Le Patriarche

Le premier monde - À la recherche d'un Dieu

Florent (Warly) Villard

Septembre 2002 - Septembre 2003


Version: 0.6.6 - 22 août 2004 - 14
Copyright 2002,2003,2004 Florent Villard




Remerciements

À Monsieur Yves Gueniffey, sans lequel ces écrits n'auraient peut-être jamais commencé.

À Manu et Zborg pour leurs remarques et leurs critiques.

À Fabrice, Guillaume, Aline, Virginie et Peggy pour leurs nombreuses corrections et remarques.

À Anne, Pascal, Nathalie, Hélène, Samuel, Nicolas, Emmanuel et AltGr pour m'avoir relu, corrigé et critiqué.

À Titi, Fred, Amandine, Nanar, Tocman et Poulpy pour m'avoir relu.

À mes potes, Amaury et Vanessa, et surtout Daouda pour avoir discuté avec moi un peu de tout cela.

Thorpe pour tous les renseignements qu'il m'a fournis.

À toutes les mamans qui m'ont lu aussi, dont la mienne.

Table des matières Thomas
Ylraw
Thomas



Thomas Août - Septembre 2003

Un soir d'été

Thomas rentrait chez lui, il était exténué comme après chaque journée de travail, mais ce jour là encore plus que d'habitude. Quelque chose le troublait. Il ouvrit la porte sans même sortir ses clés, il savait qu'elle n'était pas verrouillée. Il posa sa veste sur le canapé du salon, dégrafa sa bandoulière et déposa son arme sur le comptoir de la cuisine. Il souffla en s'y appuyant un instant. Dans quelques minutes, il le savait, sa mère qui l'avait sans doute vu rentrer et qui habitait juste à côté allait sonner à la porte.

Il se dirigea vers la chambre à coucher. Il la retrouva là, allongée sur le sol, un bras encore appuyé contre le lit. Il se pencha près d'elle, observa sa gorge tranchée, son visage si blanc, la marre de sang autour de sa tête. Il se recroquevilla sur elle et pleura. Il la prit dans ses bras, comme pour détecter encore un peu de chaleur, mais elle était morte depuis plusieurs heures.

Il se releva et appela la police et les secours... Quelques secondes plus tard, on sonna à la porte, il alla ouvrir.

- Bonsoir maman, entre vite, il s'est passé une chose horrible.

Christine, la mère de Thomas, eu un mouvement de panique en voyant la chemise de son fils couverte de sang.

- Thomas ! Mon Dieu, tu es couvert de sang, tu es blessé ? Vite, il faut app...

- Ce n'est pas moi, c'est Seth. J'ai appelé les secours et la police, ils vont arriver d'une minute à l'autre.

- Oh, Mon Dieu ! C'est grave, je peux la voir ?

- Il ne vaut mieux pas, maman, elle est morte, on lui a coupé la carotide.

Sa mère ferma les yeux de dégoût et se blottit dans les bras de son fils.

- Mon Dieu ! Mon Dieu ! Mais pourquoi ? Elle était si gentille, si jolie ! Mon Dieu ! Pauvre Seth... Elle était si gentille...

Thomas tenait sa mère dans ses bras, sans mots dire, retenant ses larmes.

- Mais, mais Thom, qui a pu faire ça ? Je ne peux vraiment pas la voir ?

- Je ne sais pas maman, je ne sais pas qui a fait ça...

- Thom, Thom, il faut que tu trouves Thom.

Thomas répondit sans grande conviction.

- Oui maman, je trouverai, c'est mon travail... Rentre chez toi maintenant, ne reste pas là, les policiers arrivent.

Thomas raccompagna sa mère qui titubait sur quelques mètres puis se dirigea vers la voiture banalisée qui s'était garée au côté se sa propre voiture. Trois personnes en sortirent, dont un en tenue de policier, ils saluèrent Thomas.

- Thomas, c'est moche il parait. Le SAMU ne va pas tarder, même si c'est trop tard d'après ce que tu as dit. En attendant on va constater le tout. Je te présente Philippe, c'est le policier municipal, mais tu dois le connaître ; nous sommes passés le prendre, il habite à deux pas. Mais je pense qu'on va tout de suite prendre l'affaire de toute façon. Pour une fois que le SRPJ est en premier sur les lieux !

Les deux hommes se saluèrent, Thomas avait déjà eu affaire à lui quelques fois. Les deux autres policiers, Stéphane et Jean-Luc, en civil, étaient des collègues de Thomas.

- La police locale va arriver dans deux minutes, ils vont tout boucler, mais nous pouvons déjà constater, rentrons. Thomas, tu sais que tu serras sans doute mis en garde à vue, mais a priori nous avons passé la journée ensemble, il ne devrait pas y avoir de problème. Il ne vaut mieux pas que tu rentres avec nous, qu'est ce que tu en penses ?...

Thomas l'interrompit.

- Oui, suivez-moi, je vous indique juste le chemin.

Ils entrèrent avec lui à l'intérieur de la maison.

- Je suis resté un moment dans cette pièce avant d'aller dans la chambre, j'ai donc pu toucher et déplacer plusieurs choses, je ne sais pas si je peux en faire l'inventaire, mais je pense que ça me reviendra si on trouve des empreintes.

- À quelle heure t'a-t-on déposé, c'était vers 19 heures, non ?

- J'ai dû rentrer vers 19 heures 10, à cinq minutes près, oui. Je suis resté un instant dans cette pièce, le temps de poser mes affaires et de souffler un peu.

- Tu as remarqué quelque chose de suspect ?

- Non. Ensuite je suis allé dans la chambre.

Thomas leur montra le chemin, il resta dans la pièce principale. Ils regardèrent tour à tour le corps encore au sol.

- Je l'ai trouvée là, ainsi. Je n'ai pas pu m'empêcher de la prendre dans mes bras, même si je sais que je devais la toucher le moins possible.

Stéphane lui posa la main sur l'épaule.

- Je comprends Thomas, on pourra difficilement te blamer pour ça. Mais dans ce cas est-ce que tu peux me donner ta chemise, pour qu'on vérifie les traces de sang ?

- Pas de problème, tu m'en prends une autre dans le placard de ma chambre s'il te plait ?

- Ok...

Stéphane revint quelques secondes plus tard avec une nouvelle chemise, il mit de côté celle que Thomas portait.

- À quelle heure nous as-tu appelé ?

- Je vous ai rappelé sur le champ, peut-être 19 heures 25 ou 30.

Des bruits de voiture et de sirène se firent entendre dans la cours. Thomas enfila sa nouvelle chemise.

- Seb, va voir si c'est le SAMU et fait venir juste un docteur au cas où il y aurait encore un espoir, sinon on ne touchera à rien pour la prise d'empreinte et le reste.

- OK j'y vais.

Le plus jeune des hommes s'exécuta.

- Tu as une idée de qui a pu faire ça ?

Thomas laissa écouler deux secondes.

- Non...

Jean-Luc revint suivi du docteur.

- Bonjour, Docteur Paul Égrenne, où se trouve la victime.

- Juste là, suivez moi, voilà, allez-y, tentez de touchez le moins de chose possible, j'ai peur qu'il n'y ai pas grand chose à faire.

Thomas s'approcha, il se mordit la lèvre. Le docteur contourna le lit et s'agenouilla auprès de la victime. Il constata la blessure au cou, prit à tout hasard le poul au poignet, regarda la pupille avec une petite lampe.

- Cela fait au bas mot deux ou trois heures qu'elle est morte, il n'y a rien à faire.

Le docteur se relèva en gardant les yeux quelques instants sur le corps, eut un soupir, puis regarda les policiers d'un air triste. Thomas parut surpris. Il se recula de quelques pas, marcha un peu dans la pièce principale, se passa les deux mains dans les cheveux puis se massa derrière la nuque, en levant la tête. Il soupira, comme pour encaisser le choc, puis se tourna silencieusement vers Stéphane quand celui-ci acquiesça le compte-rendu du docteur.

- C'est malheureusement ce que je craignais, ça va être à nous alors.

D'autres sirènes se firent entendre.

- Voilà la police, c'est pas trop tôt ! Bon, on va prendre votre déposition sur la constatation du meurtre, j'imagine que le doute n'est pas possible ?

- Ce n'est pas une méthode de suicide courante en effet, et vu la position du corps, aucun doute ne subsiste.

- Bien sortons, Jean-Luc tu peux commencer à prendre quelques photos en attendant que l'IJ arrive.

Une autre voiture se fit entendre alors que le docteur, le policier et Thomas sortaient. Quelques minutes plus tard cinq policiers supplémentaires s'affairaient à délimiter des zones tout autour de la maison et dans le jardin.

Thomas observait silencieusement la scène, il jeta un oeil à la maison de sa mère. Celle-ci regardait la scène par la fenêtre en tenant le rideau de côté. Il eut envie de pleurer. Il détourna le regard quand Eric, le policier qui menait l'affaire jusqu'alors, s'adressa à lui.

- On devra l'interroger.

- Oui je sais.

- Elle a vu quelque chose ?

- Non... Enfin je ne crois pas.

Thomas sembla hésiter un instant, puis finalement se dirigea vers la maison de sa mère. Son collègue le questionna sur ses intentions :

- Où vas-tu ?

- Je vais interroger ma mère, autant que ça soit fait, non ?

- Oui, mais ça ne pourra pas tenir, tant que tu n'es pas mis hors de cause, je le ferai, ça vaut mieux.

Thomas fit marche arrière, gêné.

- Oui, OK... Tu as raison.

Une nouvelle sirène se fit entendre.

- Tu as prévenu le procureur ?

- Oui il a dit qu'il venait.

- Tiens voilà le chef.

Un voiture, une Renault Safrane noire, s'avança doucement dans la cours déjà bien encombrée. Le conducteur ne prit pas la peine de se garer proprement. Un homme d'une cinquantaine d'année en sortit, et, à la vue de Thomas et de son collègue, se dirigea vers eux d'un pas pressé.

- Il faut faire virer les voitures ! Il n'y a plus de place ! Le procureur arrive, il faut qu'il puisse se garer !

Il eut un regard circulaire, puis sortit un mouchoir et s'essuya le front en sueur. Il se tourna de nouveau vers Thomas et Éric :

- Vous êtes les seuls ?

Stéphane lui répondit avant Thomas :

- Seb, enfin Jean-Luc, est à l'intérieur, j'ai appelé Serge et Jacques, ils arriveront dans une vingtaine de minutes maintenant.

- Qu'est-ce qu'il s'est passé à première vue, c'est un meurtre, on m'a dit, c'est bien le cas ?

- Avec Jean-Luc nous venions de déposer Thomas, c'est pour ça que nous étions sur les lieux en cinq minutes. Le plus probable c'est que Seth ait surpris un voleur, et ça a mal tourné.

Le commissaire n'attendit pas d'en savoir plus, il somma les deux hommes :

- Ok, bon, faîtes sortir les voitures et boucler la rue.

- J'y vais.

Sthéphane s'exécuta.

- Bon Thomas, je ne vous cache pas que vous serez considéré comme suspect.

- Oui je sais commissaire.

- Bon, à part ça, qu'est-ce qu'on a ?

Thomas explica au commissaire la découverte du corps, l'avis du médecin. Pendant ce temps la mère de Thomas s'était approchée. La voyant, Thomas la présenta au commissaire. La maison de sa mère ne se trouvait qu'à une trentaine de mètres de sa propre maison. Profitant de la disponibilité d'une maison sur le terrain de ses parents, une ancienne dépendance, autrefois maison des domestiques, puis tombé en désuétude, finalement restaurée puis louée par les parents de Thomas, jusqu'à ce qu'il si installe. Il n'avait jamais eu le courage de partir, même si l'envie ne l'en avait jamais réellement quittée, surtout depuis les trois dernières années qui ont suivi la mort de son père, rendant sa mère de plus en plus présente.

- Bonjour Madame, désolé pour le raffut, mais vous allez sûrement être embêtée pendant quelques jours.

La mère de Thomas s'approcha et agrippa le bras de son fils, comme pour se protéger :

- Oh oui, mais ne vous inquiétez pas, ce n'est pas grave à côté de ce drame...

Une nouvelle voiture s'avança dans la cours. Le commissaire coupa la mère de Thomas en l'apercevant :

- Ah ! Le procureur, bon j'y vais.

Le commissaire se dirigea rapidement vers la nouvelle voiture qui se gara tant bien que mal entre le fourgon du SAMU et une autre voiture, évitant la voiture du commissaire garée en plein milieu. Pendant ce temps la mère de Thomas pressa le bras de son fils et l'interrogea:

- Ils ont trouvé quelque chose ? Mon Dieu, ils savent qui sait ?

Thomas eut un frisson qui lui parcouru tout le corps, il répondit, énervé :

- Maman, maman, calme-toi. Il faudra sans doute très longtemps avant de trouver le coupable, si on le retrouve, tu sais ce n'est pas si facile.

- Mais quand même, avec leurs appareils, les empreintes... Elle a été violée ?

- Non ! Enfin je ne sais pas...L'autopsie nous le dira.

Thomas avait rejeté l'idée comme si simplement l'envisager le rendait mal-à-l'aise. Il resta silencieux.

- Mon Dieu, c'est affreux... Tu veux venir à la maison.

Il soupira en regardant les policiers s'afférer à poser des banderoles, sans ménager les plantations que sa mère passer des heures à entretenir. L'espace d'un instant il eut envie de tous les envoyer balader, de leur crier dessus leur manque de minutie, puis il se dit que cela n'avait aucune importance, que Seth était morte. Il se tourna vers sa mère, elle attendait une réponse, le tirant doucement, déjà, en direction de la maison. Il dégagea son bras :

- Non il ne vaut mieux pas, je vais être suspecté moi aussi.

Sa mère se recula de surprise :

- Suspecté ! Mais tu es de la police !

- Oui maman, mais c'est la procédure, c'est normal, nous ne pouvons éliminer aucune piste.

Sa mère regarda les policiers, indignée :

- Quand même !

Thomas se retourna vers elle :

- Il vont t'interroger, aussi, tu devras répondre à leurs questions. Mais tu as bien déjeuné chez ton amie Rosie aujourd'hui ? À quelle heure es-tu rentrée ?

Sa mère sortie de ses rêveries, elle venait aussi de s'apercevoir que les policiers piétiner sans aucune attention toutes ses fleurs. Mais se dit aussi, que, finalement, ça n'avait pas d'importance. Elle tourna le regard vers Thomas :

- Oui j'étais chez Rosie, je ne suis rentrée que vers 18 heures, pas longtemps avant que tu n'arrives, en fait. Je n'ai même pas sonné chez toi, tu rentres toujours tard et tu m'avais dit que Seth avait pris des vacances, je ne pensais pas qu'elle serait là. Comment ça se faisait, d'ailleurs ?

Thomas ne voulait pas en parler :

- Elle est rentrée hier soir, plus tôt que prévu.

- Tu crois que c'est parce qu'elle a eu un problème pendant ses vacances ? Mais pourquoi n'êtes-vous pas partis ensemble ? Où était-elle ?

Il savait que la discussion allait inévitable revenir sur ce sujet de polémique entre sa mère et lui :

- Je ne sais pas. Dans les Alpes il me semble.

- Quand même, ne même pas savoir où part sa petite amie. Ah mon Dieu, si seulement tu étais parti avec elle, mais pourquoi ?... Déjà en Novembre elle était partie toute seule à l'Île de Ré, franchem...

Thomas la coupa, agacé.

- On ne va pas reparler de ça maman, c'est comme ça, elle voulait être un peu seule, qu'est-ce que j'y pouvais ? Bon, peu importe, tu n'as rien vu, donc.

Sa mère regretta de l'avoir énervé, elle savait très bien qu'il n'aimait pas que ce sujet fut abordé, mais elle ne le comprenait pas. Elle ne comprenait plus les jeunes, se disait-elle :

- Non... Pour une fois c'est bête que les Martin soient partis en vacances, elle qui espionne toujours à sa fenêtre, ça aurait pu rendre service.

Thomas allait lui demander de retourner chez elle, mais il se garda finalement et rêva à autre chose en voyant arriver le corbillard. Sa mère continuait de parler :

- Les Piranocci non plus d'ailleurs, ils travaillent tous les deux, mais sait-on jamais, ça ne coûte rien de leur demander.

Thomas revint dans la discussion, sans vraiment y prêter attention, cela faisait si longtemps qu'il faisait de fausses conversations avec sa mère.

- Et les Simon ?

- Les Simon ? Noooon... À part si l'assassin est passé par là derrière, mais avec la haie ils ne voient rien, il faut dire que s'ils la coupaient plus souvent... Non si quelqu'un a vu quelque chose, c'est Madame Marin ou Madame Louis, elles se promènent toujours dans le quartier. Mais pas avant 6 ou 7 heures du soir en ce moment, sans doute trop tard, remarque, il fait beaucoup trop chaud la journée. Mais, va, elles devaient sûrement dormir toutes les deux au moment du crime.

Thomas posa une main sur l'épaule se sa mère :

- Bon, je vais voir ce qu'il se passe, rentre, tu me tiens au courant si jamais quelqu'un te parle de quelque chose de suspect ; mais ne raconte pas trop si tu apprends des choses, après ça crée des rumeurs et soudain tout le monde sait qui est l'assassin et a tout vu.

- Oui d'accord, mais où vas-tu dormir s'il bloque ta maison ? Tu ne veux pas venir à la maison ?

- Non non, c'est bon, enfin je verrai, je rentrerai tard de toute façon. Bon je dois y aller. À plus tard maman.

Thomas rejoignit Stéphane qui prenait des notes avec Jean-Luc. Il leur donna quelques indices sur les voisins, des paroles de sa mère. Il parla aussi de Madame Marin et de Madame Louis. Jean-Luc ne perdit pas de temps et se chargea d'aller interroger les voisins, même si les chances qu'ils eussent vu quelque chose étaient minces. Thomas, étant suspect, devait subir une garde-à-vue. Ils convinrent de retrouver Jean-Luc au poste à 21 heures, pour effectuer la déposition de Thomas et mettre en commun tous les renseignements.

Le procureur vint enfin saluer Thomas. Il lui exprima dans un premier temps toutes ses condoléances, mais ne put s'empêcher de lui poser quelques questions.

- Vous savez si elle avait de la famille, des proches, que nous pourrions prévenir ?

Thomas était mal à l'aise devant cet homme beaucoup plus âgés que lui, beaucoup plus respecté que lui.

- Non, elle était orpheline, et d'après ce qu'elle m'avait dit sa nourrice était décédée.

Le procureur parut surpris :

- Et, elle n'avait pas d'amis, d'autres parents ?

- Elle était très discrète sur sa vie, je crois qu'elle avait une tante sur l'Île de Ré, des connaissances dans les Alpes aussi, à Nancy, Grenoble peut-être, mais je ne saurais pas vous dire les noms.

- Elle travaillait ? Vous la connaissiez depuis longtemps ?

- Non elle ne travaillait pas. Nous vivions ensemble depuis bientôt quatre ans.

- Et elle ne vous a présenté aucune des ses connaissances en quatre ans ?

- Et bien non, elle a toujours été très réservée.

Thomas manifesta des signes d'énervement, le procureur le sentit.

- Je vois, bon, je ne vous embête pas plus, de toutes les façons l'enquête complètera tout ça. Les RG doivent me rappeler dès qu'ils ont queqlues choses, quoi qu'il en soit.

Le procureur salua et quitta Thomas pour rejoindre le commissaire. Thomas partit dix minutes plus tard avec Stéphane pour le SRPJ de Versailles, son lieu de travail.

Jean-Luc confirma que les voisins qui étaient rentrés tard n'avaient rien vu, bien-sûr, pas plus que Madame Marin et Madame Louis, qui ne sortaient pas par cette chaleur avant 19 heures. La déposition de Thomas fut rapide, il avait passé l'entière journée, de 9 heures du matin à 19 heures du soir, avec Stéphane, ce qui, si le diagnostic du médecin était bien confirmé, le disculpait totalement. Thomas subit tout de même deux heures de garde à vue, mais ce fut plus l'occasion pour les trois hommes d'éplucher les maigres éléments qu'il connaissait sur l'emploi du temps de Seth. Elle était rentrée la veille après deux semaines de vacances dans les Alpes, Thomas ne savait pas où exactement, et il l'avait vue pour la dernière fois le matin, elle dormait encore quand il avait quitté son domicile. Elle semblait très fatiguée ces derniers temps. Comme il l'avait dit au procureur, il ne connaissait pas de famille ou d'amis à Seth ; les éventuels l'apprendraient dans les journaux du lendemain.

Thomas, Stéphane et Jean-Luc n'attendirent pas le dernier appel du procureur, ni du commissaire, préférant se réserver la chance de se lever et venir tôt le lendemain matin. Ne pouvant dormir chez lui, Stéphane lui proposa de l'héberger, il irait chez sa mère les jours suivants ; mais pour la courte nuit qui l'attendait, l'appartement de Stéphane sur Versailles ferait mieux l'affaire. Thomas ne dormit pas cette nuit, ou seulement quelques dizaines de minutes. Il ne pouvait pas se tourner sur le petit canapé, lui qui dormait sur le ventre d'habitude, et sa brûlure lui faisait trop mal. Qu'allait-il faire ? Allait-il faire l'enquête ou pas ? Allait-il pouvoir la faire ? Il valait peut-être mieux qu'il la fasse, après tout... Il pleura, longtemps, tellement que ses yeux le brûlèrent le matin, quand le satané réveil de Stéphane se décida enfin à sonner.

Il avait dormi dans le salon, il attendit que Stéphane arrivât pour se lever. Juste un café, deux cafés, il n'avait pas faim. Stéphane lui prêta des sous-vêtements et une chemise. Il les mit dans la salle de bain, pas tellement qu'être nu devant Stéphane le gênait, mais il devait encore soigner sa brûlure, et la cacher.

Il ne fallait pas plus de dix minutes à Stéphane pour rejoindre le SRPJ. Stéphane se levait rarement avant sept heure trente. À huit heures il était pratiquement toujours déjà au travail. Huit heures c'était encore tôt pour Thomas, mais il se demandait si, maintenant, il y a allait encore avoir un tôt ou un tard, ou juste les relans d'une vie qui n'en finit pas...

Le commissaire arriva tôt, aussi :

- J'imagine que vous voulez vous charger de l'affaire ?

Thomas hésita un instant. Il regarda quelques secondes dans le vide, étonné que le commissaire lui proposât si directement, puis reposa ses yeux sur son supérieur confortablement installé derrière son bureau parfaitement propre et rangé.

- Oui. Oui... C'est mieux ainsi.

- Si vous pouviez trouver rapidement et mettre sous verrous un assassin, je vous en serais reconnaissant.

- Oui, chef, bien sûr, je ferai mon possible.

"Un assassin", comme si n'importe lequel conviendrait, comme si la seule chose important était ce que les gens croyaient, et que tout le monde se moquait de la vérité... Thomas se leva et quitta le bureau sans saluer son supérieur. Il fit un détour par la machine à café, mais dix d'affilée ne lui suffirait pas pour avoir un brin de présence d'esprit ce matin. Il partageait son bureau avec Stéphane et Eric. Eric était en vacances.

- Tu aurais pu m'en ramener un !

Stéphane s'adressa à Thomas sur le ton d'une boutade, Thomas ne s'en aperçut même pas et répondit sans conviction :

- Désolé, j'ai la tête ailleurs.

- Je comprends. Tu es chargé de l'enquête ?

- Oui.

- Tu es sûr que c'est une bonne idée ?

- J'en sais rien.

- Je vais t'aider de toute façon, mais si c'est trop dur n'hésite pas. Tu peux prendre quelques jours de vacances peut-être, le temps que je déblaye un peu le terrain ?

- Non, merci, c'est bon, mais si jamais je n'hésiterai pas.

Stéphane partit se chercher un café, Thomas s'appuya contre son bureau, sans pousser le bazar qui faillit renverser, soutenant son bras pour siroter son café en regardant à travers la fenêtre. Il était perdu, perdu. Il ne voulait pas faire cette enquête, il le savait, mais avait-il le choix ? Il voulait oublier, tout oublier. Mais qu'allait-il donc bien pouvoir trouver ?

- Il t'a donné les renseigments des RG ?

Il n'avait même pas entendu Stéphane revenir. Il se retourna et posa son café bien trop chaud entre le clavier de son ordinateur, qui avait déjà bien dû recevoir une vingtaine de cafés, il aimait ça, répétait Thomas à chaque fois, et le tas de paperasse, de cartes, de notes griffonnées qui délimité les quelques centimètres carrés d'espace libre sur son bureau. Il s'assit et regarda Stéphane :

- Non, il les a ?

Stéphane contourna son bureau, qui se trouvait à droite de celui de Thomas, un peu plus petit, il avait été rajouté après coup, mais beaucoup plus rangé.

- Je crois qu'il m'a dit que hier ils n'avaient rien trouvé mais ce matin ils devraient avoir le dossier.

Mais non. Rien, rien du tout. Les Renseignements Généraux n'avaient rien. Nom, empreintes ou photos n'avaient rien donné. Seth Imah n'avait pas d'adresse, pas de date de naissance, n'avait jamais travaillé nulle part. Seth Imah n'était pas connue, n'était pas française, pas européenne, et, comme ils l'apprendraient dans deux jours, n'existait dans aucun des pays membres d'interpol, pas sous ce nom, du moins. Mais les recherches basées sur sa photographie, plus longue, ne révéleraient rien non plus.

Repos

Mercredi 20 août 2003, 11 heures 40, salle de réunion. Jean-Luc se chargea d'énumérer les documents :

- Récapitulons, les médecins diagnostiquent une heure de mort voisine de 16 heures. Pour l'instant aucun témoignages d'une visite à cette heure-là. La dernière personne sur les lieu était la mère de Thomas, qui est partie vers 11 heures du matin. La dernière personne ayant vue Seth est Thomas, le matin, vers 8 heures, quand il a quitté son domicile. Elle a passé la nuit avec lui, et revenait la veille de deux semaines de vacances dans les Alpes. D'après Thomas, elle est revenue en train, toutefois si c'est le cas elle ne voyageait pas avec un billet à son nom, aucun billet de SNCF n'a été vendue au nom de Seth Imah ou divers acronymes dans les six derniers mois. Avant ces vacances Thomas la trouvait fatiguée, et cela depuis plusieurs mois.

Thomas manqua de se brûler en cessant de boire son café pour confirmer :

- Depuis le début de l'année elle allait de moins en moins bien, oui.

Stéphane, assis à côté de lui, l'interrogea :

- Elle était malade ?

Thomas répondit en regardant fixement son café, d'une voix rêveuse :

- Je ne crois pas, mais elle refusait ne serait-ce que le simple fait que je mentionne la visite d'un médecin.

Sthéphane laissa porter son regard dans le vide :

- Étrange...

Jean-Luc reprit :

- Peut-être, mais il se trouve qu'elle n'est pas morte de maladie, mais assassinée. Alors euh, le fait qu'elle soit... qu'elle était malade... Enfin elle était peut-être malade et c'était peut-être important, mais ça n'explique pas qui l'a tuée et pourquoi.

Jean-Luc s'énerva passablement, il s'énervait toujours de ne pas trouver ses mots :

- Bref, il faut rajouter que Seth Imah est complètement inconnue des services de renseignements, pas plus les photos que les empreintes n'ont donné quoi que ce soit. Tu aurais d'autres photos, d'ailleurs ?

- Elle n'aimait pas les photos, ne supportait pas ça, je ne suis même pas sûr d'avoir une seule photo de nous deux. Elle les jetait quand elle trouvais une photo d'elle.

- Oui, on n'a même dû utiliser une d'elle prise à la morgue, celle que tu nous a donnée n'était vraiment pas géniale... Tu dis l'avoir rencontrée il y a quatre ans, fin de l'été 1999.

Stéphane s'aperçut avec étonnement que ses critiques sur le manque d'initiative à Jean-Luc avait porté leurs fruits. Thomas lui aussi fut étonné que Jean-Luc menât la discussion, il se dit que le petit Jean-Luc grandissait ; c'était le plus jeune, en effet, n'ayant intégré le SRPJ que six mois auparavant, et il n'avait que vingt-deux ans. Thomas lui répondit :

- Oui, elle était orpheline, et venait de Nancy, je sais qu'elle a aussi séjourné à Grenoble, et auparavant dans un petit village dans les Alpes, je ne me rappelle pas du nom.

Stéphane compléta :

- De plus elle ne travaillait pas, et restait très discrète sur ses amis, en gros tu ne savais pas grand chose de sa vie.

Thomas retint un soupir avant de répondre :

- Non.

Jean-Luc se permit un commentaire :

- Perso moi je cherche toujours un minimum d'info sur mes copines, mais bon, je suis peut-être un peu parano.

Stéphane le regarda avec un regard noir, Jean-Luc le vie et fit un "Quoi ?" silencieux en écartant les mains et en haussant les épaules. Thomas n'y prêta pas attention :

- C'est vrai que que je n'ai jamais regardé, mais de quoi aurai-je dû me méfier ? Elle était si gentille, si simple, si sans histoire...

Jean-Luc reprit la suite :

- Enfin passons, apparemment cette affaire est plus compliquée que ce qu'on aurait cru. Le commissaire dit qu'il aimerait quand même qu'on ne traîne pas là-dessus, parce que comme il le dit un meurtre dans une bourgade huppée où les précédents soucis se ramenaient à un chien perdu ou écrasé, ça fait tâche d'huile. C'est peut-être un ancien voyous du coin, on pourrait regarder qui Thomas a mis sous les barreaux et qui pourrait s'être vengé. Il faudrait aussi interroger toutes les personnes susceptibles d'avoir vu Seth ou d'avoir vu quelque chose, les gares, les stations de métro. Et ça serait bien qu'on trouve le nom de ce village où elle était en vacances, dans les Alpes, là. Il nous faudrait aussi un peu plus d'info sur elle, pour l'instant c'est assez maigre. Le commissaire m'a dit qu'il sera en vacances à partir de la semaine prochaine pour deux semaines, et il m'a bien fait comprendre qu'il n'aimerait pas que le procureur le dérange trop souvent. En gros il voudrait qu'on ait une piste sérieuse d'ici à la fin de la semaine.

Stéphane prit la parole, s'adressant à Thomas, d'une voix calme et posée qui contrasta avec le débit rapide et haché de Jean-Luc, sans doute un peu stressé de mener la discussion.

- Tu n'as vraiment aucune idée de qui pourrait lui vouloir du mal ?

Thomas resta plus d'une minute sans rien dire, le regard sur Stéphane, à un point ou ses deux collègues en furent gênés. Puis il répondit en levant les deux mains :

- J'ai aucune idée, non, et je m'aperçois que je ne savais presque rien d'elle, presque rien...

- Tu avais parlé de sa nourrice.

- Oui, mais... Elle est décédée, en tous cas c'est ce que Seth disait.

- Mais tu n'avais pas son nom ?

- Non, je ne crois pas que Seth me l'ait dit, ou alors je l'ai oublié.

Les trois hommes restèrent silencieux un moment, se demandant sans doute par où commencer. Jean-Luc et Stéphane espéraient bien quelques indices de la part de Thomas, mais celui-ci n'en avait pas, ou n'en donnait pas. Devaient-ils conseiller au commissaire de mettre Thomas en vacances, ou l'éloigner de l'affaire ? En avaient-ils le droit, et puis le meurtre datait de la veille, comment pouvaient-ils lui reprocher d'être ailleurs ou de ne pas faire d'effort ? Stéphane lui proposa finalement de prendre un peu de repos :

- Tu sais Thomas, je pense vraiment que tu devrais prendre au moins un jour ou deux, ne serait-ce que pour passer ces moments difficiles, et aussi mettre un peu d'ordre dans ta tête. Nous pendant ce temps on dépouillera les trucs qu'on a, si ça se trouve ils finiront par dénicher quelques chose aux RG.

Jean-Luc approuva sur-le-champ, il avait depuis le début peur de parler de cette histoire sans prendre le risque de blesser Thomas, de le savoir un peu à l'écart lui semblait une très bonne idée :

- Oui, Stéphane a raison, ça va être trop dur pour toi sinon, prend quelques jours, passe ta peine.

- Et quand tu reviendras nous aurons fait toutes les démarches compliquées et difficiles pour l'autopsie et les tests, et tu auras les idées plus claires sur le sujet, peut-être que des événements anodins te reviendront et nous mettront sur une piste.

Thomas pouvait difficilement refuser, tout en sachant qu'il n'avait qu'une envie, c'était bien celle de se retrouver seul :

- Oui, vous avez raison, je vais prendre quelques jours.

Stéphane et Jean-Luc eurent tout d'eux un soupir de soulagement, Stéphane se leva :

- Allons voir le commissaire, pour lui demander.

Deux heures plus tard Stéphane déposait Thomas chez lui, plus exactement chez sa mère, car le travail de relevés dans sa maison lui en bloquerait l'accès pendant encore deux jours. Il ne se sentait pourtant pas de rester deux jours entiers avec sa mère. Avant même de la voir, il décida alors de partir dans leur maison en Normandie. Il entra et parla de son intention à sa mère, en insistant bien qu'il voulait rester seul, et qu'il était hors de question qu'elle vînt avec lui.

La Normadie, la mer. La route avait été bonne, il n'avait même pas rouler vite, peut-être parce que les larmes l'empêchèrent fréquemment de voir clair.

Mais que savait-il d'elle ? Se demandait-il, assis sous l'ombre à peine rafraîchissante du store, devant la petite maison familiale donnant sur les deux cent mètres de plage rocailleuse. Que savait-il d'elle ? Que pouvait-il faire ? Tout était tellement embrouillé. Comment éclaircir cette affaire ? Mais qu'y avait-il donc à éclaircir ? Rien ! Il n'y avait rien !

Il se caressa doucement sa brûlure, au niveau des côtes. Elle le faisait toujours souffrir, elle le ferait souffrir pour toujours, il en avait peur.

Thomas s'étira, reprit la canette de bière laissée sur la table, s'enfonça dans sa chaise et posa les pieds sur la table. Il but une gorgée. Il garda les yeux dans le vide. Que savait-il de la vie de Seth ? Pas grand-chose... Mais qu'avait-il eu besoin de savoir, depuis qu'il l'avait rencontrée, ce mois de septembre 1999, quand il l'avait prise en stop à Jouy-en-Josas, pour la mener devant les locaux un peu perdus de Silicon Graphics ; et quand il l'avait recroisée, deux jours plus tard, cherchant un appartement à louer en ville ? Emmanuelle l'avait quittée trois ans plus tôt, trois longues années sans rien d'autre qu'une nuit de temps en temps, comment pouvait-il résister à Seth ? Comment pouvait-il résister à sa force, à sa volonté, à sa beauté ? Il avait plié, pendant trois ans, n'avait été qu'un jouet, il le savait ; il s'en moquait.

Mais elle avait changé, cette année, perdant de sa force, de sa volonté, voulant partir... Mais pourquoi donc avait-elle voulu partir !

Le téléphone dérangea Thomas. Ce n'était pas comme il s'y attendait sa mère qui avait déjà appelé deux fois aujourd'hui, mais Emmanuelle, justement, qui s'inquiétait pour lui. Il obtint finalement l'aveu que c'était sa mère qui l'avait prévenue, mais l'idée de noyer son chagrin dans ses bras ne le gênant pas, il ne lui en tint donc pas rigueur. Il feignit, mais feignait-il vraiment, d'être déprimé, et d'avoir besoin de parler. Emmanuelle accepta l'invitation pour le week-end. Il remit à plus tard l'explication détaillé de son état, il n'avait pas grand chose à dire, de toute façon. Thomas voulait juste faire l'amour avec elle, comme si le goût et l'odeur de Seth étaient toujours sur sa peau, et qu'il devait s'en laver, s'en purifier, pour oublier.

C'était glauque, mal, immoral, il le savait, mais il était trop faible, trop faible pour résister, trop faible pour garder la tête haute. Il en voulait à Seth, même morte il y lui en voulait encore.

Le vendredi il dut rentrer sur Paris pour diverses formalités administratives relatives au futur enterrement de Seth. Il fit vite, car il voulait repartir en Normandie, ne pas rester là, ne surtout pas rester là, trop proche d'elle, comme si elle pouvait encore se réveiller. Il en avait peur, en un sens, Seth était tellement forte. Il passa tout de même à son travail, pour avoir quelques nouvelles, pour savoir, pour y voir un peu plus clair, pour déterminer que faire. Mais Jean-Luc et Stéphane n'avaient rien de plus. Ils n'avaient trouvé aucun indice chez lui. L'autopsie n'avait rien révélé, Seth était en parfait état de santé. Ils n'avaient même pas fait l'amour cette dernière nuit. Thomas lui non plus n'avait aucune information, mais rien d'étonnant, il n'avait même pas cherché.

Il décida ensuite d'aller tout de même dire bonjour à sa mère, pour ne pas qu'elle s'inquiètât, et surtout qu'il savait que si elle apprenait qu'il était venu sur Paris sans passer la voir, ses remontrances lui seraient bien plus difficile à supporter que de simplement la voir cinq minutes le jour même. Il manqua d'écraser un gamin qui traversait la route avec son vélo juste en face de chez lui. Il n'eut même pas le temps de s'excuser, le marmot pris la poudre d'escampette sans attendre son reste, sans doute dérangé dans quelques planification de bêtises.

Sa mère n'était pas là, mais toutes les zones délimitées par les enquêteurs étaient par contre encore bien présentes, et il renonça finalement à rentrer chez lui. Il ne resta que dix minutes, le temps de boire un verre d'eau fraîche et de laisser un mot à sa mère. Il ne voulait pas l'appeler, il était hors de question qu'il allât prendre le thé chez une quelconque amie de sa mère.

Il se décida à repartir pour la Normandie, il redérangea le même gamin en vélo devant le portail, sans doute était-il en fait intrigué par cette histoire de police. Pour une fois qu'il se passait quelque chose dans le coin, rien de bien surprenant.

Cette fois-ci il roula vite, trop vite, sans doute pensait-il pouvoir un instant laisser le passé derrière, emporté par le vent. Mais c'était trop tard et il le savait. Qu'allait-il se passer, maintenant ? Il aurait voulu mourir peut-être, mais il était trop lâche pour ça, bien trop lâche. Il était trop lâche pour tout. Il n'était qu'une loque. Il se demandait même comment il avait réussi à entrer dans la police. Il faut des hommes intègres et droits, des hommes forts. Des hommes comme Stéphane. Il ne l'était pas, ne l'avait jamais été.

Seth ! Ah Seth ! Pourquoi ? Pourquoi ? Que s'était-il donc passé ? Qu'avais-tu donc fait ? Qui, mais qui avais-tu rencontré ? C'était peut-être l'occasion de savoir, finalement. L'occasion de mettre de la lumière sur quatre années d'un faux paradis.

Il passa la soirée assis sur la plage de galet, à pleurer, à se demander ce qu'allait être sa vie à présent. Il dîna à peine. Il dormit peu et mal, comme toutes les nuits depuis lors.

Il dormait pourtant quand Emmanuelle arriva, le samedi matin. Elle s'en aperçut et s'excusa de l'avoir réveillé. Elle n'avait pas pris de petit déjeuner, ils le prirent donc ensemble. Il n'avait déjà plus d'appétit. Elle se contenta d'un café et de deux biscuits périmés. Toujours autant focalisée sur son poids. Elle lui demanda s'il allait, il répondit oui, puis non. Voilà longtemps qu'il ne l'avait pas vue, un an, presque. La dernière fois qu'ils s'étaient vus ils avaient fait l'amour, c'est ce qui le rendait confiant qu'ils le feraient de nouveau cette fois-ci. Il avait trompé Seth, oui, et après ? Combien d'amants avait-elle eu, elle, dans ses escapades inconnues ?

Pourtant Emmanuelle était beaucoup moins jolie que Seth, même si son obsession de l'apparence physique la rendait belle, rendait son corps attirant, peut-être plus que Seth encore, car elle en jouait, le mettait en avant, dévoilait et suggérait ses formes. Mais Seth était naturellement plus belle, plus pure, plus parfaite. On sentait bien quelque chose de non naturel chez Emmanuelle, quelque chose de travaillé, à grands coups de Gymnase Club et footing matinaux. Seth était belle par nature, son corps était la définition même de la beauté, sans qu'elle n'eut rien à faire. Seth était une déesse, et aucune femme ne pouvait être comparée à elle.

Mais il était tout de même en érection en buvant son thé, en s'imaginant déjà Emmanuelle presque nue allongée les jambes écartées sur la table.

Ils parlaient de choses sans importance, des diverses fois où ils s'étaient chamaillés quand ils sortaient ensemble, de ce que chacun avait fait dans l'année, ou presque, écoulée depuis leur dernière rencontre. Elle le fit rire, il toussa, manqua de s'étouffer. Sa brûlure lui fit mal.

Sa brûlure ! Son érection passa. Sa brûlure. Il ne pouvait pas la montrer. Qu'allait-il expliquer ? Elle n'était pas encore guérie. Devait-il renoncer à Emmanuelle ? Dans le noir peut-être ? Peut-être juste cette nuit ? Ou alors rester habillé, juste là, juste par derrière sur la table en lui levant sa jupe ? Son érection revint. Mais elle voudrait le voir nu, elle avait toujours voulu le voir nu, voir son corps musclé, ses pectoraux se contracter... Ah ! devait-il vraiment oublier cette idée ?... Son érection passa. Ils parlèrent d'aller se promener sur la plage.

Elle se leva pour débarrasser, il vit ses seins quand elle se pencha pour emporter sa tasse vide. Plus de deux semaines qu'il n'avait fait l'amour, non il ne pourrait pas résister. Un bandage ! Bien sûr, un bandage, une blessure à son travail, un voyou qui lui donne un coup de couteau ! Il alla sur-le-champ dans la salle de bain, trouva une bande et, après avoir regarder quelques secondes dans la glace la brûlure sur son flan gauche, où l'on distinguait presque la forme d'une main, se l'enroula autour des côtes pour la rendre invisible. Il ne dépassa qu'une petite marque sur son pectoral gauche, sans doute le pouce.

Il ne la trouva pas quand il revint. Elle était déjà sur le pas de la porte. Quand elle le vit elle s'avança au dehors. Ah ! Trop tard ! Plus tard alors. Ils marchèrent plus d'une heure avant de s'asseoir. Il faisait une chaleur torride, ils s'arrêtèrent à l'ombre d'une immense pierre au-dessus d'une petite flaque d'eau qui avait subsisté à la marée descendante.

Ils parlèrent, enfin, de Seth. Il expliqua que leur relation n'allait plus très bien, qu'elle voulait partir, que peut-être avait-elle un amant, comme elle en avait eus tant, bien qu'il n'en sûr rien. Il lui dit qu'il était perdu, qu'il ne savait pas que faire. Il avoua son désespoir face à son assassinat, qu'il aurait été plus simple qu'elle partît, mais que maintenant elle serait avec lui pour toujours, alors qu'il aurait voulu l'oublier à jamais.

Thomas en oublia presque son objectif principal, mais quand il tourna les yeux vers Emmanuelle, ses jambes nues le lui rappelèrent instantanément. Il se tourna légèrement vers elle et posa sa main gauche sur sa jambe, en remontant doucement. Elle l'arrêta aussitôt :

- Non Thomas, non... Je suis juste venue parce que tu n'allais pas bien... C'est tout... Je...

Thomas resta muet, pourtant, son décolleté, sa courte jupe... Il ne dit rien, il posa simplement sa tête sur les genoux d'Emmanuelle. Elle lui caressa les cheveux.

- Je sais que tu dois être perdu, Thomas. Apparememnt ça a l'air tellement compliqué, le fait qu'elle disparaisse alors même que vous alliez vous séparer... Mais pourquoi as-tu accepté de faire cette enquête ?

Thomas parut géné, et l'envie montante en s'imaginant le sexe d'Emmanuelle si près disparut, il se redressa.

- C'était quand même mon amie, et je suis l'un qui devait le mieux la connaître, et puis c'est mon métier, je ne dois pas y mettre de considérations personnelles.

Il se redressa, Emmanuelle tira tant qu'elle le put sur sa jupe comme pour la faire arriver jusqu'à ses genoux, alors qu'elle ne dépassait pas mi-cuisse. Elle regretta de s'être habillée ainsi.

- Oui mais c'est tout de même difficile, il pourrait donner l'affaire à un de tes collègues et juste de consulter pour les choses que tu sais sur Seth ?

Thomas s'agaça :

- Non c'est mieux comme ça... Bon, on rentre ?

- Déjà ? On était bien là, il ne fait pas trop chaud.

- Reste si tu veux, moi je rentre.

- Bah non, si tu rentres je rentre aussi, je ne vais pas rester toute seule ici...

Thomas s'était déjà levé et avait pris la direction de la maison. Emmanuelle remit maladroitement ses chaussures qu'elle avait enlevées pour tremper ses pieds dans l'eau et le rejoint en trottinant.

- C'est parce que je ne veux pas faire l'amour avec toi que tu es en colère ?

Il ne pouvait pas dire oui, et il ne pouvait même pas dire pourquoi ses questions l'énervaient aussi, alors il se contenta d'un "non, non" vague. Ils marchèrent quelques temps en silence. Finalement Emmanuelle avoua :

- Tu sais ce n'est pas que je n'en ai pas envie, c'est juste que ce n'est pas correct, et qu'on le regretterait sans doute.

Elle connaissait les hommes, elle savait très bien que plus encore leur envie de faire l'amour c'était de leur orgueil dont il s'agissait, et que le fait de savoir que la fille mourrait d'envie suffisait à ne pas blesser cet orgueil. Et puis elle ne mentait pas vraiment, de toute façon rares étaient les instants où elle n'avait pas envie, juste que là, non, dans cette situation, c'était bien au-delà de son seuil de tolérance morale. Il y a un presqu'un an, quand elle avait fait l'amour avec lui, c'était surtout pour se rassurer, pour se rassurer parce qu'elle avait quater kilos de plus, et surtout parce qu'elle était jalouse de Seth, jalouse de sa beauté. Et cela avait été une petite victoire, une façon de reprendre confiance, que de parvenir à séduire son homme, même si elle ne trouvait plus grand chose d'attirant chez Thomas, hormis le fait qu'il était bien bâti, bien équipé, et pas trop mauvais au lit.

Ils rentrèrent et finirent la soirée dans un restaurant de la ville voisine. Ils parlèrent de tout et de rien mais surtout pas de Seth ni de leur relation passée, plutôt des amis communs qu'ils avaient, les tracas de leur vie quotidienne, les multiples chagrins d'amour d'Emmanuelle, qui n'en étaient pas vraiment.

Emmanuelle dormit dans la chambre d'ami, et Thomas ne dormit pas. Rien n'allait comme il voulait, l'image de Seth l'obnubilait, et si par chance un instant il pensait à autre chose, un relan de sa brûlure la ramenait à son esprit, et par-dessus tout il n'avait même pas fait l'amour avec Emmanuelle. Il en rêva pourtant, dans les quelques heures de sommeil qu'il fit enfin, alors que le jour se levait. Il en rêva tellement que le matin il se masturba, alors qu'il détestait faire ça. Mais il en avait assez de cette pression stupide, de cette envie, de ce désespoir, de tous ces maux qui s'accumulaient les uns sur les autres. Il avait envie de tout jeter, tout plaquer, partir il ne sait où, ou mieux, perdre la mémoire, oublier tout ça.

Emmanuelle était sur la terrasse quand il descendit, levée depuis plus de deux heures, elle lisait un livre à l'ombre du store. Le voyant elle ferma son livre et se leva pour lui faire la bise :

- Ou la la ! Tu n'as pas dû très bien dormir...

- Non, effectivement, je ne me suis pas endormi avant 5 ou 6 heures du matin, mais je commence à m'habituer, c'est presque toutes les nuits comme ça.

Emmanuelle avait la même robe que la veille, mais elle avait trouvé un haut un peu moins décolleté et un peu moins transparent. Elle n'avait pas pris de douche, depuis qu'elle avait eu ses premières rides elle faisait beaucoup plus attention à sa peau, et, ayant oublié son savon ultra doux, elle avait préféré simplement se débarbouiller plutôt que de prendre le risque d'amplifier encore les effets inévitables de l'âge sur sa peau dont elle s'était vantée pendant de longues années auprès de ses amants comme étant la plus douce du monde. Elle n'osait plus, désormais, de peur qu'ils ne découvrent les petites rides qui apparaissaient ça et là.

- Tu devrais peut-être prendre des cachets pour dormir ?

- Si vraiment mon sommeil ne revient pas, peut-être, oui.

- Je n'ai pas commencé à préparer le petit-dej, je ne savais pas à quelle heure tu allais te lever, par contre j'ai ouvert une boîte de biscuits, j'avais trop faim.

- Tu as bien fait. On peut aller chercher du pain frais a pied, ce n'est pas tout près mais ça nous fera une petite marche.

- Bonne idée, attend juste cinq minutes, je vais mettre mes baskets parce qu'en sandales je vais encore me blesser les pieds.

Il était dix heures passées, ils partirent pour la ville voisine à pieds. La boulangerie la plus proche se trouvait à environ deux kilomètres, ils mirent une bonne heure à faire l'aller-retour. Ils aimaient le pain tous les deux, et une fois retournés à la maison de Thomas, ils avaient déjà mangé une baguette et demie sur les trois qu'ils avaient achetées, en plus des croissants et des pains au chocolat.

