du quart des autraliens ne soient pas nés en Australie, explique-t-il. Je ne sais pas si je dois lui raconter mon histoire ou pas. Si jamais je lui dis tout il va croire que j'invente et risque d'appeler la police. Je décide de tenter d'en inventer le moins possible mais de rester vague sur les détails. Je lui confirme que je ne suis pas australien mais français. Je lui parle de mon arrivée à Sydney, que l'on m'a volé mes papiers et tenté de me kidnapper. Que je suis allé à l'hôpital à Sydney, puis au Consulat, et que par la suite je devais me rendre à la capitale pour pouvoir être rapatrié en France. Et comme je n'avais pas de papiers ni d'argent j'ai fait du stop, jusqu'à en arriver là. Je croise les doigts pour que la capitale de l'Australie ne soit pas Sydney comme il me semble, même si je ne saurais pas dire quelle ville l'est. Melbourne ou Adélaïde, sûrement.
- Ils vous ont obligé à aller à Canberra alors que vous n'aviez plus d'argent ni de papiers ! Mais ce n'était pas du tout la route !
Eh bien je me rends compte que j'avais tout faux, Canberra est la capitale, et je ne suis pas du tout sur la direction. J'invente une excuse.
- Pour être franc je n'ai absolument aucune idée d'où se trouve la capitale, et quand j'ai demandé au chauffeur du camion il m'a dit qu'il s'y rendait, je l'ai cru.
- Pauvre gars, vous avez de la chance de vous en être sorti vivant, même si vous êtes dans un piteux état. Quoique c'est déjà mieux que le conducteur. Je m'appelle Patrick Eccles.
- Je m'appelle François Aulleri, enchanté. Je ne vous remercierai jamais assez de m'avoir sorti de cette mauvaise passe.
Lundi 16 décembre 2002
Nous nous serrons la main. Je remarque un panneau étrange qui parle de "Fruit Fly exclusion zone", et d'amende si un contrôle révèle que nous transportons des fruits frais sur nous. Je demande des explications à Patrick. Il raconte que pour préserver toute une zone du New South Wales, qui est la région de l'Australie dans laquelle nous nous trouvons, d'une contamination par un parasite, il est interdit de traverser cette zone avec des fruits frais qui pourraient en contenir des larves. Par conséquent les voyageurs sont invités à manger ou jeter leurs fruits avant de rentrer dans la zone, qui s'étend du nord de Melbourne jusqu'à Broken Hill, et de Wagga-Wagga jusqu'à l'est d'Adélaïde, soit sur plus de soixante mille miles carrés. Cela représente près de cent quatre-vingts mille kilomètre-carrés, soit l'équivalent d'un tiers de la surface de la France. Je suis bien étonné par ce système. Suite à cela quelques minutes de silence me suffisent pour m'assoupir. Je suis épuisé et, la tension redescendant, je m'endors profondément sur le montant de la portière. Patrick roule doucement, et cela favorise d'autant plus mon sommeil.
C'est lui qui me réveille quand nous arrivons chez lui. Il habite une petite maison à l'entrée de la ville. Je ne sais pas trop ce que je dois faire, je n'y ai même pas réfléchi. Mais il me prend de court et me propose de manger avec lui, et de prendre quelques-uns de ses vieux habits qui ne lui vont plus. J'accepte volontiers. Je suis étonné qu'il ne soit pas plus méfiant à mon égard. Je me permets de lui demander un verre d'eau. Car dans toute cette histoire j'ai encore très mal à la tête et presque rien bu depuis près de cinq jours, si ce n'est l'eau de la rivière. Je bois un grand verre d'eau, alors qu'il prépare le repas. Il me demande si j'ai des préférences mais avec la faim que j'ai n'importe quoi fera l'affaire. Il vit seul ici. Sa femme est morte il y a cinq ans, et il va juste voir son fils de temps en temps. Sa fille travaille à Sydney, et il ne la voit que deux ou trois fois par an. Il a l'air triste. Je ne mange pas trop, de peur d'avoir mal à l'estomac, je me rattraperai plus tard. Il s'excuse que ce ne soit pas des mets de très grande qualité, mais qu'il n'a pas tellement d'argent, et vit simplement. Je le rassure que c'était excellent et qu'il faisait déjà beaucoup pour moi. De plus avec la faim que j'avais, j'aurais englouti ses bottes en cuir avec autant d'appétit. Je l'aide après le repas à débarrasser. Il est gêné mais j'insiste. J'espère désormais que je serai tranquille quelques jours. Il me demande si je veux qu'il m'amène tout de suite en ville, ou si je ne préfère pas plutôt me reposer un peu avant. Je le remercie beaucoup et accepte. Mais je lui explique aussi que je pourrai me débrouiller tout seul pour aller en ville. Mais il est vrai, comme il me le fait remarquer, qu'il n'a pas grand-chose à faire et a tout le temps de s'ennuyer.
Il me propose une chambre d'ami pour faire ma sieste. Il habite dans une maison modeste mais qui contient tout de même plusieurs chambres. Il m'indique la salle de bain pour prendre une douche et de quoi désinfecter mes plaies. Il est vrai que je dois empester sans même m'en rendre compte. Depuis le temps que je n'ai pas pris de douche, j'en ai même perdu l'habitude. Je nettoie avec attention mes blessures par balle de la jambe gauche, ainsi que les ravages faits par la fille en retirant l'émetteur. Les émetteurs devrais-je dire, il y a bien une dizaine de marques tout autour de la jambe aux endroits où quelque chose est sorti de l'intérieur. Une fois propre et soigné je m'endors profondément une bonne partie de l'après-midi. Je me réveille quand même plusieurs fois pour boire de grands verres d'eau. Je ne reprends vraiment mes esprits et me lève qu'alors que 7 heures de l'après-midi sont indiquées par le réveil. Il fait encore bien jour. Je vais rejoindre Patrick qui regarde la télévision dans le salon. Il fait sombre, les volets sont presque tous fermés pour ne pas laisser rentrer la chaleur. La maison n'est pas climatisée. Il me propose quelques biscuits avec une boisson chaude ; j'accepte avec plaisir. J'ai de la peine de ne pas lui avoir dit la vérité, il est tellement gentil. Je pense que je pourrais lui raconter ma véritable histoire.
- Vous savez Patrick, je ne vous ai pas tout dit sur mon histoire.
- Oui je sais François, ou du moins je m'en doute. Vous savez l'Australie est un refuge pour beaucoup de personnes qui fuient leur passé. Et ce n'est pas un hasard si un quart des habitants ne sont pas nés ici. Je ne suis pas né ici, François. Mais vous n'êtes pas obligé de me raconter. C'est la règle ici, nous avons tous pu faire des bêtises, mais nous ne parlons pas du passé.
- Je comprends, mais je n'ai pas vraiment de choses à me reprocher ; seulement mon histoire est tellement invraisemblable que j'avais peur que vous n'appeliez la police en me prenant pour un criminel.
Après David, Deborah, et mes amis de Sydney cela va être la septième personne à qui je raconte mon histoire. Par rapport à Fabienne et les autres, je rajoute l'enlèvement au consulat, le fourgon, les cadavres calcinés, la course dans le bois, puis les longues journées de marche jusqu'à ce qu'il me trouve. Il m'a écouté silencieusement. Je ne sais trop s'il m'a cru ou pas. Nous restons silencieux un petit instant, puis il laisse échapper une exclamation.
- C'est incroyable. Votre histoire est incroyable. Extraordinaire même. Et j'ai peine à vous croire... Mais qu'allez-vous faire désormais ?
- J'avoue que je n'y ai pas encore réfléchi. Si je continue sur ce que j'avais prévu, le plus logique serait de retourner au consulat à Sydney pour me faire rapatrier. Cependant maintenant que cette fille m'a appris que j'avais un émetteur et me l'a retiré, ce ne serait pas très malin de se jeter dans la gueule du loup de nouveau. Pour cela je me dis alors qu'il serait plus sage de tenter d'aller à un consulat ou une ambassade dans une autre ville.
- Vous vouliez vraiment aller à Canberra, alors ? Et cette fille, vous croyez qu'elle nous observe en ce moment ?
- Je l'ignore, mais elle m'a déjà tiré trois ou quatre fois d'affaire sans que je sache pourquoi, alors je ne doute plus de rien. Et oui je pense que Canberra pourrait être une bonne solution, qu'en pensez-vous ?
- Eh bien, j'ai peur que cela ne leur permette de nouveau de retomber sur vos traces. En imaginant qu'ils ont des contacts un peu partout ou même juste accès à certains fichiers qui leur donnent des informations sur tout ce qui se passe, ils sauront vite que vous allez prendre un avion pour la France. Le plus sage dans votre cas serait de rester ici vous faire oublier quelque temps, ou de rentrer sous une fausse identité.
- Oui, c'est vrai, il serait le plus intelligent de rester ici une ou deux semaines, et de prendre l'avion avec de faux papiers, mais malheureusement je peux difficilement me le permettre. Déjà, parce que je n'ai absolument aucune idée de comment faire faire de faux papiers, et ensuite parce que je n'ai pas du tout les moyens de rester ici aussi longtemps, je n'ai aucune ressource.
- Je peux peut-être vous aider. Vous pouvez rester ici quelques jours ou même deux semaines, ça ne me dérange pas. Ça me fera de la compagnie. Pour les faux papiers je connaissais par le passé quelqu'un à Melbourne qui était spécialiste. Je le sais car j'ai eu besoin de ses services. Il ne le fait sûrement plus aujourd'hui, mais il sait peut-être à qui demander. Cela vous intéresse ?
- Eh bien, cela parait intéressant en effet. Mais je ne voudrais surtout pas abuser de votre hospitalité, peut-être pourrais-je me rendre utile ou faire quelques petits boulots dans le coin pour récolter un peu d'argent et vous dédommager.
- Bah, ne vous inquiétez pas pour cela. Par contre il vous faudra sûrement beaucoup d'argent pour payer les faux papiers et le billet d'avion. Malheureusement je ne suis pas sûr que je pourrai avoir assez pour vous donner.
- Vous plaisantez ! Il est hors de question que vous payiez quoi que ce soit. Je tenterai de me débrouiller, je trouverai bien de quoi me faire un peu d'argent.
- Je vais tenter de retrouver le numéro de mon ami à Melbourne, cela fait plusieurs années que je n'ai pas de nouvelles, je ne sais pas trop si l'adresse que j'ai est toujours bonne.
Il se lève et va farfouiller dans un tiroir. Son idée me plaît beaucoup. Faire un faux passeport et partir incognito en France, c'est une très bonne idée. Mais comment vais-je réunir la somme ne serait-ce que pour payer le billet d'avion, il me faudra au moins deux mille euros. Je ne sais pas combien cela représente en dollars australiens. Je lui demande s'il sait combien d'euros fait un dollar australien. Il répond qu'il ne sait pas en euros mais qu'un dollar australien fait environ la moitié d'un dollar américain. J'attends qu'il passe son coup de fil pour savoir si son ami sait comment faire de faux papiers, et combien cela coûte.
- Allo, Myriam, Patrick Eccles à l'appareil.
- Oui je vais bien. Oh je ne deviens rien de spécial. Paul est là ?
- Ha ? Oh je suis désolé, toutes mes condoléances. Mais cela fait combien de temps ?
Cela se présente mal. Il passe quelque temps à discuter vraisemblablement de la mort de son ami. Puis il revient au sujet m'intéressant.
- Mais, euh, cela me dérange de te demander cela, mais j'ai un ami qui a des soucis et, tu comprends...
- Matthias White tu dis ? Très bien je note, tu as son adresse ? Ha, bon Richmond, non bon nous nous débrouillerons.
Je ne suis pas le reste de la conversation. Patrick parlant de lui et des nouvelles du coin. Il raccroche une dizaine de minutes plus tard. Il m'explique que malheureusement, comme je l'avais compris, son ami était décédé. Mais cependant sa femme connaît un ancien élève, si on peut dire, de son mari, qui travaille peut-être encore dans le milieu. Elle n'a pas su lui donner son adresse, mais elle croit se rappeler qu'il habitait vers Richmond, c'est un coin un peu à l'ouest de Melbourne centre.
- Vous avez une idée des prix ?
- C'est très variable, suivant la qualité et suivant qui on est. Si vous vous débrouillez bien, vous pourrez vous en tirer entre deux et quatre mille dollars, dollars australiens. Mais les prix sont peut-être différents. Je ne sais pas si c'est plus dur ou plus facile de nos jours, si cela se trouve cela peut en réalité coûter beaucoup plus ou beaucoup moins cher. Le plus simple étant d'aller sur place demander, ce genre de chose ne se règle pas par téléphone.
Cela signifie qu'il faut que je trouve au moins huit mille dollars australiens, quatre mille euros entre le billet et les papiers ! Je vais avoir du mal à me constituer une somme pareille. Patrick me propose pour l'instant de dîner. J'accepte et vais l'aider à préparer le repas. Nous mangeons en discutant de ce que je faisais en France comme travail et diverses banalités de nos vies respectives. Je ne lui demande pas pourquoi il est venu en Australie. Suite au repas je vais rapidement me coucher. Je m'endors sans délai malgré ma sieste de l'après midi. Je me réveille de nouveau plusieurs fois dans la nuit pour boire.