Emmanuelle voulut ne pas partir trop tard pour Paris, elle avait un dîner le soir sur la Capitale, et les accès étant souvent bouchés de retour de week-end, même si nous étions encore en août. Elle partit vers 16 heures, après une courte baignade dans l'Atlantique. Thomas lui ne partit que vers 21 heures, voulant sans doute remettre au plus tard le retour vers la réalité.

Il dormit chez sa mère ; il aurait de toute façon du mal à revenir chez lui avant la fin de l'instruction, sachant qu'à tout moment une nouvelle piste pourrait demander la recherche d'indices différents ; d'autant que chargé de l'enquête il lui incombait en premier de minimiser ses interactions avec le lieu du crime.

Il dormit mal et se leva tôt, pour une journée lugubre, Lundi 25 août 2005, enterrement de Seth dans le cimetière de Jouy-en-Josas. Il y avait peu de monde, si peu, Thomas et sa mère, ainsi que deux amies de celle-ci, qui devaient connaître vaguement Seth de vue, Stéphane et Jean-Luc, et deux ou trois personnes qui devaient s'ennuyer au point d'aller assister à l'inhumation de personnes qu'elles ne connaissaient même pas. Thomas ne pleura pas, il resta livide et impassible, espérant que l'âme de Seth irait voguer à d'autres lieux qu'à le tourmenter.

Ce lundi Thomas avait encore un jour de congé, et l'après-midi, enfin, il réfléchit. Ce devait être la seule réelle fois où il réfléchit vraiment depuis la mort de Seth, un peu plus en tout cas que de se laisser porter par les événements et les coups du sort. Peut-être finalement n'avait-il pas réfléchi non plus depuis qu'il la connaissait, en ce qui la concernait tout du moins. Quatre ans... Qui était-elle ? Elle ne travaillait pas, avait-elle jamais travaillé ? Toujours si discrète sur son passé... Elle lui avait dit terminer des études de littérature... Elle avait écrit, dessiné. publié d'après ses dires dans quelques revues ésotériques de par le monde dans une langue qu'il ne connaissait pas plus qu'il ne comprenait, mais c'était avant qu'ils ne se connussent. Elle ne lui avait jamais demandé de l'argent, il lui avait toutefois offert beaucoup sans qu'elle ne lui retourne vraiment ses cadeaux. Elle lui offrait sa tendresse, avait-il voulu plus ? Seth, mais qui était-elle ? Il ne le savait pas... Son passé, cette enquête serait peut-être l'occasion pour lui de trouver son passé, de savoir de quelle ombre elle était venue. Était-elle diabolique ?...

Enquête

Le passé de Seth... C'est sur cet aspect qu'il allait enquêter. Mais par où commencer ? Il ne connaissait aucun de ses amis. Le commissaire voulait un coupable en deux semaines, impossible. Pouvait-il trouver un SDF quelconque pour le satisfaire et poursuivre tranquillement son enquête par la suite ? Non, il n'avait jamais vraiment outrepasser ses droits en tant que policier, il n'allait pas envoyer un malheureux au trou pour les beaux yeux de son supérieur. Pas tellement que sa morale lui interdisait, plus qu'il avait peur, comme il avait toujours eu peur, de tant de choses... Il était un perdant, un trouillard, il le savait, il avait beau avoir un pistolet et faire de la musculation, il n'avait pas confiance en lui. Pas tellement qu'il avait peur dans les situations dangereuses, elles avait plutôt tendances à l'exciter, mais il avait peur des situations compliquées, il ne savait pas gérer son stress. Il le savait très bien et éviter toute situation stressante. Dans le cas présent c'était foutu d'avance, il ne maîtrisait tellement rien qu'il ne dormirait pas tranquillement avant des mois, si par chance un jour il retrouvait le sommeil...

Non il n'y aurait pas de coupable facile, d'ailleurs il n'y aurait pas de coupable du tout, ce qu'il voulait c'était connaître le passé de Seth, le passé de Seth Imah. Il y passerait sans doute des mois, mais qu'importe, au moins il saurait, il comprendrait. Le lendemain, mardi, il commencerait l'enquête, en attendant il décida de s'évader un peu pour la soirée, il regarda un film, "Pretty Woman", il aimait bien ce film, mais il n'alla pas jusqu'à la fin car cette histoire lui rappelait trop la sienne avec Seth. Sa mère s'était endormi devant la télé, il alla la coucher puis revint et regarda un autre film, "K Pax". Il laissa son esprit vaguer un peu, rêvant à d'autres mondes en même temps que l'acteur racontait sa vie sur sa planète lointaine. Mais il n'apprécia pas non plus la fin, car elle lui rappela encore plus Seth... Qu'allait-il devenir ? Comme lui, un fou après la mort de Seth ? Un fou qui cherche des réponses et s'invente tout un monde pour satisfaire son incompréhension ? Il regretta d'avoir vu ces deux films et alla boire une bière sur le perron de la porte. Il aimait bien boire une bière comme cela dans la nuit, dans le calme, sous le ciel étoilé et le vent chaud de l'été...

Sa bière lui donna sommeil, il se coucha alors et s'endormit. Quelques heures de répit puis sa brûlure le réveilla, elle le rongeait, elle était sa malédiction... Elle serait sa malédiction... Pour toujours...

Mardi 26 août, 2003, 6 heures 30, lever tôt pour sa première rélle journée d'enquête. Déjeuner copieux, il avait retrouver un peu l'appétit, c'était déjà un point positif. Il conduit sa Peugeot 307 flambant neuve tout doucement dans la circulation encore fluide du matin. Il avait dû s'endetter cinq ans pour l'acheter. Pourtant il aurait dû avoir des économies, mais il n'en avait pas. Il n'avait pas eu à acheter de maison, mais il aimait avoir tous les gadjets à la mode hors de prix... Il n'avait plus de moto, depuis qu'il avait envoyé son ancienne à la casse, il y a un an et demi. Seth l'avait bien aidé, alors, il avait eut les deux jambes cassées. Elle l'avait convaincu de ne plus acheter de moto. En contre-partie il s'était acheté cette 307, il y a un peu plus d'un an. Il se dit qu'il pourrait s'acheter une nouvelle moto, maintenant.

Il était presque seul au bureau, en tout cas Stéphane et Jean-Luc n'étaient pas encore là. Il en profita pour prendre un café en épluchant les documents déjà empilés par ses collègues. Pas grand chose, il fallait bien l'avouer ; ils n'avaient fait qu'un tour rapide à la gare de train de banlieu, mais personne n'avait reconnu Seth. Les analyses des prélèvements faits chez lui, cheveux, peaux et autres traces que tout un chacun laisse imperceptiblement sur son passage n'avaient encore rien donné. C'était une enquête qui commençait bien doucement.

Première étape, déjà, ce village dans les Alpes. Impossible de s'en rappeler le nom, pourtant elle le lui avait déjà indiquer. Thomas eut le réflexe de regarder sur la cartographie du réseau interne. Les Alpes, c'est si grand... Gap ! Oui Gap, ce n'était pas le village en question, mais il connaissait ce nom de Seth. Elle avait dû se rendre là-bas, ou peut-être est-ce un point de passage. Elle était rentrée le lundi 18 au soir. Stéphane arriva quand Thomas se renseignait sur les trajet Gap - Paris-Gare de Lyon l'après-midi du 18 Août. Malheureusement le trajet en TGV ne commençait qu'à Valence sur cet itinéraire, et il était plus difficile de faire les recoupements pour savoir qui avait acheté un billet de Gap vers Valence pour ensuite se rendre à Paris. Il y avait toutefois douze personnes qui avaient acheté en gare ou sur internet un trajet Gap-Paris. Thomas nota les noms quand il les obtînt. Trois trajets restèrent anonymes, en plus des dizaines de tickets Gap-Valence ou autre Valence-Paris indépendants. Comme le conclurait pour lui Stéphane une fois que Thomas lui fit son compte-rendu, difficile de savoir si elle avait pris ce train hormi se dépécher d'aller sur place avec une photo en espérant qu'il n'était pas trop tard.

- Je vais appeler Gap et leur faxer la photo pour qu'ils aillent au plus vite à la gare, je vais faire pareil à Valence. Il y a d'autres gares possibles sur le trajet ?

Thomas resta silencieux un instant le temps de trouver les informations :

- Des dizaines entre Gap et Valence, mais je suis presque sûr que Gap était son terminus. Par contre il y a des trajets plus tôt dans l'après-midi qui passent par Grenoble, il peut-être bon de jeter un oeil aussi.

- Elle est bien rentrée le lundi soir, elle n'aurait pas pu arriver le lundi matin ou même le dimanche soir, ou faire une escale ?

Thomas leva les yeux vers Stéphane et s'appuya sur le dossier de son siège :

- Ça Stéphane j'en sais rien, tout ce que je sais c'est qu'elle n'est arrivée à la maison que vers 23 heures, après pour les détails elle a effectivement très bien pu passer la journée sur Paris ou ailleurs...

- Mais d'habitude, elle rentrait direct ?

- J'en sais rien...

Stéphane marmonna :

- Putain ça va encore être facile si tu n'y mets pas de la bonne volonté...

Thomas le prit mal :

- Oh ! Ça va ! Je n'y mets pas de la mauvaise volonté, Seth ne me disait pas ce genre de chose, elle ne me racontait pas sa vie, OK ?

Stéphane s'était un peu énervé :

- Excuse-moi, mais rester presque quatre ans avec une inconnue en travaillant à la police, excuse-moi mais ça la fout mal.

- Je sais...

- Bon, tant pis, on fera sans, j'appelle Gap...

Jean-Luc arriva quelques minutes plus tard et Thomas lui expliqua où ils en étaient alors que Stéphane était toujours occupé à faxer les photos de Seth.

Ensuite les trois hommes réfléchirent ensemble. Mais ils avaient si peu d'éléments. Que feraient-ils si une des gares avaient vu Seth, leur faudrait-il parcourir la région pour trouver où elle avait bien pu aller ? Et rien ne leur prouvait que la clé se trouverait là-bas. Peut-être qu'un vagabon l'avait simplement surprise ou suivi depuis l'arrêt de bus jusqu'à chez elle. Pourtant Thomas certifia que rien n'avait disparu. Mais si elle n'avait pas été violée, et que rien n'avait été dérobé ? Pourquoi alors ? Crime passionnel, vengeance ? La recherche des personnes emprisonnées par Thomas n'avait donné que deux pistes, toute deux abandonnées quand les personnes en questions s'étaient révélées à l'autre bout de la France voire du monde le jour du crime.

- Mais qui alors, elle te trompait ?

Jean-Luc se rendit compte de manquer un peu de tact, il en rougit un peu.

- Je ne sais pas. Je l'ai suspectée quelque fois, mais je ne sais pas ni avec qui ni combien de temps. Elle allait dormir de temps en temps sur Paris, chez une prétendue amie, mais pas assez fréquemment pour que ce soit un amant.

Stéphane qui révassait revint dans la discussion :

- Tu as le nom de cette amie ?

- Non, enfin elle avait dû me le dire mais je l'ai oublié.

Jean-luc s'intéressa à d'autres détails :

- Elle avait un mobile ?

- Non.

- Ah c'est bète, on aurait pu suivre son parcours.

- Elle t'a appelé des Alpes ? On peut peut-être retrouver les références de l'appel.

- Non elle ne m'a pas appelé. Elle n'utilisait pratiquement jamais le téléphone, et à vrai dire quand elle n'était pas à la maison je ne savais jamais trop où elle se trouvait.

Stéphane doutait sérieusement de la suite de l'enquête :

- Finalement je me demande si le chef n'a pas raison, on va mettre ça sur le dos de n'importe quel vagabon du coin... Et même si ça se trouve on tombera juste...

Jean-Luc ne s'avouait pas vaincu :

- C'est quand même pas possible, on va bien trouver quelque chose, retrouver des amis d'enfances, des parents, là où elle a fait ses études, je ne sais pas, on ne peut pas avoir affaire à un fantôme quand même !

Stéphane demanda à Thomas :

- Oui à ce sujet avant que vous ne vous rencontriez, elle était à Nancy, c'est ça, et à Grenoble avant, tu sais si elle y faisait ses études ?

- Oui d'après ce qu'elle m'avait dit.

Thomas leva la tête, il griffonnait machinalement sur un bout de papier sans vraiment réfléchir aux réponses qu'il donnait. Il vit que son attitude énervait Stéphane, il arrêta et s'enfonça dans son siège. Stéphane lui demanda :

- Des études de quoi.

- La fac, je ne sais pas exactement quoi, sciences humaines ou quelque chose dans le genre.

- On peut déjà éplucher les inscriptions pour les années 1995 à 2000.

- 1999 suffira, je l'ai rencontrée à l'automne 1999.

- Tu sais combien de temps elle est restée à Nancy ?

- Trois ou quatre ans il me semble, puisque je crois me rappeller qu'elle était à Grenoble en 1995. Parce qu'on avait remarqué que nous nous étions peut-être déjà croisés, j'ai passé l'été 1995 à Grenoble.

- C'était quand sa date de naissance déja ?

- 27 juin 1976.

- Eh ! Elle était vachement plus jeune que toi !

- Bof, pas tant que ça, cinq ans.

Jean-Luc parut pensif un instant :

- Ah oui, je sais pas pourquoi mais dans ma tête on est toujours en 2000, j'ai dû mal à passé le millénaire on dirait, je dois regretter un truc... Mais ça lui faisait 27 ans alors, pas 24.

Stéphane revint dans la conversation :

- C'est pas en 2000 que Karine t'a largué ?

- Ah, Si, tu as raison, c'est sans doute la raison...

- Ça va avec Sonia ?

- Sans plus, on se supporte, je ne pense pas qu'on reste ensemble encore bien longtemps...

Stéphane resta silencieux quelques secondes :

- Bon revenons à nos moutons. Si elle est né en 1976 on devrait trouver des infos sur son passage au collège et au Lycée. Tu sais où elle était ?

- Dans les Alpes, peut-être à Gap, mais je ne crois pas qu'elle me l'ait dit, d'un autre côté je me moquais un peu de ses années lycées..

Stéphane, déjà la main sur le téléphone, objecta :

- Bah, pff, c'est souvent à ces moments qu'on connaît le premier amour, c'est le genre de truc qu'on se raconte sur l'oreiller. Bon, appelons, on peut déjà vérifier cette info, ça coute rien.

Stéphane entama sa conversation téléphonique, Jean-Luc se leva :

- Ok, moi je dois allé sur Gif pour le problème avec notre ami Polo. Thomas tu restes là ?

- Oui je vais tenter de mettre sur papier tout ce que nous avons déjà.

- Ok, d'autant que Gap et les autres rappelleront dans doute d'ici à midi.

Jean-Luc quitta le bureau alors que Stéphane discutait toujours avec le Lycée de Gap. Thomas remit dans l'ordre ce qu'il savait sur Seth. Elle venait de Gap ou les environs, avait étudié à Grenoble puis Nancy. Elle était sur Paris depuis septembre 1999. Elle avait fait depuis plusieurs séjours dans les Alpes, de quelques jours à plusieurs semaines, deux voyages à New-York en février 2000 et 2001, et un à l'Île de Ré en novembre 2002, mais ceux-ci de quelques jours uniquement. Stéphane, qui venait de raccroché, s'était approché de Thomas et avait relu ses notes par dessus son épaule :

- L'Île de Ré c'est pas très grand, on pourra peut-être trouver où elle est allée là-bas...

Stéphane se redressa et fit le tour du bureau. Il alla prendre cinq fléchettes plantées dans une cible accrochée au mur et continua de parler et tirant les fléchettes une à une :

- Bon sur Gap, aucun des lycées n'a eut de Seth Imah dans les dix dernières années, c'est sûrement pas là. La personne m'a donné le nom des autres lycées du département, mais peut-être qu'elle a étudié à Grenoble depuis toute jeune, c'est possible ?

- Pas d'après ce qu'elle m'avait dit. Elle m'avait raconté qu'elle avait déprimée en arrivant à Grenoble à cause du manque de Soleil.

- Ah, ça peut être cohérent alors, il me semble que Gap est réputé pour son ensoleillement.

- Mais tu viens de dire que les lycées de Gap n'ont pas de trace d'elle.

- Oui, mais je n'ai pas encore appelé les autres lycées du département. Le temps ne doit pas y être très différent. Est-ce qu'elle aurait pu changer de nom ?

- Je ne sais pas.

- Ça expliquerait beaucoup de chose, déjà qu'on ne trouve absolument rien jusqu'à présent sous le nom de Seth Imah. C'est quoi comme origine d'ailleurs ? C'est pas plutôt un nom de mec Seth ?

- Si je crois, ça vient d'Égypte d'après ce qu'elle m'avait dit. Mais c'est vrai que Imah c'est pas vraiment un nom français.

- De quelle origine était-elle ?

- Je crois que sa famille venait d'Égypte.

- Mais elle n'était pas orpheline ?

- Si, si, mais elle avait été abandonnée ou un truc du genre.

Ils n'avancèrent pas beaucoup plus de la matinée ni même de la journée. L'interrogation des différentes gares où Seth avait été susceptible de passer n'avait rien donné et aucun des lycèes du département des Hautes Alpes n'avait eu de Seth Imah sur ses bancs. Autant dire que quand il rentra le soir chez sa mère il n'en savait pas beaucoup plus. Il supporta mal les incessantes questions de celle-ci et se demanda combien de temps il tiendrait ici avant de pêter les plombs. Il faisait bon dehors, il ressortit et alla marcher.

Il n'allait pas bien. Il ne savait pas ce qu'il voulait. Il voulait à la fois l'oublier, et tout aussi il était curieux de son passé. Comment avait-il pu rester quatre ans sans même se demander d'où elle venait vraiment ? Il ne comprenait pas lui-même comment il avait pu se laisser ensorcelé, être si tolérant, si docile... L'avait elle hypnotiser à ce point ? Elle était fascinante, certes, mais au point de l'avoir aveuglé tout ce temps ?...

Il pleura, il était tellement seul... Qu'allait-il devenir ? Comment pourrait-il retrouver le calme et la paix ? Il ne le pourrait pas, il ne pourrait plus. Il ne comprenait pas et il voulait comprendre. Pourquoi lui manquait-elle tant ? Pourquoi était-il tellement démuni. Il se croyait fort, pourtant, mais c'était elle sa force, mais qui était-elle ?

Il marcha encore un peu, le soir était plus frais, et il comprit toute les fois où Seth était sortie juste pour quelques pas dans le soir. Était-elle triste, elle aussi, n'avait-elle pas été heureuse pendant ces quatre ans ? Il s'éloigna d'un kilomètre, peut-être deux, puis rentra. Il évita soigneusement le regard de sa mère et alla se coucher en lui souhaitant bonne nuit alors qu'elle regardait une emmission stupide à la télé, comme elle adorait le faire. Il dormit mal, encore et toujours, mais l'épuisement finissait par le faire tomber de fatigue. Sa brûlure toujours, toujours là pour lui rappeler la dure réalité, même dans ses rêves...

Mercredi 27 août 2003, journée étonnamment la copie de la précédente. Thomas tourna presque toute la journée dans son bureau à la recherches d'improbables pistes. Le procureur appela, mais ils ne purent guère le satisfaire, ils n'avaient rien, absolument rien... Et d'après les renseignements de ce dernier la presse locale voulait faire la une le lendemain sur l'impuissance de la police... Bref, il voulait avoir des éléments pour détromper ces rumeurs, et il n'aimait pas mentir...

Mais Thomas s'en moquait, Stéphane et Jean-Luc sans doute un peu moins, mais lui s'en moquait. Que le procureur aille au diable, il se moquait de sa carrière, son travail était de trouver des indices, pas de les inventer. Autant il aurait pu sans trop de remords trouver un coupable parfait dans d'autres occasions, autant dans celle-ci il prendrait le temps qu'il faudrait. Ce n'était pas la même chose, et il était confiant qu'on ne put pas donner facilement l'enquête à une autre personne, au vu des faibles éléments disponibles concernant Seth. Et il DEVAIT faire l'enquête, quoi qu'il arrive, il n'avait guère le choix.

Il retrouverait peut-être des éléments chez lui, même si Seth avait si peu d'affaires ; mais il devait attendre les comptes-rendus des analyses avant de pouvoir être autorisé à rentrer de nouveau dans sa demeure. Il avait retrouvé avec nostalgie, chez sa mère, le vieux lit de son enfance, toujours la même tapisserie passée au mur, cette chambre où il n'était pas vraiment venu, sauf quelques minutes pour chercher un vieux livres où un ancien bibelot, depuis bien des années. C'était si loin, les jours heureux où il vivait dans l'insouciance du lendemain. Un monde s'était écroulé entre alors et maintenant, un monde où tout son passé avait disparu, comme si Seth avait provoqué une coupure, une séparation, et qu'il était désormais pris au piège. Il se sentait seul. Même au bureau avec ses collègues il se sentait seul, détaché de tous. Seth lui manquait, tellement, comme si elle s'était substituée au monde, comme si elle était devenue son seul espace de vie, mais elle était morte, désormais.

Il partit tôt du travail, beaucoup plus tôt que d'habitude, mais il ne tenait plus en place, il lui fallait prendre l'air. Il sentait cette oppression, cette oppression qu'il ne savait trop qualifier de liberté ou de prison. Liberté de faire ce qu'il voulait alors qu'il ne voulait que Seth, ou prison de ses sentiments pour elle alors qu'il aurait voulu aimer toutes les femmes de la terre. Mais que lui avait-elle fait pour le détruire à ce point ? Mon Dieu, que lui avait-elle fait ?

Finalement après avoir conduit plus d'une heure pour aller nulle part il revint à son travail et passa deux heures dans la salle de sport. Il rentra tard chez lui et ne dîna pas, même si sa mère l'attendait patiemment devant la télé. Cette nuit-là il prit finalement des médicaments pour dormir, il n'en pouvait plus de rêver et de subir l'enfer chaque nuit. Il dormit enfin d'un reposant sommeil sans rêve pour la première fois depuis la mort de Seth.

Mais cela ne lui apporta pas pour autant de l'inspiration pour la journée du jeudi, pendant laquelle ils tournèrent en rond encore et toujours sans trouver la moindre piste. Il ne prit pas de médicament pour dormir le jeudi soir, il avait quelque remord à l'idée d'en devenir dépendant, comme l'était sa mère, mais sa nuit fut un cauchemar, comme il s'y attendait presque. Il avait l'impression de rêver en permanence, qu'il n'avait plus de sommeil, que tout n'était qu'une illusion, qu'il allait se réveiller. Il vivait comme dans un nuage, comme si la réalité s'effaçait. Comme si cette brûlure démoniaque transformait sa vie en supplice permanent.

Il quitta ses cauchemars, ce vendredi 29 août 2003, Sainte Sabine, pour, pensait-il, encore passer une journée sans intérêt. Il avait connu une Sabine autrefois. Pourtant Stéphane et Jean-Luc se donnaient du mal, ils cherchaient avec ferveur l'indice qui pourrait les mettre sur la voie... Il l'avait peut-être aimée, même, il ne savait plus trop. Mais quelle voie ? Quelle voie... La seule voie c'était à lui de la trouver, de la créer, de l'inventer... Peut-être qu'il pourrait la retrouver après tout ce temps... Peut-être qu'il pourrai oublier sa vie avec elle...

Mais il se trompait. Et, contre toute attente, les analyses semblait indiquer que quelqu'un était passé cette après-midi du mardi 19 août. Quelqu'un ? Mais qui ? C'était impossible ! Stéphane lui commentait les résultats :

- On a bien retrouvé des traces de toi, Seth, ta mère, moi, Seb, mais aussi quelques cheveux de trois autres personnes. Deux semblent assez ancien, mais l'une des personnes doit être passée la veille où le jour du crime. Toutefois pas de trace d'empreintes suspectes. Cette personnes n'a soit rien touchée soit portait des gants. Nous n'avons pas de date avec certitude, mais si comme tu le dis tu n'as reçu personne d'une vingtaine d'années chez toi dans les deux semaines qui ont précédé, c'est probable que ce soit notre homme, d'autant qu'il n'y a pas de trace d'infraction, cette personne a donc dû rentrer alors que la porte était ouverte.

Thomas n'y croyait pas vraiment :

- Les cheveux ne peuvent pas simplement avoir été déposés parce que Seth ou moi les avions transportés sur nous ?

- Si c'est possible pour un ou deux, et c'est pour cela que les analyses sont longues, il en faut un certain nombre pour avoir une probabilité plus grande que la personne soit bien venue. Mais il est toujours possible que ce soit une erreur. Toutefois ça reste une piste.

- Et comment serait venue cette personne ?

- Aucune idée, il y avait trop de traces de voiture dans la cours pour espérer y trouver quoi que ce soit. Toutefois plusieurs cheveux trouvés ont été prélevés dans la chambre, laissant suspecter que la personne y a passé du temps.

Thomas s'était rassis dans son siège, les bras croisés, perplexe. Une personne ? Mais qui... Comment savoir ? Il se retourna vers Stéphane :

- Les cheveux suffisent à trouver qui est cette personne ?

- Pas directement, sauf si nous avons la chance que son ADN soit déjà répertorié, mais dans la mesure ou elle n'a pas été violée et où rien n'a été volé, le meurtre était sans doute le seul mobile, donc prémédité, et ce n'est peut-être qu'un homme de main qui a fait le sale boulot. Il nous faudra par conséquent trouver des suspects et comparer.

- Ça ne nous avance pas beaucoup alors...

Stéphane fut déçu et étonné du pessimisme de Thomas :

- C'est déjà pas si mal ! Nous n'avions rien jusqu'alors ! Désormais nous savons qu'une personne d'une vingtaine d'années, ne fumant pas, ne consommant pas de drogue, est sans doute passée dans l'après-midi du meurtre, et avec un peu de chance est peut-être le meutrier lui-même.

- Mais les voisins n'avaient rien remarqué pourtant.

- Oui, mais surtout parce qu'ils n'étaient pas là ou n'ont pas fait attention. Mais c'est l'occasion de refaire un tour, et en plus maintenant on pourra confondre des suspects plus facilement puisqu'on pourra comparer leur ADN.

- Et ils ont trouvé autre chose ?

- Non, rien de notable.

- Il faudra faire d'autres prélèvements ou est-ce que je pourrai retourner chez moi ? J'aimerais chercher dans les affaires de Seth, j'y trouverai peut-être quelque chose.

- Tu ne l'as pas encore fait ! Je croyais que tu avais déjà regardé !

- Ben, je ne voulais rien déranger, et à vrai dire j'avais un peu peur de retourner à l'intérieur. C'est con mais j'avais un mauvais pressentiment.

- Je comprends. Tu veux que je vienne avec toi ?

- Non c'est bon, je vais rentrer plus tôt ce soir et je fouillerai un peu.

Stéphane se dirigea vers sa veste :

- On pourrait plutôt y retourner tout de suite, moi j'interrogerai une fois de plus les environs, de toutes façons c'est notre seule piste, et à part rester à tourner en rond ici...

Thomas acquiesça et ils prirent de nouveau le chemin des Loges-en-Josas. Thomas conduisait. Et une fois de plus il manqua de renverser ce satané gamin qui trainait à la sortie d'un virage à une centaine de mètre de sa maison. Thomas s'énerva :

- Salle gosse, c'est pas possible ! Il n'a vraiment que ça à foutre venir trainer devant chez moi !

- Tu le connais ?

- Non, sans doute un gosse du coin ou en vacances chez ses grands-parents pendant que ses parents sont bien tranquilles tous les deux.

Stéphane s'emballa tout d'un coup, posant ses questions plus vite.

- Il traîne souvent dans le coin ?

Thomas s'apprêtait à rentrer devant chez lui, attendant qu'une voiture passa en sens inverse pour traverser.

- Oh ! Trop souvent, pourqu...

Stéphane le coupa et lui mis la main sur le bras :

- Fais demi-tour, rattrape-le, il a peut-être vu quelque chose !

Thomas réalisa enfin. Il rentra partiellement devant chez lui, fit une marche arrière, légèrement imprudente, et partit à la suite du gamin. Comment n'y avait-il pas penser plus tôt, le gamin ! Il avait vraiment honte parfois d'avoir si peu de présence d'esprit. Il ne leur fallut que quelques minutes pour revenir à la hauteur du jeune qui ne devait pas avoir plus de dix ou douze ans. Quand la voiture s'arrêta dix mètres devant lui et que Stéphane en sortit, le gamin effrayé pédala à toute vitesse pour partir en sens inverse. Stéphane lui cria :

- Attends, attends ! Nous voulons juste te demander un renseignement !...

Stéphane lui partit en courant après. Thomas voyant cela fit demi-tour rapidement et pris la direction du gamin en voiture. Il le dépassa et se gara quelques dizaines de mètres en avant. Il sortit de la voiture pour l'interpeller. Le gamin était paniqué. Thomas tendit la main vers le bas, en signe d'apaisement :

- Eh ! Oh ! Calme toi, n'ais pas peur. On veut juste te poser une ou deux questions. Nous sommes de la police.

Stéphane arriva par l'arrière, essouflé. Il resta à quelques mètres du gamin et sortit sa plaque.

- Nous sommes de la police. Ne t'inquiète pas. Nous voulons juste te poser quelques questions à propos de quelque chose qui s'est passé la semaine dernière.

Le gamin semblait se détendre un peu à la vue de la plaque de policier de Stéphane. Thomas avait aussi sorti la sienne. Ils se rapprochèrent de lui. Une voiture passa sur la route et dut presque s'arrêter devant eux. Ils se mirent sur le bord tous les trois. Le conducteur sembla reconnaître Thomas et avança doucement laissant voir son regard dans les rétroviseurs. Thomas s'appuiya contre le coffre de sa 307.

- Tu me reconnais, j'habite juste après, je m'appelle Thomas, et ça c'est Stéphane.

Stéphane poursuivit :

- Et toi, tu t'appelles comment ?

Pour la première fois le gamin parla :

- Oui je vous connais, vous êtes le mari de la dame qui s'est faite tuer.

Stéphane devint plus détendu.

- Ah ben tu es au courant ! Et bien nous enquêtons sur ce meurtre. Et nous cherchons des gens qui auraient vu quelque chose.

- Oui mais j'ai rien vu. Je... Je dois rentré maintenant...

Thomas se força pour faire enfin preuve d'un peu d'initiative.

- Et oh n'ais pas peur. Tu habites à deux pas, ne t'inquiète pas on te ramènera si tu as peur de te faire gronder. Tu tournes tous les jours depuis au moins trois semaines dans le coin, tu es sûr que tu n'as rien vu ?

- Non... Je... J'étais pas là...

Stéphane trouva suspect cette hésitation, d'autant que le gamin regardait souvent à droite ou à gauche, comme s'il avait peur d'être vu.

- Tu sais si tu ne dis pas la vérité, ça pourrait te causer des ennuies. Nous sommes de la police, si tu as vu queqlue chose il faut nous le dire.

Le gamin le regarda dans les yeux et soutint son regard.

- Tu veux qu'on aille dans un endroit plus à l'abri des regards ? Thomas, ta mère est là ?

- Non elle dois sans doute être sortie. À moins qu'elle n'ait du monde, mais on peu trouver une salle tranquille.

Le gamin les coupa.

- Non pas la peine, de toute façon j'ai pas vu grand chose. Et puis je pense pas que ce type revienne dans le coin, je l'ai jamais vu avant. Et je ne pense pas qu'il m'ait vu, je suis partie avant qu'il ne puisse me voir.

Stéphane s'emballa :

- Tu as vu quelqu'un alors ! Est-ce que tu serais capable de le reconnaître ?

Thomas le coupa :

- Pour sa déposition il faut voir avec ses parents.

Cette réflexion appeura l'enfant :

- Non je veux pas aller à la police moi, sinon après je vais avoir des ennuis si jamais le gars s'évade.

Stéphane rattrapa la gaffe de Thomas :

- Non, non, ne t'inquiète pas, tout restera secret, pour l'instant est-ce que tu peux juste décrire ce que tu as vu ? Pour que nous ayons une piste ?

- Ben, c'était l'après-midi, comme d'hab ma soeur m'avait viré de la maison pour faire ses trucs avec son copain, alors je faisais du vélo. Je me suis arrêté pour regarder la belle voiture qu'il y avait garer devant chez vous.

Le gamin se tourna vers Thomas, puis se retourna vers Stéphane, comme si Thomas lui faisait peur.

- J'ai posé mon vélo contre la grille, et j'ai regardé au travers de la haie. Puis l'homme est sortie de la maison, avant qu'il ne remonte dans sa voiture j'ai vite repris mon vélo et je suis parti. C'est tout ce que j'ai vue.

Stéphane chercha à en savoir un peu plus.

- Tu n'as pas vu l'homme arriver, il était déjà là quand tu es passé, c'est ça ?

- Oui.

- Tu sais quelle heure il était environ ?

- Non, je sais pas.

- Mais plutot en début d'après-midi, 1 heure ou 2 heures, ou plutôt en fin, 4 ou 5 heures ?

- Plutôt au milieu, 3 heures.

Stéphane, qui était accroupi, se redressa :

- L'homme était comment, grand, petit, il avait les cheveux de quelle couleur ?

- Je sais pas trop s'il était grand ou petit, il était normal. Il avait les cheveux foncé. Il avait des gants noirs, je m'en rappelle.

Thomas intervint :

- Et sa voiture, c'était quoi comme modèle.

Il ne se tourna qu'un fraction de seconde vers Thomas mais parla ensuite vers Stéphane :

- Une voiture de course. Elle était rouge, c'est pour ça que je l'ai vue. Mais je sais pas trop ce que c'était, une Ferrari peut-être.

- Tu n'as pas vu où elle était immatriculée ?

- Ça veut dire quoi ?

- Le dernier numéro sur la plaque, comme celle-là, tu vois, pousse-toi Thomas. Tu vois soixante-dix-huit par exemple.

- Euh, non j'ai pas vu.

Stéphane poursuivit, l'enfant s'agita :

- Et l'homme, quand il est sorti, il avait l'air pressé, content, pas content ?

- Je sais pas trop, mais je dois y aller maintenant...

- OK c'est bon, vas-y, merci beaucoup, peut-être que grâce à toi on va retrouver le meurtrier.

- Cool. Au revoir.

Le gamin enfourcha son vélo et partit sans se retourner. Stéphane l'interpella une dernière fois.

- Et au fait, tu ne nous a pas dit comment tu t'appelais !

Thomas dit doucement à Stéphane :

- Pas grave sinon, je vois où il habite, sinon je demanderai à ma mère, elle connaît tout le monde.

Le gamin répondit tout de même :

- Je m'appelle Luc.

- Luc comment ?

- Luc Bertuchon.

- OK, merci beaucoup, et fais attention aux voitures avec ton vélo.

Le gamin partit en trompe avant même qu'ils n'aient pu le saluer une dernière fois. Stéphane se tourna vers Thomas :

- On verra avec ses parents pour une déposition plus détaillée.

Ils se dirigèrent vers la voiture et s'y installèrent. Thomas se répéta comme à lui-même.

- Une ferrari rouge... On est vachement avancé...

- Et encore, je suis sûr qu'il a dit Ferrari comme il aurait pu dire Porsche ou Lamborghini, à cet âge-là toutes les voitures de sport sont des Ferrari.

- Ça ne nous avance pas quoi...

Thomas redémarra, Stéphane s'exclama :

- Au contraire ! Nous n'avions rien. Maintenant nous savons qu'une personne est venue à l'heure présumée du meurtre ! Tu n'imagines pas, il y a toutes les chances pour que cette personne soit le meurtrier.

Thomas ne répondit pas. Un homme, une Ferrari, vers 15 heures ? Qui pouvait-il bien être... Stéphane trouva son silence suspect.

- Tu n'as pas l'air très emballé. Quelque chose ne va pas, tu penses que ce n'est pas une bonne piste ?

La voiture entra et se gara devant la maison de la mère de Thomas. Il sortit de ses rêves :

- Non non, enfin si, je pense que nous avons une bonne piste, je me demandais juste qui pouvait bien être cet homme. Je n'ai jamais vu Seth en compagnie d'hommes, et encore moins en compagnie d'hommes avec une Ferrari. C'était une fille simple, j'ai vraiment du mal à imaginer quels pouvaient être ses liens avec cet homme... Peut-être n'était-ce pas la première fois qu'il venait. Nous n'avons pas penser à demander au gamin, d'ailleurs.

- Si, il a dit au début qu'il ne l'avait jamais vu dans le coin.

- Ah oui c'est vrai.

- Mais...

Ils se dirigeait vers la maison de Thomas. Stéphane eut une hésitation.

- Je comprends que ça puisse être dur pour toi... Peut-être que nous allons découvrir que Seth avait des amants, ou trempait dans des histoires louches. C'est vrai que tu as peut-être plutôt envie d'oubli...

Thomas le coupa, presque autoritairement :

- Non. Je veux savoir, je veux savoir qui elle était. Qui elle était vraiment.

Ils rentrèrent tout d'eux dans la maison de Thomas. Thomas resta un instant immobile, voilà plus d'une semaine qu'il n'était pas rentré. Il lui semblait toujours sentir l'odeur sucrée de la peau de Seth. Comme si les murs en transpiraient, en pleuraient. Stéphane avança doucement dans la pièce, rompit le silence :

- Elle avait beaucoup d'affaires ?

- Des habits, principalement, quand elle a emménagé ici elle n'avait rien qu'une valise d'habits.

- Elle n'avait pas de lettre, de courrier, de papiers, de livres ?

- Elle ne recevait pas de courrier. Elle n'en écrivait pas non plus, pas que je sache en tout cas. Quoi qu'il en soit je n'ai jamais lu sa correspondance. Je ne pense pas qu'elle en ait ici. À moins qu'elle ne les ait cachés.

Stéphane fut étonnée :

- Elle ne recevait pas de courrier ? Aucune lettre ?

- Non aucune.

- C'est pas possible, elle devait avoir une autre adresse ! C'est impossible que personne ne lui ait jamais écrit en quatre ans !

- Peut-être dans sa maison dans les Alpes, j'en sais rien, en tout cas ici elle n'a jamais reçu de lettres.

- Et ça t'a jamais paru bizarre ?

- Non, mais je me rends compte aujourd'hui que je suis resté peut-être un peu comme hypnotisé, à vrai dire quand j'étais avec elle je ne pensais à rien d'autre.

Stéphane traversa la pièce, regardant à droite ou à gauche, comme pour trouver des idées ou des réponses :

- Elle faisait quoi de ses journées, si elle ne travaillait pas, n'avait pas d'amis ? Elle sortait ?

- Avant oui. Elle passait presque toutes ses journées sur Paris, je ne sais pas trop ce qu'elle y faisait. Depuis le début de l'année elle était soucieuse. Elle ne sortait presque plus, et je la sentait plus faible, plus fatiguée.

- Depuis le début de l'année ? Elle a fait quelque chose de spécial à ce moment là, ou à la fin de l'année dernière ?

- Non, pas vraim... Mais si. En novembre ! Elle a passé quelques jours sur l'Île de Ré début novembre. C'est peut-être ça, oui, c'est peut-être là-bas qu'elle a appris quelque chose.

- Tu sais ce qu'elle est allée y faire, tu sais si elle logeait chez quelqu'un, à l'hôtel ?

- Non, elle m'avait dit avoir de vieilles connaissances qu'elle n'avait pas vues depuis bien longtemps. Elle n'y est restée que quelques jours, peut-être même pas une semaine.

Ils étaient passés dans la chambre, Stéphane réfléchit un instant...

- Tu as encore des trucs à voir ?

Thomas referma l'armoire où il fouillait.

- Non, comme je le craignait il n'y a rien...

- Nous pouvons repartir au bureau alors. J'ai bien envie de faire une recherche sur les voitures de sport rouge de l'Île de Ré, si ça se trouve, c'est la solution.

- Tu penses ?

- Qu'est-ce qu'on à d'autre ?

Thomas referma la porte de sa maison à double tour avant de répondre, presque que pour lui :

- Rien...

Il reprit le volant et ils repartirent pour Versailles. Trouver les voitures de sport rouges dans le soixante-dix-huit n'était pas très envisageable, par contre sur l'Île de Ré, après a peine une demi-heure de recherche, moins d'une trentaine de personnes correspondirent au profil de jeune homme fortuné possédant une voiture de sport rouge, au moment de l'établissement de la carte grise, tout du moins. Le procureur, qui ne manqua pas d'appeler, ne se satisfit que difficilement de cette avancée. Savoir que le meurtrier n'était pas un pauvre diable mais potentiellement un fils d'une personne influente et fortunée ne rendrait pas la tâche facile. Quoi qu'il en soit, il félicita Thomas et Stéphane pour ce premier pas.

Vendredi, 19 heures 30. Thomas décida de rentrer. Ils n'avaient pas beaucoup plus avancer le reste de la journée. Ils avançaient à pas de fourmi. Pourtant Thomas était satisfait. Ils avaient découvert la visite de ce personnage le mardi après-midi, et il avait espoir de trouver une piste en se rendant sur l'Île de Ré. Il avait presque envie de sortir ce soir là. Il était fatigué de sa dure nuit précédente, mais enjouer à l'idée qu'une nouvelle vie commençait pour lui. Une nouvelle vie où il ne serait plus le même, où il ne serait plus faible. Où il ne se laisserait pas hypnotiser.

Mais une fois confortablement installé dans son fauteuil devant son grand poste de télévision 16/9 il eut même la flemme de se faire à dîner. Il commanda deux pizzas et se les fit livrer. Il se moquait du prix et surtout des commentaires que lui fairait sa mère le lendemain, car il ne lui répondrait pas ce soir, sur le fait que s'il ne voulait pas cuisiner il aurait mieux fait de venir manger chez elle. Mais il ne voulait pas de la cuisine de sa mère, qu'elle soit bonne ou pas l'importait peu, il voulait deux grosses pizzas grasses qui parfumeraient son salon pendant deux jours.

Il regarda un téléfilm stupide. Il lui rappela son histoire avec Émmanuelle. Si seulement il n'avait pas fait l'idiot, elle ne l'aurait peut-être pas quitté, et toute cette histoire ne serait jamais arrivée. Il eut peur. Peur de la suite. Peur du futur, des conséquences de la mort de Seth. Il eut peur de ne jamais retrouver la paix de l'esprit, qu'à chaque illusion le souvenir de Seth lui revienne. Sa brûlure lui fit mal. Le Soleil se couchait. La nuit tombait. Il était épuisé mais il n'avait pas envie de dormir. Ou peut-être avait-il peur.

Après ses trois bières il décida de ne pas finir la demi pizza qui restait. Il but un verre de whisky en espérant qu'il faciliterait son endormissement. Il s'endormit en effet en quelques minutes devant le second téléfim de la soirée. Mais celui-ci terminé, il se réveilla, et la nuit tombée il n'eut pas la force d'aller dans la chambre à coucher, comme si le fantôme de Seth l'y attendrait. Il somnola les lumières allumées sur le canapé, son pistolet à portée de main. Sa nuit ne fut qu'une succession d'assoupissements, de cauchemars et d'insomnies.

Samedi 30 août 2003. 11 heures 20. Il se lèva enfin. Il avait mal dormi, encore plus mal que d'habitude. Et le dernier whisky n'était pas une bonne idée. Du bruit, on frappait à la porte. Il lui fallut quelques instants pour le réaliser, c'était sans doute la raison de son réveil. C'était sa mère, bien sûr... Non il n'avait pas voulu pas venir dîner avec elle, oui elle l'avait réveillé, non il ne voulait plus dormir chez elle. Il ne voulait plus dormir nulle part, d'ailleurs, il ne voulait plus dormir du tout. Non il ne voulait pas déjeuner avec elle, non il ne voulait pas aller faire des courses, non il ne voulait pas l'accompagner chez sa grande-tante...

Il lui dit finalement que l'ayant réveillé, alors qu'il avait eu une dure semaine, il voulait juste rester tranquille ; qu'il irait la voir quand il se sentirait plus disposé. Elle partit blessée, il le savait, mais il n'avait pas la force d'en faire plus. Il ne pouvait pas tout supporter, il ne pouvait pas... Le jour entrant en grand dans la chambre, il put s'allonger sur le lit. Mais il se redressa brutalement dès qu'il fermit les yeux. Il la revit. Il sortit précipitemment de sa chambre et se demanda s'il pourrait jamais de nouveau y dormir... Peut-être valait-il mieux qu'il emménageât dans la chambre d'ami.

Il but un café debout contre son bar. Il vit au loin une voisine passer presque nue à la fenêtre de sa chambre. Il avait envie de sexe, le moindre détail réveiller sans cesse ce besoin comme la brise attise le feu. Peut-être en fait se moquait-il auparavant de la vie de Seth parce que la seule chose qui l'intéressait c'était faire l'amour avec elle ? Non, tout de même. Il se rappella quand elle le prenait dans ses bras, quand il sentait cette chaleur, cette force qui l'appaisait. Il aurait donné tout pour pouvoir sentir encore ce réconfort...

Mon Dieu, mon Dieu... Mais qui était-elle ?...

Il devait aller à l'Île de Ré. Il n'attendrait pas un ordre de mission, il partirait ce week-end, sur le champ, même. Il prépara un sac rapidement, se connecta à son travail et imprima tous les documents dont il avait besoin, notamment les noms et adresses de propriétaires de voitures de sport rouges sur l'île. Il imprima aussi un itinéraire via iti.fr et il partit.

L'Île de Ré

Il ne roula pas si vite. Après tout être policier ne lui octroyait pas tous les droits, d'autant qu'il n'avait pas d'ordre de mission ou de justificatif. iti.fr donnait quatre heures quarante pour le trajet, il y sera en quatre heures trente. Une fois le pont de l'Île de Ré traversé, il voulut aller jusqu'à l'extrémité de l'île, mais il lui fallut presque une heure pour parcourir les trente kilomètres, et une fois au phare des Baleines, il était déjà plus de 18 heures.

Dans son esprit l'île était beaucoup plus petite, guère plus grande que deux ou trois kilomètres. Sans plan il lui fallut plus de deux heures uniquement pour radier de sa liste deux des vingt-et-une personnes suspectes. Dépité il se chercha un hôtel. Il en profita, dans les trois qu'il interrogea avant de trouver une chambre de libre, dans un hôtel d'Ars-en-Ré, pour demander si le visage de Seth leur était connu. Mais leurs réponses furent identiques, ils avaient tous vu des centaines de personnes qui ressemblaient à Seth, quant à savoir s'ils l'avaient vue vraiment, presqu'un an en arrière... Pourtant Thomas savait qu'on ne pouvait pas oublier Seth, et que quiconque la voyait gardait son image comme la beauté parfaite pour le restant de ses jours. Mais il y avait tellement de saisonniers travaillant dans ces hôtels, comment savoir qui avait bien pu la voir, et si même elle s'était arrêtée dans un hôtel... Parfois il s'était demandé si elle ne pouvait pas rester des jours et des jours sans dormir, sans manger, parfois il s'était demandé si Seth n'était pas une déesse, Athéna sous la forme humaine, comme les maintes fois où elle aida Ulysse...

Samedi soir à Ars-en-Ré, il dîna dans le restaurant de l'hôtel. Il y avait du monde, malgré ce dernier dimanche d'août. Il ne savait pas trop quand était la rentrée des classes. À vrai dire il ne s'y intéressait guère. Il ne voulait pas d'enfants. Il n'en avait jamais voulu, et encore moins depuis qu'il était avec Seth, voulant profiter égoïstement d'elle. Elle ne lui avait d'ailleurs jamais parlé ni d'enfants ni de mariage. En un sens il avait trouvé ce statu quo plutôt réconfortant, même s'il tirait un peu d'aigreur qu'elle ne lui ait jamais parler de s'unir à lui de façon un peu plus officielle, comme si elle ne s'était jamais vraiment attachée, comme si elle n'avait jamais vraiment voulu autre chose qu'un toit pour dormir et vivre tranquillement sa vie secrète. Sa vie secrète... Qu'avait-elle donc fait pendant ces quatre ans... Et lui ? Qu'avait-il donc fait, aveuglé par son amour, qu'avait-il donc laissé passer, sans même sans rendre compte ?...

Encore une mauvaise nuit, le suivra-t-elle donc partout ? Il dormit de 23 heures à 1 heure du matin, puis tourna et retourna, jusqu'à ce recroqueviller dans une position foetale ou il serrait sa jambe de toutes ses forces contre sa brûlure pour en expudier le mal... Il pleura, encore, presque comme chaque nuit, et finalement s'endormit, épuisé, vers 6 heures du matin. C'est du bruit dans la chambre voisine qui le réveilla finalement et comme il n'avait pas fermé les volets, il ne put se rendormir ni se convaincre de se lever pour les rabattre. Dimanche 31 Août 2003, 9 heures 35. Il soupira puis se leva, prit une douche rapide et partit sans prendre de petit-déjeuner.

Mais à mesure que la journée avançait, et qu'il éliminait un à un les suspects de sa liste, il réalisa que cette recherche ne le mènerait à rien. La seule raison pour laquelle ils avaient cherché les propriétaires de voitures de sport sur l'Île de Ré n'avait pour fondement qu'un critère de faisabilité car les résultats étaient bien trop nombreux dans d'autres départements. Mais cette homme aurait pu venir de n'importe où. Les chances qu'il vînt de l'Île de Ré ne reposait que sur une suspicion infondée que Seth eût rencontrée presqu'un an en arrière certaines personnes lors de ses quelques jours sur l'Île. Mais pourquoi pas plutôt lors de son déplacement pour Gap, c'était beaucoup plus logique. Il n'y avait même pas pensé. C'était à Gap qu'il lui fallait mener son enquête, pas ici...