Lundi 25 novembre. Grasse matinée. Cela fait plus de trois semaines que je suis parti. Et j'ai déjà plus à raconter que dans toute ma vie antérieure... La lumière traverse les interstices des volets ; il fait déjà chaud et le Soleil doit déjà briller dans le ciel. Je me sens en sécurité ici. Je suis persuadé qu'ils n'ont aucun moyen de me retrouver. Je suis bien malgré mes meurtrissures. Les bleus des coups reçus au Mexique et à l'hôpital de Sydney sont en passe d'être guéris. J'ai toujours toutefois une douleur à ma blessure par balle de l'épaule, et mes deux jambes me font souffrir ; ma cheville reste douloureuse quand je marche. Et pour terminer j'ai une souffrance tenace dès que je contracte les abdominaux, à cause de la seringue plantée lors de la bagarre à l'hôpital. Je quitte un peu mon corps pour penser à mon futur proche. Le plan de Patrick de repartir discrètement en France me séduit, mais j'ai vraiment très peu d'idées pour amasser la somme nécessaire. Je pourrais la demander à quelqu'un. Deborah s'était proposée de m'aider si besoin. Cependant la contacter par message électronique ou téléphone me fait un peu peur. Au moindre signe de vie de ma part j'ai le pressentiment que tout va recommencer. De plus s'ils parviennent de nouveau à m'insérer un émetteur, je serais bien incapable de le retirer, sauf à me couper la jambe, et cela ne me convient guère. Je ne peux pas toujours me reposer sur cette fille, même si elle semble toujours présente pour me sortir d'affaires. Le souci concernant Deborah est qu'ils doivent la surveiller, comme ils doivent surveiller mes parents et les personnes avec qui je pourrais prendre contact en France. Mais je suis conscient aussi qu'il est peu crédible qu'ils parviennent à filtrer tous les messages électroniques, les coups de téléphone et les lettres qui transitent dans le monde. Pourquoi ne pas envoyer une carte postale anodine à Deborah, en me faisant passer pour un cousin, et lui demander de m'envoyer un peu d'argent ? Mais tout bien réfléchi ce n'est en tout et pour tout pas si difficile pour eux de filtrer mes messages. En ayant accès à mes anciens relevés téléphoniques en France par exemple, et à mes derniers échanges sur Internet, ils connaissent par conséquent la plupart des personnes à qui je serais susceptible de demander de l'aide. Il ne leur reste plus qu'à vérifier leurs courriers, leurs messages électroniques et leurs coups de fil et je serai repéré au moindre signe de vie. Je décide alors de tenter seul dans un premier temps de trouver l'argent indispensable à mon retour, et en dernier recours de faire appel à une personne extérieure. Mais dans un premier temps, je vais donner un coup de main à Patrick, j'entends qu'il s'est levé.
Patrick est toujours très gentil, et nous plaisantons un peu en préparant le petit-déjeuner. Il me demande si je sais désormais ce que je vais faire. Je lui confirme que je m'oriente plutôt vers son idée de trouver de faux papiers et de tenter de rentrer en France en faisant le moins de vagues possible. Mais je m'interroge sur le moyen pour trouver l'argent requis. Je lui pose la question de savoir s'il pourrait y avoir des petits boulots pour moi dans le coin. Il est sceptique, Lake Cargelligo étant une petite ville de mille trois cent habitants dont les emplois sont principalement consacrés aux activités touristiques autour du Lac. C'est là qu'il travaillait auparavant. Mais cela rapporte assez peu d'argent, même s'il serait en mesure de me faire embaucher pour quelque temps grâce à ses anciens collègues. Selon lui le plus judicieux pour moi serait d'aller à Melbourne ou Canberra directement, et de chercher du travail sur place. Bien sûr sans papiers ce serait sûrement un travail clandestin, mais ce sera sans doute mieux payé que ce que je peux trouver dans le coin. Je lui dis y avoir pensé, mais qu'il me faut un minimum d'argent pour m'y rendre et y rester au moins quelques jours avant d'hypothétiquement trouver un emploi. De plus je ne sais vraiment pas comment chercher. Pour cela il me rassure et me promet qu'il peut me donner mille dollars australiens. Cette somme devrait me permettre de trouver une auberge de jeunesse et de survivre pendant au moins quinze jours. Quand à trouver un travail, il me fait confiance, on n'est pas capable d'échapper à une organisation du crime comme je le fais, dit-il, si on ne l'est pas de trouver un travail n'importe où. Je suis flatté bien que dubitatif et je lui répète que je ne veux pas qu'il me donne de l'argent, car je considère que je lui ai déjà causé bien des soucis. Malgré tout je suis conscient que j'ai peu d'alternatives, et de plus je serai en mesure de lui rendre la somme si je parviens à rentrer en France ou ne serait-ce qu'avec l'argent que je peux gagner si je trouve effectivement un travail. Il insiste et je cède finalement. Nous convenons que j'irai avec lui à Griffith le surlendemain, quand il s'y rendra pour faire ses courses. Griffith est un peu la grande ville du coin, qui paraît pourtant bien anecdotique avec ses vingt-deux mille habitants. Mais Patrick concède que l'Australie est un pays très peu peuplé, et qu'il faut souvent parcourir des centaines de kilomètres avant de trouver une ville digne de ce nom.
Pour cette journée de repos, il me propose d'aller me faire visiter les coins dignes d'intérêt. Nous pourrions pique-niquer, propose-t-il ; et en fin d'après-midi, quand la chaleur est un peu moins forte, profiter d'une promenade autour du lac. C'est un programme calme et tranquille qui me réjouit. La journée se passe sans encombre. Je ne suis malgré tout pas entièrement rassuré une fois dehors, toujours sur mes gardes et à l'affût de la moindre personne suspecte. En fin d'après-midi, après un tour près du lac, nous rejoignons un groupe d'amis de Patrick, dans l'une des maisons de la petite ville. Lake Cargelligo ressemble comme deux gouttes d'eau aux villes qui peuplent tous les bons westerns, avec une grande allée centrale entourée de maisons basses. Patrick et ses amis jouent à un jeu dont je ne connais pas les règles, mais j'en profite pour prendre un peu de bon temps et me reposer. Nous ne rentrons pas très tard, mais j'ai suffisamment de sommeil en retard pour m'endormir en quelques minutes.
Mardi 26 novembre. Je me réveille tôt, il faut dire que je n'ai pas depuis deux jours une activité physique intense, et que j'ai beaucoup dormi. Je décide d'attendre un peu au lit pour être sûr de ne pas réveiller Patrick. Pour l'instant je consacre mes efforts à préparer mon retour en France, mais que ferai-je une fois là-bas ? S'ils ont perdu ma trace ici, à mon premier message électronique ou coup de téléphone ils seront de nouveau sur mon dos. Mais quelles alternatives s'offrent à moi ? Devrai-je me cacher pour le restant de mes jours ? Je me sens las. Las que tous ces jours s'écoulent et que je ne comprenne toujours pas ce qu'il m'arrive. Las que l'on me coure après, que l'on me frappe, me tire dessus. Las de n'être qu'un guignol avec qui on joue depuis trois semaines, et peut-être même plus. Je ne reviens pas pour autant sur mes projets. Je préfère de toute manière devoir me cacher en France, que de rester ici, même si ces grands espaces attisent ma curiosité. Je crois que l'endroit qui m'attire le plus en Australie doit être ce grand rocher rouge monolithique au milieu du désert. Je ne suis pour autant pas du tout perturbé à l'idée de devoir partir d'ici sans avoir eu la chance de le voir. Il me semble que c'est très loin d'ici, de plus.
Je m'assoupis de nouveau quelques dizaines de minutes. Par la suite la journée ressemble à la précédente. Nous nous promenons avec Patrick, discutant de banalités du coin. Depuis son arrivée en Australie voilà presque quarante-cinq ans il n'a que très peu voyagé. Il connaît bien Lake Cargelligo et ses environs, sachant que lorsqu'on dit "environs" en Australie, cela représente facilement cent ou deux cents kilomètres. C'est ici qu'il a rencontré sa femme, s'est marié et a suivi une vie calme et paisible. Je suis curieux de savoir ce qu'il a fui avant de venir ici, et en quelle occasion il a eu besoin de faux papiers. Mais je ne pose pas de question sur sa vie antérieure. Il en parlera s'il le souhaite. C'est un homme réservé et gentil, plutôt timide. Il n'est pas très grand, et bien que l'âge le courbe quelque peu, il ne devait pas faire plus que ma taille dans la force de l'âge. Il s'intéresse assez peu à la politique, les enjeux, la guerre en Irak ou la crise des marchés financiers. Il porte comme une tristesse en lui. Une solitude qu'il n'a jamais réussi à vraiment briser. Je lui ressemblerai peut-être, une fois vieux. Mais la vie s'acharnant j'ai peine à croire que je survivrai à toutes mes infortunes.
Patrick se renseigne sur les services de transport en commun entre Griffith et Melbourne. Le bon côté, c'est qu'il y a bien une ligne qui parcourt exactement ce trajet, le mauvais, c'est que l'unique départ est à 3 heures et demie du matin. Le voyage est moins long que ce que j'aurais pensé, et je pourrai dès 9 heures 30 du matin profiter des charmes de Melbourne. Nous convenons avec Patrick que je ne prendrai le train que le jour suivant, et que je passerai une nuit, ou demi-nuit pour être plus exact, à Griffith. Je ne voudrais pas l'obliger à se lever en plein milieu de la nuit et rouler si tôt. Ma troisième journée en sa compagnie touche à sa fin. Je le sens triste de déjà perdre son camarade de quelques jours. Nous nous promettons de nous écrire. Il n'a pas d'ordinateur ni d'adresse électronique et par conséquent nous échangeons nos adresses postales. Je m'engage à lui raconter la suite de mes pérégrinations dès que j'aurai l'occasion de lui écrire. Lui de son côté me promet son passé, qu'il semble tellement regretter.
Mardi 17 décembre 2002
Mercredi 27 novembre, lever tôt, départ pour Griffith ! Nous parcourons les presque deux cents kilomètres en trois heures. J'accompagne Patrick pour les courses après qu'il m'ait acheté mon billet pour le lendemain. Il ne vient qu'une fois ou deux par mois, et dans cette mesure les courses sont assez conséquentes. Il n'a pas trop de sa camionnette pour tout charger. Nous avions préparé des sandwiches pour le déjeuner. Nous passons le reste de l'après-midi ensemble et il a peine à me quitter pour rentrer chez lui. Je dois insister pour ne pas le savoir sur la route une fois la nuit tombée. Avant de partir il me donne l'argent qu'il m'avait promis, ainsi que le nom et le quartier où je serai susceptible de trouver quelqu'un pour la réalisation de faux papiers. Je suis extrêmement gêné et je voudrais en accepter moins mais je ne peux contrer son insistance. Bref, je reçois ses mille dollars. Je me sens terriblement redevable. Je reste quelques instants rêveur après son départ, regardant sa camionnette s'éloigner. Je repense à la première fois où je l'ai vue, sur le bord de la route après l'accident avec le camion.
Me voilà de nouveau seul et livré à moi-même. Trois jours de repos dans ma course effrénée. Que m'attend-il à présent ? Trêve de rêvasseries ! Je ne pense pas que je vais prendre d'hôtel pour cette nuit. Il fait bon et avec un départ à 3 heures du matin, je peux me permettre de passer la nuit dehors. Ce sera toujours autant d'économisé. Il n'est pas loin de 19 heures et je pars à la recherche d'un cybercafé pour trouver quelques adresses à Melbourne et ne pas devoir trop chercher une fois là-bas. Je déniche sur le site des auberges de jeunesse un hôtel dans le nord de Melbourne pour vingt-cinq dollars la nuit, sachant que je ne suis pas membre de l'association ; cela m'a l'air parfait. Je consulte le prix des billets pour la France, le tarif est supérieur à ce que j'avais escompté, plus de trois mille euros pour un aller simple. Voilà qui n'arrange pas mes affaires. Je me retiens de tenter quoi que ce soit concernant ma messagerie électronique ou un accès à ma machine via le réseau. Je tente toutefois de prendre des nouvelles de ma société et de Linux. Je jette un oeil sur les sites d'emploi pour la ville de Melbourne, mais je ne sais trop que faire des résultats. Je suis plus partisan de parcourir dans un premier temps les rues commerçantes et d'y proposer mes services. Je me creuse de nouveau ensuite encore un peu la tête pour trouver un moyen d'accéder aux machines de mon travail de manière anonyme, mais je manque d'inspiration et décide plutôt d'aller me promener, avant d'acheter de quoi manger et attendre le départ du bus.
Mercredi 18 décembre 2002
Jeudi 28 novembre. Le trajet se fait en partie en bus jusqu'à Shepparton, puis en train pour finir à Melbourne. Ayant peu dormi avant le départ, je m'y adonne exclusivement pendant le voyage.
Melbourne ! Que de pays visités. Plus personne ne me reprochera ma nature casanière à raison. La belle affaire ! Je n'en ai pas, justement, d'affaires, ni de toilette, ni pour me changer. Encore des achats... Première étape à l'auberge de jeunesse pour réserver ma nuit, puis, journée chargée de recherche de travail. Melbourne est, d'après mes recherches de la veille sur Internet, la deuxième agglomération australienne en terme de population après Sydney. Le centre ne me semble toutefois pas démesuré. J'en parcours une partie, m'arrêtant à presque tous les magasins, me présentant et expliquant que je cherche du travail pour quelques temps. Je précise que je suis prêt à faire des tâches difficiles ou ingrates. Mais je pêche par ma faible formation en commerce ou en vente. Je n'ai pas de qualités de vendeur et je rechigne à me donner des compétences que je ne possède pas. J'ai la chance, ou la malchance, de faire ce discours dans un magasin de vêtements au moment où arrive une livraison. Le patron me prend au mot et me promet trente dollars si je lui décharge son camion. Ses deux employés étant partis en pause déjeuner, il ne se sent pas de le faire lui-même. J'accepte. Bien mal m'en a pris, j'ai certes gagné mes trente premiers dollars, que le patron me donne avec plaisir, et je le comprends : j'ai mis deux heures à vider son camion et me suis tué à la tâche. Trente dollars, tout juste de quoi payer ma nuit, ce n'est pas avec cela que je vais me payer mon billet de retour.
Le début d'après-midi n'étant pas beaucoup plus fructueux, je fais une pause dans un cybercafé à la recherche de ce fameux Matthias White, à Richmond. Aucune trace. Décidément tout cela prend vraiment une mauvaise tournure. Je ne baisse pas les bras et je décide de me rendre directement à Richmond à partir du moment où j'aurai un travail ; il est de toute façon inutile de m'y rendre sans être sûr de pouvoir payer par la suite. Je finis la soirée avec une autre technique, éprouvée lors de mon bizutage de classe préparatoire au lycée Champollion à Grenoble, à savoir de demander de l'argent aux personnes dans la rue. Je me présente comme un étudiant français à la recherche de fonds pour le gala de remise des diplômes. Eh bien cela est plus rémunérateur que décharger les camions, je parviens à amasser plus de quatre-vingts dollars en un peu plus de trois heures ! Il est alors plus de 9 heures du soir, et c'est épuisé que je rentre à mon auberge, en m'achetant quelques menues nourritures sur le chemin. Bilan de la journée, cent dix dollars récoltés, trente huit dépensés. À ce rythme là il me faudra presque trois mois avant de pouvoir acheter un billet d'avion... Ah ! Melbourne ! J'ai bien peur que nous ne couchions ensemble plus longtemps que prévu. Mais tu m'as déjà épuisé rien que le premier jour...
Vendredi 29 novembre. Je me lève tôt et prends une douche. L'opération n'est pas rendue facile par le manque d'affaires de toilette. L'une de mes missions de la journée sera donc de trouver des serviettes, savon et autre brosse à dents. De plus, des habits de rechange ne seraient que trop utiles. Je n'aurai aucun mal à faire sécher mon linge si je le lave à la main. Je me croirais en randonnée, même galère de survivre avec trois tee-shirts pour en porter le moins possible dans le sac à dos et corvée de lessive tous les jours...
Je réserve une place dans l'auberge pour toute la semaine suivante, et négocie de n'en payer que la moitié dans un premier temps, ayant peine à voir déjà disparaître ce que j'ai durement gagné la veille. Mon petit déjeuner sera frugal, et je retourne vers les rues commerçantes de bon matin. Mais bien que tôt déjà le monde est dans les rues, et le Soleil dans le ciel. Tout est perpendiculaire et droit, caractéristique des villes apparues tardivement, comme si la prise de conscience de la quadrature du cercle était trop perturbante pour se permettre autre chose qu'une ligne bien rectiligne.
Je suis plus incisif ce matin, n'hésitant pas à prétexter quelques qualités commerciales. Après tout, le commerce, c'est dans la peau plus que dans les bouquins. Mais pas dans la mienne, si j'ai peine à me vendre, comment pourrais-je le faire pour autre chose ?... Deux heures d'âpres discussions m'ont assoiffé, et je fais une pause sur les bords de la rivière Yarra, dans le parc de Melbourne. Et puis soudain, comme une révélation, une vision d'enchantement, l'idée qui me sauvera, du moins je le pense sur l'instant. Un couple s'assoit sur le même banc que moi. Ils savourent deux croissants et portent avec eux une baguette ! Un boulanger ! Moi, expert mondial de la confection du pain, je ne peux que réussir, il me faut son adresse, que j'accoure à son service ! Renseignement pris, je m'y rends sur le champ. Ce n'est pas très loin et dix minutes plus tard j'en appelle au patron.
Il est français, tentant sa chance après l'ouverture de cette boulangerie. Mais pour ma plus grande joie il n'est pas boulanger de métier, mais les autochtones étant crédules et le pain industriel pas si mauvais, ses affaires marchent tranquillement. Je me présente, lui explique mon besoin de travail pour quelques semaines. Et je le convaincs avec mon expérience ultime de fabrication de pain au levain au micro-onde et à la poële. Je ne lui demande qu'une mise à l'épreuve, de me prendre une semaine pour la fabrication de pain au levain, et si l'expérience et concluante, la moitié des bénéfices réalisés sur leur vente payera mon salaire. Marché conclu ! À moi à présent d'impressionner mon nouveau patron, Martin Laval. Je me suis moi-même présenté comme Franck Martin. J'avais déjà réfléchi à un nom d'emprunt, voilà bien longtemps, dans ma jeunesse. Dans un premier temps je me contente de la préparation du levain : un mélange de farine et d'eau, dans divers récipients mis à ma disposition. Cela ne m'occupe que deux heures.
Une pause déjeuner s'ensuit, composée de sandwiches de la boulangerie à tarifs préférentiels. J'aide à la vente l'après-midi, en faisant goûter au dehors des petits bouts de baguette et de croissant, de façon à attirer les clients dans la boutique. Ma journée se termine à 19 heures, et Martin, satisfait de mon travail, me paye sur ce qu'il juge être le chiffre d'affaire supplémentaire fait grâce à moi, soit plus de cent dollars dans ma poche. Cent dollars avec lesquels je cours acheter deux trois caleçons, quelque tee-shirts et des affaires pour me rendre beau, et propre surtout. Cent dollars, certes, mais la journée n'en a pas été moins épuisante que la précédente. Et mon butin en est même encore inférieur, après le paiement de l'auberge le matin et de mes affaires le soir. Mille vingt dollars. Vingt dollars de plus que ma mise initiale. Je touche deux mots à mes compagnons de chambrée, je n'ai pas encore eu le temps ou l'envie de sympathiser, et c'est sur un soupir que je m'endors...
Samedi 30 novembre. Les jours se suivent. Je devrais donner des nouvelles à Patrick, ils ne doivent pas le surveiller, lui. Faudra-t-il que je me construise une nouvelle vie ? Faudra-t-il que j'oublie tout de mon passé pour repartir de nouveau ? Il est bon parfois, certes, de prendre quelques distances, mais tiendrai-je longtemps loin de tous ceux que j'aime. Je suis mélancolique, ce matin. Pourtant c'est souvent plus justement le soir, après tous les échecs de la journée, que l'on peut l'être à raison. Trêve de plaisanterie je me sors du lit, j'inaugure à peine mes nouvelles affaires de toilette dans une courte douche. Je vais au plus tôt que je peux à la boulangerie. Martin est déjà là. Mon levain n'a pas encore commencé à lever, et il lui faudra plusieurs jours pour cela. Je tente d'être créatif pour améliorer la qualité du pain que fait Martin. Il utilise principalement de la pâte importée, mais commence à faire quelques expériences avec de la levure de boulanger. Il a plusieurs bouquins expliquant l'art de faire du pain, et je tente de lui apporter mon expérience. Je pense que j'avais assez bien saisi la manière de pétrir et faire lever la pâte. Je pêchais principalement par mon manque de four. Mon premier pain est plutôt réussi, bien que pas tout à fait assez cuit. Toujours est-il que Martin est content. Je prends un peu l'air dehors en le faisant déguster par petits bouts aux passants. C'est samedi, il y a du monde dans les rues. Je suis enchanté que les gens semblent apprécier mon premier réel pain. Cela me donne du courage et je décide de faire une nouvelle fournée, plus conséquente celle-là. Le résultat est plus mitigé, en tous cas bien en deçà de ce que j'espèrais. Bien entendu c'est beaucoup moins évident quand on pétrit des kilos de pâte. Tout est plus simple avec juste de quoi faire un pain ou deux. Nous parlons peu avec Martin. Nous convenons malgré tout que je suis son jeune cousin venu d'Europe passer des vacances, et apprendre l'art d'être boulanger. Cela pour ne parler que d'une seule voix si des services venaient à contrôler mon statut de travailleur.
Martin me paye mon dû, qui s'élève au même montant que la veille, légèrement moins. Le samedi la boutique ferme plus tôt, et il n'ouvre pas le dimanche. Je lui propose de tenir le magasin le dimanche matin mais il refuse. Il dit qu'il s'occupera lui-même de nourrir le levain. Il est 17 heures. Avant de retourner à l'auberge, je parcours quelques rues à la recherche d'un cybercafé. Celui dans lequel je m'étais rendu le premier jour étant fermé, je marche en espérant en trouver un autre. De nos jours les cybercafés ne sont plus une denrée rare, mais ceux fonctionnant sous Linux oui, et ceux sous Mandrake sans doute encore plus. Toujours est-il que j'ai cette chance. D'un autre côté, utiliser des machines sous Linux peut rendre plus facile leur administration, surtout pour un cybercafé. Mais je ne me manifeste pas dans un premier temps et me contente de prendre une place. À un moment la jeune fille assise à côté de moi appelle un des gérants, ayant semble-t-il un souci avec sa disquette. Le jeune garçon qui vient l'aider est bien embêté, de toute évidence pas encore très au point en Mandrake. Je me permets d'intervenir, connaissant on ne peut mieux la cause et la solution au problème.
- Il faut désactiver supermount, et monter sa disquette à la main, cela marchera mieux.
Le jeune me répond, embarassé.
- Ah, euh, vous connaissez Linux, parce que je suis nouveau ici, et je n'ai pas encore tout appris.
Bref, je lui résous son problème en moins de deux. Il me demande si je connais bien, et je ne peux m'empêcher de dire que je travaille, ou travaillais plus exactement, pour Mandrakesoft, la société éditrice de la distribution Mandrake Linux. Il est très impressionné, même s'il n'y a pas de quoi. Un peu plus tard une personne qui doit prendre sa relève passe dans le cybercafé, et il s'empresse de me présenter, c'est un des créateurs de la boutique. Nous parlons plus de deux heures des problèmes de la dernière version 9.0, de la distribution de développement, cooker, et de la liste de diffusion associée à laquelle il participe, même s'il intervient peu. Je lui ai dis mon vrai surnom, Ylraw, avec lequel je postais régulièrement. Il est enchanté, et moi très mécontent de moi. S'il commence à envoyer des messages électroniques à tous ses amis disant que je suis là, il ne va pas falloir longtemps avant que je me fasse repérer, alors que j'avais enfin réussi à disparaître. Je tente de me rattraper en lui expliquant que j'ai de nombreux problèmes, et qu'il ne faut pas que qui que ce soit me trouve, et par conséquent qu'il doit à tout prix éviter de citer mon nom, que ce soit par message électronique, à l'oral ou au téléphone. Il est intrigué mais ne pose pas plus de questions. Il s'y connaît bien en Linux mais je lui apprends toutefois quelques astuces. Je lui demande aussi si par hasard il ne voudrait pas m'embaucher pour quelque temps ici, car j'ai un besoin rapide et urgent d'argent. Un problème d'argent à court terme ? Me demande-t-il en plaisantant, bien sûr, sur le fait que décidément c'est une manie à Mandrake d'avoir des problèmes de trésorerie, et qu'il ne savait pas que les employés avaient la même habitude. Mais bref si cela ne me dérange pas de travailler la nuit, il veut bien me laisser le lundi, mardi et mercredi, car la personne s'en occupant est en vacances pour trois semaines encore. Je pourrais récupérer la moitié de l'argent fait pendant ces trois nuits. J'accepte. Je pars tard dans la nuit et nous nous donnons rendez-vous le lundi suivant.
Je dors tout le dimanche matin. Premier décembre, Sainte Florence. Je termine la matinée en discutant avec les jeunes de l'auberge. J'en dis peu sur moi. Tous ou presque sont des randonneurs qui vont de ville en ville, de pays en pays, à la recherche de je ne sais quoi, une autre façon de vivre peut-être, une autre façon d'être, d'aimer, ou pour s'assurer que le monde est bien pire où que l'on soit. Je crois pour ma part qu'il n'y a plus d'eldorado, contrairement à eux... Un couple me propose de passer la journée avec eux, mais je refuse, je voudrais me rendre à Richmond, pour trouver ce Matthias White, et avoir une idée des prix et s'il est envisageable que je puisse avoir des faux papiers rapidement. Pour l'instant je n'ai guère que mille cent dollars, mais qui sait, entre la boulangerie et le cybercafé, je pourrais peut-être m'en sortir en un mois ou deux. C'est déjà tant de temps ! Je suis déprimé rien qu'à y penser. Ils me croiront tous morts bien avant. J'ai tant de peine pour celle que je dois causer à tous mes êtres chers. Mais qu'y puis-je ? Je n'ai rien demandé de tout cela...
Ce monsieur Matthias White est une personne dure à rencontrer, et je devrai rencontrer beaucoup de gens peu locaces, insister lourdement, longtemps, et faire preuve de bien d'habileté, pour convaincre toutes les personnes me menant à lui que je ne suis ni un policier, ni un espion, ni quiconque pouvant lui causer des torts. Et je n'ai pas le plaisir de voir le personnage, me contentant de parler avec lui au travers d'une porte. Mais s'il craint de se faire découvrir, je le crains tout autant, alors pas de blâme de ma part. Un passeport français est hors de prix, plus de dix mille dollars américains. Il faut compter tout autant voire plus pour un passeport britannique. Je ne peux guère briguer qu'à un passeport italien, plus facile à trouver dans le coin semble-t-il. Mais il m'en coûtera tout de même deux mille dollars américains, près de quatre mille australiens. Avec le billet d'avion, cela signifie que je dois réunir dix mille dollars australiens. À moins de cent dollars par jour, j'en aurai pour au moins quatre mois, autant refaire ma vie ici...
Je rentre doucement et profite du reste de la journée pour passer ma mélancolie en me promenant dans les divers parcs autour de Melbourne. Je suis si seul, comme mort, ne pouvant ni prendre ni donner de nouvelles. Je n'ai pas envie de rencontrer des gens. À quoi bon pour encore devoir les quitter ? Je suis triste. Si loin. Je ne comprends pas. Que m'arrive-t-il ? Quel est cette vie qui change du tout au tout ? Qui sont ces gens, cette organisation, cette fille ? Et moi, que suis-je là dedans ? Je pleure.
Mais Ylraw ne peut pas tomber ! C'est ainsi. Ylraw ne tombe pas. Je trouverai cet argent, et une fois en France j'irai voir cette journaliste dont m'avait parlée Fabienne. Ou je trouverai autre chose, mais ils ne m'auront pas, je ne vais pas passer ma vie à me cacher à cause d'eux ! Sur ce je me lève plein d'entrain et je recommence mon petit manège d'étudiant et de gala de remise de diplôme dans le parc. Je réunis soixante dollars, déjà cela pour un dimanche. Je rejoins ma couche tôt, demain, entre la boulangerie et le cybercafé, sera une dure journée.