Il abandonna donc, sans regret, sa recherche après trois personnes interrogées, et sans petit-déjeuner dans le ventre il décida de se sustenter dans un restaurant sur le port de Saint-Martin-de-Ré, qu'il trouva charmant sous le Soleil. Les touristes ne manquaient pas, et s'il pesta quand le serveur le dirigea au milieu des tables bondées, il changea sa vision des choses une fois installé à côté d'une jolie fille châtain en train d'écrire sur un petit cahier. Il n'était pas vraiment timide, et il avait toujours su impressionner un peu les filles, il se dit qu'après tout, c'était dimanche, et il oublia un peu son lien qu'il croyait devoir supporter pour l'éternité avec Seth ; il était célibataire désormais, tout compte fait...

- Vous êtes journaliste ?

La jeune fille, sans doute la trentaine, il n'avait jamais su deviner l'âge des gens, termina méticuleusement la phrase qu'elle était en train d'écrire, puis posa et reboucha son stylo avant de se tourner vers lui. Il vit alors ses superbes yeux noisettes, et il fut séduit, il en oublia son enquête, Seth, son travail, et se dit qu'il voulait refaire sa vie avec elle, ou tout du moins quelques nuits.

- Non, écrivain.

Elle le regarda avec un regard soutenu, il en fut géné. Il se recula un peu sur son dossier, et gonfla impersceptiblement ses pectoraux. Il bafouilla :

- Ah, euh... Quoi... Quel genre... Vous écrivez des romans ?

Elle se redressa et écarta une mèche qui lui tombait dans les yeux et s'appuya contre le dossier de sa chaise, elle décroisa les jambes pour les recroiser de l'autre côté. Il n'en fallut pas beaucoup plus pour donner des idées à Thomas :

- Pour être franche je suis plus en passe de devenir écrivain. J'ai publié l'année dernière un livre documentaire sur l'Île de Ré, que j'habite depuis trois ans, mais c'est resté limité à un public restreint. Mon second livre, par contre, un roman, sera publié à la fin du mois prochain, j'espère alors avoir un peu plus de succès. Et je travaille en ce moment sur un nouveau roman.

Thomas se rendit compte qu'il n'avait pas écouté ce qu'elle disait, il se rappelait juste qu'elle écrivait un roman.

- Ah, et, c'est quel genre de roman ? Une histoire d'amour ?

Il se sentit bête de la cataloguer tout de suite dans les écrivains de romans à l'eau de rose... Mais elle ne le prit pas ainsi.

- Oh il y a un peu d'amour dans tous les romans vous savez, il y a un peu d'amour dans tous les hommes. C'est une histoire policière, d'aventure, je ne sais pas vraiment trop comment le cataloguer. C'est l'histoire d'un jeune homme à la vie maussade, qui, déprimé, décide de se noyer, mais il échoue et le choc produit lui fait revenir une parti de sa mémoire, qu'il avait perdu bien des années auparavant. Il s'avère en fait que suite à cette perte partielle de mémoire il avait été évincé par son ancienne femme qui lui avait subtilisé toute sa fortune, et l'avait laissé vivre comme un miséreux, il va alors décider de reconquérir son dû.

- Une noyade qui lui ramène sa mémoire, c'est original.

- Oui... Enfin j'avoue que l'idée n'est pas vraiment de moi. C'était en fait mon ex petit-ami, et c'est d'ailleurs la goutte qui a fait déborder le vase, qui s'était excusé de m'avoir posé un lapin en prétextant avoir suivi un jeune qui ne semblait pas aller bien jusqu'à la plage de la Conche, c'est une plage vers l'extrémité Nord de l'île. Il avait soit disant empêché ce jeune de se noyer en le repêchant des eaux. Malheureusement d'après lui le choc lui avait fait perdre une partie de la mémoire, et il avait passé toute la soirée à l'aider à retrouver son chemin. Je n'ai pas cru son histoire, toutefois son imagination débordante me donna l'idée d'un roman, j'ai juste changé la perte de mémoire par son contraire. Je lui ai toutefois rendu crédit dans les remerciements, même si cet événement marqua la fin de notre relation.

- Pourquoi ne l'avez-vous pas cru ?

Elle resta bouche bée un instant, s'énerva un peu puis dit d'un ton ironique :

- Bien, c'était le week-end du premier novembre, nous devions partir ensemble le jeudi soir. Il avait déjà prétexté je ne sais qu'elle chose urgente pour repousser notre départ au lendemain soir. Et le vendredi soir, plus de nouvelle, rien, même pas un mot, et je le retrouve le mardi matin avec comme seule excuse qu'il a passé le week-end à aider un malheureux qui a soit-disant fait une tentative de suicide et a perdu la mémoire ? Bien sûr pas un seul coup de fil du week-end, et pas la moindre trace du malheureux en question !

- C'est vrai que c'est un peu gros... Vous pensez qu'il est parti avec une autre ?

Elle ferma les yeux et lèva les mains comme pour repousser toute cette histoire, sa voix dérailla :

- Bah ! Je m'en moque ! Il peut bien faire ce qu'il veut avec qui il veut, ce n'est plus mon problème. Il était beaucoup trop compliqué pour moi de toute façon.

Elle se reprit :

- Enfin... Ça m'a tout de même inspiré un livre, c'est déjà ça... Mais parlons d'autres chose... Et vous ? Que faites-vous ?

Thomas ne sut pas trop si mentir ou pas, mais après tout il pouvait tenter de l'impressionner, et quoi de mieux pour une romancière que de rencontrer un policier dans une histoire bizarre :

- Je suis policier. Et plus exactement j'enquête sur un meurtre...

Elle écarta les yeux de surprise.

- Oh ! Vraiment, un meurtre ici, sur l'Île de Ré ? Mais vous n'êtes pas d'ici, si ?

- Non, non, je ne suis pas d'ici, je viens de la région parisienne. Le meurtre a eu lieu là-bas, mais nous avions peut-être une piste sur l'Île de Ré. À vrai dire nous avons tellement peu d'éléments que la moindre piste est bonne, le moindre indice.

- Vous pensez que le criminel peut se trouver sur l'Île ?

- J'ai cru à un moment peut-être, mais c'est plus parce qu'il est plus simple de chercher sur une petite île que dans la France entière...

Thomas se dit qu'il ne devait pas en dire plus, qu'il ferait mieux de partir, de rentrer à Paris. Ça ne servait à rien de vouloir la séduire, de toute façon il ne pourrait pas faire l'amour avec elle. Sa brûlure était toujours sa malédiction et elle le poursuivrait pour toujours, il resterait seul et rien ne servait de se torturer en tentant le diable. Elle sentit son hésitation, et celle-ci l'intrigua, elle se rapprocha un peu et parla plus doucement :

- Vous ne pouvez pas trop en parler, peut-être ? Et qui était la victime ?

Lui dire, ne pas lui dire. Elle était si belle. Après tout, peut-être qu'elle comprendrait ?

- Ma petite-amie...

- Oh !

Elle eut une exclamation, ses yeux pétillèrent, elle se tourna légèrement, se rapprochant encore de lui, il sentit son parfum :

- Mon Dieu, mais, c'est quelqu'un qui vous en veux vous croyez, un ancien bandit que vous aviez arrêté ?

C'était trop tard, il lui en avait déjà bien trop dit. Le serveur passa pour lui demander son choix. Il n'avait même pas regardé la carte, il commanda le plat du jour. Sa voisine s'écarta un peu, mais aussitôt le serveur reparti se retourna vers lui. Il décida de rester vague :

- Je ne sais pas. Nous avons tellement peu de pistes. Ça peut être n'importe qui. J'en viens à me demander moi-même si je la connaissais vraiment.

Elle eut un petit mouvement de la tête, marquant son étonnement :

- C'est une femme ? Ah non votre petite-amie, pas le meurtrier. Vous pensez qu'elle aurait pu tremper dans des histoires peu recommandables ? Vous la connaissiez depuis longtemps ?...

Elle se rétracta subitement, posa sa main sur la manche de Thomas :

- Je suis désolée si je suis si indiscrète, peut-être ne pouvez-vous ou ne voulez-vous pas vraiment en parler ? Je ne me suis même pas présentée, je m'appelle Carole Martès.

Après tout Thomas se dit qu'il avait l'effet escompté. Il lui serra sa main tendue et se présenta :

- Thomas Berne, enchanté... Nous sortions ensemble depuis quatre ans, et elle est morte mardi de la semaine dernière...

Il soupira et laissa son regard aller dans le vide. Elle resta silencieuse un instant, n'imaginant sans doute pas que c'était aussi récent. Elle mourait d'envie de poser d'autres questions, mais elle sentait qu'elle devait le faire avec tact, décontracter l'atmosphère, ou elle ne saurait rien. Ce jeu l'amusait beaucoup :

- Je, j'ai... Et... Vous restez longtemps sur l'île ?

- J'étais venu en tentant de trouver un indice, mais autant chercher une aiguille dans une botte de foin...

Le serveur amèna finalement le plat à Thomas, mais sa discussion lui avait surtout donné soif, il demanda une carafe. Carole s'éloigna un peu, le laissant goûter ses tagliatelles au saumon. Elle prit une cuillerée de sa crème brûlée qu'elle avait à peine touchée. Elle se rendit compte qu'après tout elle n'était pas si mauvaise. Elle sentait qu'il était gêné, et si au début elle avait cru encore, comme toujours, à un de ces ennuyeux Don Juan sans conversation, c'était maintenant presque professionnellement qu'elle avait envie de savoir ses sentiments, comment il vivait cette période, comment il pouvait décrire son envie d'avancer dans l'enquête et aussi sans doute de refermer la blessure, de l'oublier...

- Mais. Qu'est-ce qui vous a fait penser que vous pouviez trouver des indices sur l'île ?

- Et bien, le jour du meurtre, une personne a vue...

Il se rendit compte à quel point sa justification était risible. Le témoignage informel d'un gamin de dix ans, mis dehors parce que sa soeur crapahutait avec son petit-ami, et sans doute en mal d'occupation, qui aurait vu une voiture de sport rouge devant chez lui... Et il se retrouvait sur l'Île de Ré parce que presqu'un an plus tôt il n'avait pas dormi pendant trois nuit en l'imaginant dans les bras d'un autre sur cette maudite île... Ce n'était pas un coupable qu'il cherchait, c'était un amant...

- Hum. À vrai dire je pense qu'il est plus raisonnable que je ne vous en dise pas trop. Rien n'est encore suffisamment clair pour que je puisse vraiment en parler.

"Mince !" se dit-elle, "Je l'ai effrayé, j'aurais dû y aller avec plus de tact"... Elle se tut un instant et prit une nouvelle bouchée de sa crême brûlée.

- Vous comptez rester longtemps sur l'île ?

- Non, je ne pense pas. Je n'ai pas vraiment d'ordre de mission je me disais juste que j'aurais peut-être trouvé des indices... Mais je pensais pas que l'île serait si grande, c'est pour ça que je suis un peu découragé.

Elle réalisa tout d'un coup que peut-être il l'a menée en bateau et cherchait juste à l'appâter avec sa prétendue enquête.

- Mais, euh, excusez-moi d'insister, vous chercher quelqu'un, ou juste un témoin, un suspect ?

Thomas eut soudain envie qu'elle le prît dans ses bras et qu'il lui racontât ses malheurs. Il se ressaisit :

- Il y a quelque mois mon amie a fait un voyage sur l'Île de Ré, et elle en est revenue changée, troublée. Je pense qu'il est possible qu'elle ait rencontré ici quelqu'un qui pourrait m'en dire un peu plus sur elle et son passé.

- Ah je comprends mieux. La personne qui a été vue dans les parrages le jour du meurtre pourrait être un habitant de l'Île, c'est bien ça ?

Elle était perspicace. Thomas se dit qu'elle serait sans doute beaucoup trop compliquée pour lui. Il acquiesça tout de même :

- Oui, on ne peut rien vous cacher.

Elle regarda sa montre et s'exclama soudain.

- Oh, mon Dieu ! Déjà 13 heures 30. J'ai rendez-vous à 14 heures. Je suis désolée je vais devoir vous laisser.

Elle se lèva sans que Thomas ne pût même dire un mot. Elle récupèra sa veste et son sac, rangea en fouilli son cahier et ses notes à l'intérieur.

- Ravie d'avoir fait votre connaissance, bonne fin de journée.

- Eh, euh, attendez...

Elle se dirigeait déjà vers le bar pour régler sa note. Elle se retourna :

- Oui ?

Elle avait vraiment un jolie style, avec sa veste marron en mauvais état, son gros sac et ses mèches qui lui tombaient sur les yeux. Thomas n'osa pas lui demander son numéro.

- Bonne après-midi, content d'avoir discuté avec vous.

- Merci, au revoir...

De toute façon il pourrait découvrir son adresse et bien plus au bureau. Il regretta de ne pas lui avoir laissé une photo de Seth, peut-être aurait-elle pu demander à ses connaissances sur l'île si elle leur disait quelque chose. Il la regarda s'éloigner sur le port, en trottinant. Il finit son plat de tagliatelles se disant qu'il pourrait en dévorer deux autres avec le même appétit, mais il se contenta de la même crême brûlée que Carole, qui lui avait fait envie, et d'un café.

14 heures 5. Il ne savait pas quoi faire. Il n'avait plus envie de poursuivre ses recherches sur l'île, il n'avait pas pour autant envie de retourner à Paris. Il alluma son téléphone mobile, resté éteint depuis son départ. Trois messages de sa mère affolée. Il ne la rappela pas, après tout il avait bien le droit de partir en week-end où il voulait sans qu'elle le sût, il avait trente-deux ans, que diable !

Il ne savait pas quoi faire mais il n'avait pas vraiment envie de penser à cette histoire. Il se dit qu'il pourrait profiter d'être sur l'Île de Ré pour faire un tour à la plage, respirer un peu l'air de la mer, puis il rentrerait sur Paris le soir tombé. De toute façon il ne dormait pas, autant mettre à profit ses insomnies. Il paya, regagna sa voiture, et roula de nouveau vers le phare des Baleines. Il se gara à proximité et alla marcher au bord de la mer. C'était encore l'été mais le Soleil n'était plus aussi fort qu'il ne le fut pendant les quelques semaines de canicule début août. Il avait bien cru alors qu'il suffoquerait dans les bureaux non climatisés.

L'air de la mer le calma, il lui rappela sa balade avec Emmanuelle en Normandie. Oh il avait tant besoin de tendresse... Il s'assit sur la plage de galets. Il y avait quelques touristes qui cherchaient des coquillages. Seth était venue sur cette île... Mais pourquoi ? Qu'avait-elle fait ?... Qui avait-elle vu ?... Il y avait forcément quelqu'un sur cet île qui avait dû la voir, elle avait bien du loger quelque part, elle avait bien dû manger, croiser des gens... Si vraiment comme il le pensait on ne pouvait pas l'oublier des gens la reconnaîtraient sans doute, mais devrait-il parcourir l'île de part en part pour espérer avoir une réponse ?

Il pourrait simplement déjà laisser une photo à quelques endroits de passage, boulangeries, supermarchés, dans l'hypothèse où quelqu'un la reconnût. Ah il ne savait pas. Il était tellement perdu. Voulait-il continuer cette enquête ? Ou voulait-il tout oublier ? Mais comment oublier... Est-ce que sa vie sera changée pour toujours ? Seth, ô Seth... Il s'allongea tant bien que mal sur les galets et s'endormit. Il rêva de Carole et de Seth, comme si elle se mélangeaient en une seule et même personne...

Il dormit presque deux heures, il était épuisé, jusqu'à ce que son téléphone mobile le réveilla. Il regretta alors de l'avoir allumé :

- Salut c'est Stéphane, t'es où, je suis passé chez toi mais ta mère affolée m'a dit que tu avais disparu.

- Salut Stéf, non c'est bon c'est juste que je lui ais pas dis où j'étais. Je suis sur l'île de Ré.

- Sur l'Île de Ré ?! Mais qu'est-ce que tu fous là-bas ? Tu cherches le proprio de la caisse rouge ? Tu aurais pu prévenir que tu y allais, en plus tu n'as pas d'ordre de mission, ça risque de barder pour toi si jamais quelqu'un...

- C'est bon, c'est bon, laisse béton, de toute façon j'ai même pas interrogé plus de cinq personnes, j'en profite pour prendre un peu l'air, surtout.

- Ah, bon, mais, euh, tu rentres quand ? Parce que comme Stéphanie et moi on est un peu fâché, enfin, tu sais, je t'avais un peu raconté, et bien je suis passé au bureau, cette histoire de voiture rouge m'intriguait...

- Je rentre ce soir, j'étais juste là pour le week-end. Et donc tu as trouvé quelque chose ?

- Ben disons qu'à mon avis tu trouveras pas ton gus sur l'île de Ré, sauf s'il a décidé de prendre des vacances.

Thomas, qui s'était rallongé, se remit assis, comme pour mieux entendre.

- Tu l'as retrouvé ?

- J'en suis pas encore sûr, mais je me suis dit, un mec qui vient de commettre un meurtre, le premier truc qu'il va chercher, c'est un alibi. Un premier alibi ça peut être de se trouver très loin du lieu du crime, alors j'ai cherché les mecs flashés à grande vitesse mardi après-midi.

- Tu en as trouvés ?

- Oui mais aucun ne semblait correspondre. Il aurait très bien pu changer de voiture ou partir avec un complice, mais ça compliquait un peu trop. J'ai cherché à savoir les infractions des jours suivants, mais rien non plus.

Thomas se demanda bien pourquoi Stéphane le dérangeait s'il n'avait rien trouvé.

- C'était une mauvaise piste alors ? C'était juste des suppositions où tu as trouvé autre chose ?

- À vrai dire je t'appelais pour savoir quand est-ce que Seth était partie dans les Alpes.

- Euh, c'était la première semaine d'août, un jeudi soir, vers le cinq ou six, elle devait y rester deux semaines mais est rentrée plus tôt que prévu.

- Bingo ! J'ai un excès de vitesse d'une Ferrari 575M Maranello rouge le vendredi 8 août entre Lyon et Grenoble, et un autre de la même voiture dans la nuit du 18 au 19 août, entre Lyon et Paris ! Comme je n'avais rien trouvé l'après-midi du 19, j'ai élargi la recherche, et bien sûr la Maranello a attiré mon attention. J'ai fait alors l'historique et j'ai trouvé cet autre excès le 8. Je voulais savoir la date du départ de Seth pour les Alpes pour être sûr, il la suivait, c'est évident !

- Mais ? C'était quoi comme excès, on l'a arrêté ou pas ?

- C'était du quatre points, mais il s'est fait sauter les deux, apparemment le bougre a des relations.

- C'est qui alors ?

- On n'a pas grand chose sur lui, Mathieu Tournalet, vingt-huit ans, sans profession, apparemment héritier d'une conséquente fortune, orphelin de père et de mère depuis l'âge de cinq ans. Il habite dans une grande demeure vers Chartre. Aucun antécédent à part un autre excès de vitesse en 1995, qu'il s'est aussi fait enlever.

- Tu as demandé au RG ?

- Ben c'est dimanche, je me suis dit qu'on pourrait voir ça demain. Je comptais pas repasser au boulot ce soir.

- OK non c'est bon, on verra ça demain matin. Bravo en tout cas.

- Ben merci, mais bon, c'est notre boulot après tout.

- Oui mais quand même... Allez, à demain.

- À demain, bye.

Mathieu Tournalet... Thomas y comprenait de moins en moins. Il aurait suivi Seth depuis début août... Depuis bien plus longtemps peut-être même... Mais alors, que voulait cet homme ? Il voulait la voir ? Il voulait la tuer ? Il voulait lui parler ? Qu'avait-elle fait ? Qui était-elle bon sang ! Il eut peur soudain. Et lui, lui ? Risquait-il aussi de se faire tuer ? Mon Dieu qu'avait-il fait ? Si seulement il l'avait laissée ce jour de septembre 1999...

Il n'avait pas envie de rentrer sur Paris, il aurait aimé passer quelques jours ici. Il avait peur de rentrer chez lui... Peur ? Mais Diable ! Il était policier, et son Beretta était toujours à portée de main. Il ne savait pas trop de quoi il avait peur. Peut-être simplement que Seth ne revînt, simplement que son fantôme ne le hantât.

Il se leva et se reprit. Depuis quand croyait-il aux fantômes ! Son manque de sommeil le rendait fou ! Il marcha encore quelques instants sur la plage, puis retourna vers sa voiture. Il dut passer à l'hôtel car il n'avait pas décommandé sa chambre pour le soir, et son sac était encore là-bas. Par chance il n'eut pas à payer la nuit supplémentaire malgré l'heure avancée, mais principalement parce que le gérant savait qu'il était policier. Sur le chemin du départ, il laissa la photo de Seth dans deux boulangeries qu'il croisa, en expliquant de le rappeler pour toute personne se rappelant avoir vu une femme ressemblant à la photo. Il retraversa le pont et reprit le chemin de la Capitale. Il se dit qu'à part avoir débourser plus de deux cent cinquante euros entre l'essence, les péages et l'hôtel, il n'y avait pas gagné grand chose... Et il en oublia même pour quelques temps Carole, seule rencontre intéressante qu'il fit en ces deux jours.

Il dut s'arrêter, après trois heures de conduite, s'endormant presque au volant, pour se reposer un peu sur une aire d'autoroute. Il dormit deux heures puis son mal le réveilla. Il était rongé. Il rentra chez lui vers une heure du matin, et s'endormit trois heures plus tard devant une rediffusion à la télévision. Il dormit de 4 à 7 heures 30 et c'est sa mère qui le réveilla en frappant à la porte. Il subit ses repproches jusque sous sa douche chaude qu'il fit durer en espérant qu'elle se lassât de parler fort à la porte de la salle de bain. Mais elle ne se lassa pas alors il s'habilla en vitesse et partit sans déjeuner. Sa mère ne sut pas où il avait passé le week-end, et elle se dit que son seul fils n'était quand même pas gentil.

Stéphane et Jean-Luc étaient déjà arrivés, ils se moquèrent de lui et de son escapade Réthaise, puis lui donnèrent le peu de renseignements qu'ils avaient récolté sur ce Mathieu Tournalet. Sous la pression du procureur, leur chef avait écourté ses vacances d'une semaine, autant dire que sa femme en fut très énervée, et lui par vases communicants. Il eut tout de même du mal à passer sa colère devant le travail de Stéphane et l'évidence quasi inébranlable de la culpabilité de ce Mathieu Tournalet. Quoi qu'il en soit le matin mème les trois compères se dirigèrent vers la superbe demeure du Mathieu en question, sans même avoir pris de croissants, mais deux cafés tout de même en moyenne, le lundi matin étant toujours une période délicate.

Ils se perdirent passablement trois fois avant de trouver enfin, isolée de tout au milieu de la forêt, l'entrée du magistral domaine entourant la résidence en question. Il n'y avait pas de sonnette, et, à leur grand étonnement, un majordome vint leur ouvrir l'imposante grille au bout de dix minutes. Sans doute devait-il y avoir des caméras ou un système apparenté. Ils furent d'autant plus étonnés de s'apercevoir que le majordome les laissa entrer sans même leur demander la raison de leur venu, et que celui-ci était venu en voiture pour leur ouvrir. Ils suivirent la classieuse Jaguar XJ6 de 1970 sur les un kilomètre trois cent d'allée avant de se garer devant l'immense maison qui tenait plus du château. Ils sortirent de la voiture et le majordome s'excusa de ne pas avoir été assez pompt pour leur ouvrir les portières. Ils furent gênés et ne surent quoi répondre. Stéphane les présenta finalement et transmit au majordome leur ordre de mission. Ce dernier indiqua que Monsieur n'était pas présent mais devait revenir avant midi. Il était presque 11 heures, ils avaient beaucoup tourné avant de trouver l'adresse, ils décidèrent d'attendre. Le majordome les installa dans une grande pièce, respirant le luxe par l'imposante cheminée, qui servait encore, comme en témoignaient les cendres, tout comme par les multiples tableaux et les épées dorées, d'or peut-être, qui ornaient les murs. Ils prirent chacun un fauteuil équivalent à trois fois leur salaire mensuel et se demandèrent si le majordome faisait le voyage vers la porte chaque fois qu'un curieux se garait devant la grille.

Le Monsieur en question n'arriva que vers 12 heures 45. Il avait vingt-huit ans mais faisait plus jeune que son âge par son physique, et plus vieux par ses manières, mais aucun des trois policiers n'avaient vraiment idées des manières du monde dans lequel vivait Mathieu Tournalet. Il avait un très classique costume trois pièces, même sa cravate n'avait aucune originalité. Le majordome lui retira sa veste et prit sa casquette. Stéphane regarda avec intérêt où ce dernier les rangea.

- Bonjour, désolé de vous avoir laisser patienter, mais j'avoue que sans mention préalable de votre passage, je n'ai pu que difficilement vous accueillir dignement.

Les trois policiers se levèrent pour une poignée de main, qu'il avait ferme et vigoureuse. Il les invita ensuite à le suivre dans une pièce plus petite, sans doute son bureau. Il referma les portes derrière lui et, une fois ceux-ci assis sur trois confortables fauteuils, sans doute moins chers que ceux de la pièce précédente, il s'installa lui-même derrière le grand bureau en bois précieux avant de demander :

- Alors, que me vaut l'honneur de la visite de trois policiers ? Voilà bien longtemps pourtant que je n'ai la joie d'en croiser quelques uns que lors du Noël annuel des orphelins de policiers de Chartre, que je parraine.

Jean-Luc détesta cet homme car pour lui le simple fait qu'il soit riche le rendait coupable, Stéphane car il le trouva prétentieux à se croire au-dessus des lois et des hommes, et Thomas par le simple fait qu'il existât. Stéphane posa la première question, un peu gêné :

- Avant toute chose, je vous prie de m'excuser, mais pourriez-vous m'indiquer les toilettes ?

- Bien évidemment.

Il sonna le majordome qui conduisit Stéphane aux toilettes. Ils attendirent en silence son retour. Stéphane arriva en cinq minutes et s'excusa encore, il s'assit et posa la première question :

- Nous aimerions savoir votre emploi du temps du mois d'août.

Mathieu Tournalet s'exclama :

- Rien que cela ! J'ai un emploi du temps assez chargé d'une manière générale, ne pourriez-vous pas être plus précis ?

- Où étiez-vous entre le 8 août et le 19 août ?

Mathieu Tournalet regarda Stéphane un instant, sans rien dire, signifiant qu'il avait compris que Stéphane connassait la réponse, ou le penser en tout cas. Il répondit enfin :

- J'avais pris quelques jours de vacances, mais pourquoi donc ? Je ne sais toujours pas la raison de votre venu.

Stéphane ignora sa dernière remarque :

- À quel endroit ?

- En règle générale je préfère garder confidentiel mais lieu de séjour.

- Connaissez-vous cette personne ?

Jean-Luc se leva et déposa une photo de Seth sur le bureau. Mathieu Tournalet la regarda longuement.

- Non, pas du tout, pas que je me souvienne en tous les cas. Mais elle est très belle.

Dit-il en repoussant la photo vers les trois policiers, en relevant les sourcils pour paraître désolé de ne pouvoir leur venir en aide. Les trois hommes ne réagirent pas, Mathieu Tournalet poursuivit :

- Qui est cette jeune fille, elle a disparu ?

Stéphane lui précisa :

- Elle a été assassinée, et vous êtes le suspect numéro un.

Mathieu Tournalet se recula dans son fauteuil et prit un air étonné, il rigola presque :

- Suspect numéro un ? Tenez donc ? Mais je ne l'ai jamais vue ? Qu'est-ce qui diantre vous fait penser que je puisse être coupable ? Vous me devez quelques explications...

Stéphane, qui croyait voir son manège comme une injure, lui répondit calmement :

- Qu'avez-vous fait la journée du mardi 19 août ?

Mathieu Tournalet réfléchit un instant, puis déclara d'une voix monotone :

- J'avoue que je n'ai pas mon emploi du temps en tête... Si je ne dis pas de bêtise c'est la journée où je suis revenu de vacances. Je me rappelle avoir roulé toute la nuit, et avoir par conséquent fait une entorse à mon habituelle promenade en dormant une partie de la matinée. Les voitures récentes ont beau avoir toujours plus de confort, je crois que nous n'apprécieront les longs trajet que quand elle en prendront en charge une partie...

Jean-Luc le détesta encore plus, Stéphane se retint de lui conseiller le train, et Thomas le trouva un peu gonflé de se plaindre alors qu'il avait une des voitures les plus prisée du monde.

- Ensuite j'ai déjeuné avec des amis, oui, avec qui j'ai passé l'arpès-midi.

- Où ça ?

Mathieu Tournalet laissa tourner son siège et se leva, il s'avança vers la fenêtre. Stéphane se dit qu'il prenait le temps d'inventer son alibi, Thomas se demandait si cet homme avait couché avec Seth, Jean-Luc avait envie de se lever et de le frapper pour le faire répondre plus vite. Mathieu Tournalet poursuivit :

- Et bien si ma mémoire est bonne nous avons déjeuné dans un restaurant à Chartres, pour ensuite nous avons passé l'après-midi dans leur propriété dans les environs de Nogent-le-Retrou.

Voilà sans doute l'adresse de son restaurant favori, se dit Stéphane, dont le gérant témoignera de l'avoir vu, facture à l'appui, ainsi que celle de ces plus fidèles amis, qui assureront sur leur vie avoir passé cette après-midi avec lui... Stéphane en fut découragé un instant, il se demanda s'il valait vraiment la peine de s'attaquer à cet homme. Jean-Luc prit la relève :

- Il vous faudrait être un peu plus coopératif.

Mathieu Tournalet se retourna vers le jeune policier, le plus jeune des trois, et le défia :

- Plus coopératif ? Je vous signale qu'en bonne et dûe forme j'aurai pu simplement vous renvoyer devant mes avocats. Mais j'ai fait l'effort de vous recevoir et de répondre à vos questions. Je ne vais tout de même pas m'avouer coupable pour un meurtre que je n'ai pas commis.

Il revint vers le bureau et commença à le contourner :

- Messieurs, je fus ravi de vous accueillir, malheureusement d'autres obligations m'obligent à vous raccompagner. Je me tiens à votre disposition, en tout état de cause mes avocats suivront cette affaire.

Il se dirigea vers la porte et l'ouvrit, puis attendit que les trois policiers quittassent la salle. Il leur serra la main, toujours de façon aussi énergétique, puis héla le majordome pour qu'ils les raccompagnât. Ils suivirent de nouveau la Jaguar jusqu'aux grilles, puis prirent la route du retour. Thomas conduisait, Jean-Luc se retourna une dernière fois pour voir le majordome refermer les lourdes portes, puis il s'écria :

- Il est coupable, c'est clair comme de l'eau de roche !

Stéphane acquiesça :

- En tous les cas il a l'air dans le coup, vu comme il évitait les questions et le temps qu'il a mis pour trouver son excuse pour la journée du 19.

Thomas ne dit rien, Jean-Luc poursuivit :

- Il est malin, j'avais envie de lui filer des baffes à des moments pour le faire parler.

- Il est sans doute malin et il doit avoir pas mal de relations, je mettrais ma main à couper que ce restaurant de Chartres comme ses amis je ne sais plus où seraient prêts à dire n'importe quoi pour lui.

Thomas rajouta :

- Il a l'air d'avoir les moyens...

Jean-Luc en était malade :

- Tu parles, un peu ! Vous avez vu la barraque ! Et la Ferrari ! En plus je suis sûr qu'il en a plus d'une ! Le salaud.

Stéphane le calma :

- Aux dernières nouvelles on a le droit d'être riche dans ce pays.

- Ouais mais comme ça, là, en se moquant de nous, en se croyant au-dessus des lois...

Stéphane continua :

- On n'a pas besoin d'être riche pour se croire au-dessus des lois... Mais quoi qu'il en soit, qu'il est menti ou pas, on saura en quelques jours s'il est coupable ou pas...

Jean-Luc parut interloqué, Thomas se demandait toujours s'il avait bien pu coucher avec Seth, il se demandait si elle était venue le voir dans cette demeure, certains jours où il la croyait tranquillement chez lui, ou en train de visiter je ne sais quel musée. Jean-Luc, assis à la place du passager, se retourna vers Stéphane :

- Qu'est-ce que tu veux dire, tu penses qu'il va avouer ?

- Non, mais avec ça on devrait pouvoir trouver la preuve qu'il est bien l'assassin.

Stéphane sortit de sous sa veste une écharppe. Jean-Luc écarquilla les yeux :

- Tu lui a schouré ! La vache, quand tu es allé aux toilettes ! C'est vrai qu'on a ses cheveux, j'y ai même pas pensé à lui taper sa casquette ! Bien joué !

- C'est pas sûr qu'on ait ses cheveux, mais j'espère que c'est ce que ceux qui traînent sur cette écharpe permettront de prouver, en ayant la chance quelle lui appartienne bien et qu'il en reste quelques uns dessus.

Thomas regarda dans le rétroviseur avant de commenter :

- C'est pas très très légal tout ça, il peut casser le procès s'il prouve qu'on lui a piquer.

Jean-Luc ne fut pas d'accord :

- Si c'est vraiment les mêmes cheveux, il est foutu, comment veux-tu qu'il s'en sorte ? OK on a piquer l'écharpe, mais déjà il doit en avoir tellement.

Thomas ne répondit pas. Il n'arrivait pas à s'enlever de l'esprit l'idée que cet homme jeune, beau et riche avait séduit Seth, et qu'elle n'avait pu que céder. Peut-être qu'elle voulait le quitter pour lui, même ? Oui, sans doute, c'était trop évident, elle voulait le quitter pour lui... Il en était malade. Il avait envie de s'arrêter pour aller pleurer dans les bois qu'ils traversaient encore, ou même y attendre la mort.

Le reste de la journée ne fut guère productif, Thomas chercha en vain des informations sur ce Mathieu Tournalet, Jean-Luc alla travailler sur une autre affaire, et Stéphane trouva une excuse pour se rentre au laboratoire d'analyse et pouvoir demander discrètement l'analyse des cheveux récupérés sur l'écharpe.

Il pleuvait quand Thomas rentra, plus tôt que d'habitude, ce lundi premier septembre. Il était épuisé, toujours, croulant de fatigue mais pourtant persuadé qu'il n'allait encore dormir que quelques courtes heures... Il regrettait de ne pas avoir demander à ce Mathieu Tournalet s'il avait couché avec Seth. Il aurait certainement répondu que non, mais, peut-être ses yeux auraient laissaient transparaître la vérité, ne serait-ce que pour lui lancer en plein figure un "Oui, j'ai baisé ta gonzesse, et plus d'une fois !"...

Il s'empêcha de boire, il voulait se calmer, faire le vide, oublier Seth comme cet homme, oublier tout, enfin pouvoir espérer repartir sur des bases saines... Mais il eut beau passer plus de deux heures à faire de la musculation, c'était toujours et toujours la même image qui revenait, celle de Seth et cet homme, enlacés encore et encore... Si seulement il savait, au moins, il pourrait avoir les idées claires, mais il ne savait pas, il ne pouvait qu'imaginer, supposer, inventer... Il brancha sa console de jeu et joua successivement à un jeu de combat, une simulation de conduite puis un autre jeu de combat, mais deux heures plus tard, à 23 heures 30, il en revint encore et toujours au même point...

Il s'allongea alors devant la télé, et somnola enfin vers les une heure du matin. Il dormit jusqu'à 5 heures, puis sa brûlure le réveilla... Elle était toujours bien là, comme une empreinte du passé... Il avait l'impression qu'elle grossisait, qu'elle pénétrait en lui, qu'elle le rongeait... Il réussit à dormir de nouveau entre six heures et sept heures trente, quand le réveil qui s'était mis en route depuis une demi-heure le réveilla enfin...

Mardi deux septembre, il arriva vers 8 heures trente à son travail, il était le premier dans son bureau. Il alla se chercher un café malgré les deux qu'il avait pris comme petit-déjeuner, et dû le terminer dans le bureau de son chef quand celui-ci l'aperçu. Mathieu Tournalet avait fait vite, le procureur avait déjà donné un coup de fil aux aurores, sous la pression de ses avocats, pour prévenir le commissaire qu'il fallait agir avec le plus grand tact, et que toute suspicion injustifiée se terminerait de manière peu enviable pour à la fois le procureur et le commissaire.

Thomas accueillit avec la plus grande indifférence les remarques de son chef et retourna dans son bureau. Stéphane était arrivé entre temps et le salua. Thomas lui fit part des commentaires du commissaire et alla avec Stéphane chercher un nouveau café. Ils n'avancèrent pas beaucoup de la matinée, leur seule piste était l'espoir que les analyses révélassent bien une concordances entre les cheveux trouvés chez Thomas et ceux présents sur l'écharpe. Jean-Luc et Stéphane mirent alors à profit la matinée pour travailler sur un autre affaire, pas forcément plus joyeuse mais moins complexe, une sombre histoire de règlement de compte entre deux voisins ennemis depuis toujours. Thomas, lui, éplucha les hôtels des environs de Gap pour savoir si un Mathieu Tournalet avait séjourné là-bas durant le mois d'août. Il ne trouva rien, pas plus qu'il ne trouva de résidence secondaire à son nom dans la région. Il en avait une toutefois sur la côte d'azur, ainsi qu'une vers Biaritz et une dernière en Bretagne.

Dans l'après-midi Stéphane reçut un coup de fil du laboratoire pour le prévenir que le test des cheveux prendrait encore quelques jours car les cheveux trouvé étaient assez anciens et leur racines séchées, ce qui rendait la validation de l'inclusion, la concordance entre l'ADN des cheveux de l'écharpe et de ceux trouvés chez Thomas, plus difficile.

Les trois jours nécessaires pour l'obtention du résultat passèrent aux yeux de Thomas a une vitesse d'escargot. Il n'attendait que ce moment et vécut la validation de l'emploi du temps de Mathieu Tournalet la journée du 19 août avec désintéressement, même s'il conduit pour aller à Chartres, et ensuite dans cette petite ville de Nogent-le-Retrou. Bien sûr, comme l'avait prédit Stéphane, le responsable du restaurant tout comme ce Monsieur de Senonchard, dont la propriété était digne de celle de Mathieu Tournalet, certifièrent de sa présence à leurs côtés le mardi 19 août. Stéphane était décidé de les faire condamner pour faux témoignage, Thomas s'en moquait.

Vendredi 5 septembre Stéphane eut confirmation que les cheveux de l'écharpe avait bien le même ADN que ceux trouvés chez Thomas, du moins les plus suspect. Il en avisa tout de suite son chef, qui lui réprimanda pour la forme le vol de l'écharpe, et le félicita pour son travail. Stéphane n'était pas très ambitieux, mais il était efficace tout comme perspicace, et le chef l'aimait bien ; c'était un peu le fils qu'il n'avait jamais eu, il avait trois filles, des petites rebelles aux tendances anarchistes qui se moquait de l'autorité, et plus spécifiquement de la sienne.

Thomas accueillit mal cette nouvelle, il accueillit mal car elle confirmait pour lui un lien entre Seth et Mathieu Tournalet, mais il accueillit mal surtout car il avait peur de la vérité. Mais tout alla très vite, et Thomas fut presque soulagé d'apprendre que le procureur avait demandé au commissaire de classer l'affaire sans suite. Stéphane en fut enragé, et tout l'étage l'entendit hurler dans le bureau du commissaire. Mais rien ni fit, Mathieu Tournalet avait des moyens et des relations qui dépassaient largement ce que pouvaient initiallement imaginer Thomas et Stéphane. Mathieu Tournalet pouvait faire plier les lois. Mathieu Tournalet ne craignait rien de personne, et il était protégé par de nombreux appuis parmi les puissants.

Le procureur céda, le commissaire céda, et finalement Thomas pensa y trouver son compte. Il se sentit libre, libre de pouvoir reprendre une vie normale, libre de pouvoir oublier cette enquête, libre de la charge qu'il s'était imposer en l'acceptant. Il passa le reste de la journée à ranger et classer les documents, presque guilleret de reléguer toute cette paperasse dans des dossiers qui ne seraient plus jamais ouverts. Ils ne virent plus Stéphane de la journée.

Quand il rentra chez lui, Thomas eut envie de sortir, il alla au cinéma, puis en boîte de nuit. Il alla seul, mais cela ne le dérangeait, pas, même du temps de Seth il lui arrivait de sortir seul. Elle n'aimait pas trop les boîtes de nuit, de toute façon. Thomas avait connu une époque où il sortait une à deux fois par semaines, désormais il ne sortait pas plus d'une fois par mois, mais cette ivresse de s'abandonner sous la musique trop forte lui manquait. Il ne rencontra pas vraiment quelqu'un ce soir là, mais dansa dans une proximité évocatrice avec plusieurs filles échauffées. Il rentra seul mais cela lui convint. Il voulut prendre des vacances, il voulut rejoindre Carole, sur l'Île de Ré, il se rappella d'elle. Il prit un somnifère pour fêter cette journée, et s'endormit rapidement pour une longue nuit qui marquerait, il espérait, le début de sa nouvelle vie...

Le lendemain matin il dormit jusqu'à 11 heures trente. Il se réveilla de bonne humeur et alla voir sa mère, il ne l'avait pas vraiment vue depuis plusieurs jours, et il accepta son invitation à déjeuner. Sa mère fut surprise et contente de cette attention. L'après-midi il alla au centre commercial de Velizy, il fit de nombreuses courses, il n'en avait pas faites depuis plusieurs semaines. Il passa chez un coiffeur et il s'acheta un nouveau jeu pour sa console. Il resta presque quatre heures à tourner dans le magazin, se trouva aussi de nouvelles chaussures, ainsi que deux DVD. Il appela des amis à lui, avec qui il sortait de temps en temps, pour leur proposer d'aller en boîte de nuit le soir, ils acceptèrent. Il repassa chez lui, fit une partie de son nouveau jeu, s'habilla avec ses nouvelles chaussures et partit rejoindre ses amis pour dîner sur Paris. Il allèrent ensuite dans deux boîtes de nuit, et il ne rentra chez lui que vers 13 heures, qu'après avoir dormi quelques heures chez ses amis, qui habitaient Paris, pour laisser passer son alcoolémie. Il mangea et dormit encore trois heures jusqu'à 17 heures, puis finit la journée en jouant à son nouveau jeu. Il se commanda une pizza et termina la soirée en regardant les deux films du dimanche soir sur TF1.

Il mangea un paquet de cookies avant de se coucher, il savait que c'était mal, et qu'il avait déjà dû aller deux fois au dentiste l'année précédente, mais pour ce soir il s'en moquait. Il alla se coucher dans sa chambre, celle où était morte Seth, en se disant que cette histoire était terminée, que ces cauchemars étaient passés, et que désormais il ne les laisseraient plus revenir...

Il la vit entrée, doucement, dans la chambre, dans le noir. Ses yeux brillèrent un instant. Elle était là, debout, le visage livides, sa blessure au cou comme une marque du démon. Il était paralysé par la peur, il se recula dans son lit, en sortit, elle s'avança vers lui. Il voulut saisir son arme, mais elle lui barra le passage. Quand il fut bloqué dans le coin de la pièce, elle lui saisit le bras, il sentit sa peau glaciale. Il voulut la frapper pour s'enfuir mais elle plaça sa main sur son flanc et il sentit une brûlure terrible, il cria mais la douleur ne s'arrêta pas, il cria encore mais il sentait son corps se consumait, brûler sous sa main.

Rêves

Il cria encore et se fut son propre cri qui le réveilla. Il était en sueur, il haletait, il se plia sous la douleur de sa brûlure, alluma la lumière avec difficulté et resta de longue minutes à s'assurer que c'était bien un cauchemar... Il tremblait de peur. Il sortit de son lit et alla chercher son pistolet. Il alluma toutes les pièces et vérouilla sa porte d'entrée. Quand il parvint enfin à se persuader que ce n'était qu'un rêve, il regarda l'heure, 3 heures 20 du matin, puis s'assit dans le canapé. Rien n'était passé, rien du tout, il l'avait cru, mais tout était encore là. Elle ne le quitterait pas, jamais... Mon Dieu dès qu'il fermait les yeux il revoyait son visage si blanc... Il pleura. Il resta là, plus d'une heure, puis finalement s'allongea, mais il garda les yeux ouvert, espérant simplement que le jour ne tarderait pas...

Il somnola de 5 heures à 7 heures, puis se leva, prit une longue douche chaude, et partit sans même prendre de café, en se disant que c'était peut-être aussi la cause de ses insomnies, et qu'il devrait arrêter d'en boire. Son chef lui apprit que Stéphane lui avait apporté le vendredi soir sa démission, mais que finalement il lui avait conseillé de prendre deux semaines de vacances pour réfléchir un peu. Jean-Luc pesta toute la journée contre ce Mathieu Tournalet et le manque de cran du chef et du procureur. Il tenta, en vain, de convaincre Thomas d'aller avec lui rendre visite au bougre pour lui faire comprendre qu'il n'était pas au-dessus des lois. Thomas garda un air désolé exprimant que cette tentative ne rendrait les choses qu'encore plus compliquées, que bafouer la loi ne serait que rentrer dans son jeu, et qu'il leur fallait rester intègres et ne pas se rabaisser à son niveau. Il s'étonna lui-même par cette réflexion.

Le reste de sa journée fut tranquille, mais il n'en demandait pas plus car son manque de sommeil lui donnait une forte migraine. Il appréhenda le retour chez lui. Il dîna avec sa mère, regarda un film sans intérêt, puis il rentra se coucher. Il dormit de nouveau dans la chambre d'ami. Cette nuit-là il rêva que Mathieu Tournalet lui tranchait la gorge. La nuit suivante il rêva que sa brûlure se transformait en gangraine et le ronger de l'intérieur, et la nuit suivante il ne se souvint pas de ses rêves car il prit un somnifère, trop exténué de lutter contre des fantômes. Il avait reprit la routine à son travail, et n'avait pas de nouvelles de Stéphane depuis le vendredi précédent. Il lui laissa un message sur son portable jeudi dans la journée. Il avait peur que Stéphane ne cherchât tout de même à poursuivre l'enquête. Il espérait de tout son coeur que ce ne fût pas le cas et qu'il coulait des jours tranquilles chez ses parents.

Il passa la soirée du jeudi en compagnie d'Emmanuelle. Elle avait trouvé un nouveau copain, mais il l'ennuyait déjà. Elle se demandait si elle ne devenait pas un peu trop exigente, à moins finalement qu'elle ne préférât rester seule. Depuis quelques temps, Thomas n'avait plus vraiment de désir sexuel, sa fatigue annihilait tout. Il perdait appétit, sommeil... Il avait maigri de quatre kilos depuis la mort de Seth. Il avait toutefois encore un peu de marge avec ses un mètre quatre-vingt deux pour soixante-dix-neuf kilos.

Jeudi 11 septembre 2003, les soirées se faisaient déjà plus fraîches, et les jours plus courts. Dans quelques jours se serait l'automne... Dans quelques jours se serait l'anniversaire de sa rencontre avec Seth, lundi 20 septembre 1999. Il ne rentra somme toute pas très tard, et se coucha dans la chambre d'ami, la lumière allumée, un peu après minuit trente. Il pensa. Il pensa que Stéphane ne l'avait pas rappelé, il s'en inquiéta. Il pensa à toute ses anciennes copines. Il chercha laquelle pourrait bien vouloir encore de lui. Sur les huit il n'en trouva aucune, Emmanuelle était la seule avec laquelle il était encore proche. Il regretta de ne pas avoir fait plus d'efforts, de ne pas avoir pris la peine de les appeler, de savoir ce qu'elles devenaient. Il se sentit seul, dans ce grand lit dans lequel il avait pourtant fait l'amour avec presque chacune d'elle, sauf Virginie et Hélène, car il habitait encore chez ses parents, et sauf Seth, car il avait déjà alors changé pour son nouveau lit et relégué celui-ci dans la chambre d'ami. Quoi qu'il avait bien dû la surprendre une fois ou deux en train de faire la sieste dans cette chambre. Lui n'aimait pas trop cette chambre car elle était vraiment trop petite, Seth, elle, l'aimait bien car l'après-midi le Soleil donnait dedans. Seth adorait le Soleil, au moindre rayon elle sortait, elle restait des heures et des heures si elle le pouvait, elle ne prenait jamais de coups de Soleil, pourtant sa peau n'était pas si brune. C'était presque sa seule source d'énergie. Il aurait lui aussi donné beaucoup pour pouvoir en ce moment se trouver dans une chaise longue sous un écrasant Soleil. Il avait l'impression que sa brûlure le travaillait moins quand il était sous le Soleil... Cette pensée le réconforta, il rêva à moitié être effectivement sur une chaise longue, puis s'endormit...

Il n'eut droit qu'à vingt-cinq minutes de sommeil, ensuite son téléphone mobile sonna. Qui pouvait bien l'appeler à cette heure-ci ? 1 heure 25 du matin ! Il se dit que ce devait être Stéphane, et tenta de récupérer son téléphone dans la poche de son jean sans quitter le lit, mais il manqua de tomber et finalement dû se dépécher et se lever complètement.

- Oui ?

- Bonsoir, je suis vraiment désolé d'appeler si tard, mais je n'ai pas pu m'en empécher.

Il ne reconnaissait pas la voix. Une voix féminine, elle lui disait bien quelque chose, mais il ne croyait pas l'avoir déjà entendu au téléphone... Il se rallongea, il avait du mal à garder les yeux ouverts, il les ferma.