Lundi deux décembre. J'arrive pour sept heures à la boulangerie, cinq minutes avant Martin. Je lui fais remarquer qu'un bon boulanger se lève plus tôt que cela. Il plaisante en rétorquant qu'avec le décalage horaire, il doit être un des boulangers qui se lève le plus tôt au monde. La chaleur et l'humidité ont déjà fait légèrement monter mon levain. Je ne pense pas qu'il soit prêt pour faire un pain ; j'en incorpore néanmoins dans la pâte pour la fournée du matin. Martin me présente Naoma, qui était en vacances la semaine passée, et travaille comme vendeuse à la boulangerie. Naoma est une jeune métisse qui doit avoir un peu moins de mon âge, très jolie, très timide aussi, semblerait-il. Mes baguettes du matin sont un succès, mon levain a déjà un peu acidifié et donne un goût de pain de campagne. Martin est très fier, et la fameuse expression est brillamment vérifiée, elles disparaissent en moins de temps qu'il ne faut pour les faire ! Je négocie avec Martin le droit d'avoir un double des clés pour pouvoir faire une fournée plus tôt le lendemain matin, il accepte. Le reste de la journée est plus calme, et je ne parviens pas à attirer autant de passants que la semaine dernière. Dès la fermeture de la boulangerie, je rejoins le cybercafé. Je ne prends la relève qu'à 22 heures, mais je n'ai pas d'occupation d'ici là. La nuit est calme, et je m'endors à moitié. Je tente quand même de donner quelques renseignements voire de faire un cours sur certains points aux personnes intéressées. Quatre personnes sont des élèves assidus. Je ferme boutique au départ du dernier client, vers 4 heures du matin. Je me rends alors directement à la boulangerie pour faire mon pain. J'en fais une grosse fournée, et mon levain commence à être à point. Je dois faire très attention à le nourrir correctement, car à la moindre erreur de ma part, il risque de devenir trop alcoolique et de rendre le pain impropre à la consommation. J'ai connu à plusieurs reprises ce problème dans mes expériences passées. Martin arrive vers 7 heures et me trouve endormi près des fourneaux. Bilan, les pains sont un peu grillés. À regret je me fais passer un savon par Martin qui m'oblige à jeter tous ceux qu'il juge invendables. Je me remets à la tâche pour une nouvelle fournée. J'y mets tout le reste de mon attention malgré la fatigue. Naoma est toute triste pour moi. Mais ma deuxième fournée rattrape la première, et des personnes viennent même en redemander après en avoir acheté une première fois.
À 15 heures je m'écroule de fatigue et décide de rentrer dormir un peu à l'auberge. Je règle le reste de la semaine et dors profondément jusqu'à 21 heures, heure à laquelle j'avais demandé à une personne de la chambre de me réveiller. Je me rends alors au cybercafé, plus réveillé que la nuit précédente, et continue mon cours à trois des personnes de la veille qui sont revenues exprès pour cela, à qui s'ajoutent deux nouvelles, présentes dans le cybercafé à ce moment-là. Tout se passe pour le mieux. Suite au cours je débute la rédaction de ce texte. Dans la mesure où j'ai un peu de temps devant moi, et que bien malin celui qui pourrait me dire quand je rentrerai, je pense mettre à profit ces quelques jours de répit pour laisser par écrit tout ce qu'il m'est arrivé depuis mon départ à l'Île de Ré. Je stocke le tout dans l'espace alloué disponible pour les pages personnelles, sur un compte anodin créé sur un fournisseur d'accès quelconque. Je duplique mes sauvegardes avec un autre compte, pour être à l'abri de toute mauvaise manipulation. J'écris près de trois heures. Je ne suis pas écrivain et mon style doit s'en ressentir, plein de lourdeurs et de termes populaires, mais qu'importe, le plus important dans un premier temps est de laisser trace avant que mon souvenir ne se ternisse. J'écris vite et beaucoup. À 4 heures je ferme boutique et me rends à la boulangerie. Mercredi quatre décembre, grande journée, pour la première fois je considère que j'ai fait des progrès dans mon pain. Mon levain devient correct, et je suis plus à même de juger de la cuisson idéale. La fournée n'est pas encore parfaite, même si elle satisfait Martin, enchante Naoma et la plupart des clients. Comme la veille, je retourne dormir jusqu'au soir avant de me rendre au cybercafé. Il n'y a pas grand monde ce soir. Il doit y avoir une bonne émission le mercredi soir à la télévision australienne. Je mets ce temps libre à profit pour continuer à écrire, encore plus que la veille, près de cinq heures au total. Jeudi cinq. Je commence à être vraiment fatigué. Ma journée à la boulangerie se passe bien mais je ne rêve que de rentrer et dormir. Et je dors beaucoup, de 16 heures à 4 heures du matin.
Le vendredi se déroule beaucoup mieux ; réveillé je réussis d'autant plus efficacement mon pain. Je m'aperçois par la même occasion que je faisais plusieurs choses de travers les jours précédents. Je ferais mieux de ne faire qu'une chose à la fois ! Naoma est toujours très gentille avec moi, et je le suis avec elle. Je sens qu'elle ne va pas très bien. Je plaisante souvent ou fait le pitre pour la faire rire ou sourire. Martin m'a demandé plusieurs fois de m'occuper d'elle, l'inviter au restaurant ou lui proposer une balade. Mais j'ai tellement peine à travailler le plus pour écourter mon séjour. Il dit qu'elle était pourtant joyeuse et enthousiaste avant ses vacances. Je cède et je lui propose une promenade le dimanche après-midi, qu'elle accepte. Pour la soirée je fais un détour par le cybercafé, dans l'hypothèse où je pourrais être utile, et écrire un petit peu, sachant que je ne l'ai pas fait la veille. C'est beaucoup plus long que ce que je m'imaginais, et j'en suis à peine à mes aventures à Raleigh. Le jeune qui tient le café, Michel, me demande des éclaircissements sur cette histoire de cours, dont plusieurs personnes sont venues lui parler. Je lui explique, il est séduit. Nous convenons que je pourrais en donner tous les jours de la semaine entre 19 heures et 21 heures. Cela ne sera pas pour arranger mes heures de sommeil, mais c'est le prix à payer, j'en ai peur. En tout état de cause dans deux semaines la personne s'occupant des nuits du lundi au mercredi sera de retour, et ces cours me permettront de conserver de quoi gagner un peu d'argent. Je termine la soirée en contant quelques jours supplémentaires de mes aventures.
Le samedi est une très bonne journée à la boulangerie, tellement que nous fermons boutique avec Martin à 19 heures au lieu des 17 habituelles. Je crois avoir gagné sa confiance, et il me concède le droit de faire une fournée le dimanche matin et de tenir boutique jusqu'à 13 heures. Naoma se propose de venir me donner un coup de main pour la vente, mais je l'assure que ce n'est pas la peine, et qu'elle pourra simplement me rejoindre à 13 heures pour m'aider à fermer le magasin. Je rentre tôt à l'auberge impatient de compter mon trésor, cette première semaine marque sans doute le niveau de ce que je peux espérer par la suite. Bilan net, sept cents dollars. Certes, à ce rythme-là plus de trois mois me seront indispensables pour accumuler dix mille dollars, mais qu'importe, j'en suis déjà satisfait. Il est étrange comme la vie un jour vous montre les choses grises en blanc, et un autre en noir. Toujours quelques moments d'écriture avant d'aller me coucher.
Vendredi 20 décembre 2002
Dimanche 8 décembre, 5 heures du matin, Melbourne s'éveille, Paris n'est même pas couchée, je suis déjà à la boulangerie à la préparation de mon pain. Après tout c'est la vie dont j'avais toujours rêvé. Tout ceci me donne l'idée de proposer à Martin de faire aussi des pizzas. Si je parviens à réaliser une bonne pâte à pizza, alors ma reconversion sera complète, et ma destinée, enfin, accomplie ! Je m'améliore dans la confection de mon pain, en attendant, maîtrisant dès à présent mieux la création du levain. Cependant je pêche encore de ce côté, étant obligé d'en refaire un nouveau, l'ancien s'étant trop alcoolisé. Je n'ai pas encore le coup de main pour doser chaque jour la quantité juste de farine et d'eau à rajouter. La cuisson est, contrairement à ce que j'imaginais au début, plus évidente à maîtriser, et c'est bien la confection de la pâte la véritable gageure. Les clients affluent, je suis débordé, il y a la queue dans la rue. Ma sauveuse, Naoma, accourt à mon secours vers 11 heures, pour mon bonheur, je ne l'attendais pas. L'équivalent de la journée du samedi en clôturant à 13 heures, j'ajoute cent cinquante dollars à mon pactole, et invite Naoma à manger un sandwich sur les bancs du Parc de Melbourne. Soleil brille, quelques oiseaux doivent bien gazouiller, la vie n'est pas désagréable.
Naoma a vingt-quatre ans, elle est née ici mais ses parents, eux, venaient d'Europe. Son père, d'origine sénégalaise, a rencontré sa mère à Paris. Celle-ci était anglaise et en vacances seulement dans la Capitale française. Sans aucun doute faits l'un pour l'autre, ils ne se sont plus quittés. Ils ont voyagé un peu puis se sont installés ici. Naoma de par son père parlait un peu le français dans son enfance mais lui comme elle se sont conformés à l'anglais local ; elle ne balbutie aujourd'hui plus que quelques "comment ça va" ou autres mots communs de vocabulaire. Elle comprend toutefois le sens si je parle lentement sans utiliser d'expressions idiomatiques ou complexes. Elle travaille à la boulangerie depuis un an, presque depuis que Martin a ouvert boutique. Elle suit en parallèle des cours du soir, que son travail lui finance, et espère devenir historienne. Elle est aussi membre d'un club d'athlétisme. J'étais moi-même, au collège, à Gap, dans un club d'athlétisme, et il s'avère qu'elle est aussi une sprinteuse. Mais je lui raconte que je n'étais à l'époque pas très consciencieux dans mes échauffements et que j'en avais retiré une belle cicatrice à la jambe pour une opération suite à une déchirure musculaire. Elle m'explique ensuite que sa famille est modeste et vit dans les alentours de Melbourne. Elle loge pour sa part depuis une semaine dans un petit appartement dans une banlieue voisine, loué par un ami de sa mère. Le centre étant un peu cher en terme de loyer, m'explique-t-elle ; elle vient de temps en temps en vélo, mais le port du casque obligatoire est assez contraignant. De toute façon les transports en commun sont très développés et performants à Melbourne et en Australie en général. Je me permets de lui demander où elle logeait auparavant, chez ses parents peut-être, mais cela déclenche une crise de larmes. J'ai mis les pieds dans le plat, mais après tout c'est la raison principale de mon invitation : trouver ce qui ne va pas. Cependant si d'après Martin elle était auparavant joyeuse et souriante, et que je ne la connais que triste et morose, j'aurais pu me douter que son changement de logement n'était pas chose étrangère à celui de son humeur.
Bref, histoire classique, chagrin classique. Elle partageait l'appartement de son petit ami, il l'a quittée, elle a dû partir. Trois ans de vie commune, puis il s'est lassé. Ah ! Les chagrins d'amour ! Sans nul doute ont-ils une place de choix sur le marché de la tristesse. Mais nulle loi contre cela, pas plus que de remède. En tout état de cause je ne m'attarde pas sur le sujet, préférant m'orienter vers une optique plus comique pour la faire sourire. Après notre déjeuner, elle me guide dans les rues de Melbourne qui me sont encore bien étrangères malgré mes presque deux semaines de présence. Elle voudrait oublier son ancien petit ami. Elle a déjà vécu une histoire similaire, alors qu'elle n'avait que dix-huit ans, et elle sait très bien que la pire des choses est d'espérer. Il lui faut prendre un nouveau départ et tirer un trait sur lui. Mais cela est rendu d'autant plus difficile que ses amis sont aussi les siens, et qu'inévitablement les voir n'arrange pas les choses, car même sans le vouloir, ils parlent de lui. Je ne veux surtout pas être la personne par qui elle voudrait le remplacer, mais en même temps comment pourrais-je refuser d'essayer de l'aider ? Proche mais pas trop, toujours le jeu dangereux à la limite tellement floue entre ami et amant.
Elle et Martin m'appellent toujours Franck et j'avoue avoir quelque mal à m'y faire. Presque parfois me reprochent-ils de les ignorer. Les gens du cybercafé utilisent Ylraw, ce qui me sied mieux malgré l'envie que ce surnom ne s'ébruite pas ; cybercafé où je me rends après avoir poliment refusé une invitation à dîner de Naoma. 18 heures, fin de journée passée à narrer encore et toujours mes aventures. Je termine l'épisode du Texas jusqu'au Mexique, et vais prendre un repos réparateur en prévision de la dure semaine qui arrive.
Lundi 9 décembre. Toujours de bonne heure à la boulangerie. Deux fournées dans la matinée, d'assez bonne qualité. J'ai l'impression que la fréquentation à la boulangerie augmente ; il y a plus souvent la queue à la caisse. Je propose mon idée de pizza à Martin, mais cela ne l'enchante guère. Il y a déjà rétorque-t-il une forte communauté italienne sur place, et non qu'il ne me croit capable de parvenir à réaliser de bonnes pizzas, mais les gens viennent ici pour du pain, et c'est ce à quoi nous devons nous adonner. Je n'insiste pas plus, ma destinée de pizzaïolo attendra. La journée est chargée et Martin me demande même de refaire une fournée à 14 heures. Je n'ai pas le temps de repasser à l'auberge me reposer et doit directement me rendre à mon cours au cybercafé. Nous avions la veille avec Michel créé un petit espace dans cet objectif, de manière à ne pas trop importuner les clients qui n'assisteront pas à la classe. Six personnes sont présentes et suivent avec attention mes explications. Je ne suis pas très au point quant à l'organisation et la structure du cours, mais de par leurs questions et les idées qui me viennent à mesure j'ai largement de quoi tenir les deux heures. Je m'impose de ne pas dépasser pour d'une part motiver les gens à venir le lendemain, et d'autre part ne pas être complètement lessivé pour la nuit que j'ai encore à passer ici. Je suis dans cette optique par la suite moins présent pour les clients ayant des questions dépassant le simple dépannage, leur conseillant mes cours en journée pour plus de détails techniques. J'écris presque exclusivement, hormis quelques coups de main. 3 heures, le dernier client s'en va. Bilan de la journée, trois cent cinquante dollars australiens nets, deux cents pour la boulangerie, cent vingt pour le cours, quatre-vingts pour la nuit, moins l'auberge et la nourriture. Une heure trente de sommeil sur une table puis direction la boulangerie.
Mardi 10 décembre. Tout est presque routine maintenant. Entre deux fournées je fais un petit somme dans un coin. Naoma ou Martin viennent discuter un peu avec moi. Comme la veille une fournée supplémentaire l'après-midi pour satisfaire la demande. Martin lui-même commence à assimiler le principe du levain, de la pâte, de la levée et de la cuisson. Mais le pain classique l'occupe une bonne partie du temps et je ne me fais pas de soucis pour ma position, je le quitterai en effet sans doute avant qu'il ne prenne ma place. Cours au cybercafé de 19 heures à 21 heures, puis nuit sur place. J'écris toujours, ne serait-ce que pour ne pas m'endormir. Je ne peux toutefois m'abstenir de trois heures de sommeil et me retrouve en retard à la boulangerie, à 5 heures et demie passées. Mercredi 11, je suis un véritable zombi, dormant à la moindre minute d'inactivité. Je ne peux m'empêcher de quitter la boulangerie à 14 heures pour mon auberge et dormir quatre heures avant mon cours. La nuit suivante je n'ai même pas le courage d'écrire, somnolant ou dormant à la caisse du cybercafé la plus grande partie du temps.
Le jeudi est à la fois la journée la plus difficile et la plus réconfortante, sachant qu'à vingt-et-une heures je vais avoir ma première vraie nuit de la semaine. Ce qui ne m'empêche pas de dormir de 3 heures à 7 heures moins le quart de l'après-midi, et accessoirement arriver en retard pour mon cours. Je suis plus réveillé le vendredi, vendredi 13, jour de l'anniversaire de mon père. Quelle peine de ne pouvoir lui écrire ! Et quelle peine pour eux qui ne savent pas où je suis, me croyant sans doute perdu. Journée mélancolique, donc. Naoma me propose un dîner le soir, j'accepte. Avec moins de repos en retard, je ne dors pas avant mon cours mais écris de nouveau, après deux jours d'interruption. Je m'arrête à ma première rencontre avec cette mystérieuse fille, avant de faire classe puis de rejoindre Naoma chez elle.
Et pour ce dîner les rôles sont inversés et c'est à mon tour d'être triste. Naoma quant à elle me sort le grand jeu. Tenue on ne peut plus suggestive, ambiance tamisée. Elle est vraiment très belle, réalisé-je. Beaucoup plus que ne m'avait laissé supposer l'image triste qu'elle me donnait depuis que je la connaissais. Mais Dieu que ne devrais-je pas me laisser tenter ! Ce ne serait que s'assurer de la blesser. Je m'en remets à Dieu, oui. Étrange après tout ce temps mis pour l'oublier. Me reviendrait-il ? En aurais-je besoin si seul, si loin ? Ce Dieu n'est-il pas que le nom que nous donnons sans le savoir à la solitude ? Naoma m'approche, me masse les épaules, me caresse les cheveux. Me laisser faire c'est perdre la chance de pouvoir résister. Je me lève et la repousse, l'assurant de la mauvaise idée que cela représente. Je ne suis qu'un voyageur perdu qui reprendra la route sous peu.
- Et pourquoi ne pourrais-je pas être cette femme que tu as sans doute dans chaque port, et à qui tu contes ton histoire, mon marin ? Tu sais la mienne, mais tu restes si mystérieux.
- Mon histoire comme moi est triste, en ce jour anniversaire de mon père d'autant plus. Elle est peuplée de mort, de violence et de peine ; mieux vaut la garder pour moi.
Elle s'approche de nouveau, et me murmure à l'oreille.
- Partage avec moi cette peine et laisse-moi t'en emporter un peu... Parle-moi...
La chair est faible ! Ah Naoma comme mon corps te désirait à ce moment ! Je cédai, mais sur un point seulement, la nuit restant, elle sut mon histoire, mon vrai nom, mes aventures. J'acceptai de rester dormir près d'elle, et nous nous endormîmes dans les bras l'un de l'autre, liés par la tendresse d'une compassion réciproque.
Je la laisse aux 5 heures frémissantes du petit matin, déjà un peu en retard. Elle me rejoindra plus tard dans la matinée. Samedi 14, folie à la boulangerie ! À croire que tous se sont donnés le mot. Martin doit même se mettre aux fourneaux pour me prêter main forte et ne pas renvoyer des clients. Pour une des rares fois, la queue se poursuit jusque dans la rue, c'est très bon signe ! Nous triplons le chiffre d'affaire habituel et, exténués, fermons boutique dès 17 heures. Martin est aux anges, et ne cesse de me complimenter. Il commence à redouter mon départ, et voudrait me garder plus longtemps. Mais je suis bien embêté, me dit-il, si je ne paye pas mon dû tu vas partir, tout comme si je te le donne. Devrais-je te donner plus encore pour te garder ? Ne t'inquiète pas, lui promis-je, je ne partirai pas avant d'être sûr que tu peux réaliser un aussi bon pain que le mien !
Fin de journée au cybercafé, j'écris beaucoup, mais ne suis toujours pas au bout de mon histoire. Couché tôt, après la satisfaction d'une semaine très profitable. Presque deux mille dollars australiens amassés, trois mille au total, je vais pouvoir dès à présent rembourser Patrick et si ce rythme se poursuit, d'ici un mois je pourrais espérer partir. J'ai quelques craintes à laisser cet argent ici, et je le confierai le lendemain à Naoma, plus à même de le mettre en lieu sûr. Cela fera trois semaines jeudi prochain que je suis dans cette ville, dans cette nouvelle vie, tranquille et simple. Ah vie de fortune et d'infortune ! Vie qui nous conduit au bout du monde. Que m'apportera tout cela, à part de multiples cicatrices ? Sortirai-je plus fort, plus mature, plus à même de remplir une vie ? Après quoi courons-nous tous ? Vont-ils me retrouver ?
Tout devient trop facile, trop classique déjà, presque. La peur me voile les yeux et je ne profite que peu de ces moments de répit. Les trois premiers jours de la semaine sont toutefois aussi épuisants que ceux de la précédente, d'autant que la clientèle de la boulangerie grossit encore. Je fais du pain, des cours, j'écris. La semaine suivante sera plus aisée, n'étant plus de corvée de nuit au cybercafé. Cela me privera de quelques dollars supplémentaires, mais la hausse de fréquentation à la boulangerie et à mes cours compensent plus que largement. Et force est de constater que j'atteins une limite physique que je ne franchirai pas, ne serait-ce qu'à voir la taille des cernes sous mes yeux, et mon allure de zombi. Naoma et Martin s'en préoccupent d'ailleurs et m'obligent à quitter tôt la boulangerie pour me reposer. Mais jeudi salvateur, te voilà, et plus de quinze heures de sommeil, entrecoupées de deux heures de cours. Vendredi 20, nous sommes au moment où j'écris, l'histoire a rattrapé le réel, il serait temps que je parte pour de nouvelles péripéties ! Ces trois semaines furent une aubaine, mais je n'en reste pas moins curieux et furieux envers tous ces gens, cette organisation, cette fille, de me laisser dans une telle obscurité.
Samedi 21 décembre 2002
J'ai renvoyé de quoi m'acquitter de ma dette à Patrick, avec une lettre expliquant tout ou presque de mes trois semaines à Melbourne. Je me suis encore rapproché de Naoma, et ce soir je devrai dîner chez elle avec certains de ses amis. Je redoute un peu leurs questions, mais Naoma m'a assuré venir à mon secours si d'aventure certains se révélaient trop curieux.
Dimanche 22 décembre 2002
Tout change si vite... Je me croyais hier presque déjà parti tellement tout avançait positivement, je suis désormais plus perdu que jamais... Mais reprenons, samedi, je quitte le cybercafé et utilise un bus pour me rendre dans le quartier de Naoma. Environ 20 heures 30, je suis un peu en retard. Il y a une centaine de mètres entre l'arrêt de bus et son appartement. Je marche tranquillement, savourant la fraicheur du soir naissant après la chaude journée. Je croise deux hommes. Je suis intrigué par la façon dont l'un d'entre eux me dévisage. Curieux je me retourne après leur passage. Celui m'ayant regardé murmure à son camarade ; il sort un papier de sa poche. C'est une photo, c'est ma photo ! Je la distingue quand ils se retournent dans ma direction. Ni de une ni de deux, je prends mes jambes à mon cou. Ils se lancent à ma poursuite. Nul doute que l'organisation a lancé un avis de recherche à mon égard. Les rues défilent et malgré le manque d'exercice de mes trois dernières semaines je n'ai pas trop de mal à les semer.
Que faire ? Ils m'ont retrouvé ! Dans peu tous mes anciens camarades de jeu investiront la ville. Je dois partir au plus vite. J'ai bien le plus important sur moi, ma pierre, mais malchance ! Mon argent se trouve chez Naoma, et c'est un risque que de se rendre de nouveau là-bas. Pourtant j'aurais suffisamment pour m'acheter un billet d'avion pour la France. Ou plus raisonnablement de quoi me cacher encore quelque temps dans une autre ville avant de pouvoir trouver les faux papiers indispensables à mon retour discret. Je marche dans la rue plein d'interrogations. Ma chance pourrait être de réaliser justement des faux papiers avec cet argent et d'accumuler par la suite de quoi acheter un billet d'avion. Toutefois leur confection n'est sûrement pas immédiate, mais je pourrais sans nul doute me cacher encore quelques jours dans une banlieue de Melbourne avant d'être de nouveau retrouvé. Cela d'autant plus que Matthias White est la seule personne à même de m'aider et que j'aurais sans doute beaucoup de mal à trouver un remplaçant. D'autant qu'avec mon portrait qui circule, moins je me montre, mieux je me porterai.
Pour récupérer mon argent, je peux attendre le lendemain de voir Naoma à la boulangerie, ou tenter de la retrouver ce soir. Mon impatience me convainc que le plus vite sera sans doute le mieux et je décide de retourner discrètement chez elle. Cela pourra me donner par la suite l'opportunité d'aller directement à la rencontre de Matthias White. Je passerai ensuite par l'auberge pour récupérer mes quelques affaires, plier bagages et quitter Melbourne pour une ville environnante. Je reviendrai plus tard chercher mes faux papiers et partirai alors vraiment de la région pour je ne sais quelle ville loin d'ici. Mon planning me satisfait et je décide de le mettre en action.
Je me suis un peu perdu en courant à l'aveuglette, et je dois retrouver un plan des bus pour me situer et retourner vers l'appartement. Il y a encore du monde dans les rues et il fait très jour, ce qui me rend plus discret et anonyme, tout du moins je l'espère. Tout semble sans danger ; l'approche de l'immeuble est calme et personne aux alentours n'a d'apparence suspecte. Il est vingt et une heure passées quand je sonne à la porte de Naoma, désormais vraiment en retard.
- Franck ! Enfin François, enfin non Franck ! Mais où étais-tu donc ? Cela fait plus d'une heure que je t'attends ! En plus je ne savais que faire, n'ayant aucun moyen de te joindre ! Tout va...
Je la coupe en rentrant et referme la porte derrière moi. Nous sommes directement dans la pièce principale et six personnes sont déjà attablées. Je dis rapidement bonsoir et j'entraîne Naoma dans la cuisine.
- Non tout va mal. J'ai été pris en chasse par deux hommes qui avaient une photo de moi. Je suis de toute évidence recherché, il faut que je parte au plus vite. Pourrais-tu me redonner mon argent. Je pense que je vais quitter la ville dès ce soir.
- Mon Dieu ! Si vite ! Mais ne devrais-tu pas aller voir la police, ou quelque chose ?
- Je ne suis pas plus en sécurité auprès de la police que du Pentagone ou autre palais du gouvernement. Ceux qui me recherchent sont puissants et partout. Ce n'est que seul que je peux espérer trouver une échappatoire.
Je la suis par la suite dans sa chambre, pour récupérer l'enveloppe avec mon argent, près de cinq mille dollars. Naoma est très embêtée.
- Mais, que pourrais-je faire ? Je ne peux pas t'aider ? Je ne vais plus te voir ? Et Martin ?
- Tu ne me reverras sûrement pas d'un petit bout de temps, mais je ne t'oublie pas pour autant, panique pas. Une fois tout cela terminé, je repasserai vous voir, Martin et toi, et tous ceux qui m'ont aidé, d'ailleurs. Explique à Martin, tu peux lui raconter mon histoire en gage de remerciement. Tu m'excuseras de ne pas tenir ma promesse et de le quitter avant qu'il ne maîtrise la confection du pain au levain, mais je suis un peu pressé par les événements, pour le coup...
- Oui, je lui raconterai. Je suis tellement surprise que tout change si vite. Je croyais pouvoir passer encore beaucoup de temps avec toi, je m'imaginais au moins encore deux ou trois mois, et voilà que tu pars avant même que nous ne nous soyons vraiment connus... Je suis triste et inquiète de te savoir repartir. Mais je ne sais pas trop quoi faire. Si tu veux je peux te donner un peu d'argent en plus, mais il faut que j'aille à un distributeur pour le faire, Martin aussi serait sûrement prêt à te donner un coup de main.
Je suis naturellement gêné et tenté de refuser, toutefois cela pourrait tellement arranger les choses que je parte le plus tôt possible d'ici. Si vraiment je peux avoir mes faux papiers sous quelques jours, alors de retour en France je serai en mesure de les dédommager rapidement, en moins d'une semaine ils auraient remboursement de leur prêt.
- Ça me gêne énormément, Naoma, mais d'un autre côté ce serait tellement pratique pour moi de pouvoir partir au plus vite. Je n'aurais pas encore à courir pendant plusieurs semaines à la recherche d'argent pour mon billet. Je ne veux en rien que cela soit un gage pour vous, mais si toi et Martin pouviez effectivement me prêter de quoi acheter mon billet, je pense que je pourrai vous rembourser très rapidement une fois en France.