- Ce n'est pas grave, je venais juste de me coucher.

Il tenta de faire en sorte de ne pas avoir la voix trop cassée.

- Oh, tu dor... Vous dormiez, je suis vraiment désolée !

Il ne voyait toujours pas qui c'était. Ce n'était pas Emmanuelle, la seule personne qui pouvait l'appeler aussi tard qui lui vint à l'esprit, qui d'autre ?

- Pas grave...

Ne sachant pas qui c'était il ne sut pas vraiment quoi dire.

- Je vous appelle à propos des photos que vous aviez laissées à la boulangerie.

Les photos ? Carole ! Une petite giclée de dopamine lui fit presqu'un frisson. Il se redressa et s'assit sur le bord du lit :

- Ah ? Vous les aviez vu ? Oui en partant j'en avais laissé dans deux boulangeries.

- Oui, enfin je n'en ai vu que dans l'une d'entre elle, j'avoue que je ne me suis pas posé la question de savoir si vous en aviez mis ailleurs ou pas.

Il attrapa sa montre et regarda l'heure :

- Juste deux boulangeries, je n'ai pas eu le temps d'en donner plus.

- Oui, enfin bref, peu importe. Toujours est-il que depuis que vous l'aviez mise, je demandais régulièrement à la boulangère si quelqu'un l'avait abordé à propos de cette photo, et ce matin, enfin, hier matin, c'est vrai qu'il est tard, elle m'a dit qu'un vieux monsieur semblait sous-entendre qu'il avait déjà vue.

- Vraiment ?

Thomas qui ne pensait à ce moment-là qu'à comment pouvait bien être vêtue Carole à une heure pareille, se reconcentra sur la discussion.

- Oui, mais si vous aviez laissé votre numéro, il n'a pas dû vous appeler pour autant.

- En effet, je n'ai eu aucun coup de fil.

- Oui et pour cause, il avait peur que vous ne lui vouliez du mal.

- Du mal ? Comment ça ?

- Et bien quand j'ai demandé à la boulangerie l'adresse du vieux monsieur, ils m'ont indiqué la vieille maison qu'il habitait. Ils semblait dire que c'était une personne très respectée dans le coin, qu'il avait fait beaucoup. Bref, je m'y suis rendue, trop curieuse d'en savoir plus. Le vieux monsieur m'a accueillie très gentiment. Je lui ai alors parlé de cette photo dans la boulangerie. Il m'a demandé si j'étais la personne qui recherché cette jeune-fille, je lui ai dit que non mais que je connaissais la personne en question.

- Et donc ?

- Oui, donc, au final j'ai discuté plus de deux heures avec lui, et de ce que j'en ai compris vers la fin du mois d'octobre de l'année dernière cette jeune fille, Seth, c'est bien son nom ? Son prénom ?

- Oui, oui c'est elle.

- C'est marrant comme prénom... Vous savez que Seth était le Dieu égyptien de la vaillance, mais aussi celui représentant les forces du mal ? Dans la légende c'était le frère d'Osiris, qui était alors le roi d'Egypte. Seth le tua mais ce dernier ressuscita et devint le Dieu des mort, celui qui sauve dans l'au-delà. Qu'elle étrange idée de nommer sa fille comme un Dieu du mal...

- Euh, oui, ah...

Thomas ne savait pas tout ça, mais à vrai dire il s'en moquait un peu, même complètement, et il espérait vraiment que Carole l'eut appeler pour autre chose, même si après réflexion il admit qu'elle était tout de même jolie.

- Oui oui je m'égare. Bref, fin octobre Seth est venue chez lui. Je n'ai pas très bien compris si elle le connaissait ou pas, mais il m'a semblait qu'il disait qu'il l'avait connue il y a très longtemps, mais... J'ai mal compris ou il n'était pas clair car des fois il parlait d'elle comme s'il l'avait connue, et des fois comme si c'était une nouvelle personne. Enfin, quoi qu'il en soit elle est venue simplement, demandant si elle pouvait rester quelques jours. Le vieux monsieur a accepté, et elle est restée d'après lui jusqu'au 5 novembre, ça correspond ?

- Oui, oui, 5 novembre, un mardi, c'est exact.

- À vrai dire il ne m'en a pas dit beaucoup plus, il parlait toujours avec des ellipses je n'ai peut-être pas tout saisi. Toutefois il semblait dire qu'elle était là pour quelqu'un, quelqu'un qu'elle suivait, ou qu'elle voulait voir. Mais il ne voulait pas trop en parler, comme s'il était méfiant. Il était un peu triste quand il parlait d'elle, il changeait tout le temps de conversation je n'ai pas trop voulu insister. Peut-être que si vous l'interrogiez vous saurez mieux que moi comment avoir plus d'information. Voilà, c'était simplement pour ça que je vous appelez.

Thomas soupira. Finalement il eut envie qu'elle n'eût pas appeler, que personne n'eût vue Seth sur l'Île de Ré, et il se moquait de ne plus jamais voir Carole, tout comme de faire l'amour avec elle.

- OK, c'est très gentil, je...

- Vous progressez sur l'enquête ?

Thomas ne sut trop s'il devait dire ce qu'il en était ou pas...

- Et bien, nous... Je...

- Parce que j'ai cherché un peu des informations sur internet, mais je n'ai absolument rien trouvé. Il y a deux semaines les journaux marquaient quelques mots régulièrement, mais depuis une semaine absolument plus rien, vous avez donné des consignes à la presse ?

- Euh, non... Non, non...

- Mais peut-être avez-vous résolu l'enquête et ai-je manqué l'information ? J'avoue que je suis souvent un peu isolée du monde quand je suis dans mes bouquins. Je n'achète pas le journal tous les jours et je n'ai pas de télévision, alors... Vous avez trouvé le coupable ?

Thomas était bien embêté, elle avait une si jolie voix, mais s'il lui disait que l'affaire avait été classée, il en aurait pour des heures au téléphone, il le sentait bien, et pour un fois qu'il sentait qu'il pourrait dormir un peu...

- Ah et bien non, l'affaire n'est pas encore résolue. Nous avons des pistes, mais je ne peux pas vraiment vous en dire plus pour l'instant...

Thomas eut des remords de lui mentir, il faillit se reprendre, puis il se dit que c'était trop tard, qu'il lui dirait la prochaine fois, mieux valait-il qu'elle ne sût pas qu'il était capable de lui mentir.

- Je comprends. Bon il est tard je ne vais pas vous déranger plus longtemps. Mais est-ce que vous pensez que cette histoire avec le vieux monsieur peut avoir un rapport, vous pensez que quand Seth est venue sur l'Île de Ré elle a peut-être rencontré certaines personnes ? Vous allez venir l'interroger ?

- Et bien, euh, c'est possible, il faut dire que l'enquête progresse lentement, je ne pense pas que nous devons négliger une piste.

- Ah, et bien si jamais vous revenez sur l'Île, envoyez moi un mail, nous pourrons déjeuner ou dîner ensemble un jour.

Thomas pesta car il dut sortir de son lit pour trouver de quoi noter. Mais après tout il se consola en se disant qu'il avait peut-être plu à Carole. Il nota le mail et se remit bien vite sous la couverture, même s'il ne faisait pas vraiment froid en-dehors. Il ne put pas beaucoup en rajouter plus, Carole s'excusa encore de l'avoir déranger et raccorcha. Il n'eut même pas le temps de lui demander comment elle allait et parler un peu d'autre chose maintenant qu'il était à peu près réveillé...

"C'est bête", se dit-il, puis il reposa son portable sur la table de nuit et s'enfouit sous les draps. Ah Carole ! Il l'avait presque oubliée. Il pourrait aller la voir le week-end prochain... Mais il devrait bien lui dire que l'enquête était annulée. Et pour qui passera-t-il ? Abandonner la recherche sur l'assassinat de sa petite-amie ? Il ne serait pas forcé de lui dire toutefois. Il pourrait simplement interroger ce vieux... Thomas se demanda alors qui il pouvait être. Seth l'aurait connu ? Elle lui aurait dit qu'elle était allée sur l'Île de Ré pour quelqu'un ? Quelqu'un qu'elle suivait ? Mais qui pouvait-elle bien suivre ? Il était peu probable que ce fût ce Mathieu Tournalet. Depuis quand le connaissait-elle celui-là, d'ailleurs. Depuis toujours ? Depuis qu'elle allait dans les Alpes ? Mais il n'était pas marié, pourquoi serait-elle restée avec lui tout ce temps si Mathieu Tournalet était son amant ? Il était riche et célibataire, ce n'était pas logique, elle ne devait le connaître que depuis peu, depuis juillet, début août peut-être. Pourtant elle avait changé depuis le début de l'année, et il était désormais presque persuadé que c'était ce qu'elle avait vu ou fait à l'Île de Ré qui avait modifié son comportement. Aurait-elle pu rencontrer Mathieu Tournalet là-bas et rester tous ces mois à le voir ? Et elle aurait finalement décidé de le quitter, lui, Thomas, qu'après que Mathieu Tournalet eut réussi à la convaincre de venir habiter dans son immense demeure...

Il ne savait plus trop. Il ne savait plus trop s'il avait envie de savoir ou pas. Le classement de l'enquête lui avait laissé espérer qu'il pourrait oublier toute cette histoire, mais pourrait-il vraiment vivre sans savoir ? Peut-être attendre quelques mois, attendre que tout se tassât, et puis il verrait alors s'il en aurait encore la force. Il avait peur qu'elle ne lui manquât un peu en ce moment. Il soupira... Il se demanda si cette histoire finirait réellement un jour... Il s'imagina avec Carole, puis il s'endormit, sans éteindre la lumière...

Thomas est à l'Île de Ré, il est sur la plage. Il est assis. Carole est à-côté de lui. Elle lui parle. Elle lui parle du vieux monsieur, elle lui dit qu'il a vu Seth sur cette plage. Ils sont là pour l'attendre. Thomas lui dit qu'il se moque de Seth, il tente de lui dire qu'il la veut elle, mais il y a du vent, et il a du sable dans les yeux. Le sable le fait pleurer et cligner des yeux. Il n'arrive plus à voir ni à entendre Carole correctement. Elle continue pourtant à lui parler, mais il n'entends pas. Il essaie de s'enlever le sable des yeux mais il y voit de moins en moins. Carole lui repproche de ne pas l'écouter, elle lui repproche de ne penser qu'à Seth, alors qu'elle est là, elle. Elle se lève et s'éloigne. Il veut la suivre mais il s'aperçoit qu'il est nu. Il n'ose pas continuer. Il voit Mathieu Tournalet rejoindre Carole et la prendre main par la main. Il voudrait aller récupérer Carole, mais il est nu et il a peur que Mathieu Tournalet ne se moque de lui, alors il reste immobile, nu, sur la plage. Le vent s'est calmer, il voit bien désormais. Il n'a plus sa brûlure, c'est parce qu'il est encore dans le passé, oui, dans le passé, Seth n'est pas encore partie. Il a voulu tromper Seth avec Carole. Il se retourne, il voit Seth avancer vers lui. Elle lui demande qu'est qu'il fait là, elle lui demande pourquoi il est nu. Il ne sait pas quoi répondre, Seth lui demande alors s'il voulait la tromper avec Carole, il répond que non mais elle ne le croit pas. Elle lui demande pourquoi il veut la laisser, pourquoi est-ce qu'il veut la trahir. Non, non, il ne veut pas la trahir, il n'a jamais voulu la trahir. Elle pleure, elle s'avance vers lui, la main en avant. Non, non, il ne faut pas que cela se reproduise, il avait une chance de changer le passé, il ne peut pas échouer de nouveau, non Seth, non, repars, non, je ne veux pas te trahir, non, Seth, reste loin, ne t'approche pas, non, non...

Meurtre

Thomas se réveilla en hurlant quand il ressentit de nouveau la brûlure. Il fut content que la lumière fût allumée, pour ne pas voir le spectre de Seth. Il était couvert de sueur. Il réalisa que son mobile sonnait. Carole, encore ? Peut-être voulait-elle lui dire qu'elle avait envie de le voir ce week-end ?

- Allo.

- Bonjour, Thomas, c'est le commissaire Ober, désolé de vous réveiller, je sais qu'il n'est même pas 3 heures du matin, mais la police de Chartre vient de m'appeler, ils sont chez Mathieu Tournalet, Stéphane l'a assassiné.

- Quoi !

Thomas se redressa d'un bond.

- Oui, il s'est fait assommer par le majordome juste après avoir tiré une balle en plein coeur de Mathieu Tournalet.

- Merde, putain... Mais on est sûr que c'est lui ? Est-ce qu'il n'était pas juste là par hasard ?

- Je n'ai pas les détails, mais je crois que le majordome a vu la scène, j'ai peur qu'il n'y ai pas de doute possible. C'est vraiment moche, c'était un bon policier... Je suis sur le point de partir, je pense que ce serait bien que vous veniez aussi.

- Oui, oui, je viens.

- OK, je ne sais pas vraiment où se trouve sa résidence, si vous pouviez passer par le SRPJ, on pourrait y aller ensemble.

- OK, pas de problème.

- Bien, faites vite, j'y serais dans quinze minutes. Il ne faut pas que le procureur arrive sur les lieux avant nous.

Le commissaire raccrocha.

Stéphane avait tué Mathieu Tournalet... Il se leva en catastrophe, s'habilla, prit son Beretta et partit. Il plaça son gyrophare sur le toit et mis la sirène quand il grillait les feus rouges. Stéphane avait tué Mathieu Tournalet, bordel, mais à quoi pensait-il ? Il roula vite, et ne s'arrêta qu'un instant devant le SRPJ de Versailles, le commissaire l'attendait dehors.

Ils parlèrent peu. Le commissaire n'avait jamais vraiment sympathisé avec Thomas. Par contre il aimait Stéphane, Thomas le savait. Thomas roulait vite mais il leur fallu tout de même près de cinquante minutes pour arriver à destination. Les grilles étaient ouvertes et des policiers gardaient l'entrée. Il laissèrent passer Thomas sans encombre, ils le connaissaient lui et le commissaire. Il y avait déjà cinq voitures de police et deux ambulances devant la résidence. Thomas se gara au plus vite et un policier vint leur faire un compte-rendu. Stéphane était menotté dans l'une des voitures. Le corps de Mathieu Tournalet avait déjà été transféré dans une ambulance. Mais il n'y avait aucune chance de le ranimer, la balle avait perforé le coeur.

Le commissaire somma Thomas d'aller voir Stéphane, lui se rendit dans la maison pour interroger le majordome. Thomas monta aux côtés de Stéphane à l'arrière de la voiture. Il ne sut quoi dire pendant quelques secondes :

- Salut, Stéphane.

- Salut, Thomas.

Thomas ne savait pas vraiment comment aborder le sujet, mais Stéphane prit la parole :

- C'est un coup monté, Thomas, je ne sais pas pourquoi il a fait ça, je ne sais pas s'il voulait mourir ou s'il était suffisament riche pour déguiser un faux cadavre ou faire un clone ou j'en sais rien, mais je ne l'ai pas tué.

Thomas ne le crut pas.

- Mais alors ? Pourquoi t'accuse-t-il ?

- Il me fait porter le chapeau, il a réussi à me capturer et à me prendre mon arme, après ce fut un jeu d'enfant d'utiliser mon arme et de m'allonger endormi sur les lieux du crime, l'arme à la main. avec une belle bosse pour confirmer le témoignage du majordome.

- Mais Stéphane ! Comment ? Tu prétends qu'il s'est tué lui-même et qu'il t'a fait porter le chapeau ?

- Oui, je sais c'est dément, mais je n'ai pas tué ce type.

Thomas resta silencieux. Stéphane continua :

- Tu sais qu'elle est la dernière chose que m'a dit Mathieu Tournalet ?

- Non.

- Qu'elle était déjà morte quand il est passé.

- Déjà morte ?

- Oui déjà morte. Je ne sais pas si j'ai raison ou pas de le croire, mais je pense qu'il était sincère. C'était ce matin, enfin hier matin, un peu après qu'il m'ait attrapé...

- Tu le suivais ?

- Oui. À vrai dire quand le commissaire m'a donné deux semaines de vacances forcées, j'étais tellement énervé que peut-être alors si j'avais Mathieu Tournalet en face de moi effectivement je l'aurais tué ; mais même, je me révoltais contre la faiblesse de la justice, contre sa corruption, pas contre le pouvoir et l'influence de Mathieu Tournalet. Pour prendre un peu de recul je suis parti trois jours dans la maison de repos de mes parents, dans le Cantal. J'ai passé trois jours à tourner en rond. J'avais envie de tout plaquer, de démissionner et de partir je ne sais où, je ne voulais plus entendre parler ni de justice, ni de loi, ni d'égalité ou toutes ces choses que Mathieu Tournalet avait bafoué simplement parce qu'il était puissant. Finalement je me suis dit que quitte à démissionner, autant le faire avec un bonne raison, et je me suis résolu à prouver que Mathieu Tournalet était le coupable, quitte à y perdre.

Stéphane fit une pose et se tourna vers Thomas :

- Tu vois, j'étais déjà un peu préparé à ça, même si je ne l'imaginais pas vraiment sous cette forme. Bref, je suis rentré le mardi matin bien décidé de faire la lumière sur cette histoire. Je suis resté tout le mardi à attendre, planqué dans le bois en face de l'entrée. J'avais pris de quoi bouffer pour deux jours. Le soir la Ferrari est sortie, je me suis magné de courir vers ma voiture pour la suivre. Je suis resté assez discret, une Ferrari rouge c'est pas la mer à boire à suivre. J'ai eu un peu plus de mal dans Paris, où il se rendait. Je l'ai perdu une fois mais j'ai eu la chance de le retrouver. Il était 18 heures passées, et ça bloquait pas mal. Finalement je me suis garé pour le suivre au pas de course, cela n'a pas été facile mais j'ai eu de la chance qu'il n'aille pas très loin. Je me suis garé dans le septième et il se rendait jusque dans le cinquième. Il a rejoint un homme au [[113 rue Mouffetard]], en face de l'entrée d'une petite maison de ville. À vrai dire il m'a semblait que l'homme était un serrurier, car ils sont restés tout deux un moment devant la porte, et l'homme avait tout une caisse à outil et s'afférait sur la serrure. Il a finalement réussit à ouvrir la porte, et Mathieu Tournalet lui a donner un billet, ce devait être une grosse coupure, l'homme est parti sans faire d'histoire et Mathieu Tournalet est entrée dans la maisonnette. Il y est resté longtemps, des heures.

Stéphane se reprit un instant puis poursuivit :

- Vers 23 heures un nouvel homme est arrivé et est entré dans la maisonnette, cinq minutes plus tard il fichait Mathieu Tournalet à la porte. J'ai pu entendre qu'il le menaçait, il lui a dit que s'il le revoyait, il le tuerait. J'ai hésité entre attendre que l'homme reparte pour jeter un oeil dans cette maison, la serrure était cassée j'aurais pu en profiter, mais j'ai préféré suivre Mathieu Tournalet, remettant à plus tard l'inspection de la maison.

Stéphane fit un pause pour avaler sa salive avant de continuer :

- Tu devrais y aller jeter un oeil, c'est au [[113, rue Mouffetard, dans le cinquième]], à mon avis tu trouverais des choses.

Thomas acquiesça de la tête, Stéphane baissa ses yeux sur ses menottes et reprit son histoire :

- J'aurais mieux fait d'y aller à ce moment là. Car de toutes façons Mathieu Tournalet avait sa voiture à proximité, la mienne était dans le septième. Bref je l'ai perdu, et je suis repartit direct en direction de Chartres, en espérant que ce soit aussi sa destination. Mais, il a dû me repérer à un moment où à un autre, parce que peu après que je sois arrivé et que je me sois de nouveau posté dans le bois en face de chez lui, son majordome est venu directement me chercher.

- Il y avait peut-être des caméras.

- Oui c'est possible, même si je n'en ai vu aucune. Le majordome m'a proposé de rentrer dans la résidence plutôt que de rester seul allongé dehors. J'étais repéré, je ne savais pas vraiment que faire. Je l'ai suivi, espérant je ne sais quoi, des aveux où au moins en apprendre un peu plus, je n'aurais pas dû. Ils n'ont pas eu beaucoup de mal à m'endormir, j'ai bu leur thé sans me méfier, c'était mercredi matin très tôt vers une heure du matin, juste après que Mathieu Tournalet m'ait dit qu'il n'avait pas tué Seth. Je me suis réveillé les menottes aux poignets et avec une grosse bosse il y a environ trois heures...

Stéphane s'interrompit un instant, le silence se fit, laissant juste les gyrophares leur éclairer par intermittences le visage. Thomas ne dit rien. Stéphane se tourna vers Thomas :

- Voilà. C'est pas très glorieux mais c'est ce qu'il s'est passé... Tu me crois ?

Thomas, qui regardait dehors, ne se retourna pas vers Stéphane :

- Oui, je te crois.

Que pouvait-il dire d'autre, et comment pouvait-il faire autrement ?

- Merci.

Stéphane se tut un instant, puis il dit d'une voix hésitante :

- La seule personne qui peut témoigner, désormais, c'est le majordome... Je ne te demande rien, je me suis mis dans la merde tout seul. Je savais que ça pouvait mal finir. Je ne pensais pas tomber aussi bas, mais bon, je n'ai rien fait de mal, et je ne regrette pas, quand on deale avec des salauds il faut s'attendre au pire. Si jamais tu vas à cette maison, rue Mouffetard, dis-moi ce que tu y trouves, la clé du mystère est peut-être là-bas... Désolé de te laisser seul, Thomas...

Thomas eut envie de pleurer. Il ne put pas rester beaucoup plus longtemps dans la voiture.

- C'est pas de ta faute, Stéphane, c'est la mienne, tout est de ma faute...

Il sortit sans attendre de réponse, il ne voulait surtout pas entendre de réponse. Il s'éloigna de la voiture, le commissaire vint vers lui.

- Comment va-t-il ?

- Ça va.

Des policiers s'approchèrent du commissaire, et lui demandèrent s'ils pouvaient partir. Il leur donna l'autorisation, et quelques minutes plus tard la voiture avec Stéphane à l'arrière s'éloignait sur l'allée.

Le commissaire se retourna vers Thomas, la dernière chose qu'il lui dit fut :

- Vous savez, Thomas, je me dis que si c'était vous qui aviez fait cela, nous aurions pu peut-être réouvrir cette affaire, et vous vous en seriez tiré avec un crime passionnel. L'opinion aurait été de votre côté contre ce salaud... Vous en auriez eu peut-être pour cinq ans, trois ans au mieux.... Stéphane en aura pour quinze au minimum...

Thomas ne dit rien. Le commissaire lui dit qu'il pouvait partir, qu'il rentrerait avec le procureur. Il lui dit que de toute façon il donnerait l'affaire à quelqu'un d'autre, quelqu'un qui connaissait moins Stéphane. Il lui dit aussi qu'il pouvait prendre quelques jours, s'il le désirait. Thomas accepta et partit, sans même regarder une dernière fois la maison où il était persuadé que Seth s'était donnée mainte fois à Mathieu Tournalet...

Maintenant Mathieu Tournalet était mort. Il était vengé.

Il rentra en roulant doucement, il n'avait pas envie d'aller plus en avant, il n'avait pas envie d'aider Stéphane, pourtant il sentait qu'il le devait. Il n'avait pas envie d'aller voir cette maison, il avait peur d'y retrouver trop de choses. Trop de peine, il avait peur d'y retrouver Seth, encore et encore, comme un fantôme qui le poursuivrait pour toujours.

Mais si Stéphane était vraiment innocent, comment expliquer la mort de Mathieu Tournalet ? C'était incompréhensible. Stéphane devait mentir, il devait tenter de s'en sortir, comment pourrait-il en être autrement ? Un homme ne se suicidait pas pour faire accuser un autre, c'était illogique. Mathieu Tournalet n'avait rien à craindre de Stéphane, l'affaire était classée. Il n'avait qu'à prévenir la police pour harcellement et il aurait été débarrassé de Stéphane. Stéphane devait avoir tué Mathieu Tournalet. Mais pourquoi Stéphane lui aurait-il menti ? Ils étaient proches, il pouvait lui faire confiance, il aurait compris... Thomas n'arrivait pas à trouver une explication. Y aurait-il d'autres personnes impliquées ? Mathieu Tournalet était-il menacé ? D'autres personnes auraient-elles tué Mathieu Tournalet et user de Stéphane pour lui faire porter le chapeau ? Stéphane avait dit qu'il avait été menacé quand il s'était fait expulsé de la petite maison, rue Mouffetard, mais ça ne pouvait pas être ça.

Le majordome ? Peut-être lui, pourquoi pas, c'était peut-être lui qui avait tué Mathieu Tournalet pour une raison quelconque et avait fait en sorte d'utiliser Stéphane pour s'en sortir. Peut-être que Mathieu Tournalet n'avait pas d'héritier et qu'il avait promis au majordome une partie de sa fortune ? Le majordome impatient aurait alors profiter de la situation ? C'est bien lui qui était allé chercher Stéphane dans le bois, après tout. Mais ce n'était pas crédible, le majordome avait au bas mot deux fois l'âge de Mathieu Tournalet, cette histoire de testament ne tenait pas. Peut-être avait-il simplement de la rancoeur, comme on pouvait en avoir après des années et des années à supporter les même reproches, les mêmes défauts de son maître ?

Thomas ne se satisfit pas complètement de cette hypothèse, il avait du mal à considérer Stéphane complètement innocent. Pourtant il n'était pas du genre de Jean-Luc. Thomas n'aurait eu aucun problème à le croire coupable si cela n'avait pas été Stéphane mais Jean-Luc ce soir, mais il ne savait que penser concernant Stéphane. Il avait toujours été réglo, il n'avait jamais abusé de son pouvoir, jamais mis sa sirène pour aller plus vite quand il n'y avait pas de raison, jamais sorti son pistolet pour épater la galerie quand Thomas lui l'avait fait. Stéphane était un mec bien, trop bien, énervant parfois, d'être si fort. C'était peut-être rassurant qu'il put avoir cédé, qu'il put avoir failli, avoir été faible. Thomas se rendit compte qu'il avait de la rancoeur, de la jalousie, envers Stéphane, qu'il aurait voulu être aussi fort que lui, et qu'il était rassuré qu'il put avoir été faible.

Maintenant Stéphane allait passer quinze ans de sa vie pour avoir tué l'ancien amant de Seth. Pourrait-il vivre avec cette idée ? Quand il sortirait il ne serait plus rien, il aurait plus de quarante ans et perdu sa vie. Pouvait-il vraiment le laisser ainsi ? Thomas ne bifurqua pas vers Versailles et continua vers Paris. Sa vie à lui était déjà foutue, Seth l'avait consumée avec elle, il n'avait plus grand chose à perdre, il n'avait déjà plus rien... Peut-être pourrait-il aider Stéphane, et à défaut au moins comprendre...

Il mit du temps à retrouver cette rue Mouffetard. Il y était déjà venu mais il était encore avec Emmanuelle à l'époque, il y avait tellement longtemps. Il n'aimait pas trop flâner dans Paris. Il se gara à proximité, il prit avec lui une paire de gants et une lampe de poche. Il faisait assez frais ce matin du vendredi 12 septembre 2003. Il était presque 7 heures du matin et le quartier passant ne tarderait pas à s'animer, il devait faire vite s'il voulait pouvoir entrer dans cette maison sans se faire remarquer.

Si d'après Stéphane la serrure avait était ouverte mardi soir, elle était désormais flambant neuve, il aurait du mal à la forcer. Il pouvait toujours se servir de son arme, mais c'en serait fini de la discrétion. Il serait sans doute plus facile de passer par une fenêtre. Toutefois les deux fenêtres de la petite maison étaient cloisonnées et rien n'était moins sûr qu'une fois au niveau de celles-ci, au premier étage, il n'allait pas rester coincé. D'autant qu'il fallait y monter, au premier étage, et il avait beau être policier il n'avait pas vraiment de notion d'escalade comme on pourrait se l'imaginer à voir tous les films de superflics. Bref les fenêtres ne semblaient pas non plus la meilleure option, et il avait peur que la porte ne fût blindée, et ne rendît même l'usage de son arme inutile. Il se dit alors qu'il pourrait tenter de passer par le toit, en enlevant quelques tuiles, il pourrait peut-être pénêtrer à l'intérieur. Mais pour arriver sur le toit il lui faudrait un échelle ou passer par le deuxième étage de l'immeuble contiguë.

Thomas resta cinq minutes dubitatif, se demandant s'il ne ferait pas mieux de laisser tomber, de rentrer chez lui, d'oublier son travail, Seth et Stéphane, et de partir en vacances jusqu'à ce qu'il eut digérer toute cette histoire. Puis il repensa à Stéphane... Il pourrait peut-être attendre que quelqu'un vint et rentrer en douce derrière lui ? Appeler lui-aussi un serrurier ? Aucune de ses idées ne lui convint. Il s'énerva alors un peu, et puis lacha finalement un "Oh et puis merde", sortit son arme et tira deux coups dans la serrure qui vola. La porte ne s'ouvrit pas mais il put passer les mains pour actionner le mécanisme. Il fit du plus vite qu'il put, entra et referma la porte derrière lui, retenant sa respiration, en espérant que personne ne l'eut vu.

L'intérieur sentait le renfermé et le vieux, mais il planait comme un parfum. Il crut reconnaître l'odeur de Seth. Il n'y avait pratiquement pas de lumière à l'intérieur et même après quelques secondes ses yeux ne lui révélèrent pas beaucoup plus les détails de la pièce. Il alluma alors sa lampe de poche. La pièce était toute petite, peut-être dix mètres carrés. Il prit une chaise et la cala contre la porte, au cas où quelqu'un l'aurait vu ou tenterait d'entrer. Il fit rapidement le tour du niveau, une petite pièce avec une petite cuisine, et une salle de bain préhistorique qui n'avait pas du servir depuis des dizaines d'années. Il ne resta pas longtemps au rez-de-chaussée, ne regarda même pas le contenu de la commode et monta directement au premier étage par le petit escalier.

La salle ne devait pas faire plus de quinze mètres-carrés. Le petit escalier arrivait dans un coin, sur la gauche de Thomas ; il y avait un petit lit en face, puis une armoire, une commode sous la première fenêtre, une autre armoire, deux étagères basses entourées un petit bureau sous la seconde fenêtre, sur le mur en face de lui. La petite maison faisait l'angle de la rue. Il y avait à peine plus de lumière qu'au rez-de-chaussée, traversant les rares fentes dans les volets rabattus. La même odeur de vieux, de poussière hantait les lieux, toujours mêlée à ce parfum enivrant qui semblait lui rappeler la peau de Seth. Il y avait quelques livres mais surtout du courrier, des lettres, des centaines, des milliers peut-être. Une partie était archivée dans les armoires, mais traînait au sol dans un bac des tas de lettres non ouvertes. Thomas s'approcha et s'aperçut que quelques unes du dessus avaient néanmoins été décachetées, peut-être par Mathieu Tournalet lors de sa visite. Il en prit une au hasard, elle n'était pas écrite en Français, en arabe sans doute, elle venait d'Egypte.

Il fouilla quelques instants avant d'en trouver une écrite en Français. Elle datait de 1997, elle venait de Nice. C'était une lettre écrite par une femme. Elle annonçait la mort de son mari, mort à l'âge de quatre-vingt dix-neuf ans. Elle remerciait la personne à qui elle s'adressait pour toutes les années de bonheur qu'elle avait vécues, elle lui souhaitait sa gratitude et sa reconnaissance. La lettre était adressée à Seth, au 113 rue Mouffetard. Thomas chercha d'autres lettres, il en venait de part le monde, beaucoup étaient plus anciennes. Ce bac devait être tout le courrier non ouvert de Seth. Mais depuis quand n'était-elle pas venue ? Était-ce bien la même Seth ? Il se dit que c'était impossible quand il commença à trouver des lettres qui dataient des années soixantes-dix, puis soixantes, cinquantes... La plus vieille qu'il trouva avait un tampon du 12 mai 1933. Elle était adressée à Seth, elle venait des États-Unis. Thomas parlait moyennement anglais mais il ouvrit tout de même.

C'était une lettre d'amour, c'est ce qu'il en déduit tout du moins. 1933 ? Mais à qui s'adressait cette personne ? C'était sans doute une erreur. Mathieu Tournalet avait cru trouver la trace de Seth, mais il s'était trompé, il était tombé sur la trace d'une autre Seth, une autre Seth peut-être morte depuis longtemps, désormais...

Il remit les lettres dans le bac et regarda dans l'une des armoires. Des lettres, toujours des lettres, archivées par pile. La plus ancienne qu'il trouva datait de 1756, mais ne fit pas l'effort de déchiffrer cette écriture et ce langage d'un autre temps. Il remit tout en place et se dit qu'il ferait mieux de partir au plus vite, car se serait bien dommage de se faire attraper pour une erreur. Il descendit, resortit, bloqua plus ou moins la porte avec le reste de serrure et repartir d'un pas pressé.

Il arriva chez lui vers 9 heures passées après être resté coincé dans les bouchons du matin. Il appela son chef pour lui confimer qu'il prennait quelques jours, puis s'effondra sur le canapé.

Il dormit trois bonnes heures, trois bonnes heures de sommeil, voilà longtemps qu'il n'avait pas connu un tel bonheur. Il se réveilla satisfait mais il pensa à Stéphane et il se sentit coupable. Mais que pouvait-il faire de plus ? Après tout il ne serait pas charger de l'enquête, pourquoi devrait-il s'en mêler ? D'autant que ce serait sans doute mal interpréter s'il mettait son grain de sel. Il se dit qu'il ferait mieux d'oublier un peu tout ça, il pourrait peut-être aller passer un week-end en Normandie avec Emmanuelle. L'idée lui plut, et il s'apprêta à appeler Emmanuelle mais il se retint, il avait une meilleure idée : il pourrait aller passer un week-end à l'Île de Ré avec Carole ! Il fut séduit et s'imagina déjà enlacé avec elle.

Il n'avait pas son numéro mais il disposait de son mail, il lui envoya donc sans tarder un petit message la prévenant de sa venue pour le week-end, en lui proposant de la rencontrer. Il en profita pour aller voir les dernières nouveautés sur les sites de matériels informatiques, et répondu rapidement à quelques uns des dizaines de mails qu'il avait reçus depuis sa dernière consultation. Il releva son courrier toutes les cinq minutes voire moins pour vérifier si Carole avait répondu. Après une heure il en eu marre et alla se faire réchauffer un plat surgelé. Il en profita pour s'ouvrir une bière. Il était satisfait.

Après son plat de lasagne du pécheur qu'il completa avec une mini-quiche, puis une crème au chocolat et un tiramisu, il s'endormit pour une sieste de plus d'une heure devant le journal de 13 heures. Il manqua le bref passage ou l'assassinat de Mathieu Tournalet et l'incarcération de Stéphane étaient évoqués.

Quand il se réveilla il se dépêcha d'aller vérifier si Carole avec répondu. Il avait un message d'elle ! Il en frémit et il eu même un serrement au ventre, de peur qu'elle ne soit pas disponible pour le week-end. Mais si, elle lui proposait même de loger chez elle. Il lui répondit sur le champ sans même lire son message en entier. Il se dit après coup qu'il aurait pu l'appeler au téléphone. Il chercha son numéro sur les pages blanches, mais fut rapidement stopper quand il se rendit compte qu'il ne connaissait pas son nom, ou tout du moins ne s'en rappelait plus ; il n'avait que le vague souvenir d'un nom à consonance espagnole lors de sa première rencontre au restaurant de Saint Martin. Il aurait voulu partir tout de suite, mais aurait alors été dans l'incapacité de recevoir la réponse de Carole. Il occupa donc sont temps avec le jeu qu'il avait acheté pour sa console le samedi précédent. Toutes les demi-heures il retournait vérifier s'il n'avait pas de réponse.

Il fut même tenté de renvoyer son mail, s'imaginant qu'il avait pu se perdre, mais il eut peur, s'il jamais elle le recevait deux fois, que cela ne laissât trop transparaître son empressement de la voir. Il attendit donc. Elle n'arriva qu'à 17 heures, après trois heures de jeu, deux autres bières et un coca, elle lui donnait son adresse et son numéro de téléphone, lui disant qu'elle serait chez elle à partir de 23 heures au plus tard et qu'il pourrait arriver à n'importe quel moment à partir de cette heure-là. Il lui avait fallu la fois précédente presque cinq heures pour y arriver, ce qui devait le faire partir à 18 heures. Mais il se dit qu'il y aurait sans doute plus de monde en ce vendredi soir, et puis il avait quand même bu trois bières. Il s'avisa alors d'attendre 21 heures pour partir, et peut-être de rouler un peu plus vite que la dernière fois, pour y être en quatre heures. D'autant que Carole habitait un peu avant Ars-en-Ré, et qu'il lui faudrait bien vingt minutes voire une demi-heure à partir du pont pour y arriver.

Il tenta de dormir encore un peu, mais sans succès, il était bien trop excité à l'idée d'aller retrouver Carole. Il alla alors prendre une longue et chaude douche. Il massa longuement sa brûlure. Ce n'était plus vraiment une brûlure désormais, plus une sorte de marque, de tatouage, de tâche sombre. Il aurait moins de mal à trouver une explication s'il le devait, comme il espérait un peu. Il la sentait pourtant, il pouvait presque en décrire les contours juste par la sensation de chaleur qu'elle lui procurait. Il la sentait en lui. Il se demandait il elle ne grossisait pas à l'intérieur. Il y avait comme une activité autour. La marque de la main était un peu moins visible, elle était devenue un peu plus grosse et les contours était moins régulier. Peut-être était-elle en train de disparaître... Mais il savait que non.

Il se rasa, prépara son sac, il prit de quoi rester au moins la semaine. Il regarda un jeu stupide à la télévision, puis passa voir sa mère. Il lui expliqua qu'il partait pour quelque jours chez une amie à l'Île de Ré. Il ne put refuser de dîner avec elle. Il éluda autant qu'il le put mais sa mère était d'une efficacité redoutable dans le questionnement. Il se dit pour la première fois qu'elle aurait peut-être était très compétente comme policier. Bref, il s'en dêmela comme il put et vers 20 heures 45, ne pouvant plus attendre, il partit.

Il y avait encore du monde sur les routes mais moins qu'il ne le crut. Les gens ne partaient peut-être pas trop en vacances aussi loin. Il lui fallut tout de même cinq heures pour arriver au pont de l'Île de Ré, parce qu'il dut s'arrêter pour prendre un café et qu'il y avait un peu d'attente au péage. Il mit d'autre part plus de quarante minutes avant de trouver la maison de Carole. Elle louait un petit appartement au premier étage d'une grande maison. Il y sonna à 2 heures 5.

Carole lui ouvrit presque sur le champ, il s'attendait à la voir en chemise de nuit où en peignoir, mais elle était encore habillée.

- Je suis désolé d'arriver si tard, je ne pensais pas mettre autant de temps.

Carole se recula pour le laisser entrer, elle referma la porte derrière lui, sans même tourner les verrous.

- Oh, ce n'est pas grave, pour tout vous dire je commençais à peine à m'inquiéter. Je vous aurais appelé dans une dizaine de minutes si vous n'étiez pas arrivé.

Thomas, son sac à la main, la suivit en regardant ses fesses dans le petit couloir.

- Oui il y a toujours un peu de trafic le soir, et j'ai préféré attendre un peu avant de partir.

- Vous avez bien fait, c'est stupide de perdre du temps dans les embouteillages.

Il se demanda tout de même si elle ne s'était toujours pas couchée :

- Je ne vous réveille pas ?

- Non pas du tout, je me couche rarement avant trois heures du matin, c'est un peu l'inconvénient de ne pas avoir d'horaire de travail fixes, on laisse un peu durer le soir. Mais je trouve que je n'écris vraiment bien qu'entre minuit et trois heures du matin, alors...

Elle l'avait fait entrer dans la cuisine, elle se retourna vers lui.

- Vous avez dîner ?

- Oui, oui, j'ai mangé avant de partir, vous ne m'avez pas attendu j'espère ?

- Non pas du tout, j'avais un dîner hier soir, c'est juste que je vous aurez proposer quelque chose si vous n'aviez rien mangé. Mais peut-être prendrez-vous avec moi une infusion ?

Il ne prenait jamais d'infusion.

- Je veux bien.

- Je vais vous montrez votre chambre, elle n'est pas très rangée, je m'en sers un peu de débarras, mais ça vaut largement le confort des hôtels du coin.

Elle le dirigea dans le petit couloir vers la chambre au fond. c'était un chambre pas plus grande que la chambre d'ami de Thomas à Paris. Elle le laissa s'installer et alla faire chauffer de l'eau pour l'infusion. Thomas l'espace d'un instant fut déçu de ne pas dormir avec elle, mais il se ravisa en se disant qu'elle ne pouvait pas raisonnablement lui proposer directement de dormir avec elle, même si elle le voulait. Il posa ses affaires sur le lit, enleva son pull et la rejoint dans la petite cuisine.

- Alors, vous êtes venus pour interroger le vieux monsieur ? Où en êtes-vous de l'enquête ?

Thomas se dit qu'il n'allait pas lui cacher plus longtemps la vérité.

- En fait l'enquête a été classée, je ne suis pas censé continuer à travailler dessus.

- Classée ? Mais vous avez trouvez le coupable ?

Thomas lui expliqua sommairement leurs suspicions sur Mathieu Tournalet, puis les pressions pour classer l'enquête, l'énervement de Stéphane, et l'assassinat de Mathieu Tournalet. Il ne lui dit rien sur sa conversation avec Stéphane dans la voiture. Ils s'étaient installés au salon, chacun dans un fauteuil se faisant face, se réchauffant les mains avec la tasse d'infusion. Carole s'était assisses à genoux les jambes pliées sur le côté dans le vieux fauteuil en cuir marron, elle se brûla la langue avant de s'écrier :

- Mon Dieu ! Mais oui un ami m'a parlé de ce policier qui avait perdu la tête, c'est donc votre ami ? Vous pensez qu'il l'a réellement tué ?

Thomas voulait le croire, mais il ne le pouvait pas. Il ne pouvait pas s'en convaincre.

- Tout témoigne contre lui, mais pourtant j'ai du mal à croire qu'il ait pu faire ça.

- Parfois nous faisons des choses bien stupides sous l'emprise de la colère.

- Oui peut-être, mais, enfin... Je ne sais pas. Je ne croyais pas Stéphane capable de ça, mais c'est difficile de croire qui aurait pu monter le coup, le majordome peut-être, c'est la seule personne qui a peut-être à y gagner.

- Peut-être que ce Mathieu Tournalet avait des ennemis. Quand ils ont vu que Stéphane lui tournait autour, ils en ont profité pour monter cette mise en scène. Vous m'aviez dit que Mathieu Tournalet n'avait pas d'enfant, n'était pas marier, il faudra peut-être s'intéresser à qui hérite de ses biens. Le premier suspect d'une affaire est souvent celui à qui elle rapporte, non ?

- Oui, vous avez raison, ce sera sans doute un indice.

Décidemment Thomas ne se trouvait pas très perspicace, il aurait pu penser à cela lui-même ! Carole resta pensive un instant, regardant fixement sa tasse d'infusion, rêvant à un riche héritier se frottant les mains de la crédulité de la police.

- Mais que comptez-vous faire alors ?

La seule chose qu'il voulait vraiment en venant ici c'était coucher avec elle, mais cette histoire du vieux monsieur était une bonne excuse.

- Et bien principalement pour interroger ce vieux monsieur et tenter de rajouter quelques pièces au puzzle. Mon chef m'a conseillé de prendre quelques jours de vacances après l'arrestation de Stéphane. Je me suis dit que c'était le bon moment pour tenter d'en savoir un peu plus.

- Ah, vous comptez rester plus que le week-end ?

Thomas sentit qu'elle n'avait pas l'air très enchanté d'imaginer cette hypothèse. Il en fut blessé et son ventre se noua.

- Je ne sais pas, tout dépendra du temps qu'il me faudra pour...

- Oh je ne pense pas qu'il vous faudra plus d'une après-midi pour l'interroger, il ne doit pas en savoir tant que ça, en espérant qu'il ne soit pas fou.

Thomas resta silencieux, il avait la vague impression que ses suppositions concernant Carole étaient loin d'être vérifiées. Elle n'avait sans doute pas vraiment envie de coucher avec lui... Carole le regarda alors fixement et lui sourit :

- Je vois que vous êtes sans doute fatigué, je vais arrêter de vous questionner et vous laissez aller vous coucher. Demain matin faites comme chez vous, vous pouvez vous levez quand vous voulez et vous servir dans le frigo pour votre petit-déjeuner. Personnellement je ne me lève que vers dix ou onze heures. Je vais vous notez l'adresse du vieux monsieur et comment se rendre chez lui, si vous voulez aller le voir dès demain matin. Il s'appelle Théodore Vivien.

- Peut-être devriez-vous venir avec moi, il vous connaît ça le mettra peut-être en confiance ?

- Où lui fera peur. Non je pense qu'il est préférable que vous y alliez seul. Mais par contre ne lui dîtes pas que vous êtes policier, simplement que Seth était votre petite-amie.

Carole s'était levée pour ramener les tasses vides à la cuisine. Thomas lui se voyait déjà avec sa plaque interroger le vieux monsieur comme un suspect. Mais Carole avait sans doute raison... Il se leva aussi et s'étira, il s'admit qu'il était vraiment fatigué. Il attendit que Carole revînt pour lui souhaiter bonne nuit. Il n'osa pas lui faire une bise. Elle ne le raccompagna pas jusqu'à sa chambre.

Il ferma la porte et resta un instant à regarder les cartons de livres entassés dans les coins, les cartons de vieux habits entassés dans un autre. Il se demanda s'il pourrait trouver des secrets de Carole dans cette pièce, des vieux courriers, des notes. Mais si l'idée le tenta l'espace d'un instant, la fatigue et l'envie de s'allonger furent bien plus forte. Il s'endormit rapidement dans le grand lit tout mou. Il dut dormir quatre heures d'affilées, un record, avant que Seth ne le réveillât encore, ne lui reprochât de vouloir sortir avec Carole, ne lui rappelât qu'elle ne le laisserait jamais en paix, ne lui remémorât qu'elle l'avait marqué au fer, qu'il lui appartenait, désormais. Il se recroquevilla dans une position foetale sous les couvertures pour se protéger. Tout tournait dans sa tête. Il se rappela de Stéphane, il l'imagina en prison, seul, peut-être innocent. Il se demanda ce qui allait se passer la journée suivante, il se demanda de quoi il avait envi. Il n'avait envi de rien, il n'avait même pas envi de Carole, il se dit que si elle venait le voir, là, pour finir la nuit avec lui, il la renverrait... Puis il se ravisa.

Il somnola entre rêves et cauchemars jusqu'au petit matin où il s'endormit de nouveau. Il dormit entre 7 heures et 9 heures. Il resta une demi-heure dans le lit chaud, puis se leva finalement. Il voulut prendre une douche mais se rendit compte qu'il avait oublié ses linges de bains. Il remit alors cette opération à plus tard, une fois Carole réveillée. Il prit son petit-déjeuner en silence, sans se presser, ne se gênant pas pour goûter les deux paquets de biscuits qu'il trouvât dans les placards. Et puis, finalement, vers 10 heures vingt, comme Carole n'était pas encore levée, il s'habilla et sortit avec en poche le plan pour aller chez Théodore. Ce dernier habitait vers Portes-en-Ré. Thomas prit sa voiture, traversa dans le matin déjà bien avancé de ce samedi 13 septembre les marais qui occupaient une bonne partie de l'extrémité Est de l'île, et s'approcha des Portes-en-Ré.

Théodore

Il mit un peu de temps à trouver la demeure du vieux Théodore, Carole n'avait pas vraiment la notion des distances sur son plan. Il se gara finalement devant la vieille maison en pierre un peu avant onze heures. Il faisait beau, Théodore, ou la personne que Thomas imaginait être Théodore, était assis devant sa maison et se réchauffait à la lumière du Soleil. Thomas s'approcha et se dit qu'il ne savait pas réellement que lui demander. Il balbutia :

- Bonjour, euh... Excusez-moi de vous déranger, Théodore Vivien ?

Le vieux, qui avait les yeux fermés, ne les ouvra pas pour lui répondre.

- Oui, bonjour.

- Et bien voilà, je... Seth était ma petite-amie...

Théodore tourna un peu la tête et le regarda enfin avec des yeux tristes. Il lui répondit d'une voix lasse :

- Ah... Mais je ne saurais trop que penser de vous alors...

Thomas était extrêmement mal à l'aise, il ne tenait pas en place.

- Je, une amie m'a dit que vous l'aviez vue, en novembre de l'année dernière, et...

Le vieux le coupa :

- Oui, oui, elle est venue. Mais elle n'était déjà plus elle-même, depuis si longtemps en fait. Elle n'est jamais revenue, à vrai dire...

Thomas eut envi de partir sur le champ, il sentit qu'il n'aurait jamais la patience de discuter avec ce vieux.

- Mais, euh... Je peux m'asseoir ?

- Oui, oui, prenez donc le Soleil, tenez, je me pousse un peu, asseyez-vous là...

Thomas s'assit à côté de Théodore sur un banc en bois et ferma lui aussi les yeux en se réchauffant le visage. Il se sentit bien, si bien, comme si tous ces ennuis s'évanouissait subitement. Il resta quelques instants silencieux avant d'interroger Théodore tout en restant dans cette position, il parla d'une manière beaucoup plus décontractée :

- Savez-vous pourquoi elle est venue à l'Île de Ré ?

- Vous êtes avec elle depuis longtemps ?

- Et bien, je, quatre ans, mais... Elle est décédée vous savez.

Théodore marqua une longue pose :

- Décédée ?...

Théodore parla d'une voix presque inaudible :

- Alors son temps est passé... Je dormirai moins serein, désormais... Tout redevient possible, alors. Savez-vous qui l'a tué ?

Thomas hésita.

- Et bien, non, je ne sais pas, en fait c'est un peu la raison de ma venue, je cherche à en savoir un peu plus sur elle, pour tenter de comprendre qui, ou pourquoi...

- Si c'est ce que je pense celui qui l'a tué est un héros. Il devra être honoré, et il sera notre guide, pendant bien longtemps, je l'espère...

Thomas ne comprenait pas, il se dit que le vieux n'avait sans doute pas toute sa tête.

- Un héros ? Pourquoi donc ? Qui était Seth ?

- Oh ! Seth était beaucoup, tant dans un sens que dans l'autre.

Habituellement Thomas se serait beaucoup énervé face à ce genre de remarque, mais il était si bien, au Soleil, qu'il resta calme et serein :

- Je ne comprends pas, que saviez-vous d'elle, depuis quand la connaissiez-vous ?

- Je l'ai rencontrée le 13 juin 1931, j'allais avoir vingt ans.

- Mais ? Mais nous ne parlons pas de la même personne, je vous parle de la jeune fille qui est venue soit disant chez vous en novembre de l'année dernière, celle de la photo que vous avez vue à la boulangerie.

- Oui, elle était toujours aussi belle, mais elle avait changé pourtant, depuis si longtemps, depuis ces affreux jours de 1933. Depuis ces affreux jours où le monde est entré dans le chaos... Ah mon Dieu ! Je préfère ne pas y penser...

Thomas se dit que ce vieil homme avait vraiment perdu la raison. S'il prétendait avoir rencontré Seth à vingt ans en 1931, il avait alors quatre-vingt-douze ans, assez pour être devenu sénile. Thomas réfléchit un instant et concéda qu'il pouvait confondre Seth avec une de ses amours passées, qu'il regrettait sans doute. Mais peut-être tout de même pouvait-il en savoir un peu plus sur ce qu'avait fait Seth en novembre.

- Et... Seth, en novembre, savez-vous pourquoi elle est venue à l'île de Ré ?

- Saviez-vous si elle voyait toujours Alphonse ?

- Alphonse ? Je ne sais pas, qui était-ce ?

- Mon concurrent, si je puis dire. C'est lui qui l'a pervertit, en 1933. Après elle l'a vu souvent.

Thomas se dit qu'il fallait mieux ne pas laisser Théodore s'éparpiller :

- Euh... Non, non, elle ne le voyait plus...

Thomas se demanda s'il pouvait vraiment croire le moindre mot de ce vieil homme.

- Et donc, euh, vous savez ce qu'elle voulait en venant ici en novembre ?

- Oh je n'en suis pas sûr. Je n'aurais pas dû la recevoir. J'espérais encore qu'elle puisse changer, redevenir comme avant, mais c'était peine perdue... C'était trop tard, bien trop tard.

Il resta silencieux un instant, Thomas se dit qu'il allait lui poser la question une troisième fois puis qu'il laisserait tomber, mais il n'en eut pas le temps.

- Je pense qu'elle suivait son protégé.

- Son protégé ?

- Oui... C'est peut-être bien lui qui l'a tué d'ailleurs, un peu comme ces formes d'insectes parthénogénétiques.

- Parthénogénétiques ?

- Oui, ce sont des insectes dont les larves dévorent leur mère dans certaines conditions.

- Vraiment ?

- Cela parait surprenant au premier abord, mais c'est en fait tout à fait compréhensible quand on étudie le phénomène de plus près. Par exemple chez les mouches de la famille des cécidomyidés. Ce sont des mouches qui se nourrissent de champignons, principalement.

- Ah ?

Thomas se demanda bien encore ce qu'allait inventer le vieux.

- Ces mouches vivent dans un environnent où la principale source de nourriture est éphémère mais abondande ponctuellement. C'est à dire qu'il n'y a pas beaucoup de champignons et ceux-ci ne subsistent pas très longtemps, mais un champignon représente énormément de nourriture pour une mouche. Ainsi, lors de la découverte d'un champignons, la stratégie la plus efficace est de le dévorer le plus rapidement possible pour générer le maximum de descendants. Vous comprenez ?

Après tout Thomas était bien au Soleil...

- Euh, oui oui...

- Or, le développement d'une mouche sexuée classique, du stade de larve à celui de mouche ailée, prends des jours et des jours. Alors l'évolution a conduit ces mouches à avoir deux modes de reproduction, un premier mode classique de reproduction sexuée, et un autre mode, de reproduction assexuée où les mouches, pas encore adultes, toujours au stade de larves, commencent déjà à produire des larves à l'intérieur même de leur corps. Ainsi en quelques jours une première larve peut donner naissance à des dizaines d'autres larves qui la dévorent de l'intérieur, puis dévorent le champignon où elle a élu résidence. Ensuite elles donnent elles-mêmes naissance rapidement à des dizaines d'autres larves asexuées. En quelques jours des milliers de larves prennent donc naissance. Le champignon est alors consommé à une vitesse record alors qu'il aurait fallu des dizaines de fois plus de temps si chaque génération avait dû attendre la majorité sexuelle.

- Ah.

Thomas de demanda qu'est-ce qu'il pouvait bien avoir à faire de ses mouches, au vieux...

- Mais il y a un problème, vous voyez lequel ?

Thomas eut envie de rire tellement c'était ridicule.

- Euh, non...

- Et bien, me direz-vous, une fois le champignon consommé, si elles sont restées au stade de larves, elles ne pourront pas trouver de nouveau champignon, et elles vont toutes mourir ?

- Euh, et bien oui.

- Et bien, c'est là que la nature est remarquable. Quand la nourriture est abondante, les larves ne donnent naissances qu'à des larves femelles capables de se reproduire de manière assexuée, mais quand la nourriture devient plus rare, et bien des mâles commencent à apparaître ainsi que des larves qui vont aller jusqu'au bout de leur développement, avec des ailes, et qui pourront partir à la recherche d'un nouveau champignon, n'est-ce pas magnifique comme optimisation de l'utilisation des ressources ?

- Oui, c'est intéressant... Mais, euh... Quel est le rapport avec Seth ?

- Vous ne comprenez pas ? Si Seth a bien été tuée par son protégé, celui-ci a dû lui prendre son énergie pour croître plus vite, parce que l'environnement est favorable. Ne trouviez-vous pas que Seth était de plus en plus faible depuis son retour de l'Île de Ré ?

Cette phrase résonna dans la tête de Thomas : "Ne trouviez-vous pas que Seth était de plus en plus faible depuis son retour de l'Île de Ré ?"... Il resta silencieux... Puis il se reprit. Ce vieil homme avait tord, de toute manière... Mais qui pouvait bien être la personne que ce vieil homme appelait le "protégé" de Seth ? Son amant, Mathieu Tournalet ?

- Mais savez-vous qui était le protégé de Seth ?

- Ce ne sont que des suppositions, jeune homme, je ne sais rien. Si je le savais, je ne serais pas aujourd'hui là à attendre.

- Ah ? Et... Vous seriez où ?

- Je ferais tout mon possible pour le tuer...

"Il est complètement fou" se dit Thomas.

- Mais, vous ne l'avez pas vu, ce protégé ? Est-ce que vous avez vu quelqu'un en compagnie de Seth ?

- Non, bien sûr que non, elle était trop prudente, trop maligne... Vous savez jeune homme. En un sens je suis heureux qu'elle soit partie, elle n'était plus elle-même, de toute façon, mais ce qui m'inquiète, c'est que je ne sais pas si c'est bon ou mauvais signe...

Thomas conclut qu'il n'apprendrait rien, que le vieux délirait et qu'il valait mieux qu'il allât occuper son temps à draguer Carole. Thomas se pencha et tourna la tête pour débloquer ces vertèbres cervicales. Théodore lui posa une question :

- Vous travaillez ?

- Euh, oui, bien sûr... Enfin... Oui, je travaille, j'ai un travail

- Oh, ce n'est pas si évident, tellement de gens passe leur temps aujourd'hui à jouer en bourse. Et ils croient qu'ils travaillent ! Mais ils le disent eux-mêmes, ils "jouent" en bourse. Jouer n'est pas travailler. Ils ne créent pas de valeur, ils ne font que profiter d'un système imparfait. Vous ne travaillez pas dans la bourse, au moins ?

Thomas se rappuit contre le mur, le Soleil atténuait sa sensation de fatigue. Il plaça tout de même ses deux mains sur le bord du banc et s'avança un peu, signifiant qu'il allait se lever, de peur que le vieux n'embraye sur d'autres théories fumeuses ou sur une critique interminable de tous les défauts du monde. Il lui répondit en voulant rajouter qu'il devait partir :

- Non, non...

Théodore le coupa avant qu'il n'en eut le temps :

- Bien. Ne vous laisser jamais prendre à ce jeu. C'est contre toute les valeurs de l'homme, c'est utiliser les vices des autres pour s'enrichir, c'est honteux et dégradant.

Thomas se rappela qu'il y a bien longtemps un ami à lui lui avait fait acheter des actions France Télécom, il se demanda bien ce qu'il en était devenu, depuis le temps. Il avait un peu suivi au début, puis les valeurs avaient beaucoup baissé, et depuis il avait oublié tout ça, il serait peut-être temps de s'en débarrasser... Le Soleil se voila, Thomas eut un frisson, il rouvrit les yeux. Il se leva.

- Et bien monsieur, merci beaucoup de m'avoir raconter tout ça.

- De rien, jeune-homme. N'hésitez pas à venir me voir si vous avez d'autres questions.

- J'y penserai.

- Et ? Est-ce que je peux vous demander quelque chose ?

Thomas qui avait déjà commencé à partir se retourna. Il pouvait difficilement refuser :

- Et bien, oui, si je peux vous aider ?

- Retrouvez son protégé, et tuez-le, sans aucune hésitation. Même si vous devrez passer le restant de vos jours en prison pour ça, vous ne le regretterait jamais.

"Mais qui était son putain de protégé ?!" Cria Thomas intérieurement, Mathieu Tournalet ? Son compte était déjà réglé...

- Oui, oui, ne vous inquiétez pas...

Thomas le remercia encore, puis le salua et regagna sa voiture. Il resta quelques secondes sans démarrer, puis secoua la tête et partit. Il était midi passé. Il pensa plus à Carole qu'à ce que lui avait dit Théodore pendant le trajet de retour.

Quand Thomas arriva à la maison de Carole, il la trouva en robe de chambre dans la cuisine, en train de prendre son petit déjeuner en lisant le Monde. Elle l'accueillit avec un sourire :

- Bonjour. Vous voyez, j'ai menti ; je me lève à peine, je n'ai même pas encore pris ma douche. Je ne vous ai absolument pas entendu partir ce matin ; je me suis même demandé si vous ne dormiez pas encore, avant de voir que votre voiture n'était plus là.

- Ah, euh, bonjour, ça va ?

Thomas, ne sachant trop que dire, se dirigea vers elle et lui fit la bise, elle fut surprise et se leva, sa tartine à la main.

- Oops, pardon, je dois être toute collante ; je mange de la configure de myrtille que fait mon père, une vrai merveille, vous voulez une tartine ? J'ai vu que vous avez déjeuner. Vous avez bien fait.

Thomas se demanda si cela n'était pas un reproche face à son bol qu'il a simplement posé dans l'évier. Cela ne lui était même pas venu à l'esprit de le laver.

- Euh, oui... Je n'ai pas laver mon bol, je ne savais pas si vous aviez un lave-vaisselle.

- Non, non je n'en ai pas. Mais ce n'est pas grave, je laverai tout d'un coup, ça économisera de l'eau.

"Oh non, voilà qu'elle est écolo, en plus", se dit Thomas intérieurement. "Finalement c'est pas plus mal qu'elle ne veuille pas de moi". Puis Carole se rassit, croisant les jambes, et il vit la courbe d'un sein ainsi que sa jambe nue, et il oublia sa dernière pensée. Elle se retourna vers lui après une bouchée de sa tartine à la confiture de myrtille et le regarda avec ses grands yeux marrons, de la confiture de myrtille sur le coin de la bouche :

- Alors, que vous a dit le vieux Théodore ?

Thomas s'appuya contre le plan de travail, il ne voulut pas faire le tour de la table pour garder une chance de voir se dévoiler un instant quelques courbes du corps de Carole. Il jeta un oeil à la cuisine, qu'il n'avait jusqu'alors pas vraiment regardée. Une vielle cuisine avec des petits carreaux blancs et bleus, malheureusement rapiécée avec un évier en inox, des néons et une table en plastique.

- Bah, j'ai bien peur qu'il ne soit fou.

- Vous avez trouvé aussi qu'il était bizarre ? Pourtant tout le monde ici s'accorde à dire qu'il a encore toute sa tête, ce qui est assez remarquable à son âge, d'autant qu'il se fait seulement aidé d'une infirmière deux fois par semaine pour les courses et le ménage, mais qu'il se débrouille le reste du temps.

Thomas alla s'asseoir en face de Carole et se fit malgré tout une tartine de confiture.

- Mouais, j'ai quand même bien l'impression qu'il est fou. Il m'a quand même dit qu'il avait rencontré Seth en 1931, après il m'a dit qu'elle avait changé en 1933 en rencontrant je ne sais plus trop qui, puis il sembla satisfait qu'elle fût morte, disant même que celui qui a fait ça était un héros... Hum c'est vrai qu'elle est fameuse cette confiture... Après il m'a parlé de mouches qui s'entre-dévorent, et il a fini en parlant de son soi-disant protégé... Bref, un fouilli pas possible, je n'ai même pas pu savoir ce qu'avait fait Seth en septembre dernier !

- En novembre.

Thomas rectifia la bouche pleine, manquant de s'étouffer :

- Euh, oui, en novembre.

- Il ne faut pas parler la bouche pleine... Il vous a parlé de mouches ? Mais à quel sujet ?

- Si j'ai bien compris, il a imaginé que Seth avait un protégé, et que c'est lui qui l'avait tué pour récupérer son énergie, pour grandir plus vite, pour profiter de l'environnement... Euh... Favorable. Il a comparé avec une sorte de mouche à champignons qui se multiplient à vitesse grand V quand elles sont à l'intérieur d'un champignon, pour, euh... Le manger le plus vite possible je crois... Je me rappelle plus trop.

- Des mouches à champignons ? Je ne comprends pas, c'est quoi ces mouches ?

- Je ne sais pas trop, il a dit le nom mais je ne m'en souviens pas, c'est une espèce de mouche un peu particulière dont les larves mangent leur mère avant même de naître dans certaines conditions, je n'ai pas tout compris.

- Hum, attendez, nous allons chercher sur internet.

Carole se leva sans finir sa tasse et sa tartine, et invita Thomas à la suivre dans son bureau. Il la suivit au travers de la salle à manger, elle aussi d'apparence très vieille, et ils entrèrent dans son bureau. Elle s'assit en face de l'ordinateur, déjà allumé, et débarrassa une pile de livre d'un tabouret pour le proposer à Thomas.

- Excusez le bazar. Cette pièce est normalement le salon, mais j'en ai fait mon bureau, je n'ai pas vraiment besoin de salon de toute façon je n'ai pas de télé... Alors, redîtes-moi, ce sont des mouches qui mangent des champignons ?

- Oui. Plus exactement ce sont des mouches qui une fois qu'elles ont trouvé un champignon et s'y sont installés, changent de mode de reproduction, elles commencent à faire beaucoup plus de larves, et c'est là que les larves mangent leur mère avant même de naître, puis elles font elle aussi de nouvelles larves. Tout ça pour manger le champignon le plus vite possible.

Thomas fut assez fier de son résumé, connaissant ses piètres talent de professeur.

- Ok, bon, je vais mettre en Français d'abord on verra après si je ne trouve rien. Alors, "mouches, champignons, larves"...

Thomas regarda Carole tapoter sur son ordinateur, il fut impressionné par sa dextérité au clavier, puis il se rappella qu'elle était écrivain.

- Non, rien d'intéressant, je vais rajouter "mère" pour voir... Ah, oui, regardez : "La sagesse biologique, ou pourquoi certaines mouches mangent leur mère", par Stephen Jay Gould. Génial !

Carole se tut un instant pour lire l'article, Thomas lut le début, mais elle lisait trop vite pour lui et il n'arrivait pas à suivre.

- Oui, c'est bien ça, c'est une façon de profiter au maximum d'un environnement favorable...

Carole se recula sur sa chaise et se tourna vers Thomas :

- Et le vieux Théodore vous a dit que ça pouvait être le protégé de Seth, son fils en quelque sorte, qui l'aurait tué pour profiter de son énergie et grandir plus vite. C'est incroyable...

- Vous croyez un truc pareil ? Moi je trouve que c'est n'importe quoi.

Carole se leva :

- Bah, je ne sais pas si c'est vrai, mais vrai ou pas c'est vrai c'est un idée en or pour écrire un roman ! Vous voulez un thé ? Je vais m'en resservir un.

- Euh, tu... Vous auriez du café plutôt ?

- Tu as raison, tutoyons-nous, ce sera plus simple. Je crois que j'ai du café mais juste de l'instantané, je n'ai pas de cafetière.

- Je vais prendre un thé alors, c'est très bien.

- OK, je reviens dans deux minutes.

Thomas jeta un coup d'oeil circulaire dans l'encombré bureau de Carole. Il y avait des livres et des notes de partout, même éparpillés au sol par endroit. Son imprimante était enterré sous dix ramettes de papiers. Il distingua même un autre ordinateur, sans doute son précédent, noyé sous d'autres feuilles dans un coin. Il fut surpris par Carole qui revenait.

- Voilà... Oui ce n'est vraiment pas très rangé, mais après tout si je m'y retrouve ! Bon OK je ne m'y retrouve pas toujours... Faites... Fais attention c'est chaud. C'est dingue comme c'est dur de passer au tutoiement quand on a commencé par vouvoyer quelqu'un ? Tu ne trouves pas ?

- Bah, j'ai jamais eu trop de mal à tutoyer les gens, et c'est plus de penser à les vouvoyer mon problème.

- C'est marrant comme chacun réagit différemment, je me demande si c'est parce qu'on a pas été élevé pareil ou si c'est parce que notre cerveau marche pas pareil.... Bon où en étions-nous ?

- Les mouches...

- Ah oui les mouches. Donc tu ne trouves pas que ce serait formidable si vraiment elle avait comme un protégé qu'elle aidait et que finalement il l'a tué une fois adulte ?

- Ben pour un mauvais film fantastique à la limite, mais sinon c'est pas très crédible.

- Mais tu ne m'avais pas dit que tu ne connaissais pas grand chose de son passé ? Peut-être t'a-t-elle caché son existence.

- Qu'elle soit venue pour voir quelqu'un sur l'Île de Ré, je veux bien, son amant où quelque chose comme ça. Que ce soit lui qui l'ait tuée, pourquoi pas, peut-être l'avait-elle quitté où je ne sais pas, mais cette histoire de mouche et de protégé, j'y crois pas du tout, c'est n'importe quoi.

- Bah, on peut rêver un peu, qui sait, peut-être que le vieux Théodore n'est pas si fou. Qu'est-ce qu'il vous a dit d'autre ?

- Il m'a dit que si je trouvais son protégé il faudrait que je le tue, quitte à passer le restant de mes jours en prison.

Carole était de plus en plus excitée.

- C'est vrai ? Et tu avais dit qu'il l'avait rencontré dans les années trente ?

- Oui, il disait qu'il avait rencontré Seth en 1931, quand il n'avait que 20 ans. Il a parlé d'un autre gars, que Seth voyait, je ne me rappelle plus le nom, un truc comme Albert, ou du genre. Sans doute un ancien concurrent, un gars contre qui il était en compétition pour une nana, soit disant Seth. J'ai pensé qu'il confondait plutôt avec un de ses amours perdus.

- Une des ses amours perdues.

- Une ?

- Oui amour est féminin au pluriel, tu ne savais pas ?

- Euh, non...

- Remarque c'est peut-être parce que j'écris que je le sais. Enfin... C'est quand même bizarre cette histoire...

Carole se remit sur Google et tapa quelques mots dans la recherche.

- Qu'est-ce que tu cherches ?

- Je ne sais pas trop...

Carole réfléchit un instant, puis demanda :

- Quels sont les endroits où Seth est allée ?

- Tu crois que tu peux trouver quelque chose ?

- J'en sais rien, peut-être... Alors ?

- Et bien d'après ce qu'on avait trouvé je pense qu'elle vient de Gap ou des environs, ensuite elle est allée à Grenoble, puis Nancy, et je l'ai rencontrée à Jouy en Josas.

Carole tapa et lança la recherche, mais ne fut pas vraiment satisfaite du résultat :

- Hum... Hôtels, hôtels... Presque que des hôtels, et il y a trop de réponse. Tu as les années où elle se trouvait dans ces villes ?

- Euh... Je pense qu'elle était à Nancy avant 1999, Grenoble sans doute trois ans avant, 1996, et Gap, peut-être encore deux ou trois ans avant...

- Ah ! Ah ! Regarde moi ce CV. François Aulleri. Lycée à Gap, bac en 1994, classe prépas à Champo, à Grenoble, entre 1994 et 1996, puis l'École des Mines de Nancy entre 1996 et 1999, stage à Motorola en 1999 à Gif-sur-Yvette, puis il travaille à Silicon Graphics...

Thomas fut surpris :

- Mais c'est à Jouy ça !

Carole sourit et termina.

- Il n'y reste pas très longtemps, puis travaille à Mandrakesoft... Hum, connais pas.

- Moi non plus... C'est quand même dingue ça ! Fais voir le haut du CV, là...

Carole laissa Thomas prendre la souris et se recula sur sa chaise.

- Alors, qu'est-ce que tu en penses, tu penses que ça pourrait être lui ?

Thomas prit le temps de lire en détails le CV, puis s'appuya lui aussi contre le dossier de sa chaise.

- Ça m'étonnerait... C'est trop facile, c'est sûrement une coïncidence.

- Tu sais je ne pense pas qu'il y ait des milliers de personnes qui soient passées par ces villes à ces dates là, d'autant qu'il a quand même travaillé à Jouy-en-Josas en 1999, c'est quand même étrange comme coïncidence.

- Oui mais il n'y travaille plus, il est à cette autre société maintenant.

- Oui mais regarde, ça se trouve dans le deuxième, c'est au centre de Paris, elle n'a peut-être pas juger utile de bouger. Est-ce qu'elle travaillait ?

- Non.

- Elle faisait quoi de ses journées ?

- Rien de spécial, elle se baladait, elle allait souvent sur Par... Merde...

Un large sourire illumina le visage de Carole.

- Ah ! Ah ! Tu vois !

- C'est dingue putain... Non, c'est pas possible, c'est normal qu'elle aille sur Paris en étant à Jouy, il n'y a rien à faire à Jouy.

Carole se pencha pour prendre la souris :

- Bon, attends, on va voir ce qu'il y a d'autre, son site à l'air d'avoir d'autres pages.

Carole remonta à la racine du site, et éplucha les différentes pages disponibles.

- Et regarde, il y a une sorte de journal ! Oui regarde, ça commence en septembre 2002, et ça va presque jusqu'en novembre ! C'est dingue, attends, je l'imprime.

Carole se leva pour débarrasser la pile de papier au-dessus de l'imprimante. Elle remarqua la direction du regard de Thomas et se rendit compte que sa robe de chambre n'était plus très serrée, et qu'en se levant, elle avait dévoilé toute sa jambe et même une partie de son sexe. Elle se tourna et resserra sa robe de chambre nerveusement en faisant un noeud plus solide, Thomas rougit quand il comprit qu'elle avait vu qu'il avait regardé sans retenu, et sans rien dire. Un petit froid passa dans la pièce.

Dix minutes plus tard, Carole avait imprimé les trente pages trouvées sur le site, et elle les lisait rapidement en faisant suivre à Thomas...

Ylraw

Lundi 9 septembre 2002

Je ne pensais pas reprendre la plume, pour ainsi dire, et continuer à raconter l'intérêt nul de ma triste vie ; mais à croire que la fin de la version pour mon travail me donnant un peu de temps, la mélancolie ou l'ennui reviennent au galop. Et c'est finalement déjà une chose que de prendre un peu de recul en les déposant. J'ai même retrouver, pour compléter ce pitoyable tableau, quelques mots de mon enfance, que j'ai rajouté au début.

Remettons un peu d'ordre dans l'année, presque entière, qui vient de s'écouler. 20 Octobre 2001, premier septembre 2002, un peu plus de dix mois. Dix mois assez classiques, somme toute.

Il se passe pourtant beaucoup de choses en presqu'une année, autant de changements dans la société où je travaille, autant dans le monde, après le 11 septembre, la crise, la chute des bourses, les élections présidentielles en France, l'été, le beau temps, le mauvais temps dans le Sud, les inondations, les tensions du Moyen-Orient, l'Irak... Et tout le reste.

Je ne sais pas si tout cela vaut le coup de s'y attarder. Mais j'aurai tout loisir de revenir en arrière si jamais de nouveaux événements viennent compléter d'autres plus anciens et encore insignifiants aujourd'hui.

Je m'attarderai cependant cinq minutes sur une action que j'ai entreprise, à petite échelle certes, vers le mois de mai 2002. J'ai décidé d'enfin joindre les actes à la parole, et d'envoyer un chèque à Zazie pour avoir écouté ses chansons sans contribution financière de ma part. Je suis conscient que ça n'a rien à voir avec le reste mais dans la vie les choses se mêlent et s'entremêlent et seul le temps peut démêler le tout. Bref ; ne sachant pas du tout où écrire, j'ai, après recherche, finalement adressé ma lettre au fan-club ou tout du moins le seul contact que j'ai trouvé, à savoir Universal Music rue des Fossés St Jacques à Paris dans le cinquième arrondissement. Voilà une copie de la lettre :

--

Bonjour,

Parler sans connaître n'est pas sans difficulté. Excusez donc ma maladresse, et ces mots qui ne vous conviennent pas, pas plus que cet esprit que je vous accorde peut-être à tort. Mais nous ne nous adressons finalement qu'à ces images, qu'à notre imagination, et qu'à ce monde qui en est le fruit.

Ce monde justement, dont je veux, succinctement j'espère, sans vous ennuyer si je le puis, vous parler un instant, pour expliquer pourquoi ce chèque, et, si l'on peut dire, ce que j'en attends.

Ce monde qui change, et qui me donne l'excuse de vous écrire, pour vous dire que j'apprécie vos chansons, vos paroles, votre talent. Qui me donne l'excuse car je voudrais encore vous écouter, comme je le fais en ce moment, et que j'aimerais encore vous voir créer, car c'est de cela qu'il est question, alors que je n'ai pas de ces galettes réfléchissantes avec votre nom, où votre surnom tout du moins, marqué dessus.

Je n'ai pas de ces galettes et pourtant je vous entends, et c'est votre voix que j'aime, si belle soyez-vous je n'ai que faire de vos photos sur ces boîtes et ces livrets, qui tuent mes arbres, salissent ma nature, et payent ces camions qui les baladent.

C'est à vous que je dois un peu de bonheur et c'est à vous que je le paye, vous laissant juge d'en répartir, aussi symbolique soit la somme, les parts parmi les méritants de vos partenaires.

J'aime à croire que ce monde change et que vous comprenez que vous pouvez m'aider à supprimer le superflu, à faire que les créateurs gagnent leur liberté, quels qu'ils soient, et que chacun puisse aimer à sa manière.

Le monde change, et la route est longue pour donner à chacun le goût de créer, et les moyens. Mais ce monde où chacun est libre de donner ce qu'il peut aux gens qu'il aime, où c'est le coeur et non pas le marché qui me donne envie de vous aider, ce monde-là, dans lequel je vis déjà un peu, de par mon travail, j'aimerais qu'il soit le monde de demain.

Si votre pragmatisme ne croit pas à la morale de l'homme, si vous pensez que donner la liberté de ne pas payer c'est assurer sa perte, je vous prie d'oublier ces mots, et de m'oublier.

Mais vous vous tromperiez.

--

Bien sûr direz-vous ce n'était pas forcément la chose la plus intelligente que d'envoyer cette lettre à Universal, avec toutes les chances qu'elle se noie ou soit écartée ; mais je n'avais pas vraiment beaucoup d'autres idées, et entre parenthèses ce n'est pas mon genre, de toute façon.

Sans réponse j'ai tenté une deuxième lettre, celle-là adressée à Mylène Farmer. Je n'ai eu en réponse que la lettre retournée, ouverte, lue je ne sais, mais renvoyée avec le chèque. Sans doute ne fut-elle pas la bienvenue. Peut-être me faudra-t-il tenter de prendre contact directement avec Universal Music...

Voilà la lettre à Mylène Farmer :

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Bonjour,

J'apprécie la musique que vous faites, j'apprécie votre talent.

J'apprécie encore plus la nature et la liberté, en conséquence je n'achète pas de choses artificielles inutiles, et je ne favorise pas la création de conglomérats où le contrôle et la domination prennent lieu et place à la création, à l'originalité, et à la multitude.

C'est en ce sens que j'aimerais contribuer pour les quelques moments où nous sommes presque proches.

Presque.

Ne cédez pas à la facilité.

Le monde de demain doit être un monde de proximité, où chacun sera créateur, où chacun pourra exprimer son talent, le partager.

Le monde d'aujourd'hui pourrait déjà être celui-ci.

Aidez-moi.

--

Plus de nouvelles sur ce sujet un peu plus tard, donc, si jamais...

Mardi 1er octobre 2002

Moi qui pensais il y a un mois reprendre l'écriture ! C'en est un nouveau qui s'est écoulé et toujours aussi peu de temps, ou de volonté, pour mettre à plat les journées qui passent.

J'ai beaucoup travaillé dans ce dernier mois de septembre et repris le footing. À ce propos il m'est arrivé quelque chose d'étonnant. En effet pas plus tard que lundi dernier, hier en réalité, le temps ne passe pas toujours si vite, j'avais un jour de récupération. Je me remotivais et décidais de reprendre mon jogging au Jardin des Plantes après un samedi et un dimanche à ne rien faire, ou plus exactement à chercher le courage de faire autre chose que dormir et quelques tractions. J'y parvins et malgré la chaleur du jour et les restes de pollution je trottinais doucement jusqu'au parc. Là, faisant mon footing, une hystérique se jeta sur moi et essaya de m'étrangler ! Je réussis à reprendre le dessus et elle s'enfuit aussitôt, en criant en je ne sais trop quelle langue, mais j'ai bon espoir que ce devait être des insultes. En parcourant mes huit habituels entre les allées principales et la ménagerie, je l'avais déjà remarquée depuis un petit moment, sûrement parce qu'elle était fort jolie, et qu'elle courait plutôt vite. Ce fut alors que je tentais de la rattraper, orgueil masculin quand tu nous tiens, qu'elle ralentit. Je pensai qu'elle allait simplement s'arrêter, ayant terminé sa course ; mais dès que je passai à son niveau elle me sauta dessus ! Je fus impressionné par la force qu'elle développa, mais pris de peur j'imagine que j'en fis aussi preuve de pas mal pour la repousser. Elle vola presque au-dessus de moi quand je tentai de l'éviter en déviant sa course. Je fus déséquilibré et je tombai en arrière. Elle réussit alors à se dégager et partir en courant. Étant encore au sol, je ne cherchai même pas à lui courir après, et vu sa vitesse je ne suis pas sûr de toute façon que j'aurais pu la rattraper.

Et une catastrophe n'arrivant jamais seule, c'est ce même hier matin qu'il y eu un petit tremblement de terre en Bretagne. Plaisanterie mise à part, je ne crois pas avoir jamais connu de tremblement de terre. Mais mon père m'a dit avoir assisté à un petit séïsme durant son enfance, dans mon village natal des Hautes-Alpes.

Parenthèse refermée, au moins mes cours de ju-jitsu m'auront servi déjà une fois, même si je ne l'avais pas vraiment immobilisée, j'ai eu au moins le bon réflexe pour ne pas me laisser attraper.

Avec les moins cinq pour cent et quelques à la bourse de Paris hier, je me demande si je ne ferais pas mieux de trouver un moyen plus sûr pour placer l'argent que je mets de côté. Cela dit à ce rythme je n'en n'aurai plus beaucoup dans pas longtemps, m'enlevant le souci de savoir qu'en faire...

Le travail est plutôt tranquille en fin de semaine, mais c'est finalement ce que je redoute je crois. Moi qui était persuadé de ne jamais m'ennuyer... Ce n'est pas tellement le manque d'activités possibles qui pose problème, mais plus cette lassitude de ne plus y trouver grand intérêt. Il va tout de même bien falloir que je trouve deux ou trois trucs à faire parce que j'ai quelques jours de vacances à passer, maintenant que le coup de bourre du travail est derrière moi. Sur ce, 9 heures 50, ce doit être une bonne heure pour aller faire des courses...

12 heures 41... Plus de deux heures, presque trois, pour acheter un pack de yaourt et deux steaks de soja, voilà qui est un peu beaucoup. Mais, à ma défense, il y a une explication. Ce matin, juste après le paragraphe précédent, une fois habillé et après un carré de chocolat, direction le Monoprix. je pris mon courrier au passage, le facteur étant passé, et m'aperçus avec joie que j'avais trop payé d'impôts sur mes deux premiers tiers et que l'on m'en remboursait. C'est anecdotique, je continuai ma route et allai à mon Monoprix habituel rue Saint Antoine. Je fis rapidement mes deux trois courses, les yaourts et les steaks de soja, donc, avec en plus quelques fruits, rien d'exceptionnel. J'utilise en général mon petit sac à dos pour transporter mes courses, ainsi je ne gâche pas trop de sacs en plastique. Le rayon alimentation du Monoprix se situe au sous-sol, et il y a un escalator en face des caisses pour remonter au rez-de-chaussée. Je la revis là, cette même fille qu'hier, cette folle qui m'avait agressé, elle se trouvait en haut de l'escalator et me regardait. J'hésitai entre l'ignorer et lui courir après le temps d'une seconde, mais je m'expliquais difficilement le fait que je ressentais une sorte de haine, ou de colère, je ne sais pas trop comment l'exprimer. Je devais avoir envie de me venger ou de laver l'affront de la veille. Je m'élançai, bien évidemment voyant cela elle partit elle aussi sur le champ, mais le temps de monter l'escalator quatre à quatre elle n'était pas encore sortie du magasin et je l'entrevis se diriger vers la sortie arrière. Avec mon sac sur le dos je n'avais aucune chance de la rattraper, et je m'en débarrassai juste avant de sortir moi aussi. Je le laissai au niveau d'une caisse qui se trouvait là, en criant à la vendeuse que je reviendrais le chercher tout de suite. En sortant rue Neuve Saint Pierre, derrière le Monoprix, elle se trouvait déjà au niveau de l'intersection suivante, la rue Beautreillis, bien à plus de cent mètres de là. Je courus alors jusque là, en essayant d'aller vite mais en conservant tout de même un peu de marge, me disant que si je devais encore la suivre pendant un bout de chemin il valait mieux garder un peu des forces. Grand bien m'en prit.

Elle m'attendait dans le coin de la rue, cachée. Elle m'assena un coup de pied d'une force surprenante à mon passage. J'avais quand même de la vitesse, et elle semblait particulièrement souple, et avec l'élan de ma course sa jambe faisant office de levier, je volai presque littéralement en roulant par-dessus une voiture garée au coin de la rue. Un bruit m'indiqua qu'elle avait sans doute était plaquée contre la voiture. J'essayai alors de me remettre debout le plus vite possible. J'avais paré le coup avec mes avant-bras mais j'avais tout de même sacrément mal au ventre. Je ne sais pas trop comment elle s'y était prise, en sautant plus ou moins au moment de me frapper, mais ce fut très efficace. Étourdi je me préparai tout de même à ce qu'elle me ressauta dessus immédiatement mais quand je la trouvais du regard elle était déjà repartie en courant. Tant bien que mal je me remis debout et au pas de course à sa poursuite, bien trop décidé à savoir qui elle était et pourquoi elle m'en voulait à ce point. J'avoue que j'étais un peu perdu, ne comprenant absolument pas d'autant que je ne voyais pas du tout qui elle pouvait bien être.

Mais mon empressement fut inutile, elle m'attendait rue Charles V, une petite rue perpendiculaire à la rue Beautreillis ; mais cette fois de manière moins vicieuse, pas dans le coin comme tout à l'heure, mais au beau milieu, presque en défi, les mains sur les hanches. Un peu surpris j'eus un mouvement de recul avant de m'arrêter. Je ne savais trop comment réagir. Je me risquai à m'approcher un peu, essoufflé, me reprenant de ma course, en marchant lentement. Je tentai tant bien que mal de dire une banalité :

- Salut, euh tu sais si tu es jalouse à ce point-là de ma superbe coiffure il faut me le dire je te filerai l'adresse de mon coiffeur, ce sera plus simple.

J'admets après coup que ce n'était pas vraiment subtil, voire carrément stupide, mais sur l'instant il fallait bien trouver quelque chose et j'avais l'esprit plus concentré sur mes douleurs aux bras et au ventre. Quoique quelques instincts de pavanage devaient bien augmenter ma présence d'esprit. Elle esquissa un sourire, je ne sais pas trop à bien y réfléchir si elle comprit ce que je dis ou pas, après tout elle n'avait pas crié en français la veille dans le parc. J'en profitai pour la regarder un peu plus en détail. Elle devait faire à peu près ma taille, habillée on ne pouvait plus banalement avec un pantalon assez ample blanc-gris, un tee-shirt rose pâle délavé, pas assez moulant pour que je devine ses formes, et une paire de baskets tout ce qu'il y a de plus classique. Elle était blonde-châtain clair, plutôt jolie, très jolie même, l'air d'avoir un sale caractère. Et je dois bien avouer que cette façon de prendre le contact me convenait assez, même si c'était quelque peu douloureux... Il devait être un peu moins de 11 heures, j'avais oublié ma montre à la maison. Il faisait plutôt soleil, la rue était déserte. J'avais une irrésistible envie de la frapper de toutes mes forces.

Tout ceci ne dura que quelques secondes, pendant lesquelles elle semblait hésiter, puis elle repartit d'un coup, sans me laisser la moindre chance de la prendre de court. J'hésitai moi aussi quelques secondes, me disant qu'après tout ce devait être une jeune du coin qui me prenait pour un autre, un de ses anciens copains ou je ne sais qui. Et lors de notre prochaine rencontre, s'il y en avait une, je lui dirais comment je m'appelle, elle s'apercevrait de son erreur et tout rentrerait dans l'ordre. Et il serait peut-être même possible que l'on sympathisât.

Mais je suis bien trop curieux, et je ne pouvais raisonnablement en rester là sans savoir qui elle était et ce qu'elle voulait ; je repartis alors une fois de plus à sa poursuite. Mes quelques secondes d'hésitation lui donnèrent pas mal d'avance. Malgré tout je l'aperçus quand j'arrivai dans la rue suivante, la rue du Petit Musc, en train de traverser le Quai des Celestins, à côté de la Seine, en direction du pont de Sully, qui passe sur le bout de l'Île Saint Louis et rejoint le Boulevard Saint Germain de l'autre côté. Je forçai le rythme, mais elle courait vite, et de plus j'arrivai pile au moment où le feu passait au vert, ce qui n'arrangea pas mes affaires. Bref après quelques coups de klaxon de Parisiens auxquels j'ai dû faire perdre deux microsecondes en traversant la route, mais c'est à croire que klaxonner est génétiquement ancré dans le parisien, je la vis bifurquer dans la rue de Saint Louis en L'Île qui traverse toute l'île Saint Louis, comme son nom l'indique, jusqu'au pont qui donne sur l'arrière de Notre-Dame, sur l'Île de la Cité.

Et ce coup-ci ce fut moi qui eus un peu de chance car elle manqua de se faire renverser par une voiture au moment où elle passait au niveau de la rue des Deux Ponts. Elle tomba tout de même un instant au sol. Ce qui me permit de gagner quelques mètres sur elle, mais qui lui donna aussi l'occasion de jeter un oeil en arrière et de voir que j'étais toujours à ses trousses. Elle n'en sembla pas satisfaite outre mesure, parce qu'après un moment d'hésitation au niveau du carrefour, elle changea de direction et partit, il me sembla, encore plus vite et de nouveau vers la rive gauche, en direction du pont au bout de la rue en question dont j'ai oublié le nom, dans l'hypothèse où je l'ai connu un jour... Après vérification, le pont de la Tournelle.

Poursuite dans Paris

Plan de la poursuite dans Paris

J'abandonnai au niveau du carrefour, ma dernière accélération quand j'avais cru pouvoir la rattraper avait eu raison de moi ; et complètement essoufflé je n'avais trouvé plus aucune trace d'elle à ce niveau-là. Sauf peut-être, mais je n'en étais pas sûr, une sorte de bracelet en métal, peut-être en argent, qui, il me sembla, se trouvait proche du niveau où elle était tombée. Je ne saurais dire s'il lui appartenait ou pas, mais toujours était-il qu'il n'avait pas l'air suffisamment de grande valeur pour que j'eusse des remords à le garder pour moi et ne pas le ramener aux objets trouvés. Toute chose mise à part, je le trouvais finalement pas trop mal et si je devais me trouver un bracelet, une babiole de ce type me plairait sans doute. Plutôt basique, sobre, passe-partout... Et par dessus tout fait semble-t-il pour résister à l'épreuve du temps. Et de plus si jamais je la revois ce sera un bon moyen d'engager la conversation. Cependant il faudra sûrement que je fasse un peu plus d'entraînement au footing...

17 heures 54, le temps d'écrire cette poursuite, d'être repassé au Monoprix pour récupérer mon sac, qui était toujours là, heureusement, de lire mes mails, de passer un peu de temps sur les canaux de discussions sur internet, de faire quelques tractions, de chercher vaguement une indication ou un signe, sans succès, sur le bracelet, où ce que je pense être un bracelet, de manger et de faire une sieste...

Deux jours d'affilée que je la croise, je me demande bien si demain je vais la voir de nouveau. Mais je travaillerai et je ne serai pas chez moi. Après tout elle m'a bien suivi jusqu'au Monoprix... Ce n'est pas forcément rassurant de se savoir observé, même si la créature est belle, cela met un peu mal à l'aise, dérange. Je regarde, par moment, à mon balcon, dans la rue...

Jeudi 3 octobre 2002

La journée d'hier ne m'a pas donné la chance de la revoir. Travaillant je n'ai pas pu flâner dans le quartier comme j'aurais aimé pouvoir le faire. Je suis néanmoins retourné aux différents endroits où je l'ai vue. Le travail est un peu moins chargé je l'ai donc quitté vers seulement 19 heures, et après avoir déposé mes rollers à la maison, je suis reparti au Jardin des Plantes. J'en ai fait un tour à pied, puis j'ai repris les rues dans lesquelles je l'avais poursuivie en courant, jusqu'au Monoprix. Pour terminer j'ai tenté de trouver d'autres éléments comme le bracelet à l'endroit où elle s'est fait renverser, ou bousculer tout du moins, par la voiture. Mais rien, comme j'en étais déjà persuadé. Mais c'est ainsi, parfois on a besoin de faire certaines choses, ou certaines vérifications, même si on est sûr qu'il n'y aura rien de nouveau. Combien de fois n'ai-je pas vérifié mes mails tous les quarts d'heure dans l'espoir d'en avoir un de Virginie ? Je n'ai pas de nouvelles récentes d'elle à ce propos ; pourtant j'essaie habituellement de garder le contact avec mes anciennes copines malgré la peine qui subsiste, mais Virginie semble m'avoir vite oublié. C'est d'autant plus idiot qu'elle habite à deux pas, à vingt minutes à pied. Je vais lui écrire un mail, pour voir un peu ce qu'elle devient.

C'est donc sans succès que je suis rentré après cette escapade qui a bien dû durer dans les deux heures. J'ai l'impression folle que tout le monde me regarde ; c'est démentiel comme un événement fortuit, une simple fille qui vous confond avec un autre, qui tente de vous agresser et à partir de là tout le monde est suspect et vous veut du mal. Pour être exact ce fut un peu plus que seulement une tentative comme me le rappellent les bleus sur mes avant-bras. L'esprit humain est tellement incontrôlable, finalement.

Je me demande si le fait qu'elle se soit fait renverser par la voiture lui a causé du tort. Elle a l'air solide la bougresse, ne serait-ce que par la vitesse à laquelle elle court et le coup de pied qu'elle m'a asséné. Toujours est-il que cette chute n'avait pas l'air de l'avoir bien ralentie, mais dans l'action on ne se rend pas toujours compte de la douleur. D'un autre côté, les voitures ont de bons freinages de nos jours. Et si je me rappelle bien c'était une Laguna 2. Parler de voiture me fait penser que je suis passé au salon de l'Auto Porte de Versailles la semaine dernière en pré-ouverture avec mes parents. Même en pré-ouverture il y a déjà un monde fou ; et je me rappelle il y a deux ans, nous y étions allés un jour normal ouvert au public, c'était l'enfer ; moi qui n'apprécie pas la foule outre mesure... Cette année nous n'avons pas fait tous les halls et je regrette un peu de ne pas être allé voir les innovations en terme de voitures propres, électriques ou autre. En effet le hall principal, celui des plus gros constructeurs, était principalement l'étalage des dernières nouveautés en terme de design et de puissance, et pas forcément en terme d'évolution technologique, et encore moins de révolution. M'est avis que nous sommes proches du paroxysme du type de voiture actuelle, et que prochainement nous connaîtrons la chute et la perte d'intérêt du modèle présent, au profit de l'assistance à la conduite, du pilotage automatique, de l'économie, de l'énergie propre, et du retour de la voiture à un rang d'outil, et plus de plaisir et de signe de richesse et de puissance. Il me semble que le monde, occidental au moins, se féminise, la virilité n'est plus trop à la mode... En parlant de voitures propres j'ai vu qu'une voiture électrique avait fait un record de vitesse à 311 kilomètres par heure au Japon.

Repenser à elle me donne l'idée de jeter de nouveau un oeil au bracelet pour voir si je ne pouvais pas trouver un peu plus que la dernière fois... Il a la forme d'un croissant replié sur lui-même, de taille fixe, que l'on enfile par la main, éventuellement en le glissant directement au poignet mais le mien a beau être fin il est déjà trop large y parvenir. Pas spécialement lourd, d'un gris métal un peu passé. J'ai essayé de voir s'il était aimanté ou s'il réagissait à un aimant. Tout ce que j'ai trouvé pour tester c'est ma boussole et un tournevis aimanté. Mais même s'il à l'air vaguement d'attirer l'aimant, ce n'est pas vraiment concluant... Toujours est-il que je le porte et me promène avec depuis hier...

bracelet

Schéma du bracelet

Sur ce, je pars au travail, il ne fait pas très beau aujourd'hui, je vais prendre mes rollers pluie...

J'ai eu pas mal de remarques sur le bracelet, comme je suis tout le temps en tee-shirt il est en effet plutôt du genre visible. Journée des plus tranquilles mis à part ça, pas mal de mails, toujours sur la sortie de notre dernière version ; pas mal d'agitation aussi sur l'avenir incertain de la société. Agitation agrémentée de rumeurs diverses et variées sur d'éventuels investisseurs, un changement dans la direction, un dépôt de bilan de la société ou une reprise par un partenaire. À croire que l'esprit humain a besoin d'exotisme, d'étrange, à tel point que si le monde ne lui en apporte pas, il se le crée lui-même.

Je vais peut-être me remettre à faire du pain. Je n'en avais pas parlé, mais au réveillon 2002, n'ayant rien de prévu et une copine à moi non plus, nous avions passé la soirée ensemble, et elle m'avait appris à faire la pâte à pizza. Comme c'est plutôt simple, vu qu'il n'y a que de la farine, du sel et de l'eau, avec un peu de levure et éventuellement un peu d'huile, je me suis dit que je pourrais en faire plus souvent. Très vite je me suis plutôt intéressé au pain, étant amateur. Au début j'ai utilisé de la levure de boulanger pour faire la pâte, ce qui est assez efficace et permet de la faire lever rapidement. Cependant je n'ai qu'un four à micro-ondes et après plusieurs semaines d'essais, n'ayant pas que cela à faire non plus, j'avais abandonné une première fois. Toutefois je m'y suis remis, avec cette fois-ci l'intention de faire moi-même mon levain. Chose des plus faciles à vrai dire puisqu'il suffit de mélanger pendant une semaine à dix jours de la farine et de l'eau et d'être patient. Dès que le levain commence à lever, on peut alors l'utiliser pour faire de la pâte. La technique consistant à en prendre tout ou partie, d'y rajouter farine, eau et sel, et à pétrir le tout. Après une première levée, on repétrit de nouveau puis on en met un petit bout de côté pour le pain du lendemain. On fait une boule, ou toute autre forme, du reste qui deviendra le pain. Le micro-ondes n'étant pas la panacée, j'ai tenté à la poêle, espérant reproduire les conditions d'un four. C'était déjà mieux qu'auparavant, voire pas trop mal, même si le dessous du pain était souvent grillé, pour ne pas dire carbonisé. Quoi qu'il en soit ce dernier pain avait le mérite, contrairement à la technique au micro-ondes, d'avoir une croûte. J'ai par la suite arrêté, de nouveau par manque de temps, et aussi parce ce que la cuisson à la poêle n'est pas très écologique en plus du fait que le brûlé est réputé cancérigène. Malgré tout je pense qu'avec un four ce devrait être bon... Pour plus tard peut-être...