- Écoute, je pourrai dès demain avoir quatre mille dollars à la boulangerie, et demanderai à Martin de compléter, combien te faut-il ?
- J'avais compté qu'il me fallait au total dix mille dollars, quatre mille pour les faux papiers, et six mille pour le billet, mais je pourrai peut-être négocier. Toujours est-il que j'ai pour l'instant cinq mille dollars par moi-même, avec lesquels j'espère me payer mes faux papiers. Auquel cas à vous deux entre cinq et six mille dollars me permettraient d'acheter mon billet d'avion.
- Je ne pense pas que Martin rechigne à t'aider en rajoutant deux mille dollars. De plus avec la hausse de fréquentation grâce à toi, il a dû largement gagner plus. Écoute, je peux même demain aller acheter un billet pour Paris, et tu n'auras qu'à passer le prendre à la boulangerie.
- Non je préfère venir prendre l'argent directement, suivant comment cela se passe je ne pourrai peut-être pas passer, et alors tu seras bien embêtée avec un billet pour la France. Mais si vous pouvez réellement me prêter suffisamment, ce serait vraiment me sauver de pas mal de galères. Bon mais je ne dois pas traîner maintenant.
- Oui, vas-y.
Naoma me raccompagne à la porte. Je lui demande de m'excuser pour ses invités et la prends dans mes bras en espérant la revoir le lendemain.
Mais cela se présente au plus mal dès ma sortie de l'immeuble. Deux hommes que j'identifie comme mes précédents poursuivants me sautent dessus. Ils ont dû à raison penser que je reviendrais peut-être dans le coin et se sont postés quelque part dans la rue pour observer. M'ayant vu entrer dans l'immeuble, ils n'ont eu qu'à attendre que j'en ressorte. Le premier m'a attrapé au cou par derrière pour m'étrangler, tandis que le second tente de me saisir les jambes. Je réagis sur le champ, le premier reçoit un premier coup de coude dans les côtes, et le deuxième un coup de genou dans les dents. Ce dernier recule de quelques pas, et j'en profite pour marteler le premier de plusieurs nouveaux coups de coude. Il relâche progressivement sa prise. Restes de cours de ju-jitsu, il passe par-dessus mon épaule et tombe brutalement sur le dos dans les escaliers devant l'immeuble. Le second s'élance alors vers moi mais j'ai le temps de basculer et de le faire lui aussi voler par-dessus moi, en roulant en arrière et le projetant avec ma jambe, le pied contre son ventre. Des personnes commencent à s'attrouper autour et je réalise que je devrais partir au plus vite avant d'avoir affaire à la police. Le premier homme a l'air assommé, mais le second est sur le point de se relever. Je lui en fais passer l'envie et surtout les moyens en sautant de tout mon poids sur sa cheville gauche. Un gros crac se fait entendre ainsi qu'un cri de douleur.
Les deux hommes étant, j'imagine, hors d'état de nuire, je pars en courant pour m'éloigner du quartier et chercher un bus qui me ramène vers le centre. Cette bagarre a été un peu facile, et je suis bien étonné de m'en être tiré à si bon compte. Pas de bleus, pas de blessures, décidément soit ces voyous n'étaient que de pacotille, bien loin de la trempe des gros durs que j'ai connus au Mexique et à Sydney, soit l'activité de boulanger a un effet bénéfique sur l'autodéfense ! Je pense plus logiquement à l'effet de surprise. Ils devaient être sûrs d'eux et pas prêts à en découdre, et en réagissant vite et bien, ils n'ont rien pu faire. Satisfait de moi je cours pendant un kilomètre ou deux avant de tomber sur un bus retournant en centre ville, d'où je pourrai par la suite emprunter le tramway qui dessert Richmond.
Il est tard, j'ai un peu peur de ne plus trouver ce Matthias, d'autant que je crains le pire vu sa paranoïa apparente. Si le chemin pour le retrouver ressemble à la même piste au trésor que ma précédente visite, la nuit sera longue. Je me rends directement au bar où j'avais rencontré la personne qui m'avait dirigé alors jusqu'à lui. Je ne la trouve pas. Mais de nombreuses autres personnes sont sur place et je m'apprête à demander à l'une d'elles quand soudain un des hommes, qui était aussi présent lors de ma visite, m'interpelle et se dirige vers moi. Étonnamment j'ai l'impression qu'il me considère comme son ami, plaisante et demande de mes nouvelles. Je suis surpris qu'il se rappelle même de moi et je suspecte qu'il a eu lui aussi écho de ma photo et de l'éventuelle prime associée. Je reste sur mes gardes et me contente de lui demander Matthias White. Il semble au courant que je venais pour cela et passe un coup de fil. Quelques minutes plus tard un autre homme arrive et échange quelques paroles avec lui. Il se propose de me conduire à lui. J'accepte et le suis en restant attentif. Sur le trajet je suis partagé entre partir tout de suite et laisser tomber l'affaire ou tenter tout de même le tout pour le tout.
L'homme, un grand noir à l'allure pas très avenante, me conduit sur un chemin différent, semble-t-il, que la première fois. Je le lui fais remarquer, il répond que Matthias ne rencontre jamais la même personne au même endroit. Je trouve cela moyennement crédible et étrange, mais qu'importe, soit je pars soit je reste, mais je ne peux le faire à moitié, et en restant je suis voué à lui faire confiance. Après quelques rues, nous pénétrons à l'intérieur d'un immeuble pour y descendre dans une salle au sous-sol. Nous passons tout d'abord une salle de discothèque, ou de bar dansant. Quelques personnes sont assises là et sirotent un verre. Une ambiance de soirée débutante s'échappe de la musique légère qui se fait entendre et de quelques lumières rouges ou bleues qui clignotent. Après un couloir l'homme me demande de patienter quelques minutes. Il entre dans un pièce et en ressort trente secondes après, m'invitant à le suivre.
La petite pièce est un bureau simple, avec deux fauteuils sur ma gauche, quelques chaises, une table avec de nombreux documents éparpillés dessus et deux placards en métal à ma droite. Un homme est assis derrière la table, petit, de toute évidence plus que moi, habillé simplement. Je me retourne brusquement au bruit de la clé dans la serrure. Le grand noir a fermé la porte à clé et a mis la clé dans sa poche. J'ai un regard de panique. Je demande des explications.
- Qu'est ce que cela signifie ?
Il ne me répond qu'en ignorant ma question.
- Voilà donc le fameux Ylraw ! C'est bien vous, cela ?
Il se retourne et me présente à ce moment le même papier que celui des deux hommes avec ma photo imprimée dessus. C'est un guet-apens ! Je m'élance vers le grand noir pour forcer le passage. Il est surpris, tente de m'arrêter en tendant les bras mais ne pare pas un violent coup de tibia dans sa cuisse. Il se plie sous la douleur et son visage se place au niveau idéal pour que lui décoche un coup du tranchant de la main dans la gorge. Il s'écroule mais alors Matthias White intervient.
- Du calme, monsieur François Aulleri. Votre tête est mise à prix mort ou vif, et je n'hésiterai pas à tirer au moindre nouveau geste d'agressivité de votre part.
Je me retourne. Il est toujours assis et pointe sur moi un pistolet. Je me calme et m'éloigne du grand noir. Celui-ci se relève, se dirige vers moi et se venge par un puissant coup de poing dans mon ventre. Ma blessure aux abdominaux se réveille et m'arrache un cri de douleur, je tombe au sol.
- Du calme, laisse-le.
Le grand noir se recule, Matthias poursuit.
- Les personnes qui vous recherchent offraient cinquante mille dollars américains pour votre carcasse. Rien que le fait que deux personnes vous aient aperçu en début de soirée à Melbourne a fait monter le prix à quatre-vingts mille dollars. Ce que j'aimerais savoir, c'est pourquoi elles vous veulent tellement. Pour moi vous n'êtes rien et ne valez même pas le temps que je suis en train de passer avec vous. À mon avis s'ils sont prêts à donner d'entrée de jeu cette somme, c'est qu'ils sont très pressés et disposés à mettre beaucoup plus. Vous comprendrez très bien que si je connais la raison, je saurai d'autant mieux faire monter les enchères. Contrairement à eux j'ai tout mon temps, et ne serais pas contre deux cent, trois cent mille dollars ou même plus dans ma poche.
- Dans notre poche.
Le grand noir précise, voulant lui aussi sa part du gâteau. Quatre-vingts mille dollars. Moi qui galère pour dix mille malheureux dollars australiens !
- Oui, dans notre poche Erik.
Il s'adresse de nouveau à moi, énervé par l'intervention d'Erik.
- Mais dans un premier temps, je serais bien sûr disposé à vous laisser repartir, contre, disons, deux cent mille dollars. Dans l'hypothèse où vous possédez cette somme.
- Je ne l'ai pas, tout ce que j'ai c'est cinq malheureux mille dollars avec lesquels j'aurais voulu que vous me fassiez des faux papiers.
- C'est bien ce que je pensais. Dans ce cas je sais que je n'ai pas vraiment les moyens de négocier avec vous, comme vous êtes justement l'objet du négoce. Mais je peux vous rendre votre détention plus agréable si vous m'aidez à faire monter les enchères. Dans le cas contraire il faudra que je fasse appel à des amis pour vous faire parler, et ce ne sera agréable ni pour vous, bien sûr, mais ni pour moi qui devrais partager avec eux aussi la somme du marché, car tout le monde du milieu a votre photo et est au courant de la rançon, désormais.
Bon sang dans quelle misère me voilà encore ! J'aurais tellement dû partir directement de chez Naoma. Mais comment m'en sortir désormais ? Le mieux serait de rattraper toutes mes bétises, en essayant d'être fin, pour remonter le niveau.
- Ne vous inquiétez pas je vous enlèverai cette épine du pied et suis prêt à vous dire tout ce que je sais.
Il sourit.
- Mais ne vous faites pas d'illusions, les personnes qui me recherchent vous tueront vous aussi. Ils tuent toutes les personnes à qui je raconte ce que je sais.
Il pâlit. Puis sourit. Il se lève. Il est peureux.
- Ne vous inquiétez pas, je suis prudent et discret, et cela fait bien des années que moi aussi ma tête est mise à prix, mais contrairement à vous ils n'ont aucune photo à mettre sur mon nom. De plus je suis apprécié pour mon bon travail dans la mafia locale, ils me protégeront.
- À votre aise, mais ces personnes sont bien plus puissantes que vous semblez le croire, ces personnes sont autant présentes au Pentagone que dans le gouvernement australien, mexicain et sûrement bien d'autres. Je vous parie ma mise à prix que tout ce que vous aurez comme récompense dans cet échange, ce sont des petits bouts de métal lancés à grande vitesse.
- Si vous tentez de me décourager, c'est peine perdue, je ferai cet échange.
- Tu veux dire que c'est moi qui le ferai, comme d'habitude.
- Euh, bien sûr Erik, je ne peux pas me montrer, tu le sais bien.
La situation est dramatique, mais pourtant je ne suis pas désemparé, presque envieux de prouver à ce Matthias qu'il a tort. De plus ce grand noir ne me paraît pas trop bête et je pourrais sans doute lui faire entendre raison. Mais il faut que j'accélère les choses, s'ils savent que je suis à Melbourne, plus j'attends, plus la situation est dangereuse.
- Si vous avez quelque chose à manger je veux bien vous raconter tout maintenant.
- Ah ? Euh très bien, tu veux bien aller nous chercher de quoi dîner, Erik ?
Erik sort. Matthias me demande de commencer. Je lui réponds que j'attends Erik. Je me suis assis dans l'un des fauteuils. Ils ne sont ni l'un ni l'autre très en état, mais ce sera toujours mieux que les chaises. Matthias est très énervé de ma réponse, mais je sais très bien qu'il ne peut rien faire car Erik me donnera raison. Il bouillonne en attendant Erik, et le réprimande pour la durée de son absence dès son retour.
La situation ne m'a pas coupé l'appétit et je mange avidement en me lançant dans mon histoire. Je n'ai rien à cacher, cependant il faut qu'ils me croient, et je tente de limiter les passages les plus invraisemblables. Mon but est de les convaincre que j'ai mis à jour une vaste organisation occulte ayant la main-mise sur le pouvoir établi. Les événements comme les deux grillés dans le fourgon, ou cette fille qui arrive par magie, sont mis de côté. Mais force est de constater que je ne sais pas tellement de choses. Toujours est-il que je ponctue mon récit de remarques sur les points qu'ils devraient mettre en avant pour faire monter les enchères. Je m'évertue toutefois à préciser que je ne comprends pas vraiment les tenants et les aboutissants et que je serais bien incapable de dire exactement ce qu'ils me veulent. Matthias me tient toujours en joue avec son arme, et reste perplexe sur le fait que je n'en sache pas plus. Mais mon argumentation se poursuit et je le convaincs d'appeler en donnant quelques détails susceptibles de faire monter la mise.
Matthias s'exécute. Nous quittons la pièce pour en rejoindre une disposant d'un téléphone. J'espère que cela marchera et me permettra d'atteindre mes deux objectifs, tout d'abord qu'Erik et lui me fassent plus confiance, et deuxièmement que l'organisation les repère et intervienne sur le champ en localisant l'appel. Je suis persuadé qu'il n'y a en réalité aucune prime, et qu'en s'en apercevant, Matthias et Erik passeront de mon côté. Je souffle à Matthias de parler de la salle secrète sous le Pentagone, tout comme celle de Sydney, du groupe de révolutionnaires mexicains assassinés, de David, de Samuel. Matthias est moins bête que je n'aurais cru et amène habilement les choses, sous-entendant que cela peut sans doute se vendre à la presse à bon prix. Mais la conversation est rapide, confirmant que ses interlocuteurs se moquent de la négociation. Quinze minutes plus tard Matthias raccroche le sourire aux lèvres. Quatre cent cinquante mille dollars, voilà ta nouvelle côte ! S'écrie-t-il.
Je tente sans succès d'utiliser cette négociation éclair comme preuve que cette prime est un attrape-nigauds. Matthias ne veut rien entendre et détaille la procédure d'échange. Je l'avais partiellement comprise pendant la communication, mais l'échange aura lieu le lendemain matin même. Erik, comme il l'avait laissé entendre, se chargera de l'exécuter. De manière à éviter tant que faire se peut les débordements, je resterai enfermé dans un endroit secret. Erik ira chercher l'argent, puis eux enverront quelqu'un me trouver. Quand ils auront mis la main sur moi, Erik pourra partir. C'est un peu plus complexe qu'un échange tel que je l'imaginais, et n'arrange pas mes affaires. L'échange se fera le lendemain matin à l'aurore, à 5 heures du matin dans une rue discrète.
Mon espoir que l'organisation intervienne dès à présent est réduit à néant quand je comprends que je ne passerai pas la nuit ici. Erik a peur que la contrepartie ne soit en mesure de localiser l'appel et d'intervenir et convainc Matthias de quitter les lieux. Je regrette alors d'avoir aussi lourdement insisté sur les moyens dont dispose l'organisation. Je n'ai malheureusement pas la chance de discuter avec lui pendant le trajet, le parcourant dans le coffre de la voiture, mais j'aurai au moins la satisfaction de découvrir rapidement l'endroit secret où je resterai caché. Nous ne devons rouler qu'une vingtaine de minutes. Dès la sortie du coffre, je tente de négocier avec Erik, le prévenant que cette récompense n'est que chimère et que c'est le paradis qu'il aura au mieux le lendemain matin. Il m'assure qu'il sera prudent et armé, et à même de juger par lui-même. Il me menotte à la sortie de la voiture et me conduit vers une cave où il m'attache à une conduite. Je le supplie de ne pas me laisser les menottes et de simplement fermer la porte, mais celle-ci n'étant pas très solide d'aspect, il sait comme moi que je la fracturerai en peu de temps. Ce n'est pas tant m'échapper que je voudrais, mais plus avoir une chance quand ils viendront me récupérer. Attaché ainsi je mourrai sans doute criblé de balles à l'endroit même où Erik me laissera.
Impossible de le faire changer d'avis, et c'est dans une position des plus inconfortable que je passe le reste de la nuit, après quelques infructueux essais pour arracher cette conduite, ou me défaire des menottes. Il devait être près de minuit quand je suis arrivé ici, et près d'une heure ou deux à présent. Ah quelle misère encore et toujours ! Comment vais-je donc ressortir cette fois-ci ? Avec une balle dans le bras ou dans la jambe, ou vraiment mort ? Qui me sauvera, encore cette fille ? Depuis que je n'ai plus l'émetteur elle ne doit plus savoir où je suis, nul besoin que je compte sur elle... Et de plus qui viendra ? Un du clan des molosses que j'ai rencontré à l'hôpital et à Sydney, ou les exécutants de ceux m'ayant fait prisonnier ? À moins que ce ne soient les tueurs qui ont tendu l'embuscade au Mexique ? Diablerie ! Je ne sais même pas qui est du côté de qui et quelles sont mes chances. C'est tourmenté et épuisé que je m'endors enfin, sans doute vers les 2 ou 3 heures du matin, alors qu'il ne m'en reste que deux ou trois avant d'être fixé sur mon sort.
Mais je dors bien plus que cela. Je me réveille de moi-même. Je n'ai pas de montre, et la cave étant en sous-sol sans fenêtre, je ne peux me rendre compte de la lumière du jour. J'ai le sentiment d'avoir dormi cinq ou six heures. 8 ou 9 heures du matin, par conséquent, pas moins, et personne encore n'est venu me chercher. Erik aurait-il fui ? Se serait-il rendu compte de la supercherie et aurait-il laissé tomber ? C'est d'autant plus frustrant que d'être dans l'ignorance et la peur de mourir de faim et d'abandon plutôt qu'assassiné. Que vais-je donc faire si personne ne vient ? Cette fichue conduite est solide, je n'ai aucune chance de m'en défaire. Dans l'obscurité presque complète de plus que puis-je espérer ? Crier à l'aide ? Mais je dois me trouver dans un endroit désert. Qu'importe, je m'écrie à plusieurs reprises et écoute attentivement une éventuelle réponse. Rien. Une heure, peut-être deux, passent. Je commence à perdre patience et m'énerve un peu sur cette conduite. Qui sait, avec beaucoup d'efforts je serai après tout en mesure de la briser.
Un bruit, quelqu'un. Je coupe ma respiration et tente de discerner des bruits de pas autres que les battements de mon coeur. Une personne s'approche. Ami ou ennemi ? Que faire ? J'attends. Elle avance doucement. Elle s'arrête devant la porte et l'ouvre. J'ai très peur et me prépare à recevoir un coup de feu. Je me plaque contre le mur pour n'être distingué qu'au dernier moment. J'ai un noeud dans le ventre et le coeur à cent à l'heure.
Erik, c'est Erik ! Je l'entraperçois à la lumière du couloir. Je souffle. Il se dirige vers moi et me détache. Il semble blessé.
- Suis-moi et ne fais pas le malin, tu ne le vois peut-être pas mais j'ai une arme pointée sur toi et pas plus que ceux qui te cherchent je n'hésiterais pas à m'en servir.
Une fois détaché il me fait passer devant lui. Il fait sombre mais il semble être blessé. Je lui demande ce qu'il s'est passé.
- Tu avais raison, ils n'avaient pas l'argent. Mais ils ne t'ont pas toi non plus et ils devront payer !
- Ils t'ont laissé partir ?
- J'ai réussi à leur fausser compagnie plutôt !
J'ai soudain un doute, et s'ils lui avaient inséré un émetteur ? Je lui demande s'il a senti comme une piqûre, comme un éclat alors qu'ils lui tiraient dessus.
- Oui en partant ils m'ont tiré dessus et m'ont manqué, j'ai senti quelque chose comme une piqûre au mollet, pourtant.
- Merde ! Par ce moyen ils insèrent des émetteurs. Cela signifie qu'ils savent où tu te trouves. Nous ne devons pas traîner, ils seront là d'une minute à l'autre, peut-être même déjà dehors à t'attendre. Je vais t'aider à marcher, viens !
Je me retourne et m'approche de lui pour l'aider.
- Ne t'approche pas, je n'en crois pas un mot, c'est encore un de tes pièges ! Tu crois que je n'ai pas vu ton manège avec Matthias et moi, pour tenter de nous convaincre !
- Mais bordel t'es bouché ou quoi ? La façon dont ils t'ont amoché cela ne te suffit pas ? Tu veux encore quoi comme preuve ? Tu penses vraiment qu'il vont te filer tes quatre cent cinquante mille dollars ! Mais tu hallucines, redescends de ton nuage, s'ils les filent à quelqu'un c'est aux tueurs qu'ils vont lancer à nos trousses ! Tu n'auras JAMAIS cet argent, pense à sauver ta peau, plutôt !
À ce moment là, alors que nous sortons du couloir qui donne sur les caves où j'étais retenu, plusieurs hommes arrivent dans le parking souterrain où nous nous trouvons. Et avant même que nous ne réagissions, ils ouvrent le feu sur nous.
- Merde ils sont déjà là, viens !
J'entraîne Erik et nous courons à toute allure dans la direction opposée. Erik n'est pas, comme je l'avais cru, blessé aux jambes. Je pense qu'ils l'ont juste frappé pour le faire parler.
- Est-ce qu'il y a une autre sortie ?
- Oui derrière, suis-moi.
Il accélère la cadence et nous tentons de nous protéger en nous baissant et laissant des voitures entre nous et nos poursuivants. Le parking n'est pas très grand et nous sommes rapidement à l'autre extrémité. Erik se retourne et fait feu pour nous donner le temps de rejoindre la porte de sortie qui est à découvert. Les hommes sont surpris que nous soyons armés et se réfugient derrière des voitures. L'un d'eux semble avoir été touché par Erik. J'en ai compté quatre. Nous profitons de leur surprise pour nous lancer vers la porte. Ils font feu. L'ouverture de la porte nous porte malchance. Elle est bloquée. Après une première tentative je tire Erik au sol pour éviter une rafale de balles. Il répond à son tour en tirant. Je lui crie de les occuper alors que je me charge d'ouvrir la porte. Je donne plusieurs violents coups de pied. La serrure fatigue mais ne cède pas. Un dernier essai je prends mon élan et m'élance de toutes mes forces en criant vers la porte. Elles s'ouvre. À ce moment je suis touché au bras droit. Je m'écroule de l'autre côté, la porte défoncée, le bras en sang. Je me retourne. Erik se lance mais est touché à la jambe. Il tombe au sol. Je retourne le chercher, je prends son arme au passage et tire plusieurs coups dans leur direction. Erik se relève avec mon aide et nous sortons. Je lui redonne son pistolet.
Erik tire encore deux coups dans leur direction et nous fuyons à l'extérieur. Nous montons un escalier et une autre porte donne sur la rue. Le grand jour m'éblouit. La rue est calme. Erik boite, la peur me fait oublier ma blessure. Il court vers une voiture qui passe, interpelle le conducteur et le menace de son arme. La voiture s'arrête. Je ne suis pas très fervent de la méthode mais dans la panique je ne sais que faire d'autre et monte avec Erik. D'autant que les hommes à nos trousses sortent à ce moment là. Il nous tirent dessus alors que nous partons en trombe. Les vitres arrières sont brisées par des balles. La carrosserie résonne sous les impacts. Erik prend la première rue à droite pour quitter leur champ de vision. Nous roulons à vive allure, je lui fais remarquer :
- Nous devrions ralentir, ce n'est pas le moment de se faire arrêter par la police.
- Tu as raison. Tu es blessé ?
- Au bras droit, au niveau de l'avant bras. La balle n'est pas restée mais elle a fait pas mal de dégât.
Je dis cela alors que j'arrache une partie de mes habits pour me faire un pansement.
- Et toi ta jambe ? C'est la gauche, c'est cela ?
- Oui, bien amochée je pense, mais je peux encore conduire.
- Il faut que nous trouvions un moyen de te retirer cet émetteur, sans ça ils nous retrouveront toujours.
- C'est de la foutaise cet émetteur, je n'en crois pas un mot. Et puis pourquoi nous, même si c'était vrai, tu n'en as pas toi, d'émetteur, pourquoi ne te barres-tu pas de ton côté ? Tu m'as sorti du parking, tu aurais pu me laisser en pâture aux autres. En contrepartie je me dois de te laisser partir.
Erik a raison. Dans l'action je m'étais lié à lui comme si nous faisions équipe. Mais qui est-il si ce n'est la personne qui m'a mis dans cette pagaille ? Après tout que lui devais-je ? Quelle raison me poussait à croire que nous étions alliés ? M'inspirait-il confiance ? Pensais-je avoir plus de chance de m'en sortir avec lui ? Il est vrai que je le trouvais plus digne de confiance que Matthias, tout en étant sûrement plus malin. Certes il était dans le camp des méchants. Mais de quel méchant parlons-nous ? Et que penser du bien et du mal ? N'était-ce pas des policiers qui m'avaient poursuivi à Sydney ? Et cette organisation, présente semble-t-il dans toutes les arcanes du pouvoir, où est la place des justes dans tout cela ? Non, trop peu d'amis ou d'aides ont croisé ma route, et je ressentais qu'Erik pouvait m'aider.
- Bon alors je te dépose où ?
Ne répondant pas à sa précédente remarque, Erik avait pris pour acquis que j'acceptais sa description des choses.
- Tu ne me déposes nulle part, pas pour l'instant tout du moins. Dans un premier temps nous allons tenter de te virer l'émetteur et de soigner ta blessure, et après tu pourras faire ta vie. Et me fais pas chier avec pourquoi je fais cela. C'est comme ça c'est tout.
- OK. On va aller dans une planque à moi pas loin d'ici. C'est l'appart d'une copine j'ai les clés elle est en vacances, on pourra jeter un oeil à nos blessures, et ensuite... Ensuite j'en sais rien.
- Tu vas retourner voir Matthias ?
- Non, Matthias est un con, cela fait longtemps que je voulais me barrer. Je pensais que ces quatre cent cinquante mille dollars était l'occasion rêvée, mais bon, s'il n'y a pas d'argent, je ferai sans.
- Il ne va pas croire que tu t'es quand même barré avec le blé, tu ne devrais pas lui dire que tout a foiré pour qu'il te laisse tranquille ?
- C'est vrai tu as peut-être raison, enfin je verrai.
- Et tu vas faire quoi après seul ?
- J'en sais rien, mais cette vie me fait chier, j'ai envie d'autre chose, plus grand, plus je ne sais pas quoi. Et toi ?
- Je vais tenter de retourner à la boulangerie voir Martin et quand même essayer de prendre l'avion pour retourner en France. De là-bas, j'essaierai de prendre contact avec des journalistes pour me faire connaître et me protéger des personnes qui me poursuivent. Mais cela reste très flou et je ne sais vraiment pas où va me mener cette histoire. Ces trois dernières semaines je pensais m'être tiré d'affaire, mais depuis hier soir tout a rebasculé.
- L'histoire que tu nous as racontée hier soir était vraie ?
- Oui, tout était vrai. J'ai un peu insisté sur le fait qu'ils sont très puissants, et enlevé quelques parties difficilement crédibles, mais je n'ai rien inventé.
Nous roulons encore une dizaine de minutes, en direction du centre ville. Erik me pose plusieurs questions pour éclaircir mon histoire. Il ne m'avait pas vraiment ni cru ni écouté la veille et ne voulait alors que récupérer l'argent pour enfin pouvoir quitter cette ville et cette vie. Mais alors que nous nous apprêtons à nous garer, Erik fait brutalement demi-tour sur la chaussée et repart dans l'autre sens.
- Tu les as vus ?
- Oui j'ai reconnu leur voiture en face, accroche-toi !
Je n'ai même pas le temps de me retourner pour vérifier que déjà des balles touchent la voiture.