Vendredi 4 octobre 2002

19 heures 45, journée pourrie s'il en est. Tout d'abord je manque de me faire renverser en rollers ce matin, ensuite ma machine a planté trois fois dans la journée, et pour finir je ne sais pas pourquoi, si c'est la Lune ou quoi, ou j'étais fatigué, mais j'ai failli et même un peu plus que failli pour être exact, m'empéguer cinq ou six passants, toujours en rollers.

Je ne vais pas très bien, donc... C'est difficile à dire pourquoi parfois nous allons bien et pourquoi parfois rien ne va et le moral est à zéro. Je ne suis pas allé au ju-jitsu et je suis rentré chez moi car je dois repartir tout à l'heure à l'anniversaire d'un copain, j'espère que le fait de voir du monde arrangera un peu les choses. Je suis peut-être un peu malade, j'ai un petit peu mal à la tête, enfin il me semble, à moins que ce ne soit la fatigue ou la pollution. J'ai tenté d'aller faire un footing ce matin vers 7 heures, comme le Jardin des Plantes n'ouvre qu'à 7 heures 30 j'ai fait mon tour dans la rue, je me demande si déjà la pollution matinale était assez élevée pour me donner mal à la tête. J'ai déjà eu ce type de mal à la tête auparavant quand j'allais courir l'été par grosses chaleurs, et j'ai toujours attribué le mal de tête résultant à la pollution. Je me demande s'il ne serait pas temps que je quitte la capitale, après ces trois années...

En plus ce matin ma connexion ADSL ne fonctionne pas. Je n'ai vraiment pas de chance. Voilà presque un an que je suis abonné et j'ai eu en une semaine plus de coupures que je n'en ai eu dans toute l'année passée. Et pour couronner le tout, BFM, ma radio d'info, est en grève suite au plan de rachat par Next radio et les licenciements qui vont suivre. Décidément je suis vraiment coupé du monde...

Mais c'est dans ces moments-là qu'il ne faut pas se laisser abattre ; il n'y a que l'adversité qui motive, la facilité détruit. Je vais enfiler mes rollers et partir pour l'anniversaire.

Samedi 5 octobre 2002

2 heures 12, je suis rentré il y a une dizaine de minutes, après la fin du repas d'anniversaire. Plutôt sympathique, d'autant plus qu'il y avait pas mal de gens au final, parmi lesquels bon nombre d'amis. Cela s'est bien passé mais le fait de me retrouver seul me redonne le cafard... Ma mère avait peur de m'avoir filé son rhume la semaine dernière, je me demande si je ne l'ai pas attrapé après tout. Je suis toujours un peu déprimé quand je suis malade. Enfin, j'irai sans doute mieux demain ; je n'aime pas trop prendre de cachets, une bonne nuit de sommeil devrait réparer tout ça. Pour avoir toutes les chances de mon côté j'ai fermé ma fenêtre ; je la laisse généralement ouverte quand je suis chez moi pour garder une température un peu fraîche, le chauffage collectif ayant tendance à être légèrement exagéré. Et puis c'est en ligne avec ma tendance à toujours vouloir m'habituer à résister à tout, y compris au chaud et au froid.

14 heures 11, quelques courses, pas grand-chose, il me reste pas mal de denrées de la semaine dernière, et juste de quoi faire un pique-nique pour la rando de demain, vers le bois de Marly, dans le coin de Chaville. Il fait plutôt beau, je vais bien, plus mal à la tête, la vie est pas trop mal. Je vais un peu lire, peut-être aller faire un tour, un footing des fois que je la revoie, mais j'ai bien peur que ce ne soit fichu. Cela me rassure sur un point, c'est que le bracelet est du toc, sinon elle serait revenue le chercher...

Lundi 7 octobre 2002

Randonnée hier comme prévu, entre Saint-Nom-la-Bretèche et Chaville, il a fait un temps mitigé. Mais ce n'était pas trop mal. Le coin est beaucoup plus vallonné par là-bas qu'aux autres points de la Ceinture verte.

Mardi 8 octobre 2002

Journée d'hier pas des plus productives, il faut que je me remotive pour mettre un peu d'ordre dans ce que je fais. Quand on a trop de choses à faire naturellement on remet à plus tard les moins urgentes, mais quand soudain le plus tard arrive on est bien embêté avec ce tas de choses ennuyeuses accumulées... Toujours pas de ju-jitsu, la grève des gardiens continue et mon gymnase est toujours fermé après 17 heures. Je fais un peu de sport tout seul, mais je me suis fait mal aux doigts en faisant des tractions avec une main d'un côté et un doigt de l'autre. J'ai un peu relu ce que j'ai écrit, depuis que j'ai repris la plume, je trouve que cela n'a ni queue ni tête. Je n'aime plus trop être chez moi, c'est étrange, c'est comme si je me sentais mal quand je suis seul. J'ai toujours l'impression d'être un peu malade. Je n'ai cette fois-ci pas hésité à prendre un cachet car j'avais vraiment trop de mal à dormir. J'ai au moins réussi à m'endormir facilement mais ce matin c'est de nouveau assez laborieux. Pas de nouvelles fondamentales du monde à ce que je sache, projet de loi pour rendre la conduite sous emprise de stupéfiants un délit, je n'ai pas spécialement d'avis, si ce n'est que c'est plutôt de conduire tout court qu'il faudrait peut-être considérer comme un délit... Enfin sans aller jusque là il y aura de toute façon une incohérence tant que la course à la puissance d'un côté et la course à la répression de l'autre ne se mettront pas d'accord entre elles. Attaque vraisemblable d'un pétrolier français au Yémen, pas beaucoup plus d'informations pour l'instant. À part ça le ciel est bleu et il va faire frisquet en ce 8 octobre 2002 sur la Capitale...

Mercredi 9 octobre 2002

Petit footing ce matin, pas vraiment à l'heure que je voulais. En effet la pollution arrive au pic vers les 8 heures, et le Jardin des Plantes ouvre à 7 heures 30. J'aurais voulu partir avant mais comme d'habitude j'ai traîné et finalement je n'y suis allé que vers 8 heures passées, au pire moment en somme, tant pis pour la pollution. Mais ça n'a pas grand intérêt si ce n'est que je commence sûrement à devenir complètement parano ou débile. En rentrant, en passant sur le pont d'Austerlitz, vers 8 heures 45, au moment où le soleil se levait, j'ai été étonné de voir le Soleil beaucoup plus au nord que la normale. Premier réflexe, c'est que la Terre a bougé sur son orbite ! Eh bien non, c'est juste que le pont d'Austerlitz n'est pas parallèle à ma rue, et oui, sur Terre il n'y a pas que des rues Nord-Sud ou Est-Ouest, pas plus que les ponts, d'ailleurs. Je ne sais pas si c'est mon rhume qui me fait mal dormir et commencer à devenir suffisamment fou pour avoir des réflexions aussi stupides... À ce sujet, je me demande si je n'ai pas autre chose qu'un simple rhume. Parce que mon nez ne coule pas tellement, c'est juste une sorte de migraine. Et encore pas vraiment une migraine, pour être plus précis j'ai l'impression que je chope le cafard très souvent, je ne me sens pas bien, je n'ai envie de rien, je n'ai plus faim, j'ai du mal à dormir... Je me suis même demandé si je n'avais pas un peu les symptômes d'une maladie au cerveau, comme la maladie de la vache folle, mais le fait que cela ne se produise que quand je suis seul rend cette option moins possible, bien que je ne sache pas exactement comment débute cette maladie... Je vais peut-être aller faire un tour chez l'ophtalmologue, à ce sujet, car cela est en train de devenir un peu dur, et peut-être que de travailler sur ordinateur toute la journée commence à avoir des conséquences ; cependant je n'ai pas l'impression que ma vue ait changé, c'est ce qui me rend un peu perplexe sur le fait que cela en soit la cause...

Je vais prendre quelques vacances à la fin du mois, cela me permettra de prendre un peu l'air frais et pur de mes Alpes natales, et de me reposer un peu...

Jeudi 10 octobre 2002

Je me demande parfois si tout n'est pas en train de partir n'importe comment, tellement il est antithétique que tous ces peuples si différents soient obligés de s'intégrer dans une course à la mondialisation qu'ils n'ont pas demandée. Ou qu'ils ne veulent pas plus que cet incertain et simpliste modèle du bonheur, auquel tout le monde aspire mais que bien peu atteignent, que ce soit ici, dans l'opulence, ou là-bas, dans la détresse. Je ne sais pas trop si ces disparités sont nécessaires pour faire avancer les choses, si l'évolution passe par l'injustice et la misère. À quoi j'aspire, à part à me casser de cet appartement où je me sens si mal ? Et à quoi nous donnent envie le monde, la société, la France ? Réussir ? Réussir quoi ? Le mal en est presque rassurant d'être si proche, et de me garder éveillé, de m'empêcher de dormir. Les souffrances peuvent être combattues, mais la lassitude, l'ennui, l'aveuglement de nos vies, le stress, la Bourse, la politique, les gens qui font la manche, les gens qui écrasent les autres, les gens qui aident les autres, le bien, le mal, et Dieu plus là depuis un bail... Parfois j'aimerais paradoxalement avoir une maladie incurable, pour savoir quoi combattre, sans me poser de questions.

Changer les choses, pourquoi pas, mais changer pour quoi, qui a raison ? Qu'est le bien ? Où la personne qui a pondu la Bible a-t-elle trouvé toutes ces idées ? Comment a-t-elle trouvé ces préceptes de stabilité qui ont gardé une partie non négligeable de l'humanité sur le chemin durant des millénaires ?

Je me sens trop mal, bon sang ! Je crois que je vais aller prendre l'air...

7 heures 20, il faisait frais, et ça m'a fait du bien, le Jardin des Plantes n'était pas encore ouvert, mais qu'importe, les rues sont bien plus calmes à cette heure-ci.

Il est là, ce bracelet mystérieux, qui me regarde à côté de mon écran, comme s'il me suppliait de le mettre. Et toi où es-tu ? Je t'ai cherchée, un peu, espérant presque lors de toutes mes balades que tu serais de nouveau à me courir après. C'est fou comme l'inconnu attire, comme on peut s'attacher à son imagination, comme si jamais la réalité n'était assez et toujours nous fallait-il croire à plus, à mieux. C'est à croire que jamais les hommes ne peuvent être heureux, que toujours la quiétude du présent se transforme en prison monotone et qu'indéfiniment le rêve ne sera que la quête de l'inconnu.

Samedi 12 octobre 2002

J'ai lu qu'une potentielle dixième planète avait été trouvée dans le Système solaire. Pour être plus précis ce n'est pas vraiment une planète, car déjà Pluton, la neuvième planète, a du mal à prétendre au titre avec ses trois mille kilomètres de diamètre. Celle-ci, "Quaoar", avec mille quatre cent cinquante kilomètres, peut difficilement être considérée comme en étant une. Il semblerait qu'il existe des dizaines de ces corps aux environs de Pluton et un peu plus loin, dans la ceinture de Kuiper, une ceinture d'astéroïdes située entre cinq ou six et une quinzaine de milliards de kilomètres du Soleil. Quaoar est à sept virgule cinq milliard de kilomètres, et il semblerait que certains scientifiques pensent même qu'au delà, dans cette ceinture d'astéroïdes, puissent se trouver des objets d'une taille pouvant aller jusqu'à celle de Mars. Mars doit faire aux environs de six mille kilomètres de diamètre. En cherchant deux trois informations supplémentaires, merci Google, il semblerait qu'il existe un autre nuage de météorites, ou de comètes, d'objets pour faire simple, dans le nuage d'Oort, à environ une année lumière du Soleil. Pour le coup ce nuage est vraiment plus loin que tout le reste, une année-lumière représentant plus de neuf mille trois cent milliard de kilomètres. Et, contrairement aux planètes et aux objets de la ceinture de Kuiper, qui sont tous dans le même plan, appelé plan de l'écliptique si mes souvenirs sont bons, eh bien ce nuage d'Oort est sphérique, c'est à dire que ses objets se répartissent sur une sphère tout autour du Soleil. En réalité les planètes ne sont pas exactement dans le même plan, mais leurs orbites ne s'en écartent que de quelques degrés. La planète la plus extrême doit être Pluton et sans doute plusieurs éléments de la ceinture de Kuiper s'éloignent aussi de plusieurs degrés de ce plan.

Cet article me rappelle qu'il y a quelque temps j'en avais lu un autre sur la découverte d'une troisième lune à la Terre. Plus exactement ce n'était qu'une éventualité, si l'objet, tout petit, qui faisait le tour de la Terre en cinquante jours, n'était pas un débris artificiel d'une mission Apollo mais bien un objet naturel. En ce qui concerne la deuxième lune, Cruithne, celle-ci est très loin de la Terre, mais l'accompagne plus ou moins dans sa rotation autour du Soleil, au gré des perturbations de son orbite par la Terre et la Lune.

22 heures 30 et quelques, je crois que je vais aller me coucher. Bonne journée aujourd'hui, plutôt tranquille, mon mal de tête est passé et je me sens mieux. Je pense que je vais passer une bonne nuit.

Dimanche 13 octobre 2002

J'ai bien dormi c'était grandiose. Après bien une semaine avec insomnies sur insomnies, ça change la vie. À croire que je ne me repose que le week-end, et que dès que la semaine recommence il en va de même pour la baisse de moral, la déprime et le mal de tête. Il est vrai que je suis complètement épuisé arrivé le samedi. C'est peut-être bien le travail sur écran d'ordinateur qui me donne mal à la tête, et qui par répercussion me donne l'impression que tout va mal. Pourtant le week-end je travaille aussi pas mal dessus de chez moi, même si c'est un peu moins, bien sûr. C'est étrange parfois comme de simples petits faits anodins peuvent vous occuper l'esprit au point que le sort du monde n'est plus dépendant que de ceux-ci. Comme si tout se concentrait dans les petits tracas de la vie quotidienne, comme si ma vie était vouée à l'échec juste parce que je me sentais mal à l'aise quand j'étais un peu seul, en ce moment... Cela ne me ressemble pourtant pas, j'ai déjà été seul pendant plusieurs années, et je ne me rappelle pas que cette solitude me rendait déprimé à ce point. Ces humeurs sont peut-être cycliques, ou suis-je dans un amoncellement défavorable de petites choses qui engendre une conséquence bien plus grande...

11 heures 43, je rentre d'un petit tour au Jardin des Plantes. Je ne suis pas allé courir, juste marcher un peu et exhiber le bracelet au cas où mon inconnue se présente. Je sais que c'est stupide et inutile, et qu'il ne faut rien attendre, tout provoquer, mais l'espoir est une chose bien étrange...

Rien du tout, comme attendu, et j'en suis revenu suffisamment énervé pour que je range le fichu bracelet dans une boîte quelconque et me promette de ne plus le remettre. Je le filerai à mon arrière-petit-fils... Adoptif, parce que vu ma sociabilité actuelle, les gamins ne vont pas se faire tout seuls...

12 heures 30, je ne me sens de nouveau pas bien, j'ai repris mal à la tête. À croire que je ne peux plus sortir de chez moi sans prendre le risque de rentrer avec la migraine et la déprime... La matinée avait mal commencé de toute façon malgré une bonne nuit. En effet, dès le réveil, informations tragiques du matin finissant, vers 10 heures et quelques, BFM, bilan, un attentat à Bali en Indonésie, cent quatre-vingts morts, un attentat en Finlande, sept morts, deux tués au Moyen-Orient...

Le monde est triste. Je ne me rappelle plus vraiment depuis quand la vie est triste. Ma vie, pour être un peu moins égocentrique, étant donné qu'il doit bien y avoir deux ou trois personnes sur Terre pas trop malheureuses, j'espère. Peut-être du temps où je sortais avec Virginie, au début de l'année dernière. Je ne sais pas si l'amour est la seule chose qui rende heureux. Je n'en suis même pas sûr tellement il blesse à chaque désillusion, à chaque remarque qui nous touche, nous fait mal... Je m'étais promis de ne plus tomber amoureux, je n'ai pas réussi avec Virginie, je me le suis repromis de nouveau, pas très dur pour le moment. Et puis c'est presque de moins en moins dur avec le temps, j'ai l'impression, comme si on se lassait de tout...

Je me demande si les valeurs de nos sociétés modernes n'ont pas quelque chose de cassé. Comment concilier ce paradoxe entre la surconsommation, la productivité, le plaisir immédiat et personnel avec les valeurs de partage, d'entraide et support des autres ? Il me semble que toutes ces valeurs ne collent pas et que le faible équilibre ne peut que se briser à un moment ou à un autre. Le plus incompréhensible est que ce sont ces mêmes personnes qui créent les deux aspects du paradoxe. À la fois nous qui dans notre individualisme sommes dépassés par le monde qui nous entoure ; et pourtant nous dans notre contribution quotidienne qui le façonnons ainsi. Comment peut-on être à la fois un capitaliste égoïste effréné, et trouver notre malheur dans la solitude et l'inhumanité qui en résultent ?... Je ne sais pas trop quoi faire, comment faire...

J'ai abandonné mon Dieu quand il n'était plus au goût du jour et que je pouvais vivre sans lui dans le monde actuel. Dois-je désormais abandonner ce monde qui diverge et retourner vers un hypothétique Dieu plus humain ? Et en quoi le monde peut-il être inhumain, puisque c'est l'Homme lui-même qui le fait ? Ne serait-ce pas nous plutôt, qui nous nous trompons sur nous-mêmes ?...

J'ai rajouté une couverture à mon lit, j'avais froid, le réchauffement climatique n'est pas encore pour tout de suite...

Nous ne sommes ni faits pour être seuls ni faits pour être à deux... Seul nous souffrons de n'avoir l'autre, et quand il est là nous souffrons de son incompréhension. Pourquoi sommes-nous autant égoïstes ? Pourquoi le suis-je, au moins ? Pourquoi ces pulsions nous donnent envie de l'autre, à tel point que l'on se retrouve dans des soirées je ne sais où, enfumées à souhait, avec ces gens qui ne font que paraître et pas un seul qui a un brin de sincérité, moi y compris ; à faire semblant de rire à des blagues stupides, pour tenter seulement et uniquement de ne pas finir la soirée tout seul. Mais au final on préfère la finir tout seul, tellement ces mascarades sont ennuyeuses et ces gens inintéressants...

C'est peut-être moi le problème, c'est sûrement moi le problème, à ne rien aimer de ce que la société moderne apporte comme amusement. À ne pas aimer traîner dans les bars, discuter de foot, faire la queue pour pouvoir se faire enfumer et écraser dans la foule des boîtes de nuit...

J'ai eu un accident il y a trois ans et demi, je conduisais, nous allions au ski avec mes deux meilleurs amis, j'ai percuté un bus, je ne me rappelle de rien, ils sont morts tout les deux, je n'ai rien eu.

J'ai une dette, envers eux, envers leur famille. Je leur dois de ne pas être faible, de faire le bien, de ne pas céder à la facilité, de vivre pour eux, de faire tout ce qu'ils ne pourront accomplir, ou d'essayer, au moins.

Ils me manquent.

Mardi 15 octobre 2002

Mardi 15 octobre, 4 heures 32. Je n'arrive pas à dormir, je ne suis pas bien, j'ai le moral à zéro. J'ai pris deux aspirines depuis hier soir, rien n'y fait. Je vais aller chez un médecin un peu plus tard dans la matinée parce que je n'en peux plus, je ne pourrai pas supporter cette situation beaucoup plus longtemps. Je dois être vraiment malade, en plus à chaque fois que je me réveille si tôt c'est toujours un très mauvais présage.

10 heures 36, je rentre à l'instant de chez le docteur. J'ai eu la chance d'en trouver un tout près de chez moi, Boulevard Morland. Pas très loin mais pas très compétent j'ai l'impression. Bien sûr c'est difficile à dire, je n'ai pas de quoi juger, mais il n'a même pas pris la peine de m'ausculter. Il m'a regardé la gorge, demandé depuis quand j'avais mal à la tête, il a diagnostiqué un début d'angine, m'a prescrit une boîte d'Efferalgan, et m'a dit de repasser le voir dès que je verrai des petits points blancs au fond de ma gorge... Me voilà bien avancé. Mais le fait d'aller jusque là-bas, même si c'est à deux pas, et de marcher un peu dans le frais, j'ai l'impression que je vais un peu mieux, je vais tout de même me rendre à mon travail aujourd'hui.

18 heures 20 et quelques, je suis rentré beaucoup plus tôt que d'habitude, je m'endormais sur place. Avec toutes ces nuits à ne presque pas dormir...

23 heures 12, je ne comprends pas, les journées ne se passent pas si mal pourtant. À mon travail je ne me sens pas si déprimé, si épuisé, je suis même plutôt bien avec mes collègues. Mais à peine suis-je rentré que j'ai l'impression que tout s'effondre, que je ne vais plus bien, que j'ai la migraine, que je déprime, que je pleure même, beaucoup plus qu'auparavant. Il semblerait que ce soit le fait d'être chez moi qui me provoque ces crises ; dès que je sors me balader je me sens déjà un peu mieux. C'est peut-être une odeur ou un produit dans mon appartement ; toutefois je ne sens rien de spécifique. J'ai ouvert la fenêtre en grand et je me suis couvert, mais de respirer cet air frais n'a pas l'air très efficace. Je vais arrêter mon ordinateur, en espérant que ce soit le fait qu'il tourne 24 heures sur 24 qui provoque ce mal. Pourtant je n'ai jamais eu de problèmes similaires auparavant, hormis les quelques jours du début pour m'habituer au bruit avant de m'endormir, mais rien de comparable. C'est difficilement croyable que tout d'un coup ça me mette dans cet état. Toujours est-il que dans le doute je vais aussi éteindre mon portable, ma chaîne et tout appareil susceptible de faire des ondes électromagnétiques. À bien y réfléchir il est probable qu'ils aient installé une nouvelle antenne relais téléphonique sur le toit de l'immeuble depuis quelque temps et que ce nouveau facteur soit la cause de mon mal à la tête et qu'il me rende complètement déprimé. C'est bien embêtant si c'est la raison parce que le marché de la location est plutôt tendu en ce moment sur Paris, et je n'apprécie pas outre mesure la recherche d'appartements... Mais je ne suis vraiment pas bien ici, et s'il le faut j'irai ailleurs, je préfère encore devoir faire du trajet en plus que de me retrouver seul dans cet endroit morbide...

Mercredi 16 octobre 2002

9 heures 42, ce n'est pas normal. Ce n'est pas normal que j'aie envie de me jeter par la fenêtre à ce point. Je n'ai jamais de baisse de moral de ce type, en tous cas pas à cet extrême. C'est peut-être le retour du bâton, après toutes ces années de vaches grasses où j'allais bien. Mais tout ne peut pas changer du jour au lendemain ! J'ai l'impression que depuis le début du mois tout va mal. J'ai tenté d'oublier, de penser à autre chose, mais rien n'y fait. J'ai tourné et retourné, avec l'envie folle de me taper la tête contre les murs, j'ai pris une douche à l'eau froide pour me calmer, puis à l'eau chaude comme il n'y avait pas de résultat. J'ai fait du sport pour me redonner un peu de pêche, d'habitude le fait de faire un peu circuler le sang et de transpirer me redonne la forme. J'ai fait des pompes, des tractions, rien... Essayé de dessiner, de lire pour me vider l'esprit et penser à autre chose, et n'en pouvant plus je suis sorti de chez moi et j'ai marché pendant une bonne heure dans le froid avant de m'endormir, épuisé, sous un abri-bus. J'avais heureusement mis ma grosse veste car il fait un froid glacial dehors. Le bruit des voitures m'a réveillé vers 6 heures 30 ce matin, après avoir dormi quatre ou cinq heures. Je suis rentré et me suis couché aussitôt sous la couette, j'ai dû dormir une petite heure avant que de nouveau cette envie folle de partir, de me barrer de cet appartement, ne me revienne. J'écris ces quelques lignes et je vais sortir de nouveau de chez moi juste après, vu que je ne peux pas rester plus longtemps ici tellement c'est insupportable.

Jeudi 17 octobre 2002

Comme je m'en doutais la journée d'hier au travail s'est bien passée, le travail a bien avancé, j'ai rigolé avec mes collègues, bref, tout était normal. Le mal de tête a disparu, je me sentais plutôt bien. Par conséquent je suis resté un peu plus tard, et j'ai eu une idée par la suite, sur le retour. Je suis rentré chez moi vers 22 heures mais je ne suis resté que quelques minutes dans mon appartement. Déjà je ne sais pas si c'est juste l'impression mais rien que de passer ces courts instants il m'a semblé que j'avais envie de tout foutre en l'air. Toutefois je n'ai fait que passer pour prendre mon duvet, une lampe de poche et ma chauffeuse, et je suis redescendu dans ma cave. J'ai fait attention de faire croire que je transportais juste des affaires pour les stocker là-bas mais en réalité je me suis installé dedans, ma cave étant assez grande. J'ai dormi comme un bébé, de presque 23 heures à il y a trente minutes. Il est 10 heures 15, je vais partir au travail. C'est donc bien quelque chose à l'intérieur de mon appartement qui me rend fou. À moins que ce soit l'installation d'une antenne pour les téléphones mobiles sur le toit, et que de la cave les ondes soient trop faibles. Mais je ne suis qu'au deuxième étage sur sept, et ce serait étrange que l'action soit si forte dans mon appartement et nulle dans la cave.

Vendredi 18 octobre 2002

Je n'ai pas eu beaucoup de temps pour investiguer à propos de mon mal avant-hier. Je suis allé dîner chez une copine le soir, et en rentrant vers 1 heure du matin je n'ai pas eu le courage de faire autre chose que de descendre dormir dans la cave, tellement j'ai de l'appréhension à me retrouver seul chez moi. En conséquence j'ai encore passé une nuit parfaite et je ne me suis réveillé le vendredi matin qu'à 10 heures 30 passées, un peu en retard pour aller travailler d'ailleurs. Il est vrai de plus que la cave est très calme, et je me demande si je ne devrais pas m'y installer pour de bon ! Toujours est-il que j'ai le week-end pour voir d'où vient ce mal. J'ai un peu cherché sur Google pour savoir s'il existait des plans d'implantation d'antennes-relais, mais je n'ai rien trouvé. Par contre il existe des articles qui semblent montrer que beaucoup de personnes habitant près d'un endroit où une antenne a été placée souffrent effectivement de maux étranges, maux de têtes, insomnies, troubles visuels, déprimes, exactement ce que j'ai... Une association s'est même créée pour alerter les pouvoirs publics sur les problèmes de toute évidence liés à la présence d'antennes-relais. Mais d'après ce que disait l'article, ceux-ci semblent nier toute relation de cause à effet et au contraire faire en sorte de promouvoir la couverture du territoire pour les téléphones mobiles au plus vite, au détriment des familles et personnes qui ont la malchance de se trouver proches d'un lieu où une antenne a été installée. Il est un peu tard et je vais aller dormir, mais je pense que j'essaierai demain d'appeler cette association pour avoir un peu plus d'informations et savoir comment trouver les lieux où des antennes sont présentes.

Samedi 19 octobre 2002

Je suis STUPIDE ! Comment n'y ai-je pas pensé plus tôt ? C'est le bracelet ! Bien sûr ! Et j'en suis presque persuadé maintenant, après ma nouvelle nuit que j'ai terminée dans mon appartement, sans souci ! Au milieu de la nuit je me suis réveillé, ayant soif, et je me suis rappelé du bracelet. Aussitôt je suis remonté pour le mettre. Bilan, j'ai encore mieux dormi que mes nuits d'avant, pas de mal de tête, pas de cauchemar, pas de réveil en sueur au milieu de la nuit. Bien au contraire je me sentais super bien. Ce matin après mon réveil je décide d'essayer de l'enlever, et trente minutes après j'ai de nouveau envie de me tirer une balle. Un peu plus tard, quand je suis parti faire les courses et que je l'ai laissé à la maison, le mal de tête et la baisse de moral se sont amenuisés pour recommencer dès que je suis rentré. Après un moment je remets le bracelet, et de nouveau j'ai une super pêche ! Il n'en reste pas moins que tout ceci est très louche, même incroyable. Je me demande vraiment si ce bracelet est la cause et la solution de mon mal ; mais ça a l'air tellement vrai ! Je n'aime pas trop les bijoux généralement, je préfère rester commun, classique, mais je vais peut-être faire une exception pour ce bracelet, et tant pis pour les remarques...

J'ai tout de même énormément de mal à croire que ce soit ce bracelet, après tout ce n'est peut-être qu'une coïncidence. Il y avait peut-être bien une antenne sur le toit, qui ne me rendait pas bien, mais n'était-elle que provisoire, ou alors est-elle tombée en panne ? Je suis peut-être tellement persuadé que c'est ce bracelet que je m'imagine moi-même que je ne vais pas bien quand je ne le porte pas alors qu'en réalité ce n'est pas du tout le cas et je me fais des idées ? Le cerveau est tout de même une chose bien étrange. Je me rappelle une copine qui m'avait raconté, je ne sais pas si c'est vrai, qu'un jour une personne s'était enfermée par erreur dans une chambre froide. Ne pouvant rien faire si ce n'est écrire elle avait alors raconté la prise progressive du froid sur elle, son engourdissement grandissant jusqu'à la mort. Tout semblait traduire l'emprise effective de la baisse de température progressive, jusqu'aux tremblement de l'écriture. Au seul bémol que la chambre n'était pas réfrigérée à ce moment là, et que la température n'a pas bougé pendant toute la période. La personne se l'imaginait juste. Si cette histoire est bien vraie, comment peut-on être sûr de quelque chose, si on s'invente et s'imagine la moitié de la réalité ?... Il y aurait aussi l'hypothèse que ce bracelet soit un objet très radioactif et que je sois en train de me faire irradier et détruire lentement par ce machin. D'un autre côté ce n'est pas logique, ce n'est pas possible car il n'y aurait pas de différence quand je le porte ou quand je ne le porte pas. Or l'impression change du tout au tout si je l'ai sur moi ou juste posé à quelques centimètres.

Je ne sais pas trop quoi penser, je crois que je vais laisser couler un peu de temps, voir comment cela évolue. Le porter à certains moments, le retirer à d'autres... Mais je suis tellement bien avec... En y réfléchissant bien peut-être que cette fille voulait effectivement que je trouve ce bracelet et que je le mette ? Mais alors ce serait le signe que c'était une manigance, que cette histoire d'agression dans le parc et de course-poursuite ne devait que me conduire à trouver puis mettre ce fichu bracelet ? Bon sang si seulement j'avais revu cette fille, mais aucune nouvelle. Je devrais peut-être tenter de nouveau de la retrouver... Mais comment ?

Ce bracelet est mon seul le élément qui me reste d'elle, peut-être que le porter lui permet de savoir où je suis ? Mais comment ce bracelet peut-il savoir que je le porte ! Il n'a l'air de rien, il n'a pas de capteurs, pas de... Je ne comprends pas... Et à la limite qu'il comporte une électronique moderne pour relever la température où des capteurs infrarouges cachés à l'intérieur pour savoir que quelqu'un le porte, mais qu'en plus il puisse me donner mal à la tête et me faire sentir déprimé à plusieurs mètres de distance alors qu'il n'a pas de source d'énergie, c'est difficilement croyable ! Après tout il a peut-être une petite pile surpuissante à l'intérieur, mais on nage en pleine science-fiction !

Jeudi 24 octobre 2002

C'est le pied total ! Depuis que j'ai ce bracelet je nage en plein bonheur, je dors comme un bébé, je me sens super bien, moral de folie, pêche d'enfer. Je ne sais pas si c'est juste un effet placebo mais je ne vais pas m'en plaindre. Autrement je n'ai rien fait de bien passionnant depuis dimanche. Je suis encore en récupération aujourd'hui, je vais finir par m'y habituer à force de prendre un jour ou deux toutes les semaines...

J'ai lu qu'ils avaient retrouvé une boîte ossuaire datant d'il y a 2000 ans avec marqué dessus "Jacques, frère de Jesus" en Israël. L'inscription était en hébreu bien sûr, ou dans la langue d'époque si ce n'était pas de l'hébreu. Ce serait un des premiers signes d'époque attestant de l'existence de Jésus, quoiqu'il puisse y avoir existé pas mal de Jacques frère de Jésus, qui étaient tous deux des noms assez communs à l'époque, toujours selon l'article... Pour terminer le quart d'heure actualités, il y a aussi une prise d'otages à Moscou par des rebelles Tchétchènes. Six cent personnes prisonnières d'un théâtre je crois. Les Tchétchènes demandent le retrait des troupes russes de Tchétchénie. Dans la section internationale le sniper US fait encore des siennes. C'est semblerait-il un homme qui tue des personnes au hasard avec un fusil, planqué on ne sait où dans la région de Washington. J'imagine qu'il ne doit pas être facile d'arrêter une personne qui tue aléatoirement, avec une seule balle tirée, par-ci par-là. Enfin le peuple américain est assez remarquable en ce sens qu'il arrive à bien s'unir dans l'adversité. L'orgueil a des bons côtés, parfois. Et puis pour terminer il y a eu un accord sur la Politique Agricole commune si je me rappelle bien, entre la France et l'Allemagne. À propos de cette PAC il faudra qu'on m'explique un jour l'intérêt de subventionner à fond la surproduction pour qu'il y en ait encore plus alors que c'est la source du problème. Mais il est vrai que je n'ai pas tous les éléments pour juger... De toute façon il est à prévoir que ces montages alambiqués se cassent la figure un jour. Il faut toujours payer à un moment ou à un autre, et tous regretteront bien fort et amèrement tous les excès actuels...

Pour revenir au bracelet, il me semble évident qu'il faudrait que je m'en débarrasse. Dans l'hypothèse où ce que je crois est vrai, à savoir qu'il me permet de me sentir bien et que le fait de ne pas le porter me rend malade, c'est manifestement qu'il y a quelque chose de malin à l'intérieur, quelque chose ou quelqu'un qui veut m'en rendre dépendant. Voilà quelques jours que je le porte, et c'est vrai que je me sens bien, mais des remords commencent à me traîner dans la tête. Ah décidément je ne serai jamais bien, quand je n'ai pas le moral je me plains, et quand enfin je le retrouve je ne trouve pas cela normal... C'est vrai que d'un autre côté pourquoi se morfondre ? Après tout ce temps où j'ai mal dormi et où je me sentais mal, je me dis qu'un petit peu de repos n'est pas de trop.

Toute cette histoire est quand même bien dérangeante, et si je m'en rends compte et que je pense que ce bracelet agit sur mon moral ce serait stupide voire dangereux de le garder, ce n'est pas sain. J'aimerais le descendre à la cave, de là-bas il ne devrait pas me poser de problème, voire m'en débarrasser, mais j'ai un peu de remords. Je devrais sûrement le mener à un laboratoire ou à je ne sais pas quel centre mais je n'ai pas vraiment d'idée, la police simplement peut-être... Sans parler que j'ai un sérieux doute sur le fait que l'on me croie, d'autant plus que me connaissant ce n'est peut-être que moi qui me fais des idées sur ce truc, et que cette nana m'a fait tourner la tête, ce qui est sûrement plus dangereux qu'un petit bout de métal inerte. Cela dit il m'arrive quand même des histoires étranges avec ce bracelet, par exemple l'autre jour un homme m'arrête dans la rue, une personne tout à fait anodine, du type bourgeois timide, dirais-je. Il me stoppe malgré tout et me prend par le bras où je porte le bracelet, et me dit plus ou moins :

- Pardon Monsieur, excusez-moi, puis-je jeter un coup d'oeil à votre bracelet ?

Je l'ai laissé faire. Il l'a simplement touché quelques secondes, puis a ajouté :

- Vous ne devriez pas porter ça. Ça peut vous causer de sérieux ennuis.

Et il est parti d'un pas pressé. Sur le moment je suis resté bête, le prenant pour un fou, ne comprenant pas... Je me suis dit après coup, trop tard, que j'aurais dû le suivre, qu'il en savait peut-être plus, et aurait pu m'aiguiller sur l'origine de cette énigme, sur cette fille. Mais ma présence d'esprit est toujours autant limitée.

Samedi 26 octobre 2002

Je crois que je me suis fait avoir ; j'ai tenté de le descendre à la cave, mais avant même d'être remonté dans mon appartement, j'ai dû redescendre pour le chercher. Je ne me sens pas bien dès que je ne l'ai plus, où que je sois. Le garder m'a rendu dépendant de lui, je ne peux plus enlever ce foutu bracelet. Bordel ! Je ne sais pas trop où j'en suis... J'ai du mal à décrire le sentiment que je ressens quand je ne le porte pas, c'est difficile à exprimer. C'est comme une drogue, j'imagine. Je n'ai jamais vraiment été accro, peut-être amoureux, tout au plus, mais l'effet ne doit pas être très difficile à imaginer. J'ai eu cependant une forme de dépendance au chocolat quand j'étais gamin, j'avais à l'époque un manque de magnésium et je mangeais plus d'une tablette par jour ; je ne savais bien sûr pas trop pourquoi, je pensais que c'était simplement parce que j'aimais ça. J'aimais le chocolat, bien sûr, mais il se trouva alors que je fis à ce moment là une cure de magnésium en capsules, et l'envie d'en manger me passa net. Dans le cas présent c'est un peu la même chose, mais à l'époque je n'étais pas mal à ce point. Quand je l'ai descendu à la cave, la courte remontée à mon étage a été un véritable calvaire. Dans les quelques minutes, secondes peut-être, pendant lesquelles je ne l'avais pas, mon esprit était complètement focalisé dessus. Je me disais que je devrais le remettre, que ce n'était pas grave, qu'après tout si j'étais bien avec c'était stupide de ne pas le garder... J'ai cédé et j'ai fait demi-tour pour aller le rechercher. Nous sommes samedi aujourd'hui, j'ai bossé hier. Rien de spécial, c'est ce matin que je me suis dit qu'il fallait absolument que je m'en débarrasse... Je ne sais pas quoi faire, je ne peux pas le garder, ce n'est pas sain. Mais c'est vraiment terrible, j'ai presque des remords rien qu'à penser au fait de le retirer. Je ne comprends pas, comment est-ce possible ? Pourrait-il me donner des envies ? Contrôler ce que je pense ? Tout me semble centré sur ce bracelet. Même quand je ne le mettais pas, une fois ou deux je me suis fait accoster par un vendeur de babioles qui me disait que dans l'époque tourmentée que nous vivions, il serait préférable de lui acheter un de ses bracelets porte-bonheur, et de surtout ne jamais le quitter... Comment est-ce possible, à force tout ne peut pas être que coïncidence ! C'est si étrange, si louche... Après tout il faut dire que ces histoires doivent aussi me taper un peu sur le système.

Dimanche 27 octobre 2002

Rien n'y fait, je ne suis pas arrivé à le retirer. J'ai passé une nuit affreuse, j'ai cauchemardé sans arrêt et je me suis réveillé en sueur à trois reprises. Rêves de folies, de poursuites, d'aventures incroyables... On peut difficilement dire que j'ai tiré parti de l'heure de sommeil en plus que j'étais censé mettre à profit grâce au changement d'heure.

22 heures 14, bilan mitigé de la journée. Levé vers 9 heures, finalement je me suis endormi après avoir lutté plusieurs heures en début de nuit. Aussitôt debout mon esprit se focalise sur le bracelet et sur un moyen pour me débarrasser de lui. Mais le fait de penser à une telle chose me rend malade, je suis à la fois tellement bien avec, mais si je pense au contraire j'en suis tout autant malade. Je ne sais plus ce qui est vrai, ce que je m'imagine... Je crois que je devrais prendre un peu de recul, arrêter de penser à lui, et laisser passer un peu de temps. Je vais aller à Mandrake en espérant que ça me permette de penser à autre chose.

Guillaume était au travail, je n'ai pas pu m'empêcher de lui raconter mon histoire. J'ai commencé avec le bracelet que j'ai trouvé, la fille, le mal de tête, la déprime, le fait que je me suis dit que le bracelet était la cause de mon mal. J'ai expliqué ensuite que je l'avais gardé quelques jours au poignet avant d'avoir des remords, mais trop tard, et que je ne pouvais plus le retirer, bref, tout ou presque... Il ne m'a pas cru, bien sûr, mais qu'espérer ? Au moins j'aurais essayé de mettre un peu les choses au clair dans ma tête. C'est toujours très utile, quand on veut réfléchir sur un sujet, quand on n'est pas très sûr de quelque chose, de tenter de l'expliquer à quelqu'un. Construire un discours remet les choses un peu dans l'ordre. Mais Guillaume doit avoir raison, je voudrais tellement que quelque chose arrive, qu'un truc incroyable se produise ou que cette histoire de nana qui me court après ne soit pas juste un incident sans conséquence, qu'il est possible que je m'invente toute une histoire sans lien avec la réalité, ou si peu.

Quoi qu'il en soit il m'a fait justement remarquer que j'avais deux semaines de vacances à partir de la semaine prochaine, et que je devrais en profiter pour prendre un peu l'air. Nous devons aller pour le week-end du premier novembre à l'Île de Ré. La grand-mère de Guillaume y possède une maison et il nous a invités à y passer cinq jours avec des collègues du travail. Ce n'est pas forcément la meilleure période de l'année pour aller à l'Île de Ré, mais entre copains nous trouverons bien de quoi nous occuper, et nous aurons au moins le reconfort de ne pas être gênés par les touristes.

Libre

Carole reposa les feuilles et ne bu qu'une demi-gorgée de son thé, désormais froid. Thomas avait encore une dizaine de pages à lire. Elle se dit qu'il ne devait vraiment pas lire souvent pour lire aussi lentement. Elle en profita pour aller aux toilettes et prendre une douche. Quand elle revint vingt minutes plus tard Thomas terminait tout juste.

- Alors ?

Thomas reposa les feuilles sur le bureau, manqua de les faire tomber en tentant de les faire tenir sur une pile de papiers déjà là. Il regarda ensuite Carole et fut déçu qu'elle se soit habillée. Il soupira et lui répondit :

- C'est bizarre cette histoire, tu penses que c'est vrai cette histoire de bracelet ?

Carole se fraya un chemin au milieu des chaises encombrée de bouquin et de tasses de thé sales et s'appuya contre le rebord de la fenêtre :

- J'en sais rien mais en tout cas il partait pour l'Île de Ré pour la fin octobre et le pont du premier novembre, je crois que désormais le doute n'est plus permis. Seth suivait ce François Aulleri, cet Ylraw.

- Mais pourquoi, ça a l'air d'un pauvre gars, et puis peut-être que son histoire est fausse, avec ses histoires de bracelet et de lettre à Mylène Farmer, c'est n'importe quoi.

Carole haussa les épaule et se rapprocha pour reprendre les feuilles et relire les lettres.

- Bof, moi je trouve pas. Je trouve ça bien. Peut-être parce que je suis écrivain. Mais j'ai trouvé son histoire triste, et j'y ai cru. Je ne sais pas si cette histoire de bracelet est vraie ou pas, c'est peut-être une forme de métaphore pour parler de sa copine, mais en tout cas on sent qu'il ne va pas super bien.

Thomas se leva pour se dégourdir les jambes, mais après deux pas il se rassit, la pièce était vraiment trop encombrée.

- Mouais... Pour moi c'est fumeux.

Carole s'appuya contre le battant de la porte, toujours avec les feuilles à la main.

- Mais peut-être que tout simplement ce François est le frère de Seth, ou un cousin, ou je ne sais pas. Il n'y a pas forcément d'explication irrationnelle. Ou peut-être en était-elle amoureuse, après tout, ils avaient presque le même âge, non ?

Thomas baissa les yeux, pensif, avant de répondre.

- Oui...

Carole fit la moue, de peur d'avoir blesser Thomas.

- Je sais que ce n'est pas forcément évident d'admettre que son ancienne petite-amie avait peut-être un amant, mais tu ne peux pas dire qu'il n'y a pas de lien, avec ce récit et l'Île de Ré, il n'y a plus aucun doute, Seth est venue ici l'année dernière pour le voir, c'est certain, pour voir cet Ylraw.

Thomas tourna la tête vers la fenêtre et tenta de regarder au loin au travers des vitres sales.

- Le fait qu'elle ait eu des amants, je crois que je me suis fait à l'idée, mais je ne comprends pas le lien avec ce Mathieu Tournalet, et qu'est-ce que ce Ylraw vient faire dans l'histoire. Je continue à penser qu'il n'y a pas de lien.

Carole vint se rasseoir devant l'ordinateur pour chercher d'autres informations sur le site :

- L'un n'empêche pas l'autre, crois-moi on peut avoir plusieurs amants. L'avantages avec les amants quand on est marié ou quand on a un copain officiel c'est qu'ils ont déjà leur jalousie mise à l'épreuve, et que bien souvent ils ne voudraient pas qu'on quitte notre officiel pour eux, alors en avoir deux ou trois ne posent pas de problème...

Thomas regarda Carole avec curiosité :

- Tu sembles au courant...

Elle le regarda en souriant.

- Je plaisante, enfin au moins en ce qui me concerne, je suis plutôt réglo de ce côté là, mais je connais une amie qui s'amuse toujours à me raconter ses imbroglios entre tous les hommes de sa vie. Cela dit elle a désormais une connaissance de la psychologie masculine assez extraordinaire, je lui demande souvent conseil pour mes caractères masculins dans mes romans... On l'appelle ?

Thomas fut surpris.

- Qui ? Ta copine ?

- Mais non ! Ylraw !

- Ylraw ? Mais ? Tu as son numéro ?

Carole lui indiqua l'écran.

- Oui regarde, il y a son adresse, sur son CV... 9 rue Crillon à Paris dans le quatrième. Allez, Pagesblanches.fr... Ah... Non... Rien au 9, il habite peut-être chez sa copine ou en colloc...

Thomas se laissa prendre au jeu et se recula sur sa chaise, confiant en sa formation d'enquêteur.

- Peut-être qu'il a déménagé, depuis, son CV est daté du 1 Août 2002, ça fait plus d'un an.

- Oui... François Aulleri sur Paris... Oui ! Il y en a un ! J'appelle !

Carole se leva avec empressement et quitta la pièce pour aller chercher le téléphone sans fil de la maison, sans que Thomas ne pût même exprimer ses doutes. Elle revint et composa le numéro.

- Oui bonjour, Carole Menguez à l'appareil...

"Menguez ? C'est nul comme nom", se dit Thomas, puis il sembla se rappelait qu'elle n'avait pas donné ce nom la première fois qu'il l'avait vue. Il se dit qu'il fallait qu'il pense à lui demander une explication.

- J'aimerais parler à François Aulleri... Ah, bonjour, je vous appelle pour un petit renseignement, connaîtriez-vous une personne s'appelant Seth ?... Seth comment ? Euh, attendez je demande...

Elle masqua le micro de sa main et fit un signe de la tête vers Thomas. Il lui souffla.

- Imah.

Elle reprit le combiné et se tourna, comme pour mieux se concentrer sur l'appel.

- Seth Imah... Non ? Ah... Hum... Et... Est-ce que vous êtes bien originaire de Gap ?

Carole se retourna vers Thomas.

- D'Embrun ? Excusez-moi je ne connais pas...

Elle fit un signe vers Thomas, mais il ne connaissait pas non plus.

- Ça se trouve où ?... OK, et, je suis désolé d'être si indiscrète, mais j'ai trouvé votre CV sur le net, et à vrai dire je recherché une amie qui a fait presque exactement le même parcours que vous, Grenoble, Nancy, Pa... Vous n'êtes pas allé ni à Grenoble ni à Nancy ? Mais... Ylraw c'est bien vous ?... Votre surnom ? Non ?... Ah... Toutes mes excuses alors... Un autre François Aulleri ? Sans doute... Bien, bien, je m'excuse encore... Oui au revoir...

Elle coupa, fit la moue et tapota le combiné contre sa cuisse. Thomas la regarda quelques secondes puis s'impatienta :

- Alors ?

Carole arrêta de réfléchir et se tourna vers lui, elle reposa le téléphone sur une piles de documents :

- Ce n'est pas lui... Pourtant il vient d'Embrun, et il m'a dit que c'était une ville proche de Gap...

Thomas sourit :

- Tu vois, il s'appelle pareil et il vient presque du même endroit, c'est peut-être aussi un coïncidence pour Ylraw...

Carole rétorqua :

- Celui-ci il n'est allé ni à Grenoble ni à Nancy, et puis peut-être que Aulleri est un nom courant dans cette région... J'aurais commencé à trouver ça louche s'il avait fait le même parcours et qu'il prétendait ne pas être cet Ylraw. D'autre part il m'a bien dit qu'il savait qu'il y avait un autre François Aulleri sur Paris, que parfois les gens se trompaient.

Thomas se dit qu'ils allaient peut-être enfin pouvoir faire autre chose.

- Bizarre... Enfin, donc nous n'avons pas son numéro... Mais bon ce n'est pas trop grave je peux passer lundi au travail, j'aurais tout ce que je veux sur lui.

Carole se rappela que Thomas était policier :

- Ah mais oui c'est vrai que tu travailles dans la police. N'empêche, rien qu'avec google j'ai trouvé plus de trucs que vous !

- Ouais... Je ne suis toujours pas convaincu de cette histoire d'Ylraw, si ça se trouve il n'existe pas ce mec, ou même c'est peut-être Seth elle-même qui a écrit ça...

Thomas surprit Carole, elle fut déçu de ne pas avoir eut l'idée elle-même.

- Ah c'est pas bête, c'est possible, ça colle tellement... Pourtant ça serait quand même bizarre, avec le CV, le récit... Le fait que l'autre François Aulleri dise qu'il avait un homonyme... Non moi je pense que c'est vrai, que c'est bien lui que Seth suivait...

- Ouais... Bien, ben, on ne saura pas ça aujourd'hui... Quelle heure est-il ? 14 heures ! On pourrait peut-être aller manger ?

- Mais ! Tu baisses les bras bien vite ! Peut-être qu'il y a d'autre info sur son site... Peut-être qu'on pourrait chercher à Gap, peut-être qu'on pourrait trouver le téléphone de ses parents...

Carole avança un peu sa chaise pour être plus confortablement installée près de l'écran. Elle revint sur les pages blanches et chercha les Aulleri sur Embrun puis sur les Hautes-Alpes, quand elle découvrit que c'était le département..

- Houla ! Quand je disais que c'était un nom commun ! Bon ben à part tous se les faire, je crois qu'il va falloir qu'on trouve un autre moyen...

Elle se recula de nouveau sur sa chaise, perplexe. Thomas en avait marre.

- Peut-être aussi qu'ils sont en liste rouge.

- Oui en plus... Hum... Bah on peut faire une recherche avec son nom... Whaou... Il a fait des chose le François Aulleri... Regarde son adresse, ylraw at mandrakesoft point com, c'est bien lui... Il bosse dans linux, regarde... Tu connais ?

- Le truc d'IBM, le truc avec les pingouins ?

- C'est pas vraiment le truc d'IBM, enfin je crois pas. Je l'ai sur mon ordinateur, c'est un copain qui me l'a mis, quand je démarre je peux choisir entre ça ou linux, mais pour l'instant j'ai pas encore eu le temps de vraiment regarder.

- C'est bien se truc ? Moi j'ai juste vu des pubs dans les magazines d'info, c'est pas juste pour les serveurs ?

- Non, non ! C'est vachement bien il parait, tu peux tout faire... Et en plus la philosophie est vraiment bien, c'est surtout pour ça que je voulais l'utiliser, mais je prends jamais le temps de rien, de toute façon...

- La philosophie, c'est quoi la philosophie de linux, c'est pas juste un logiciel ?

- Non ! C'est un système complet, et c'est basé sur les logiciels libres, mon pote m'avait tout expliqué, c'est vraiment bien, c'est des logiciels que tu peux copier, modifier, revendre, mais légalement, tu as le droit de le faire, c'est même le principe du truc, c'est l'idée de partage... Ah mais voilà pour les lettres à Zazie et Mylène Farmer, c'est ça !

- C'est quoi ?

- Et bien l'idée importante derrière les logiciels libres, c'est que tout le monde doit avoir accès à la connaissance, et qu'ensuite en fonction de ce que tu en retires, tu peux donner en retour à l'auteur, en fonction de tes moyens aussi. Et c'est ça que voulait faire Ylraw, il voulait faire la même chose avec la musique, donner à l'auteur directement, parce que c'est vrai que ce qui importe c'est l'auteur, c'est lui qui crée, c'est pareil pour les livres. Par exemple je touche huit pourcent du prix de vente de mon bouquin, pourtant même si c'est important que le bouquin soit imprimé, transporté, vendu, tu te dis que c'est quand même moi qui a la plus forte valeur ajouté dans l'histoire. C'est pareil pour les maisons d'éditions, moi je suis complètement dans le trip, franchement si les gens sont prêts à imprimer eux-mêmes, t'imagines, il suffit qu'ils me donne dix pourcent du prix qu'ils payent en librairies et c'est avantageux pour moi ! Moi je pense qu'il a raison, d'ailleurs avec internet et tout, c'est ce qui va se passer à un moment ou à un autre, les intermédiaires vont disparaître...

Carole eut un petit moment de bonheur en se lançant dans ces propos visionnaires. Thomas eut envie d'elle.

- Il y a déjà des problèmes avec les maisons de disques d'ailleurs, à la télé j'ai vu qu'ils voulaient interdire les réseaux pirates d'échange.

- Interdire ! Il me font rire, comment tu veux interdire de s'échanger des trucs sur internet, c'est comme à l'époque vouloir interdire la liberté d'expression, c'est perdu d'avance, ils feraient mieux de trouver des trucs plus intelligents, ils feraient mieux de se reconvertir et de commencer à créer quelque chose, devenir musicien, ou écrivain, ou n'importe, mais essayer de créer, plutôt que vouloir passer leur temps à détruire...

- Ben c'est sûr que si tout le monde passe par internet les maisons d'éditions servent plus vraiment, elles ont peur...

- Tu m'étonnes, mais les choses évoluent, les maréchal ferrant, les chaufourniers, les charrons, aussi ils n'y en a plus, et après ? Franchement si chacun pouvait avoir plus de facilité pour créer, pour devenir artiste, pour faire connaître ses oeuvres, plutôt que faire avocat et attaquer en justice tout ce qui bouge, le monde ne tournerait pas plus mal...

Thomas ne savait pas ce qu'étaient un charron ou un chaufournier, mais il s'en moquait.

- Mouais, peut-être, ces vrais que les intermédiaires ont tendances à disparaître, en général...

- C'est clair, je béni le jour où je pourrai simplement dire sur mon site que mon bouquin est terminé, et que les gens pourront directement en avoir une copie chez eux pour une somme modique, au lieu de devoir attendre la maison d'édition, le transport, les librairies...

- Oui mais ça serait un bordel monstre, si tout le monde pouvait écrire ! Comment on s'y retrouverait ! Les maisons d'éditions font une sélection, ça limite.

- Ah ? Et tu trouves ça bien toi de limiter, de filtrer, de contrôler en quelque sorte ? Tu trouves ça bien que deux ou trois grandes maisons d'édition contrôlent toutes les idées qui sont véhiculées ? Moi je ne trouve pas ça normal, bien sûr il y aurait plus de bouquins, mais est-ce que tu ne crois pas que si un auteur est vraiment talentueux il a besoin de publicité dans toutes les fnacs de France pour être connu ? Au contraire, nous n'aurions pas à subir toutes les erreurs des maisons d'éditions qui misent sur des auteurs qui en fait ne plaisent pas, et puis elles sont obligées de faire le forcing derrière pour rentabiliser...

- Mouais... C'est vrai... C'est un peu pareil pour la musique, il y a plein de petit groupe qui se font connaître maintenant par internet...

- Exactement ! C'est pas rentable du tout pour une maison de disques d'avoir des milliers d'artistes différents ! C'est carrément plus pratique d'avoir deux ou trois superstars qui font des millions de ventes, c'est sûr ils font plus de marges sur le volume. Alors tous les auteurs qui ne sont pas trop à LEUR mode, et ben ils passent à la trappe.

Thomas se dit que c'était plutôt une bonne chose qu'il ne sortît pas avec elle, elle avait beaucoup trop d'idées bizarres. Il aimait les maisons de disques, il aimait Sony et Universal, et il trouvait ça très bien la façon dont ils vendaient et promouvaient les artistes. Bien sûr les disques étaient peut-être un peu chers, mais il compensait en téléchargeant une bonne partie sur internet. C'était un équilibre qui lui convenait et il n'avait pas envie de payer, même pas grand chose, pour toutes ces musiques qui finalement ne lui plaisaient pas. Il aimait acheter les CD des artistes qu'il appréciait vraiment, et il trouvait le son meilleur sur son installation Hi-Fi qu'il avait payé une fortune. Puis Carole se leva, il devina ses formes sous ses jeans moulants, et il oublia tout ça. Après tout ses paroles étaient sensées, se dit-il. Carole se retourna vers lui :

- Bon, que fait-on alors ?

Carole réfléchit un instant, puis se retourna vers lui. Thomas n'avait pas d'idée :

- Et bien, je ne sais pas, on pourrait aller manger ?

- Décidément ! Tu ne penses qu'à manger ! Cela dit c'est vrai qu'il est presque 15 heures...

Thomas fut blessé par cette dernière remarque tant par sa réputation d'affamée qu'il pensait avoir donnée à Carole que par son sous-entendu sur son manque de perspicacité. Il tenta de se reprendre :

- On peut peut-être appeler cette société, la dernière où il a travaillé, il y travaille peut-être toujours ?

- Oui mais nous sommes samedi... Mais pourquoi pas.

Carole se rassit et en quelques minutes avait trouvé le numéro de téléphone de Mandrakesoft, 43 rue d'Aboukir, en plein coeur du sentier parisien.

- C'est dans les pages jaunes, pas trop dur, maintenant à voir si quelqu'un répond.

Carole reprit son combiné et numérota. Thomas sentit son ventre gargouiller. Pendant quelques secondes ils restèrent silencieux, finalement Carole raccrocha.

- Ça ne répond pas...

- Ça doit être fermé le samedi...

- Sans doute... Bon... Allons mangé. Tu m'invites ?

Thomas se dit qu'elle avait quand même un peu de culot. Mais après tout elle le logeait gratuitement, il pouvait bien lui payer un repas.

- OK.



Ylraw Île de Ré 2 novembre 2002 - Sydney 17 novembre 2002

Vacances

Mardi 3 décembre 2002

Un peu de répit, enfin, dans ce cybercafé de Melbourne, pour prendre le temps de poser les événements. Pour simplifier la lecture, tout comme l'écriture, je vais tenter tant que possible, sauf oubli, d'écrire les péripéties dans l'ordre et au présent. Ceci de façon à rester dans un ordre chronologique, et de m'éviter d'utiliser tous ces temps barbares du passé que je ne maîtrise pas. De plus ceci me donnera aussi l'occasion de parler des éléments que je ne réalise qu'après coup. Par exemple l'épisode de l'homme qui vendait des bracelets et que je n'ai mentionné qu'au moment où je me suis rendu compte que je ne pouvais pas enlever le mien. Il aurait plus justement trouvé sa place auparavant. Bien évidemment je n'ai peut-être pour l'instant pas encore tous les éléments, mais j'ai l'impression, même si je me pose sûrement plus de questions que je n'ai de réponses, que beaucoup de choses peuvent être mises en corrélation dans ce qui s'est passé depuis mon départ de Paris. Je reprends donc l'histoire où je l'avais laissée.

Lundi 28 Octobre, encore trois jours de travail avant de partir pour l'Île de Ré. Je tente de me déstresser un peu du souci causé par le bracelet ; après tout quand je le prends sans me poser de questions je me sens plutôt bien. Je fais l'effort de me concentrer sur le boulot, et reste un peu tard pour discuter et pas me retrouver seul. Comme d'habitude le soir repas avec les couche-tard du travail. Mardi, mercredi, même histoire, il fait moyennement beau ; je prépare deux ou trois affaires pour le week-end prolongé. Nous serons cinq là-bas. Guillaume, Amaury et moi partons en train mercredi soir, et le lendemain soir Pixel et François nous rejoignent en voiture. Ils travaillent tous à Mandrakesoft. Les parents de Guillaume habitent La Rochelle. Nous allons en train jusque là, et ses parents nous attendent à la gare où ils nous prêtent une voiture pour le week-end. Ce qui est bien pratique et sympathique de leur part parce que l'Île de Ré est un peu plus grande que ce que je pensais. D'autant plus que Saint-Clément des Baleines, le patelin où nous allons retrouver la maison de vacances de la grand-mère de Guillaume, est tout à l'extrémité ouest de l'île.

Un fois sur place le premier soir nous ne nous couchons pas très tôt, entre le voyage et le fait que nous discutons un peu avant de nous organiser pour dormir. La maison n'est pas très grande mais agréable, une grande pièce qui se sépare en deux, une chambre, une salle de bain et une cuisine. On peut tenir à huit dit Guillaume, et à trois ou à cinq demain ce sera tranquille. Il y a en plus un grand jardin où on peut aller faire pipi pour économiser une chasse d'eau, ce qui représente au moins vingt litres, dixit Guillaume, ce n'est pas rien, c'est le nécessaire pour une journée en Afrique.

Jeudi, je dors mal ; je vais paradoxalement à la fois tellement bien, physiquement, et tellement mal, moralement. Je ne sais pas si cela vient uniquement du fait que j'ai des remords, que je me sens coupable, faible, ou si le bracelet me donne aussi ce malaise moral. Mauvaise nuit mais je finis par faire un somme le matin, et pour une fois je me fais réveiller par autre chose qu'un rêve délirant. Guillaume est debout, Amaury ronchonne dans son lit. Après un petit déjeuner grâce aux victuailles gentiment fournies par la maman de Guillaume, nous prenons la voiture pour aller à Saint-Martin faire les courses pour les jours à venir. Manque de chance l'Intermarché est fermé entre midi et 15 heures. Nous y sommes vers 13 heures et quelques et nous décidons d'aller déjeuner dans un petit resto sur le port de Saint-Martin. Tout est plutôt tranquille et joli, il n'y a pas trop de touristes à cette époque de l'année. Guillaume reconnaît à une table une personne connue, qui a fait je ne sais plus trop quoi dans "Notre Dame de Paris", la comédie musicale. Ce doit être le metteur en scène ou quelque chose dans ce genre. Mais ce n'est pas très important.

Nous finissons par aller faire les courses, de quoi tenir quelques jours. Ensuite nous partons à la recherche de pelles de compétition pour les châteaux de sables sur la plage. Nous finissons à un magasin d'outillage où nous nous dégotons une bonne bêche et une pelle de chantier à faire pisser d'envie tous les marmots des plages.

Retour à la maison, nous décidons alors d'aller faire un tour à la plage de la Conche, pas très loin de là. Premier essai de château sur la plage, circuit de billes... L'eau n'est pas chaude, juste les pieds dedans suffisent à m'avertir qu'il vaut mieux attendre le lendemain pour une tentative de baignade. Je commence à détester les lendemains, ces nuits qui séparent les jours et où je ne fais que penser à ce fichu truc en métal, ou bien en je ne sais pas quoi, et à elle, encore. Est-ce que tu as vraiment voulu que je le mette ton bracelet ? Est-ce qu'il est vraiment à toi ? Où es-tu ? Soupir... La vie est dure parfois...

Vendredi. Pixel et François sont arrivés hier soir. Je n'ai pas beaucoup dormi. J'ai comme le sentiment que ce bracelet m'observe, m'étudie. Je reste au lit histoire de ne pas déranger mes potes qui ont l'air de dormir paisiblement. Je ne sais pas trop quoi penser, quoi faire. Je suis à la fois désespéré de cette chose qui de toute évidence me veut du mal, et presque heureux que quelque chose de surnaturel, ou d'étrange, arrive. La vie est tellement morose par moments, le monde tellement glauque, avec toujours les mêmes rengaines, les mêmes objectifs, la même misère, les mêmes injustices... Peut-être ce bracelet est-il la clé pour quelque chose de nouveau ? Ah bah ! Guillaume a sûrement raison, je suis complètement aveuglé par ce truc qui n'est rien d'autre qu'une excuse pour tenter de m'évader un peu de la réalité. Pourtant j'ai tellement l'impression que c'est vrai.

J'attends, une heure, peut-être deux ou trois en réalité, et je finis par regarder l'heure. 8 heures 54. C'est une heure honnête pour se lever et aller faire un tour dehors. Je prends deux ou trois affaires sans trop faire de bruit, m'habille dans la cuisine et je sors. Il fait plutôt frais. Le temps est grisailleux. Ah mon Soleil, où es-tu donc ? Pourquoi es-tu si loin depuis si longtemps ? Que ne pourrais-tu, toi, me débarrasser de ce bracelet ? Peut-être devrais-je demander à mes amis de tenter de me l'enlever en dormant ?...

Je marche un peu, vais jusqu'à la mer qui ne se trouve qu'à quelques centaines de mètres. Je m'assois sur le petit mur de la digue quelque temps, regardant sans penser à rien le ressac des vagues sur la plage de galets. Le ciel est la mer ne forment qu'un infini grisâtre et triste. Je rentre ensuite doucement, après une petite heure à rester là, rêvasser. Mes copains dorment toujours. Je reprends un peu de forces et tente une fois de plus de m'enlever ce bracelet, sans succès, bien sûr, toujours cette dépendance. Je me demande comment il marche ; il doit utiliser des ondes ou quelque chose de ce type. J'ai l'idée de trouver du papier alu pour faire une sorte de cage de Faraday. Sans grand succès, dès que je l'enlève pour l'enfermer à l'intérieur, crise de larme et compagnie, convulsion, c'est vraiment impressionnant. Ce n'est plus le bracelet le problème désormais, c'est moi. Je suis plus dépendant du port de cette chose qu'un drogué ne l'est de la cocaïne ; de l'héroïne pour être plus juste, n'existant pas, parait-il, de dépendance physique forte à la cocaïne.

J'ai dû faire un peu de bruit, Guillaume se lève ; il dormait dans la chambre à part alors que nous quatre dormions dans la pièce principale.

Il me pose la main sur l'épaule et prends un air sérieux pour me demander si j'ai bien dormi.

Je réponds d'un air triste :

- Non.

Il fait la moue et se penche à la fenêtre pour voir le temps qu'il fait.

- Toujours le bracelet ?

Je m'appuie contre le plan de travail.

- Ouais.

Il se retourne vers moi, s'appuie lui aussi en face de moi.

- Mais c'est quoi ce truc avec ce bracelet, c'est du cinéma ? Franchement je n'y crois pas, et les autres n'y croient pas non plus.

- Je sais que c'est fou, mais qu'est-ce que tu veux que je te dise ? J'ai aussi du mal à y croire, mais qu'est-ce que ça peut être, alors ?

- Je sais pas... Peut-être que t'es juste malade, peut-être que tu associes ça au bracelet mais que c'est juste la grippe ou..

Je le coupe.

- Je n'ai pas de fièvre, je n'ai pas de rhume.

Il souffle et se tourne pour regarder dehors.

- J'en sais rien, oui, peut-être que c'est le contre-coup de la distro, on est toujours un peu fatigué à la fin.

- Mais franchement c'est fou, on dirait vraiment que c'est lier spécifiquement au bracelet, on dirait que c'est lui qui provoque tout.

- Et ça peut pas être cette fille ? Peut-être que t'es amoureux d'elle, peut-être que le bracelet reste la seule chose qui te lie à elle, je sais pas...

- Non, je ne suis pas amoureux, je suis curieux de la revoir, mais pas amoureux, faut pas exagéré, je ne l'ai vue que quelques minutes.

- Ça peut suffire, peut-être que tu as mal vécu ta séparation avec Virginie, peut-être que c'est un tout, le fait que tu ne sois pas avec Virginie, que tu sois fatigués à cause du travail, peut-être un peu malade, peut-être faible psychologiquement... Mais tu ne devrais pas te laisser aller. Tu devrais vraiment virer ce truc, c'est n'importe quoi, va donc le balancer dans la mer que tu t'en débarrasses ! Après tu devras bien faire sans.

Je sais bien que c'est ce que je devrais faire.

- Tu as sans doute raison... Mais...

Il se penche vers moi pour me prendre le poignet et regarder le bracelet.

- Bien sûr que j'ai raison, et si tu continues à nous embêter avec cela, je peux te dire que je vais te le balancer moi-même ton machin !

Rien que de me l'imaginer j'ai un frisson dans le dos.

- Non, non, il faut que ce soit moi qui le fasse, sinon je vais péter un boulon. Mais je vais le faire.

Nous restons silencieux un moment, j'ai l'impression que je lui fait pitié... Il brise finalement le silence.

- Les autres dorment ?

Je relève la tête pour le regarder dans les yeux, comme pour dire plus de choses.

- Je ne sais pas, ça fait un petit moment que je suis debout. Je suis allé faire un tour dehors prendre l'air.

Les autres ne dormaient pas, ou pas tous. Plus exactement seul Amaury menaçait quiconque tentant de le sortir du lit à une heure aussi indue de diverses représailles. Et puis finalement déjeuner pour tout le monde et programme de la journée.

- Je propose pour commencer une petite balade sur la digue jusqu'au phare des Baleines. Après on revient manger ici, de toute façon il est déjà tard, puis s'il fait beau on peut prendre les pistes cyclables en rollers, elles sont pas trop mal et traversent les marais, ça fait un tour sympa d'environ dix ou quinze bornes.

G.O. par Guillaume.

Amaury, qui est encore assis dans son duvet, tentant d'émerger :

- Et la bite géante sur la plage ?

- À oui c'est vrai Amaury, ben on pourra la faire demain ?

- Ouais mais on peut quand même aller sur la plage ?

Pixel tente un compromis :

- Bon on n'a qu'à faire la balade jusqu'au phare, et puis après déjeuner on voit en fonction du temps si on fait plage ou roller, moi je sors pas mes rollers si c'est mouillé, de toute façon.

Tout le monde semble d'accord.

Après le déjeuner chacun participe pour débarrasser la table, puis nous partons faire une balade en direction de la digue où je suis déjà passé ce matin. Je n'ai pas trop le coeur à quoi que ce soit, de toute manière. Nous arrivons finalement jusqu'au phare au sommet duquel nous décidons de monter. Il n'est pas extrêmement haut mais comme le pays est plutôt plat, nous voyons assez loin malgré le temps plutôt brumeux. Je n'aurais peut-être pas dû monter, une fois en haut j'ai eu presque envie de sauter par-dessus. Sauter pour que cette chose me laisse enfin. Je me demande si je ne suis pas en train de perdre les pédales. Ce n'est pas vraiment mon truc le suicide. Est-ce que ce serait ce bracelet qui me donne ces envies ? Bordel je ne sais plus si c'est moi qui pense ou un autre, ou autre chose !

Je m'évade un peu en regardant l'horizon. Amaury et Pixel ont une conversation métaphysique sur la pente que cela ferait s'il y avait une piste de ski entre le sommet du phare et une maison pas très loin de sa base. Nous sommes assez haut pour sentir le vent souffler. Mais il n'emporte rien de mes poids. Il ne fait que me transir et nous redescendons alors que je commence à n'avoir vraiment pas chaud. Retour à la maison par l'intérieur des terres, déjeuner, des pâtes avec je ne sais plus vraiment quoi ; je ne mange presque rien de toute façon. Je tente de dormir un peu ensuite, je réussis à faire un somme d'une vingtaine de minutes au chaud sous deux ou trois couvertures.

C'est encore un de ces sales rêves qui me réveille, toujours comme si quelque chose m'observait, si ce bracelet voulait m'emporter. Il y réussira, à force... Je commence à perdre la volonté de me battre. Les autres n'attendant plus que moi, je ne poursuis pas ma sieste, je me lève et nous partons pour la plage, décidant de laisser le roller pour le lendemain.

Plage de la Conche, toujours la même. La marée descend, nous entreprenons la construction d'un bassin de rétention, c'est à dire pour le dire simplement de faire un trou alimenté par des canaux pour drainer l'eau infiltrée dans le sable, et ainsi créer une sorte de petit étang. Je file deux ou trois coups de pelle puis je vais plutôt m'asseoir un peu plus loin, je n'ai pas vraiment l'envie de m'amuser. La mer me tente un peu, je retire mon tee-shirt pour garder juste mon maillot. Ma montre au poignet gauche, et le bracelet au poignet droit, toujours. L'eau est froide. Les autres finissent leur bassin de rétention et viennent aussi tester l'océan. C'est si froid mais j'en oublie un peu le reste et parvient un instant à me détendre, enfin. L'engourdissement en est presque agréable. Après une dizaine de minutes tout le monde sort et nous repartons alors que le Soleil est déjà couché depuis un petit moment. Le soir nous sommes tentés par un plateau de fruits de mer à un restaurant. Douche pour tout le monde puis direction Saint-Martin en voiture. Un peu la galère avant de trouver un restaurant non complet ou avec des places en non-fumeurs. Mais l'attente nous permet de faire le tour du port et une balade dans la ville, qui se révèle des plus mortes en dehors des alentours immédiats du port. Plateau de fruits de mer, je n'ai pas vraiment d'appétit ; je goûte un peu tout mais ne mange pas grand-chose. Ceci pour le plus grand bonheur de mon entourage en famine permanente, enfin surtout Pixel.

Je ne fais pas attention à quelle heure nous rentrons, je suis fatigué, épuisé, mais je sais aussi très bien que la nuit ne sera qu'un autre ramassis de cauchemars. J'ai chaud ou froid je ne saurais dire, les deux peut-être. Après quelques heures d'insomnies, je ne sais pas combien, je ne regarde même pas ma montre pour m'en faire une idée, je crois que je m'en moque, je décide d'aller faire un petit tour dehors, prendre l'air, regarder les étoiles. Je m'habille sans faire de bruit et sors pour marcher un peu. Il n'y a pas d'étoiles, le ciel est couvert... Je marche en réalité plus qu'un peu et me dirige, sans trop savoir pourquoi, vers la plage de la Conche, où nous sommes allés hier et aujourd'hui. Nous nous y rendons habituellement en voiture mais ce n'est pas si loin à pied finalement. Je m'assieds un peu sur le sable. L'air est frais. Je soupire. Et puis, je ne sais pas trop si c'est moi qui... Enfin, je me lève, et je marche vers l'eau. Une vague recouvre mes chaussures. Elle est froide, mais c'est comme si j'avais besoin de me retrouver là. Je continue à avancer, j'ai de l'eau jusqu'à la taille. Je tiens mes bras hors de l'eau puis enfin plonge le bracelet sous la surface, pour le glacer, pour le noyer, pour l'oublier. J'avance, encore, jusqu'à devoir nager, je vais doucement, en faisant une sorte de pseudo-brasse. J'oublie... Je ne sais pas trop si j'ai nagé longtemps ou pas, loin... Je n'ai pas envie de regarder derrière. Je m'arrête, je le sens de nouveau à mon bras, presque encore plus froid que la mer. Je prends ma respiration, je descends de quelques mètres sous l'eau. Je souffle, je m'enfonce en même temps que l'air de mes poumons s'échappe. Tranquillité... Enfin... Tranquillité...

Le silence, le froid, la quiétude d'oublier.

Puis la panique, me réveillant presque d'un mauvais rêve. Je réalise que je suis descendu très profondément sous l'eau, cela siffle dans mes oreilles, j'ai besoin d'air. J'ai froid. J'essaie de remonter, mais je n'ai plus d'air et ne peux retenir le réflexe de reprendre ma respiration. Une brûlure envahit mes poumons, je commence à tousser, et je comprends que je ne contrôle plus rien, que l'eau a rempli mes poumons, et que je ne peux qu'accepter les derniers soubresauts spasmodiques de mon corps. Il parait que l'on se noie un peu moins vite dans l'eau salée que dans l'eau douce. Quatre minutes je crois... Je t'aimais bien, corps, tu n'étais pas parfait mais je t'aimais bien. Je crois que je ne t'aurais changé pour rien au monde... Pardon pour tout ce que je n'ai pas fait, pardon de partir alors qu'enfin quelque chose arrivait... La vie est étrange parfois...

La Pierre Univers

"...Fais-en bon usage, mon frère..."

C'est un peu comme dans ces films où les gens se réveillent dans le corps de quelqu'un d'autre avec le sentiment que ce n'est pas leur vie dont ils se souviennent. Un peu comme si on m'avait donné le rôle à suivre et donné vie dans ce corps, étendu là sur la plage...

Il me faut quelques instants pour retracer ce qu'il s'est passé, la mer, la noyade. Mes poumons me brûlent. J'ai dû être ramené par la marée, je ne devais pas être si loin du bord, et ainsi je ne me suis pas noyé. Peut-être que l'eau froide m'a mis en hypothermie, et que cela m'a permis de tenir plus longtemps sans oxygène. Je me rappelle avoir lu que certaines personnes, comme les skippers quand leur bateau chavire, étaient restées plusieurs dizaines de minutes dans l'eau froide et s'en étaient sorties, leurs corps étant passés dans une sorte d'hibernation.

Mais quelle idée m'a pris ? Ça ne va vraiment pas, je me dis que j'ai vraiment un problème, quel idiot, j'ai bien failli y passer pour de bon !... Il a l'air de faire nuit, je ne sais pas trop quelle heure il est. Je bouge difficilement et lentement jusqu'à m'agenouiller, la tête posée sur mes mains au sol. J'ai mal partout. Je tousse, crache des restes d'eau salée. J'essaie de voir l'heure à la faible lueur de la nuit. 4 heures 23. Je respire par grandes inspirations, entre les quintes de toux. Je regarde dans le vide, pendant plusieurs minutes. Mais je me rends compte qu'en réalité je ne regarde pas exactement dans le vide. Il y a devant moi un galet. Je ne sais pas pourquoi je suis fixé dessus. Il n'a rien de particulier c'est juste un galet de trois ou quatre centimètres, blanc, avec quelques traces jaunâtres dessus. Je crois que si on devait choisir l'archétype d'une pierre banale il ferait parfaitement l'affaire. Mais c'est difficile à expliquer, j'ai l'impression d'être attiré, ou hypnotisé... C'est un peu comme si la Terre entière était concentrée à l'intérieur. Comme s'il rayonnait. Je reste à le regarder de longues minutes, à avoir envie de le toucher sans l'oser.

Je reprends mes esprits en me demandant depuis quand je suis fan de galet après la noyade. Je m'énerve un peu et me dis qu'il ne va pas m'embêter longtemps et que je vais le balancer dans la mer, qu'il va être content du voyage ! Je le prends dans ma main et me lève brusquement en me préparant à le lancer mais je suis tout engourdi et je me déséquilibre et tombe sur le côté. Je me laisse rouler pour me retrouver allongé sur le sable, le galet dans ma main. J'ai une sensation étrange. Mon mal passe. C'est un peu comme si toutes mes courbatures, mon mal au crâne, mes brûlures dans les poumons, comme si mon corps faisait une pause, ne sentait plus rien. Je reste ainsi, interloqué, profitant de cet instant de satisfaction. Le vent frais matinal chargé des parfums de la mer m'emporte dans quelques rêves.

Je suis si bien, comme si je ne m'étais pas allongé depuis des mois. J'en oublie mon galet que je garde dans ma main, le serrant si fort que j'en ai presque mal. Le ciel s'est découvert, et les étoiles rivalisent de plus belle avec la clarté de la Lune. Je suis sur le point de m'endormir. Mais quelqu'un me sort brusquement de mon somme :

- Bonjour. Bienvenue, je m'appelle Gaen.

Un jeune homme se trouve juste au dessus de moi. Je me relève, moins péniblement que tout à l'heure, ne sentant pas plus mes courbatures que mon engourdissement. Il m'interroge :

- Depuis quand êtes-vous arrivé ?

Je ne comprends pas trop le sens de sa question, je me secoue un peu pour retirer le sable, ce démon, dont je suis recouvert.

- Depuis quand je suis arrivé où ? Sur la plage ? Mais qui êtes-vous, vous me connaissez ?

L'homme parait surpris de ma réponse, et semble se mettre sur ses gardes. Il tente alors de me baragouiner un truc dans une langue que je ne connais pas. Je commence à m'étirer en lui répondant.

- Mais ? Désolé mais je ne comprends rien à ce que vous me dites. Vous devez faire erreur, je ne suis pas celui que vous pensez. Mais vous attendiez quelqu'un pour être là en plein milieu de la nuit sur la plage ?

Il hésite un instant.

- Oui, je vous ai suivi.

- Vous m'avez suivi ? Mais... Pourquoi ?

Il regarde hâtivement autour de lui, comme s'il avait peur de quelque chose, il semble se fâcher, s'impatienter.

- D'abord, retirez votre bracelet.

Le bracelet ! Je l'avais complètement oublié. Il est toujours à mon poignet droit. Je replie mon avant-bras pour le regarder. C'est un peu comme si je ne le sentais plus, serait-il devenu inactif ?

- Mon bracelet... Oui mais, je ne peux pas l'enlever, enfin... Je crois, mais... Vous l'avez déjà vu ? Vous savez ce que c'est ?

Je ne sais plus trop à vrai dire, n'ayant plus cette sensation de dépression, de mal, de migraine. Il me saisit le poignet pour le retirer lui-même, je suis obligé de récupérer la pierre dans ma main gauche. Il est curieux :

- Qu'est-ce que c'est ?

- Je ne sais pas, c'est une pierre que j'ai trouvée sur la plage.

Il me regarde bizarrement alors que je le laisse m'ôter le bracelet. Je perçois un sentiment étrange, comme un poids qui se retire. Étrangement je me sens encore mieux, encore plus libre que je ne l'étais tout à l'heure, allongé. J'ai du mal à percevoir la situation, c'est un peu comme un rêve, comme un moment surnaturel, illogique, moi, là, après cette quasi-noyade, ce jeune que je ne connais pas, le bracelet, cette pierre...

- C'est étrange, habituellement j'avais une crise à ce moment-là, je ne parvenais pas à le retirer. Comment avez-vous fait ? Vous savez comment il marche ? Vous êtes magicien ?

Il sourit et recule d'un pas avec le bracelet.

- Non. Je ne crois pas... Mais ne restons pas là, allons chez moi, il est trop tard pour que je fasse machine arrière désormais, et les autres risquent de vous trouver si nous restons là.

Tous ces mystères m'intriguent, de qui parle-t-il ?

- Mais à la fin qui êtes-vous ? C'est quoi ces histoires, et pourquoi m'avez-vous suivi ? Et... ?

Il ne me répond pas et me fait simplement signe de le suivre. Je ne sais pas trop si je dois le suivre ou ne pas lui faire confiance. Je ne sais pas plus qui il est ; il a pas l'air d'être très vieux, peut-être vingt-cinq ou trente ans. Quelque chose est bizarre dans son apparence, comme s'il était trop parfait, trop beau, un peu comme ces mannequins qu'on ne voit qu'en photo dans les magazines, avec la peau de bébé et le corps parfaitement sculpté. Il doit mesurer dans les un mètre quatre-vingts, plus grand que moi, blond-châtain ; plutôt beau gosse, je pense que je craquerais si j'étais une nana. Habillé de tissus blancs, légers, je me demande comment il ne meurt pas de froid. Cependant moi aussi si je sens le froid je n'en suis pas pour autant dérangé, comme si mes sensations n'étaient qu'une information et plus vraiment une souffrance. Je suis d'ailleurs encore mouillé, et devrais être transi avec la légère brise. Je ne sais pas combien de temps je suis resté allongé sur la plage mais le vent ne m'a pas complètement séché. En plus j'ai toujours du sable de partout, je déteste le sable, c'est une vraie plaie, si seulement il pouvait exister un monde sans sable...

- Vous venez ?

Voyant que je ne bougeais pas, il s'est arrêté pour me tirer de mes rêvasseries. Je ne sais pas trop quoi faire et ne suis pas opposé à l'idée de le suivre, si je pouvais trouver de quoi m'éclairer un peu :

- Vous habitez loin ?

- J'habite à Saint-Clément. Je vais souvent près du phare, c'est là que je vous ai vu pour la première fois il y a deux jours.

- Mais pourquoi vous me connaissez ?

Nous continuons la discussion en commençant à marcher en direction de Saint-Clément.

- Je ne vous connais pas vraiment, on m'a juste parlé de vous, et que... Mais vous ne m'avez pas répondu, depuis quand êtes vous arrivé ?

Je me dis que peut-être cet homme est une sorte de clandestin ou membre d'une mafia, une secte ou quelque chose d'équivalent et que le bracelet est un moyen de reconnaissance, un objet qu'ils ne portent que lors de réunions secrètes, le montrer au grand jour étant un risque pour eux de se faire découvrir. La fille qui a perdu celui que je possède doit aussi faire partie du même groupe que lui, et apparemment certains doivent en avoir après moi pour les avoir mis en danger. Mais comment a-t-il fait pour me le retirer ? Pourquoi est-ce que je n'ai pas de crise de larmes, de mal à la tête ? Serais-je guéri ? C'est incompréhensible.

Il s'impatiente. Nous marchons toujours pour quitter la plage.

- Alors ? Depuis quand êtes-vous là ?

Je ne sais pas s'il vaut mieux que je fasse le benêt ou plutôt lui dire la vérité tout de suite. En entrant dans son jeu je pourrais peut-être soutirer ou deviner ce qu'il se trame. D'un autre côté un malentendu pourrait m'entraîner dans une histoire dans laquelle je n'ai rien à faire. Et puis après tout je suis du monde Free Software, les logiciels libres, et en conséquence je décide de ne pas faire de cachotteries, rien ne sert de vivre si c'est pour tricher, les moyens me donneront la fin.

- Je vais t'avouer un truc, ce bracelet il est pas à moi, je l'ai trouvé après avoir couru à la poursuite de la nana à qui il appartenait sans doute, sûrement une copine à toi, vous avez le même look top model. Et depuis que je l'ai au poignet, j'ai plus ou moins pété un câble pendant le temps où je ne pouvais plus le retirer, jusqu'à ce que je me noie et que tu me retrouves allongé sur la plage et que tu réussisses, je ne sais pas trop comment, à me le retirer.

Il s'arrête pour me regarder, l'ai songeur.

- Vous l'auriez donc juste trouvé ? Ça pourrait expliquer certaines choses, tout en en complexifiant d'autres. Mais maintenant c'est moi qui vais avoir des ennuis si je me suis trompé à votre égard... Hâtons-nous !

Alors il commence à trottiner, je le suis au même rythme. Les lueurs du matin débutent à l'est. Le bougre accélère le pas, décidément ils sont tous sprinteurs chez eux, entre lui et la fille ! Il n'habite en réalité pas très loin de la maison de la grand-mère de Guillaume ; il faudra à ce sujet que j'y passe tout à l'heure pour ne pas que lui et les autres ne s'inquiètent. Nous rentrons dans sa demeure. La maison est plutôt austère, on dirait qu'elle n'a pas changé de décoration depuis des siècles. J'ai toujours ma pierre dans ma main, je ne sais pas vraiment pourquoi. Il dépose le bracelet sur une commode. Il se tourne vers moi :

- Quel âge avez-vous ? Quel est votre premier souvenir ?

Ses questions me surprennent. Je ne prends pas vraiment le temps de réfléchir avant de répondre. C'est un de mes défaut, à ce sujet, je ne prends jamais le temps de réfléchir avant de répondre, m'en mordant par la suite les doigts :

- 25, non, 26 ans. Mon premier souvenir, hum, je sais pas trop, l'école maternelle, quand je ne voulais pas y aller. Ma grand-mère me charriant dans la carriole pour aller faire le jardin ? Une tasse de café bouillant que je me renverse dessus... Cette fille qui me sourie, Je ne sais pas trop dans quel ordre, pourquoi ? Vous me testez ?

- Un peu, oui. J'avoue que je suis un peu perdu moi aussi. Depuis quand avez-vous ce bracelet ?

- Tout juste un mois, pourquoi ?

- Juste pour vérifier. Tenez, asseyez-vous, je vais chercher de quoi boire, quelque chose de chaud, vous devez être glacé après votre baignade.

Il est bizarre tout de même. Il quitte la pièce pour aller dans ce que je pense être la cuisine. Je tente de faire un inventaire de la salle, rien d'étrange, uniquement des éléments raisonnablement présents dans une vieille maison. Il revient dix minutes plus tard avec deux chocolats chauds et des biscottes. Je me suis assis dans un fauteuil entre-temps.

- Vous habitez ici depuis longtemps ?

Il semble hésiter.

- Euh non pas très longtemps, j'ai hérité cette maison de ma grand-mère, j'y viens passer des vacances de temps en temps. J'aime ne pas toucher les objets, pour la laisser telle que dans mes souvenirs d'enfance.

- Et tes parents ?

Je ne sais pas trop si je dois le tutoyer ou le vouvoyer, il a l'air jeune. Il hésite encore.

- Euh, je ne les ai pas connus, ils sont décédés dans un accident de cal... de voiture alors que je n'avais que deux ans. Mais buvez, tout refroidit vite par ici, la maison n'est pas beaucoup chauffée.

De cal ? Il a voulu dire la marque de la voiture, sans doute... Je prends la tasse de chocolat, elle est encore bien chaude. Je n'en goûte qu'une petite gorgée, il ne m'inspire pas confiance, je n'en avale qu'un tout petit peu. De la façon dont il m'observe il a forcément mis un produit dedans, surtout qu'il n'en boit même pas et qu'il ne dit pas un mot. Je comprends très vite que c'est un produit pour m'endormir. Le peu que j'ai bu me rend déjà tout engourdi et les yeux lourds. Je décide de faire semblant de m'endormir. Mais le produit est fort et efficace et j'ai du mal à résister. J'hésite même à me laisser aller, à dormir un petit peu... Enfin, après tout ce temps...

Il s'approche, mon ventre se noue, j'ai peur, je n'ai qu'un envie, c'est de partir en courant le plus loin possible. Je me contrôle, j'attends de voir ce qu'il va faire, mais quand je ressens le début d'une piqûre sur mon bras gauche, je réagis violemment et le pousse avec mon autre bras et me dresse d'un coup, il est surpris et se déstabilise en arrière. Je lâche ma pierre dans le mouvement. Je me suis levé un peu vite j'ai la tête qui tourne un instant, mais l'action et l'adrénaline aidant, je me reprends et mettant à profit, à nouveau, mes cours de ju-jitsu, j'arrive à maintenir son déséquilibre et à le prendre en étranglement par derrière. Je vois alors qu'il essayait de me piquer avec une seringue, sûrement de quoi me faire dormir pour de bon après le chocolat. Je n'hésite pas une seconde, je me baisse avec lui toujours en étranglement, et rapidement je prends la seringue et la lui plante bien fort dans les fesses, l'effet est radical, et dans les trois secondes il est écroulé par terre, endormi, tout du moins je l'espère, j'ai un peu peur d'un coup que ce ne soit pas un simple somnifère, mais je suis rassuré après avoir vérifié qu'il respire toujours calmement. Je commence à être un peu énervé :

- Bon ça commence à bien faire ce bordel ! J'aimerais qu'on m'explique avec des mots que je comprends qu'est-ce que c'est que toutes ces salades !

Mais je me dis que c'est un peu tard pour les questions et que j'aurais mieux fait de les lui poser plutôt que de l'endormir. Toutefois cela aurait encore été un moyen de me faire avoir à un jeu dont je ne maîtrise pas vraiment les règles. Il est très bien là où il est, endormi, et j'ai ainsi un peu de temps devant moi.

Le bracelet ! Je me sens de nouveau mal, j'ai besoin de le mettre. Je le sens là, sur la commode. Non ! Ce n'est pas vrai, ça ne va pas recommencer ! Non... Est-ce que c'est parce que je l'ai endormi, est-ce que c'était bien lui qui était parvenu à le contrôler ? Dois-je le réveiller ?

C'est trop dur, je ne peux pas résister, et j'avance malgré moi vers la commode... Non... Non ! Il me faut m'en débarrasser ! Il aurait dû le jeter dans la mer, je n'aurais pas pu faire autrement... Je m'appuie contre la commode, rassemblant un dernier instant mes forces qui s'évanouissent face à lui, je le regarde détruire mon esprit avec tant de facilité. Je me retourne une dernière fois vers l'homme au sol, alors que mon esprit résiste un dernier instant en cherchant un échappatoire. Mais je ne le vois pas lui, je vois la pierre. Je vois la pierre que j'ai perdue en me débattant. Dans un dernier effort je vais la ramasser. Je me recroqueville à terre en la serrant pour oublier le bracelet. Le plus incroyable c'est que ça a l'air de marcher, le mal s'efface. Je me sens comme libéré, comme si la pierre calmait mon manque. Ah ! Je ne comprends plus rien ! Est-ce que c'est moi qui perds la tête, qui invente autant cette histoire de bracelet que de pierre magique ?

Mais vérité ou pas, après tout, si je me sens mieux en la serrant dans ma main et que je peux me passer de ce bracelet, qu'il en soit ainsi ! Ne serait-elle qu'une drogue de plus ? Une prison encore plus forte que le bracelet ? Bah ! Qu'importe ! Prison pour prison je préfère tenter le tout pour le tout.

M'étant rassuré sur ce point je réévalue la situation. Je commence par chercher une corde ou une ficelle, quelque chose pour l'attacher. J'essaie de faire vite tout de même de peur qu'il ne se réveille, et renverse tous les tiroirs sur mon passage. Je ne trouve rien et finalement c'est dans une sorte de débarras que je déniche du fil en nylon, certainement destiné à la pêche. Je le saucissonne sévère sur une chaise façon James Bond.

Je me dis que je trouverai peut-être quelque chose d'intéressant en fouillant. Après tout suite à ce qu'il m'a fait j'ai bien le droit de chercher quelques indices. Je trouve ses papiers, Gaen Buscat, né le 12 décembre 1962. Eh bien ! Il ne fait pas ses quarante ans le bougre. Pas de carte de crédit, pas de permis de conduire, mille cinq cent euros en monnaie, je suis étonné par autant d'argent de poche ! J'hésite mais je ne les lui prends pas, même si je me dis que cela pourrait valoir pour tous ces mystères. Rien de spécial dans la cuisine, dans la chambre par contre je ne suis que partiellement étonné de trouver un bracelet, du même genre que celui que j'avais. Il y a donc bien plusieurs exemplaires ; sont-ils tous identiques ? Je ne préfère pas le savoir... Rien d'autre, plus exactement rien qui n'attire mon attention en tous cas. Pratiquement aucun document, aucune photo de famille, aucun livre, magazine, pas de téléphone dans la maison, pas d'agenda avec des numéros de téléphone ou des adresses, rien...

On frappe à la porte !

Je suis surpris ! Que faire ? Je pense m'éclipser par le jardin derrière. Pas le temps de tergiverser je me dirige rapidement vers l'arrière de la maison, avant de quitter la pièce je lui jette un dernier coup d'oeil, sur la commode... "Va en enfer, je me débrouillerai sans toi désormais"... Je quitte la pièce et une fois dans le jardin j'escalade le petit mur qui sépare le jardin de la propriété voisine, encore un autre mur et me voilà dans une rue. Je devrais partir mais je ne peux résister à l'idée de retourner discrètement vers la maison pour voir si je peux espionner quelque chose. Ne serait-ce qu'un voisin ou un ami qui n'a rien à voir avec cette histoire ? Je me demande si je ne perds pas un peu le nord avec tous ces événements qui se passent. Le temps de faire le tour pour arriver à proximité de la maison, il est déjà trop tard, il semble que le visiteur soit entré et ait libéré son camarade, la porte est ouverte et je n'arrive à distinguer personne à l'intérieur.

- L'assassin revient toujours sur les lieux du crime, paraît-il.

Je sursaute, un monsieur habillé en noir, barbu, un peu âgé, se tient debout derrière moi.

- Ne craignez rien, je ne suis pas contre vous.

Je me recule d'un pas, hésite à partir en courant.

- Mouais, je commence à me méfier des gens qui ne sont pas contre moi et qui tentent ensuite de m'endormir ou je ne sais quoi d'autre.

- Nous nous sommes de toute évidence trompés sur vous, mais certains d'entre nous ont peur, je ne saurais trop vous conseiller de partir et de vous faire oublier, à moins que vous vous sentiez de taille ? L'organisation est puissante.

- Quelle organisation ? Qui sont ces gens, qui êtes-vous ?

- Malheureusement le temps manque. Tout va aller très vite maintenant. Dans un premier temps il vous faut appréhender la situation, pour cela je vous conseille d'aller trouver le marabout nommé Etiola. Il doit en ce moment être en Afrique, au Sénégal plus précisément. Si vous vous débrouillez bien et parvenez à le rencontrer il vous mettra sous sa protection avant que la partie adverse ne vous trouve. Sachez que la plupart sont contre vous, méfiez-vous de tout le monde, mais peut-être que certains vous viendront en aide. Je ne sais pas où est le Bien, pas plus que je sais si je dois vous aider ou pas. Je ne sais pas non plus qui vous êtes, vous n'êtes peut-être rien d'autre qu'un passant qui n'a pas eu de chance, mais maintenant vous êtes un enjeu tout autre, alors partez au plus vite.

Il sait, il sait sans doute beaucoup. Il pourrait répondre à beaucoup de mes questions, je me rapproche de lui d'un pas.

- Mais, c'est quoi ce délire ? Qui êtes-vous ? Ne pouvez-vous pas juste me dire de quelle organisation il s'agit ?

Il recule en me faisant signe de partir de la main :

- Allez, partez, dépêchez-vous !

Le monsieur âgé se retourne et part d'un pas pressé dans la rue. Je reste perplexe un instant, je ne sais pas trop quoi faire. Peut-être aurais-je dû le suivre. Cette histoire de marabout en plus du reste ne m'avance pas beaucoup, et qui sont ces autres, cette organisation ? Je trouve que cela n'est qu'un ramassis de délires invraisemblables ! L'Île de Ré aurait-elle une action spécifique sur la santé mentale des gens ? Je commence à me le demander, entre moi et mes folies et ces autres énergumènes. Je reprends le chemin de la maison de la grand-mère de Guillaume, qui est toute proche, plein d'interrogations.