- File-moi ton flingue !
Je prends le pistolet d'Erik. La voiture est soumise à une véritable fusillade, une balle touche Erik à l'épaule et alors que je tente de viser je suis moi-même touché de nouveau au bras droit. Je me retourne sur la douleur et je n'ai pas le temps de même tirer un seul coup de feu. La voiture est soudain violemment secouée, sans doute touchée dans l'un des pneus. Erik perd le contrôle et nous glissons et finissons notre course contre le trottoir. Erik reprend son arme, vise et tire deux coups. Deux coups dans le mille. Le conducteur de la voiture et le passager qui nous tirait dessus sont atteints. Nous quittons la voiture et fuyons rapidement en courant. La voiture de nos poursuivant continue sa route et fait un spectaculaire retournement en percutant le trottoir puis notre voiture. Nous ne vérifions pas l'état des passagers et nous engageons dans une rue connexe à la recherche d'une cachette. Cependant, si ces hommes étaient quatre, avec celui touché par Erik dans le parking plus les deux à l'instant, il ne doit rester qu'une personne en état ce qui limite considérablement leur capacité d'action. Et pour couronner le tout leur voiture a fait plusieurs tonneaux et sans doute fini de les mettre hors d'état de nuire. Erik boite et je perds du sang de mon bras.
Sont-ils tous morts dans l'accident ? Je crois qu'aussi triste que cela puisse être je l'espère un peu. Erik a du mal à marcher, nous devons nous soigner rapidement. Nous parcourons toute la rue, il y a désormais de nombreuses personnes. Si nous restons ainsi il ne faudra pas dix minutes avant que la police ne nous trouve. Mais coup du sort en arrivant dans la rue suivante, je reconnais l'endroit. Nous ne sommes pas loin du centre et à quelques pâtés de maisons de la boulangerie de Martin. Je presse Erik et nous courons, pour ainsi dire, aussi vite que nous le pouvons.
Nous rentrons tous deux dans la boulangerie, en me voyant Naoma accourt à ma rencontre et crie à Martin de venir. Très surpris ne me voir dans cet état-là, ils nous attirent dans l'arrière-boutique. Il somme Naoma de finir de servir les clients présents puis de fermer la boulangerie et le rejoindre. Martin me parle en français.
- Mais que t'est-il arrivé ? On t'a tiré dessus, et qui est l'homme avec toi ? Naoma m'a dit que tu devais passer aujourd'hui avec des faux papiers et repartir en France, qu-est-ce qu'il s'est mal passé ? Enlevez vos habits je vais soigner vos plaies ! J'appelle une ambulance !
Il parle vite et fait plusieurs choses en même temps, sûrement encore plus paniqué que nous le sommes nous-mêmes.
- Martin... Martin ! Calme-toi. N'appelle surtout pas une ambulance, c'est le meilleur moyen de nous faire prendre de nouveau. Le coup des faux papiers était un guet-apens. Je me suis fait avoir et désormais des hommes sont à nos trousses. Erik était contre moi au début et... Naoma t'a expliqué pour les hommes hier soir ?
- Oui, oui, elle m'a raconté cela et tout le reste de l'histoire.
- Bien. Donc je suis recherché dans les milieux louches, mort ou vif, et il y a une récompense promise. Bien sûr c'est bidon et dès qu'Erik est allé dire qu'il m'avait trouvé, il a compris qu'il n'y aura aucune autre récompense que du calibre 12, ou 13, enfin tu m'as compris. Désormais il est de mon côté et m'a aidé à m'enfuir. Il nous faut simplement de quoi nous soigner puis quitter la ville. Des hommes sont à nos trousses et ils peuvent arriver d'une minute à l'autre. J'ai peur qu'ils aient mis un émetteur sur Erik et qu'ils ne nous retrouvent rapidement.
- Si tu veux je peux vous emmener chez moi. Je suis en dehors de la ville ils mettront peut-être plus de temps pour remonter jusqu'à vous. Vous avez de la chance aujourd'hui j'ai ma voiture pas loin d'ici, je ne viens pas en bus le dimanche. Une fois chez moi j'irai dans une pharmacie chercher de quoi vous soigner. J'ai déjà quelques affaires pour les premiers secours mais bien sûr pas de quoi soigner des blessures par balles.
- OK ne traînons pas, nous pouvons partir tout de suite ?
- Oui pas de problème.
À ce moment Naoma arrive. J'en profite pour traduire ma conversation avec Martin à Erik et mettre Naoma au courant. Nous jetons rapidement un oeil à nos blessures pour les nettoyer et appliquer des compresses. La blessure à la jambe d'Erik semble sévère, tout comme celle à mon bras droit. Ces quelques instants de calme favorisent la diminution de sécrétion d'adrénaline et la douleur se fait tenace et difficile à supporter.
Martin part chercher sa voiture, et nous récupère quelques minutes plus tard devant la boulangerie. Naoma vient avec nous et nous partons tous les quatre pour la maison de Martin. Il habite un pavillon à une vingtaine de minutes, quand le trafic est fluide, du centre de Melbourne. Il nous explique que nous avons de la chance car sa compagne n'est pas présente aujourd'hui, et qu'elle aurait sans doute appelé la police sur-le-champ dans le cas contraire.
Cela commence à être dur pour Erik et moi, et nous sombrons petit à petit dans une somnolence dangereuse. Je récupère ma pierre dans ma poche et retrouve le sentiment agréable de sentir sa chaleur en moi. Nous arrivons et la marche jusqu'à la maison est très difficile. C'est une maison de taille moyenne avec quelques mètres-carrés de jardin. Le quartier a l'air agréable. Mais je ne fais pas plus attention que cela, assez peu enclin à faire du tourisme à ce moment précis.
Martin nous installe dans la chambre d'ami à l'étage qui lui sert aussi de bureau. Naoma et lui nous aident à nous déshabiller. Il indique à Naoma où trouver de quoi débuter à nous soigner en attendant qu'il revienne de la pharmacie. Il nous prévient cependant que cela pourra être long, étant dimanche il ne trouvera sûrement pas une pharmacie ouverte rapidement et devra peut-être se rendre à l'hôpital.
Nous sommes désormais tous les deux presque nus étendus sur le lit, et Naoma panse et nettoie tant bien que mal nos blessures. Le plus inquiétant est la blessure d'Erik à sa jambe. La balle semble toujours à l'intérieur, nous allons devoir la retirer. Sa blessure à l'épaule est moins préoccupante, la balle n'ayant fait que l'effleurer. Mais sans morphine l'opération risque d'être périlleuse. De plus nous ne savons pas combien de temps il nous faudra attendre Martin. Erik insiste pour que nous tentions de la lui enlever tout de suite. Quoi qu'il en soit la morphine ne se trouve plus en pharmacie et je doute que l'hôpital accepte de lui en fournir. Quant à mon épaule et mon avant-bras, les balle ont traversé de part en part, mais seul les muscle semblent touchés. Après être pansé, je demande à Naoma de faire le tour de la maison pour trouver des ustensiles pour faciliter le retrait de la balle. Pendant ce temps je vais tout d'abord chercher de l'eau pour moi et Erik, nous avons perdu une quantité non négligeable de sang et il nous faut beaucoup boire. Ensuite je tente de localiser plus précisément la balle dans sa jambe. Erik souffre et se retient de crier quand j'exerce différentes pressions. Par la même occasion je jette un oeil à son mollet où il dit avoir reçu ce que je pense être l'émetteur. La blessure ressemble comme deux gouttes d'eau à celle que j'avais, une petite marque en surface mais la douleur est plus profonde. En attendant que Naoma revienne je tente de trouver du métal pour fabriquer une cage de Faraday rudimentaire autour de sa jambe et confiner les ondes électromagnétiques de l'émetteur. Je ne trouve rien dans la chambre et part moi aussi en direction du sous-sol, où j'espère trouver un atelier et des outils.
J'y retrouve Naoma. Elle farfouillait dans les caisses à outils de Martin, avec déjà en main deux pinces à long bec. Je la félicite pour sa trouvaille.
- C'est parfait ces pinces, cela devrait faire l'affaire. Est-ce que par hasard tu aurais vu une boîte en métal, ou de la tôle ?
Elle est surprise et me regarde avec de grands yeux.
- Euh je ne sais pas, regarde là-dessous il y a des bouts de fer. Mais qu'est ce que tu veux faire avec tout ça ? Une armure ?
Je souris.
- Mais non pas une armure, tu es bête. Erik a sûrement un émetteur dans sa jambe, je voudrais faire une cage autour pour empêcher les ondes de partir.
- Mais, ce n'est pas une balle qu'il a reçue ? Et c'est qui ce type, il n'est pas dangereux ?
- Il a deux blessures, l'une est bien une balle, et l'autre l'émetteur. Et je ne sais pas s'il est dangereux, je ne pense pas, en tous les cas pas contre nous. Remonte le voir et continue de le soigner, j'arrive dans cinq minutes.
Elle s'approche de moi, pose les pinces sur l'établi et me prend dans ses bras.
- Et toi aussi je dois te soigner. Mon pauvre, ton bras saigne encore, tu devrais aller te reposer plutôt. J'ai tellement peur pour toi.
- Oui, dès que j'aurai trouvé ce que je cherche, je me livre entre tes mains, mais ne t'inquiète pas pour moi. Allez, monte vite.
Je lui fais un bisou sur la joue et la laisse repartir. Elle remonte et je regarde pour ma part l'endroit qu'elle m'a indiqué. J'y trouve la carcasse d'un vieil ordinateur. Le boîtier pourra faire l'affaire dans un premier temps, en attendant soit que je trouve un moyen de lui retirer l'émetteur, soit de fabriquer quelque chose de plus, disons, "transportable". J'arrache quelques parties en métal de manière à laisser l'espace pour la jambe de part et d'autre du boîtier, puis je rejoins Erik et Naoma.
J'installe et ajuste un peu le boîtier autour du mollet d'Erik en tentant de laisser le moins d'espace vide possible. Il se moque bien sûr de moi. Ce n'est pas la panacée je lui concède mais j'espère que cela fera au moins l'affaire dans l'attente d'une meilleure solution.
Erik a de nombreuses cicatrices sur le corps, et de toute évidence il n'en est pas à sa première blessure par balle. Il s'étonne lui aussi de son côté que je puisse prétendre à être un rival de taille. Pendant que Naoma prépare la plaie de la jambe d'Erik, nous énumérons chacun de notre côté nos palmarès. Je passe en revue ma jambe gauche et les cicatrices de mon émetteur, ma jambe droite et mes deux blessures par balle. Mon ventre et la seringue, ma première blessure par balle à l'épaule gauche, ainsi que mes deux dernières au bras droit.
- Quand vous aurez fini de faire les beaux avec vos trésors de guerre stupides ! Franck viens me donner un coup de main, et toi Erik prépare-toi à serrer les dents.
- Pourquoi elle t'appelle Franck, c'est pas François ton nom ?
- Si mais elle a un peu de mal, elle mélange.
- Oh ! T'exagères !
Elle s'apprête à me donner une tape mais se retient de peur de me faire mal.
- Tu la mérites pourtant ! Je l'appelle Franck parce que c'est le faux nom qu'il a utilisé à la boulangerie depuis le début. Mais cessons de perdre du temps et retirons la balle, le plus vite sera le mieux.
Nous nous mettons au travail. L'opération est longue mais pas si délicate. Les pinces trouvées par Naoma, et abondamment désinfectées à l'alcool, conviennent parfaitement. Naoma tient Erik et je glisse doucement les pinces dans la blessure. Le plus dur est d'être sûr de bien toucher la balle, et pas un os ou une autre partie sensible, j'abandonne presque de peur de lui causer une hémorragie. Finalement je m'y remets en sondant tout d'abord doucement avec une petite tige pour trouver la balle sans prendre le risque de percer une artère. C'est très dur pour Erik et il pousse un profond et long soupir de soulagement quand finalement je lui montre l'objet de son supplice. Ensuite nous l'aidons à se rhabiller et il se glisse sous d'épaisses couvertures, malgré la chaleur, pour un sommeil réparateur.
Naoma insiste ensuite pour prendre soin de moi. Je me laisse soigner non sans un certain plaisir. Mais j'avoue que mes blessures étaient très douloureuses et nécessitaient attention, j'arrive à peine à déplacer mon bras droit. Je m'accorde enfin un peu de repos ; je m'allonge aux côtés d'Erik. Naoma me pousse un peu et vient se serrer contre moi. Je fais un somme d'une vingtaine de minutes avant que mes inquiétudes et mes interrogations ne reprennent le dessus. Que vais-je faire désormais ? Fuir encore ? Mais où ? Comment m'en sortir ? Prendre un avion pour la France ? Mais après, lâcheront-ils si facilement l'affaire ? Sûrement pas...
Sans espoir de retrouver le sommeil, je remarque alors l'ordinateur de Martin, et surtout la petite boîte avec des diodes lumineuses qui est sans doute un modem, et qui laisse supposer que Martin a une connexion internet. Je me dis alors que de mettre tout ça par écrit pourrait m'aider à désembrouiller un peu mon esprit. Je me lève doucement en tentant de ne pas réveiller Naoma qui s'est aussi endormie. Mais les différents bips lors du démarrage de la machine ont raison de son léger sommeil, elle m'interroge sur ce que je fais, et me réprimande de ne pas prendre de repos. Je lui explique que j'ai un peu de mal à dormir et que je profite de ces quelques moments de répit pour mettre par écrit ce qu'il s'est passé entre hier et aujourd'hui, et tenter d'y voir plus clair par la même occasion. L'ordinateur de Martin possède bien une connexion à Internet, et je complète mon précédent récit jusqu'à en arriver au point présent : dimanche 22 décembre 2002, environ 18 heures, dans la maison de Martin, avec Erik et Naoma, dans son attente. Une fois à ce point je peaufine quelque peu mes précédents textes en discutant avec Naoma des possibilités qui s'offrent à moi. Puis du bruit parvient du bas, ce doit être Martin qui rentre.
Jour 130
J'arrive enfin à me servir de ce maudit bracelet.