Je rentre sans faire de bruit, me débarrasse de mes habits trempés et pleins de sable et vais me rallonger un instant. Il est 7 heures 36. Que c'est bon de s'allonger là enfin sans ce satané bracelet ! Je respire finalement. C'est comme si une nouvelle vie était en moi, comme si je me réveillais d'un cauchemar de plusieurs semaines. Je serre toujours la pierre dans ma main. Mais que faire désormais ? Est-ce que je vais pouvoir me passer de cette pierre ? Est-ce que ce n'est pas encore un tour de mon esprit ? Que peut bien une vulgaire pierre ? Et ce bracelet ? Ne serais-je pas plutôt en train de devenir complètement fou ? Et est-ce que cette histoire de personnes qui me cherchent et me veulent je ne sais quoi est sérieuse ? Et comment pourrais-je trouver un marabout qui s'appelle... Comment déjà ? Je m'aperçois que je ne me rappelle plus de son nom. Je suis dépité de ne jamais avoir eu la mémoire des noms. Je me rappelle simplement que c'est un nom qui se termine par "A", "Emaya", "Eroya" ? C'est vraiment bête ! Enfin j'espère qu'il me reviendra. D'après l'homme de ce matin ils sont à mes trousses, mais je suis conscient que c'est complètement dément de partir en Afrique pour trouver un seul homme, c'est impossible ! Mais j'ai deux semaines de vacances, et je pourrais bien tenter d'aller retrouver cet homme-là, de toutes les façons les choses ne tournent plus comme avant, le bracelet, la noyade, toutes ces histoires, il y a quelque chose de changé. Mais ce n'est pas pour autant une raison de faire n'importe quoi ! Je tente de me calmer, respirer, raisonner un peu, de reprendre mes esprits et d'oublier ces histoires. Je m'endors finalement en remuant toutes mes aventures dans ma tête, et en serrant la pierre dans la main. Ma nuit est agitée de quelques rêves des plus incroyables, de science-fiction, de civilisations qui se détruisent les unes les autres, de systèmes planétaires et autres choses complètement folles...

Mais je me suis couché alors qu'il était déjà tard et je ne profite que d'une bonne heure et demie de sommeil jusqu'à 9 heures 10 environ, heure à laquelle je me réveille de nouveau. Je ne suis pas vraiment reposé, mais mon état de stress m'empêche de m'endormir profondément. Je reste plein de questions sur ces histoires, sur le fait que ce ne sont peut-être que des anecdotes indépendantes et pas une suite logique. La courte nuit ne m'a pas vraiment porté conseil, et je ne sais que penser de mon aventure nocturne. Qui sont ces gens ? Que me veulent-ils ? Qui leur a parlé de moi ? Il faudrait peut-être que je rentre à Paris, j'aurai sûrement plus de matière à trouver des informations. Quoique s'ils me suivent vraiment je devrais en rencontrer de nouveaux dans peu de temps. Je tente de me convaincre que tout cela n'est qu'une histoire farfelue, qu'il ne va rien se passer, que je vais passer mon week-end tranquillement ici, et ensuite de bonnes vacances chez mes parents pour me reposer et récupérer... Avant de tenter de me rendormir, je pense tout de même à jeter un coup d'oeil à mon téléphone mobile, qui clignote dans mon sac à côté du lit.

J'ai un message, c'est Fabrice. Pendant mon week-end ici à l'Île de Ré je lui ai prêté mon appartement à Paris, car il devait y passer quelques jours pour assister à des conférences et profiter un peu de la Capitale par la même occasion. Une amie à moi possède un double de mes clés et les lui avait passées pour son séjour. Ce matin, enfin, hier matin plus exactement, le message datant de la veille au soir, alors qu'il rentrait de sa conférence, il a découvert que quelqu'un était passé chez moi. La porte n'ayant pas été forcée, il a pensé que ce devait être quelqu'un avec les clés, peut-être même moi, si j'étais rentré en urgence. Il semblait cependant que l'individu cherchait quelque chose, pas mal de choses ayant été déplacées, donnant l'impression que la personne, ou les personnes, avait fouillé l'appartement. Il ne m'en a pas dit beaucoup plus dans son message, me conseillant simplement de le rappeler si nécessaire. Il ne s'est pas plus inquiété car il n'y avait pas de signe d'infraction et rien ne semblait avoir été dérobé. Voilà qui change considérablement la donne et l'hypothèse d'une manigance dont je suis la victime reprend subitement sacrément du poil de la bête. Il ne me faut que quelques minutes pour décider de partir pour Paris le plus vite possible. Si le cambriolage a eu lieu la veille, rien ne presse plus dorénavant, mais je ne peux me convaincre d'attendre la fin du week-end.

Je prépare deux ou trois affaires discrètement dans mon petit sac à dos, prends mes papiers, une veste légère et une chemise chaude. Je vais ensuite doucement dans la chambre de Guillaume. Je le secoue doucement :

- Guillaume... Guillaume ?

Il ronchonne en clignant des yeux.

- Arrrr. Mais quelle heure il est ? Il est tôt, non ? Qu'est-ce qu'il y a ? Tu vas pas bien ?... Il y a un problème ?

- Tout va bien, t'inquiète pas, c'est juste pour te dire que je dois partir, il faut que je rentre sur Paris, j'ai eu un coup de fil, il semblerait que l'on m'ait cambriolé. Je te laisse mon gros sac, est-ce que tu pourras le ramener à Paris ?

Il se réveille un peu plus et se met sur le côté :

- Cambriolé, mais qui te l'a dit, mais tu rentres comment ? Tu pars où, là ? Et quelle heure est-il ?

Je me relève et me prépare à partir :

- En train, je vais faire du stop jusqu'à la gare.

- Du stop, mais il est tôt, non ? Tu ne veux pas plutôt que je t'emmène ?

- Non non, ne t'inquiète pas, je t'appellerai si vraiment je ne trouve personne pour m'emmener.

- Tu es bien sûr que ça va bien ? Tu n'es plus malade ? Tu es sûr que c'est prudent, et ton bracelet ?

- Je ne l'ai plus.

Je lui montre mon poignet sans le bracelet.

- Hein ? Mais tu l'as enlevé quand, comment ?

- J'ai pas le temps là, je te raconterai tout ça un peu plus tard, c'est juste pour te dire que je dois partir, et savoir si tu pouvais ramener mon sac à Paris ?

- Oui si tu veux, mais tu voudrais vraiment pas m'expliquer là ?

- Non je n'ai pas le temps, j'y vais, bye. Dis au revoir aux autres de ma part.

Je sors de la chambre en lui faisant un signe de la main puis quitte directement la maison. Il fait frais mais sans plus ; j'ai l'impression de recommencer à sentir un peu mieux le chaud et le froid. J'ai un peu menti à Guillaume en disant que je n'avais pas le temps, sachant que je vais sûrement marcher un petit moment avant que quelqu'un me prenne en stop pour quitter l'Île. Mais je ne voulais pas passer trop de temps à expliquer, je suis trop ennuyé par cette histoire, et je voudrais déjà être à Paris. Je ne sais toujours pas précisément que croire1, entre les personnes que j'ai rencontrées cette nuit, le bracelet, ce cambriolage... Mais il est évident que je suis attiré, que j'ai envie qu'il y ait une aventure, un mystère, quelque chose qui sorte de l'ordinaire. J'ai ces envies, envie d'y croire, envie de ne pas rester cet anonyme, envie qu'il y ait plus que la plate monotonie quotidienne, que le monde réel soit caché à mes yeux et qu'il me faille le découvrir. Je crois que si je pouvais provoquer les choses je le ferais...

Mercredi 4 décembre 2002

Environ deux heures de marche et sûrement huit ou neuf kilomètres plus tard me font relativiser mon entrain, et l'envie de faire demi-tour s'amplifie. Si Fabrice m'a dit que rien ne semblait avoir disparu, et que la porte n'était pas forcée, ce n'était peut-être pas si grave. Après tout ce n'est éventuellement que le propriétaire; il a lui aussi j'imagine un double des clés et il peut être passé pour une raison que j'ignore. C'est dans ce climat d'incertitude qu'une voiture s'arrêtant me tire de mes interrogations. Une R5 se place à ma hauteur pour me proposer de me prendre en stop.

- Bonjour, vous allez jusqu'où ?

- Euh, à la gare de La Rochelle.

- Ah, c'est que je ne quitte pas l'Île moi, mais je peux vous déposer au début du pont, peut-être que de là ce sera plus facile pour vous de trouver une voiture qui vous emmène à La Rochelle.

- Parfait, c'est très gentil à vous.

Je monte dans la voiture, c'est une femme pas très âgée, avec une gamine assise derrière, qui doit avoir dans les quatre ou cinq ans, mais je n'ai jamais su trouver avec précision l'âge des enfants.

- Comment ça se fait que vous alliez à pied à La Rochelle de si bon matin ?

- J'ai eu un coup de fil ce matin, je dois rentrer chez moi au plus vite, et, euh, nous n'avions pas de voiture sur l'Île, c'était les parents d'un copain qui nous avaient déposés pour le week-end.

Je n'aime pas mentir ! Mais trop tard je n'ai pu m'empêcher d'inventer quelque chose. Un jour je finirai bien par en retirer des problèmes.

- Ah, ça ne doit pas être très gai sans voiture par cette saison, il n'y a pas grand-chose à faire.

- Oh, nous ne sommes là que pour le week-end, et puis nous avons des vélos.

Encore un mensonge, décidément je raconte n'importe quoi !

- Et ce coup de fil qui vous fait partir précipitamment, rien de grave j'espère ?

- Euh, pas très grave non, enfin je ne sais pas vraiment, un ami pense que je me suis peut-être fait cambrioler.

- Oh, c'est bête de se faire gâcher ses vacances par une chose pareille !

- Je suis bien d'accord, j'espère simplement qu'il se trompe ou que rien n'a été dérobé.

- J'espère pour vous, décidément nous ne sommes plus tranquilles nulle part de nos jours...

Enfin bref je m'enlise pendant bien quarante minutes à raconter des histoires ou des banalités sur ce que je fais, où j'habite et tout le reste. Elle me laisse finalement un peu avant le pont, d'où elle peut encore faire demi-tour. Je sors et la remercie.

- Merci beaucoup, c'est vraiment très gentil de votre part.

- Ne vous en faites pas, c'est rien, je vous aurais bien déposé de l'autre côté du pont, mais après ça m'aurait coûté pour revenir. Mais en vous mettant là vous trouverez sûrement une voiture pour vous emmener.

- Oui oui sans doute, je vous remercie encore. Bonne journée.

Ceci fait je dois encore décider si je tente le stop avant l'entrée sur le pont ou si le traverse à pied. Je conviens de faire du stop quinze minutes et de continuer à pied si aucune voiture ne me propose. Quinze minutes s'écoulent et personne ne s'arrête. Je me demande si je n'aurais peut-être pas dû me raser et me couper les cheveux... Enfin ! Qu'importe ! On n'est jamais mieux servi que par soi-même ; je pars à pied.

Trois kilomètres et environ quarante cinq minutes plus tard, je parviens sur le continent. À ce niveau il faut que je me trouve un endroit propice pour faire du stop, car il est difficilement envisageable d'aller jusqu'à la gare par moi-même. À peine cinq à dix minutes d'attente et une voiture s'arrête, une BMW, je ne remarque pas le modèle, plutôt neuve, noire. Le conducteur me demande :

- Vous allez jusqu'à la gare ? Cela tombe bien je dois aller y chercher ma fille, je peux vous emmener si vous voulez ?

Comment sait-il que je vais à la gare ? De plus il me semble un peu jeune pour avoir une fille qui prend le train toute seule. Que faire ? Dans un premier temps je le situe tout de suite contre moi, et je vais même jusqu'à m'imaginer lui voler sa voiture. Mais je me dis que je vais peut-être un peu vite en besogne ; il ne pourrait être qu'un ami de la femme qui m'a pris en stop tout à l'heure. Elle l'aurait croisé et en comprenant qu'il allait à la gare elle lui aurait raconté qu'il y avait un jeune qu'elle avait pris en stop le matin et qui s'y rendait aussi. Modération faite je décide d'accepter sa proposition, tout en me promettant de rester sur mes gardes.

- Oui ce serait très gentil de votre part, merci beaucoup.

Je monte dans sa voiture. Il roule plutôt vite. Je ne me rappelle pas clairement où se trouve la gare et j'ai des difficultés à vérifier que nous suivons la bonne route. Il ne dit pas un mot, voilà qui change de la femme de tout à l'heure. Il n'a même pas dit pourquoi il savait que j'allais à la gare. Il faudrait que je lui demande. Je décide en premier lieu d'attendre de me trouver proche du centre de La Rochelle et de lui demander alors. Mais finalement je n'ai pas cette patience et prends l'initiative après quelques minutes de vérifier s'il est cohérent dans ses propos.

- Vous habitez sur l'Île ?

- Oui.

- Ah ? Vous habitez où ?

- Euh, j'habite pas vraiment dans un village, c'est une maison à part, pour être tranquille, vous comprenez.

Tu veux jouer au plus malin, Charlie ?

- Ah, mais plutôt vers où, vous dépendez bien d'une commune ?

- Euh, oui, c'est sur la commune de Saint-Marcel-en-Ré, c'est tout petit.

Je suis embarrassé, ne sachant pas si ce village existe. Je regrette de ne pas avoir plus étudié la carte de l'île dans les toilettes de la maison de Guillaume. Soit, je ne me laisse pas abattre et pose d'autres questions ; toujours une seule à la fois, pour ne pas lui donner l'opportunité de se défiler.

- Ça fait longtemps que vous habitez là ?

- Euh non ça ne fait pas très longtemps, nous avons déménagé le mois dernier, et c'est pour cela que ma fille n'arrive que maintenant, elle et sa mère étaient encore à notre ancienne maison pendant que je réglais tout avant de pouvoir habiter ici.

Ah le bougre il trouve un échappatoire ! Tentons quand même de le prendre pour un idiot.

- Ah, parce que moi j'étais en vacances à Saint-Clotilde la Loupiotte Dorée, vous connaissez ?

- Non, je ne connais pas.

Toujours aussi bavard ! Je trouve cet homme on ne peut plus louche, il ne me demande même pas où c'est, pour un futur habitant du coin ! Quoique je m'en moquerais aussi à sa place. J'aurais peut-être dû dire "Sainte Clotilde la Moule Humide" ; il n'aurait même pas réagi... Mais je m'interroge sur le fait que notre route soit bien celle de la gare ? Nous avons considérablement ralenti le trafic s'intensifiant. Je prends le risque de lui faire croire que je connais le trajet.

- Mais, vous ne prenez pas le chemin habituel pour la gare ?

- Euh, non c'est toujours bouché à cette heure-ci, je prends une autre route un peu plus longue mais on y gagne au final.

J'aurais du apprendre le plan de toutes les villes du monde par coeur ! De manière plus réaliste, je me demande si je ne suis pas un peu trop paranoïaque, après tout pourquoi ne serait-il pas de bonne foi ?

- Mais, au fait, quand vous vous êtes arrêté tout à l'heure, comment vous saviez que j'allais à la gare ?

Il sort soudainement une arme, la pointe vers moi et dit d'une voix énervée :

- Parce que tu poses trop de questions, connard !

Je n'avais pas fait attention mais il avait déplacé sa main droite du levier de vitesse vers le volant, et sa gauche vers sa jambe. Il devait avoir dissimulé son arme sur le côté de son siège. Tentant le tout pour le tout, je lève brusquement mon bras pour tenter de dévier le sien ; je le pousse juste avant qu'il ne tire. Je m'aperçois alors que ce n'est pas une balle mais une petite fléchette qui vient se planter dans la portière. Il est désavantagé du fait qu'il doive continuer à conduire. Je panique, je dois trouver quelque chose à faire. Je ne réfléchis pas plus et serre le frein à main à fond, on ne roulait pas trop vite mais la secousse est tout de même forte et il lâche tout pour reprendre le contrôle de la voiture, surpris. Je lui subtilise son pistolet et dodo mon ami, un coup dans la jambe, et un coup dans le ventre, il s'endort sur le champ. Les gens klaxonnent à outrance derrière ; la voiture est arrêtée sur la voie de droite. La circulation était peu fluide, elle est désormais presque complètement bloquée. Heureusement que nous n'avancions pas très vite sinon mon coup sur le frein à main aurait été potentiellement très dangereux. Je me demande tout de même si j'aurais tenté quelque chose d'aussi risqué si notre vitesse avait été supérieure ; j'ai le frisson de ne pas avoir eu l'impression d'en tenir compte dans l'action. Peu importe je renvoie à plus tard le temps de l'autocritique. Il me faut agir rapidement car je ne peux pas rester ainsi ! Ce serait stupide de partir alors que j'ai un véhicule à ma disposition. Première chose à faire je détache mon agresseur. J'hésite quelques instants sur le sort que je vais lui réserver. Je ne peux tout de même pas le laisser sur la route. De plus en agissant ainsi dans la minute quelqu'un derrière appellera la police. Je décide au bout du compte de tenter de faire croire qu'il a eu un malaise et que je dois aller à l'hôpital rapidement ou une histoire de cet acabit.

Je descends et contourne le véhicule. J'ai caché le pistolet dans la boîte à gants. Une fois de l'autre côté je retire tant bien que mal l'homme de la place du conducteur. Pendant ce temps le trafic reprend tout doucement sur la voie de gauche, et les voitures derrière nous nous doublent lentement. Une passant à ma hauteur s'arrête pour me demander ce qu'il se passe, alors que l'embouteillage que nous avons créé continue de s'intensifier. Tout le monde klaxonne sans retenue, je me croirais rue de Rivoli ! J'explique que c'est mon oncle et qu'il a parfois des crises d'endormissement subites, que normalement il n'a pas le droit de conduire mais qu'il ne peut pas s'en empêcher. L'homme me sermonne que c'est terriblement dangereux, en plus d'être inconscient et illégal. Je feinte l'impuissance et le joug de l'autorité de mon oncle pour satisfaire mon détracteur, et j'arrive pendant ce temps à tirer ce gros balourd de la place de conducteur pour le disposer sur les places arrières, non sans pester intérieurement sur son poids. Je remonte dans la voiture et reprends le volant. Sacrebleu je me dis que j'ai de la chance que les gens soient si crédules, il ne va sûrement même pas appeler les urgences ou les gendarmes. La pierre ! De nouveau dans la bataille je l'avais perdue. Je la retrouve alors par terre, au devant du siège passager. Mais je n'ai pas eu la même réaction de manque, l'action et l'adrénaline ont sûrement atténué les effets. Je la reprends toutefois dans ma main.

Je m'insère rapidement dans la circulation pour mettre un terme à cette exposition gênante. Il me faut trouver où aller et que faire. Je devrais sans doute fouiller l'homme et la voiture, à la recherche d'indices ou d'informations. Le plus simple, me dis-je, serait de trouver une aire d'autoroute tranquille, mais il faut quand même que je me dépêche ne sachant pas combien de temps le somnifère fera effet. En tout état de cause je prends la direction de Paris, vers l'autoroute A10, à la recherche dans un premier temps d'une aire d'autoroute pour que je me débarrasse du lourdaud de derrière.

La voiture roule bien, c'est néanmoins un diesel, et j'identifie le modèle comme une 320d, peut-être 330d à vrai dire. À moins que ce soit un série 5 ? Pour être franc je n'en ai aucune idée et de toute façon il vaut mieux que je ne me presse pas parce que ce serait bien une plaie si les policiers m'arrêtaient avec le gaillard endormi derrière. Surtout que je ne sais pas où se trouvent les papiers. Il me faut une cinquantaine de kilomètres avant d'arriver sur l'A10, la circulation y est fluide ; je roule tranquillement à la recherche d'une aire d'autoroute déserte. La voiture a le plein et je devrais tenir facilement jusqu'à Paris. Je traverse une première aire mais trop de monde s'y trouvant, je repars alors en quête d'une plus calme. Une autre est indiquée quelques dizaines de kilomètres plus loin, mais à près de cent cinquante kilomètres par heure tout défile si vite. Je n'ai pas regardé l'heure, je me dis que je devrais peut-être lui administrer une dose supplémentaire pour être sûr de le conserver endormi.

J'ai de la chance, ladite aire est déserte. Je m'y arrête près d'une surface gazonnée et descends mon copain rapidement pour aller le déposer allongé dans l'herbe et faire croire qu'il se repose, de façon à ne pas trop éveiller les soupçons. Mais la situation est tout de même très litigieuse et j'espère juste que personne ne me regarde procéder. Je le fouille, récupère sur lui un assistant personnel, un mobile, son permis de conduire et sa carte d'identité, 250 euros en liquide et sa montre, qui n'a rien d'étrange mais sait-on jamais, peut-être contient-elle des informations importantes. Il a de plus les papiers de la voiture. Cette fois-ci je n'ai pas de remords pour l'argent, je prends le tout et repars au volant sur-le-champ de façon à rester le moins longtemps possible en sa compagnie. Épluchage des éléments emportés, rien d'intéressant à part le mobile et l'assistant personnel. Je mets l'argent de côté, j'aurais pu accumuler mille sept cent cinquante euros entre l'homme de ce matin, si je lui avais pris son argent, et celui-là, il semblerait que ce soit plutôt rémunérateur de se faire poursuivre ! Le mobile ne révèle rien qui attire mon attention, aucun message sur la messagerie, aucun numéros dans l'historique, et pas de numéros dans le carnet d'adresses. En ce qui concerne l'assistant celui-ci est verrouillé par un code, et ne connaissant rien à la sécurité de ce genre de machine, je ne cherche pas plus à essayer de le déverrouiller, plus tard peut-être. Sans rien de plus révélateur je roule une bonne heure et m'arrête de nouveau pour étudier plus en détails la voiture, à défaut. Elle n'est pas beaucoup plus bavarde, rien dans le coffre ni ailleurs, elle semble presque neuve. Et c'est bien le cas après vérification au compteur, elle n'a que seize mille kilomètres, et la carte grise lui donne à peine quatre mois, indiquant que mon bonhomme parcourait tout de même du chemin !

Une sonnerie me surprend brusquement, le mobile. Ne sachant comment réagir j'hésite à répondre un instant. Finalement je me décide et décroche. J'essaie de prendre une voix monotone sans accent, mais, d'après les critiques de mes différentes copines, c'est quelque chose que je fais assez naturellement au téléphone :

- Oui.

- Vous l'avez ?

- Il dort comme un bébé.

- Bien, pourquoi vous êtes-vous arrêté deux fois ? Vous devez être à Charles de Gaulle pour 14 heures, je vous le rappelle.

- Euh oui je m'excuse j'ai quelques problèmes gastriques.

Il répond d'une voix encore plus froide et monotone que ne le doit être la mienne :

- C'est pas le moment, vous n'avez qu'à chier dans votre froc s'il le faut. Ne vous avisez pas d'être en retard.

Ce sur quoi il coupe. Je ne perds pas de temps pour ma part, reprends la voiture et me remets en route, voulant éviter au maximum qu'ils suspectent quoi que ce soit. Ils savent donc où je suis. Une chance que ce ne soit pas l'homme que j'ai laissé qui portait le traceur. D'un autre côté si c'était le cas j'aurais plus tranquillement pu me rendre où je voulais avec la voiture. Serait-ce la montre ? Elle a peut-être un repérage GPS. À moins qu'ils ne suivent la voiture par satellite. C'est peu plausible, pourquoi mettraient-ils un satellite pour savoir où je suis ? Ce ne doit pas être juste le téléphone mobile, ils ne pourraient pas savoir avec autant de précision si je m'arrête ou si je bouge, et pourraient juste me situer en fonction des bornes les plus proches, à moins que la technologie ait progressé. Je suis vraiment perdu par ces histoires, ils ne peuvent que me confondre, qui pourrais-je être pour qu'ils s'intéressent autant à moi ? Je tergiverse un moment sur l'option d'aller à cet aéroport ou pas. Ce n'est pas très rassurant de se jeter dans la gueule du loup de la sorte. D'un autre côté je suis conscient que s'ils me tracent vraiment ils sauront dans les cinq minutes que je quitte l'itinéraire. À moins que je me débarrasse de tous ces objets en espérant que l'un d'eux contiennent l'émetteur ? C'est risqué d'autant que je suis dans une situation où je possède un petit avantage sur eux, dans la mesure où ils pensent que je suis toujours prisonnier de leur acolyte. Il est 10 heures 5. Pour être à 14 heures à Charles de Gaulle, sachant que j'ai dû faire cent vingt kilomètres depuis La Rochelle et qu'il doit y en avoir au moins cinq cent entre La Rochelle et Paris, et que de plus il me faut au moins une heure trente pour traverser Paris avec les embouteillages, il me reste à parcourir au moins trois cent cinquante kilomètres en environ deux heures et demie, ce qui représente une moyenne de cent quarante. C'est moins irréalisable que je l'eus cru au premier abord.

J'accélère un peu quand même pour me stabiliser entre cent soixante et cent soixante dix kilomètres par heure. Je redouble d'attention et me concentre exclusivement sur la route pour faire le moins d'erreurs de conduite possible. C'est sans doute mal, au delà des limites autorisées, mais je me suis souvent dit que la loi existait par notre incapacité à appréhender correctement nos propres limites et notre orgueil à ne pas les accepter. Que de lire cent trente kilomètres par heure sur autoroute est aussi dénué de sens que la lecture à la lettre des préceptes religieux. Mais les hommes, souvent, ne savent pas respecter une limite si on ne leur impose pas. Dans le cas présent il y a peu d'autres véhicules, je roule sans musique, je double les intervalles de sécurité et je garde les codes allumés. Certes c'est peut-être justement contre cet a priori bon sens que les lois existent car les gens ne sont pas capable de reconnaître leurs capacités correctement, et que le bon sens est une notion très relative. En quoi le serais-je plus ? C'est bien sûr cette prétention qui crée les situations à risque, les gens qui pensent pouvoir outrepasser la loi, être au-dessus, être capables. Mais la négation de ses capacités n'est pas plus bénéfique à la société que leur exagération. Nous ne sommes pas égaux, mais incombe à ceux qui sont plus résistants, plus intelligents, plus forts, de prendre soin des autres, de se battre pour eux, de ne pas rester dans leur petite vie égoïste. Être juste, le tout est de savoir où s'arrête la réalité et où commence la fierté. Ah ! Toujours ces questions, le bien, le mal, la justification de braver la loi...

Quoi qu'il en soit la circulation est fluide, peu de bouchons, j'avance vite et je peux même réduire mon allure en voyant que je serai dans les temps. Je ne suis toujours pas convaincu de la meilleure chose à faire. Y aller directement, m'arrêter un peu avant et essayer de voir qui m'attend ou alors passer d'abord à Paris pour voir mon appartement ? Mais dans la mesure où ils me situent, si je choisis de ne pas aller à l'aéroport il faudra que je laisse la voiture et me débrouille autrement... Je décide d'aller directement à Charles-de-Gaulle, fou et trop empreint de l'espoir d'y trouver plus de renseignements sur ce qui est en train de se tramer...

J'ai toujours ma pierre sur moi, posée sur mes genoux, je la reprends en main de temps en temps quand le souvenir du bracelet me hante de nouveau un peu trop.

À l'approche de Charles-de-Gaulle, autoroute A1, j'ai pu éviter le périphérique parisien grâce à l'A86 qui contourne Paris à distance. De plus le trafic est très modéré, il est vrai que nous sommes samedi. 13 heures 32, je devrai être à l'heure, ils ne doivent pas s'inquiéter. À l'approche je suis fort embarrassé par la multitude de halls, portes et points de rendez-vous possibles. J'arrive par le hall F et décide d'avancer encore un peu... Je me gare en définitive entre les halls C et D dans l'espoir qu'ils viendront à moi. Je prévois de sortir de la voiture et de me tenir à distance pour espionner. Mais je n'ai pas le temps de mettre mon stratagème à exécution, au moment même où je sors de la voiture, je ressens une piqûre et je m'endors sur le champ...

Je ne saurais dire combien de temps plus tard je me réveille. Je suis assis dans un fauteuil ou un siège incliné, je me tourne, il y a d'autres sièges, je vois tout flou, mes yeux sont lourds, des personnes se trouvent autour, comme un bourdonnement se fait entendre... L'une d'elles se dirige vers moi, elle porte quelque chose que je ne distingue pas à la main... Mais qu'importe, je me rendors aussitôt, sûrement une nouvelle dose de somnifère...

Nouveau réveil, tout aussi difficile. Étrangement proche du réveil de l'anesthésie générale que j'avais subie pour me faire arracher les dents de sagesse... Je n'ai plus de doute sur le fait de m'être fait piéger. Je ne pense pas dans un premier temps être réellement conscient de l'urgence de la situation, et si je pense qu'il serait préférable que je tente de partir d'ici, le sommeil altère mes sens et ma volonté. Je me rendors par courts épisodes et finalement je ne dois me réveiller vraiment qu'une heure ou deux plus tard. À ce moment-là je le suis tout à fait et pris de panique. Je me trouve dans une petite pièce sans fenêtre, pieds et poings attachés sur un petit lit. Une faible lueur émane d'une ampoule minuscule de quelques watts tout au plus. Je me remémore l'enchaînement des événements. Ce doit être l'homme que j'ai laissé sur l'aire d'autoroute qui, une fois réveillé, les a prévenus. J'aurais dû lui injecter une autre dose de somnifère ! Toujours est-il que je suis maintenant bien incapable de faire quoi que ce soit, et la situation n'est pas sur une voie des plus enviables. Pour couronner le tout j'ai vraiment très faim. Je n'avais déjà rien dans le ventre depuis la veille de mon arrivée à Charles-de-Gaulle, la nuit où je me suis presque noyé, et il est sans doute plusieurs heures plus tard désormais... Mais j'ai encore bien plus soif et la gorge sèche que je ne suis affamé...

Ils ne m'ont pas déshabillé, mais pour mon malheur ils m'ont sans doute fouillé. Je n'ai plus ma pierre ! J'essaie de tirer un peu sur les sangles, mais même si elles bougent légèrement je suis quand même solidement attaché. Je vais me sentir mal si je ne retrouve pas cette pierre rapidement.

- Aaaarrrrrrghhhhhhh !

Une douleur me transperce la tête, Je dois sans doute avoir un appareil électrique ou des électrodes. Je ne peux pas bouger, je ne peux même pas me débattre... La décharge dure une dizaine de secondes puis s'arrête. Je me cambre sous la douleur. C'est atroce et j'ai le sentiment que ma tête va exploser si jamais l'électrocution recommence !

- Aaarrrr... Noooonnnnn, Ennnnnfffffoiiiiiréééés !

Peine perdue, elle reprend de plus belle ! J'avais au moins faux sur un point, j'ai résisté une seconde fois. Mais pas sans tenter de me débattre. Je suis parcouru de convulsions pendant toute la durée de l'électrochoc. Soudain deux personnes entrent dans la pièce précipitamment et se dirigent vers moi. Ils parlent une langue que je ne comprends pas...

- Aarrrrrrr !

Une troisième fois ! L'un des hommes semble réprimander l'autre, puis il le pousse et me détache la main droite pour me retirer un bracelet, que je remarque à ce moment là. Un modèle identique à celui que j'avais moi et dont j'ai mis tant de temps à me séparer ! C'est peut-être bien lui qui me provoquait ces douleurs dans la tête. Quoi qu'il en soit si c'est bien le cas je suis bien reconnaissant envers cet homme. L'autre a l'air en colère et ressort de la pièce. Je réalise alors que c'est ma chance et qu'il faut que je me débarrasse de l'autre homme pendant qu'il est seul avec moi et que j'ai une main de libre. Il s'apprête à me rattacher le poignet. Je dois lui donner un coup qui le mette KO directement sinon je suis perdu. Je fais semblant de tousser et retire ma main de son emprise pour la mettre devant ma bouche, il tend alors le bras pour me reprendre le poignet, à ce moment là je me tire brusquement avec la main gauche toujours ligotée pour me redresser sur le lit et lui décoche un droit dans la tempe de toutes mes forces en pivotant mon torse pour gagner de la puissance. Mon ami si tu t'en relèves chapeau parce que je ne croyais pas pouvoir frapper aussi fort ! Il vole contre la paroi et s'étale par terre. Une bonne chose de faite !

Je me détache. La tâche n'est pas rendue facile à une seule main mais j'y parviens. Je jette un coup d'oeil à ma montre. Dimanche, 16 heures 30. Je suis étonné par la quantité de temps pendant laquelle j'ai dormi. Cela signifie que je n'ai pas mangé depuis presque deux jours ! Il faudra que je me trouve de la nourriture ou à la prochaine bagarre je tombe dans les pommes. Je prends le temps de fouiller l'homme assommé au sol. "Pentagon ID pass" ? Je m'aperçois que mon hôte n'est pas de la racaille, "John Peters, FBI relations assistant", et bien ! Je prends tous ses passes et autres portefeuilles et trousseaux de clés, plus 130 dollars en monnaie, mais pas d'euros, je suis déçu ! Je n'ai plus de remords à leur prendre leur argent désormais. Je me mets un badge à la poche de ma chemise, au cas où cela me permette de ne pas me faire repérer trop vite. Il ne possède pas de photo, c'est une chance. Toutefois il porte sur lui une autre carte du Pentagone avec cette fois-ci photo, empreinte digitale et autres codes-barres divers. Je récupère le tout. Je me redresse, jette un coup d'oeil circulaire en faisant le point et réfléchis sur la suite des événements. La pierre ! Désespéré de ne pas la trouver dans la pièce, je m'aperçois que mon sac n'y est pas plus. Je ne pourrai pas rester très longtemps sans ma pierre. Et de plus j'ai de vils remords à l'idée de laisser mon sac ici ! Je crois que j'y tiens trop pour l'abandonner sans chercher à le retrouver. Mais je n'ai aucune indication d'où il peut bien être. Pas plus que ma pierre. Le fait même que je pense ne pouvoir me passer de celle-ci me donne déjà l'impression que je commence à me trouver mal. Je suis tellement persuadé qu'il me faut la retrouver pour ne pas partir en vol dos, comme dirait mon chef. Je renonce à réveiller l'homme au sol de peur qu'il ne soit capable de me faire un coup tordu... Je décide donc de regarder en dehors de la pièce où est-ce que je me trouve et d'aviser en fonction. J'imagine à ce moment là que je dois être dans une petite salle privée de l'aéroport Charles-de-Gaulle ou des environs.

Je sors, surpris qu'il ne fasse pas plus lumineux à l'extérieur que dans la pièce. Je me trouve dans une sorte de couloir, semblerait-il circulaire. Ce doit être un grand cylindre avec une pièce centrale entourée de pièces identiques à celle où je me trouvais. Des portes disposées à intervalles réguliers me le laissent supposer. Je ne vois personne. Je pars vers la droite mais tombe rapidement sur une cloison, sans issue. Si Guillaume avait été là il m'aurait bien dit qu'il fallait partir à gauche toute ! J'ai alors une pensée pour eux, mes amis, me demandant ce qu'ils font ; à cette heure-ci ils doivent faire des châteaux ou des circuits de billes sur la plage... J'espère que tous ces hommes ne vont pas aller les embêter. Je ne tente pas d'ouvrir les portes de peur de trouver quelqu'un et de me faire attraper. Je repars de l'autre côté, toujours personne mais avant la présence d'un mur au fond se trouve un couloir qui semble permettre de partir d'ici. J'imagine que la sortie doit se trouver dans cette direction. En face du couloir une porte donne sans doute accès à la partie centrale qui doit être une grande salle circulaire. Maintenant la question est de savoir si je fuis sans ma pierre ou pas. Ce pourrait être une bonne idée pour rendre mon sevrage obligatoire. Cependant ce n'est peut-être pas le meilleur moment pour s'ajouter des difficultés supplémentaires. De plus, la pierre, soit, mais mon sac, me dis-je ? Ah Sac ! Mais pourquoi n'es-tu pas donc resté avec moi, il fallait les mordre et te battre jusqu'au sang ! Ah Choses, pourquoi toujours faut-il prendre soin de Vous !

Mais est-ce bien le moment de s'inquiéter pour des choses ! M'inquiéter pour mon sac alors que des molosses du pentagone me courent aux fesses ! Ne ferais-je pas mieux de partir d'ici sans traîner ? Rien n'y fait, je donne toujours vie aux choses :

- Ah ! Plutôt mourir que de laisser Sac à ces démons !

J'ai aussi le pressentiment de ne pouvoir résister sans ma pierre. Malédiction ! Ces histoires me rendent fou, si je ne le suis pas déjà. Que faire ? Je me décide et j'ouvre soudain la porte de la salle circulaire du milieu. La lumière est beaucoup plus forte que dans le couloir, ébloui je découvre une grande pièce ronde comme je l'imaginais, avec de nombreux ordinateurs, des machines ou du matériel électronique au fond. Trois hommes devant ces ordinateurs en train de discuter se retournent. Entre eux et moi, une table ronde avec des chaises autour, et mon sac dessus ! Je cours aussitôt vers la table alors que l'homme qui est entré dans la salle tout à l'heure me reconnaît et commence à crier. Je ne distingue pas ces paroles, la langue m'est inconnue. Il se lance vers moi. Mais la table n'est pas loin, je prends mon sac et trouve la pierre par la même occasion. Une chance qu'elle fut juste posée à côté ! Je prends les deux et repars sur le champ. Je garde la pierre dans ma main et enfile le sac sur mon dos pour ne pas être gêné. C'est maintenant qu'il me faut faire le sprint de ma vie ! Je passe la porte et cours à toute vitesse dans le couloir. J'entends l'homme derrière qui s'est lancé à ma poursuite. Au fond du couloir des escaliers en pierre presque en colimaçon permettent uniquement de monter. Je les prends du plus vite que je peux. J'en monte jusqu'à l'arrivée d'un couloir qui... Malchance ! Pas d'issue. Le couloir donne sur un mur. Ce n'est pas possible, il y a forcément un passage ! Je me dis alors que le passe permet d'ouvrir une porte ou un sas. De toute façon je n'ai pas de temps, je fonce vers le mur pour voir si je peux trouver un loquet ou équivalent. En m'approchant je m'aperçois alors qu'il y a une sorte de porte délimitée, ou toutefois une fente dessinant le contour de ce que je pense être une porte. Mais rien d'autre, pas de poignée, de commande ou de badgeur. J'essaie de pousser de toutes mes forces mais la porte ne bouge pas d'un millimètre. Tout se passe très vite et je dois me préoccuper de mon poursuivant qui arrive. Je n'ai pas vraiment le temps de réfléchir, je ne me retourne qu'alors qu'il arrive sur moi, pour le surprendre. Je m'élance vers lui, serre la pierre de toutes mes force dans mon poing gauche et je lui décoche un crochet du droit à rendre ridicule celui que j'ai administré tout à l'heure à son collègue. Il ne peut rien parer et voltige en arrière et va rouler dans les escaliers, de quoi le calmer quelques secondes. Je me remets alors face à la porte, prends ma respiration et pousse un grand coup. Elle bouge à peine. J'ai maigre espoir. D'autant plus qu'avec la faim qui me tiraille je ne crois pas la chose possible, j'ai peur de ne pas tarder à tomber dans les pommes. Je me reprends, je n'ai pas le choix. Je respire à fond et pousse du plus que je peux. Je sens une douleur monter en moi alors que mon corps entier commence à trembler devant cette porte. Elle bouge un peu ! J'en trouve le courage de forcer encore plus, mon corps est parcouru d'une immense douleur. J'ai de la chance que le sol irrégulier me permette de prendre appui fermement avec mes pieds. Je hurle et sentant la porte bouger sous ma pression je me concentre d'autant pour ne plus être qu'une masse de nerfs à vif, tous mes muscles bandés et tremblant. La porte bouge alors jusqu'à s'ouvrir de quelques dizaines de centimètres sous la pression de mon corps, qui tout entier n'est que brûlure. Je ne pensais pas possible d'avoir autant mal. Je souffle et réussis à me faufiler pour arriver dans un nouvel escalier, mais d'allure beaucoup plus moderne. Je ne dois pas traîner, mon poursuivant a l'air sonné mais il ronchonne encore et je pense qu'il ne lui faudra pas longtemps avant de reprendre ses esprits et me repartir après. Je poursuis la montée d'escaliers qui se termine en face d'une porte... Qui s'ouvre ! Soulagement... J'avance dans une sorte de couloir éclairé d'une lumière tamisée. Je continue à courir et à un tournant il me semble voir un ascenseur dix mètres plus loin. Je ne sais pas si j'aurai le temps de le prendre, mais de toutes les façons même en quête d'escaliers cette direction est la plus légitime. Aucun bouton pour l'ascenseur, j'ai la bonne idée de passer le badge devant une sorte de petite boîte d'identification qui ressemble à celle que nous possédons dans l'ascenseur à mon lieu de travail. Surpris de voir l'ascenseur s'ouvrir, je m'engouffre à l'intérieur, j'ai de la chance qu'il se trouve là. Je cherche à appuyer sur le zéro, mais, surprise, il n'y en a pas. De plus tout est écrit en anglais, me faisant réaliser que je ne suis vraisemblablement plus en France. À défaut j'appuie sur "1", espérant arriver au rez-de-chaussée. Juste à temps, j'entends alors la porte par laquelle je suis passé en arrivant s'ouvrir.

- Oh purée !

Je laisse échapper une exclamation, le souffle coupé. J'ai la tête qui tourne. Je profite de cette accalmie pour ranger la pierre dans ma poche. Si l'homme monte par les escaliers et arrive avant moi je suis fichu... La montée est très longue. Je commence à avoir la nausée caractéristique d'un manque de sucre suite à un effort violent. Je me concentre, m'appuie contre la paroi, il ne faut pas que je perde connaissance maintenant... Je vois des étoiles, des points lumineux... Et puis, luttant contre, mais ne pouvant rien, je tombe dans les pommes...

Visite

Je me réveille de nouveau dans un lit, mais non attaché et avec beaucoup de lumière cette fois-ci. Une infirmière me tend un gâteau rond américain, je ne me rappelle plus leur nom, donut ou muffin, certainement. Et, ce n'est presque plus une surprise, elle s'adresse à moi en anglais. Pour que l'histoire soit plus claire je vais transcrire le tout en français de façon à ne pas tout compliquer. D'autre part ne comprenant pas exactement tous les mots ou les tournures mon récit ne représentera que ce que je pense qu'elle a dit, mais je pourrais difficilement faire autrement. Et quoi qu'il en soit ce qui compte c'est ce que je comprends, pas tellement la vérité, qui m'échappe de toute façon. Je ferai de même dans la suite du récit.

- Tenez, mangez ça, cela fait combien de temps que vous travaillez ici sans avoir mangé, John ?

John ? Je suis interloqué dans un premier temps, mais j'apprécie dans un deuxième temps qu'il n'y ait pas de photo sur le badge. Me trouvais-je réellement dans le Pentagone ? Je tente de prendre mon plus bel accent américain possible, parlant lentement pour laisser supposer une grande fatigue, mais en profitant pour faire des phrases les plus correctes possibles en anglais.

- Merci, hum, depuis deux jours, je travaille sur un dossier très important, et je n'ai terminé que cette après-midi.

- Vous avez perdu le sens du temps, John, il est 9 heures 30 du matin.

À peine étonné, surtout honteux de n'avoir prévu le décalage horaire, je suis par contre maintenant persuadé de ne plus être en France. 9 heures 30 et ma montre donnant 16 heures 30, je peux être aux USA, ou au Canada. L'hypothèse du Pentagone reste crédible.

- Ha oui euh ma montre doit avoir un problème.

- Vous savez que ce n'est pas bon du tout de faire une crise hypoglycémique. On vous a trouvé inconscient dans l'ascenseur. Mangez donc ces deux donuts, reposez-vous une demi-heure, et rentrez chez vous prendre un bon déjeuner et dormir un peu.

L'infirmière sort de la pièce. Quant à dormir elle n'a pas à s'en faire j'ai eu bien plus que ma dose, par contre le petit-déjeuner je ne dis pas non. J'avale les deux donuts avec tranquillité, concluant que si je suis à l'infirmerie c'est que mes poursuivants ne le savent sans doute pas. Maintenant reste à savoir s'il n'y a que l'infirmière qui n'est pas au courant, ou si je peux sortir d'ici sans trop de problèmes. Une chance qu'elle ne m'ait pas trouvé suspect au point d'en référer à la sécurité. Je vais laisser s'écouler un peu de temps pour que tout se calme dehors. J'attends une vingtaine de minutes et en profite pour me reprendre un peu. Je bois pendant ce temps à petites gorgées, pour ne pas prendre mal au ventre, le verre d'un demi-litre de jus d'orange qu'elle m'a laissé. Avec des quantités aussi grandes pas de doute je suis bien aux US ! Encore une minute et je me décide, prends mon sac et y introduis deux autres gâteaux qui traînent, et je sors discrètement de la pièce. L'infirmière est dans la pièce voisine, je la remercie beaucoup façon US en tentant d'être le plus naturel possible, et je sors l'air de rien. Je suis dans un couloir et j'essaie de deviner le plus court chemin pour partir d'ici. Après un tour ou deux je trouve une sorte d'entrée. Il me faut utiliser le badge pour passer les tourniquets en direction de l'extérieur, tout marche parfaitement, j'ai de la chance.

Et j'ai bien la confirmation que je viens de sortir du Pentagone ! Ce qui tendrait à prouver que les personnes qui me veulent des noises sont des officiels US. Ce n'est pas du meilleur augure et rend le tout encore plus incompréhensible. Désormais il me faut réfléchir un peu et mettre de l'ordre dans tout ce qui est arrivé pour tenter d'y voir plus clair et décider que faire. Première étape, trouver un fast-food et tâter du hamburger. Je marche un peu, traverse les immenses parkings qui entourent le Pentagone. Quelques minutes me suffisent pour trouver un petit restaurant. Je m'installe et commande un breakfast digne de ce nom. En attendant le service je regarde d'un peu plus près ce que j'ai récupéré sur l'homme que j'ai assommé. J'ai quelques peines pour ce pauvre homme, lui qui m'avait enlevé le bracelet il ne méritait pas un tel traitement. Il aura sûrement de nombreux ennuis par ma faute. Quoiqu'il en soit, j'étais tout de même prisonnier, ne l'oublions pas, j'ai la faiblesse de croire que je l'étais à tort, mais qui sait ? Malheureusement si jamais je me retrouve dans une situation identique avec lui, je pourrai toujours courir pour qu'il s'y risque à nouveau...

Donc, compte-rendu du contenu de mon butin, cent trente dollars moins les cinq ou six pour le déjeuner, un trousseau de clés, mais aucune clé de voiture à première vue. C'est dommage j'aurais peut-être pu la prendre et partir d'ici avec. Toutefois retourner sur les parkings du Pentagone, de toute évidence abondamment truffés de caméras, n'est pas la meilleure idée qui soit. Je trouve une adresse dans le portefeuille, elle se trouve dans un hôtel, sans doute là où loge ce John Peters ? Je pourrais tenter d'aller y faire un tour. J'ai quelques craintes qu'il ne soit rentré chez lui à l'heure qu'il est, mais il ne doit pas se douter que je puisse être assez fou pour m'y rendre. Je prends la décision de demander au barman s'il connaît l'adresse, et tenter ensuite d'y faire une visite. La curiosité me tiraille beaucoup trop pour partir sans saisir l'opportunité de trouver des indices pour comprendre un peu tout ce bazar.

Petit-déjeuner réparateur, je mets ma montre à l'heure locale, 10 heures 50 du matin, dimanche 3 novembre 2002. Je règle et me dirige à pied en direction de l'adresse. L'hôtel n'est pas tout près sachant qu'il faut que je traverse la rivière Potomac et tout le centre de Washington, mais selon le barman, il ne faut pas compter plus de quelques miles. J'en profite pour faire un petit détour et passer devant la Maison Blanche. Je reste pensif un instant en m'imaginant que la probabilité n'est pas nulle qu'il y ait aussi de mes nouveaux amis qui s'y trouvent et qu'ils doivent être très désappointés d'avoir appris que je me suis fait la belle de leur Pentagone. Cette réflexion me fait penser que je ferais mieux de ne pas trop traîner dans le coin, qui doit être garni d'une quinzaine de caméras au mètre-carré, au bas mot.

Il me faut une petite heure pour me retrouver au pied de la tour immense de l'hôtel. C'est plutôt dans le super-classe, assistant et des poussières au Pentagone rapporte plus que ce que j'eus cru. J'hésite une dernière fois, mais ce n'est plus le moment d'avoir peur. Je monte en ascenseur, m'arrête à l'étage en-dessous du sien ; je galère un peu pour trouver les escaliers, à croire qu'ils ne s'en servent jamais dans ce pays ! Personne ni rien d'a priori suspect dans le couloir où donne l'appartement. J'écoute à la porte, il ne me semble pas qu'il y ait le moindre bruit venant de l'intérieur. Je respire, un deux trois, j'y vais. J'ouvre et rentre ; je fais le tour rapidement pour m'assurer qu'il n'y a personne. Je reviens vers l'entrée et ferme la porte à clé en laissant la clé dans la serrure. La chambre d'hôtel est plus un appartement, ce qu'on doit communément appeler une suite. Et elle est des plus sympathiques. Je bois un verre d'eau, je ne tente pas le jus d'orange dans le frigo de peur qu'il ne soit plus bon voire piégé ; la paranoïa n'est pas vraiment un défaut par les temps qui courent. Je suis embêté de n'avoir pas pris plus de précautions jusqu'à présent et laissé mes empreintes à divers endroits. Considérant dans un premier temps que le fait qu'il s'aperçoive de mon passage ne changera sûrement rien, je décide dans un deuxième temps de nettoyer avec un torchon les endroits où j'ai pu laisser traîner mes doigts. Dans l'hypothèse où je trouve des documents intéressants, ce peut être un avantage d'avoir des informations qu'ils ne savent pas en ma possession.

Visite de l'appartement, mystérieusement vide de presque tout papier, il n'est peut-être là que depuis peu. Quelques factures, aucun poste de télévision, étrange pour un hôtel, aucun ordinateur. Il semblerait que mon hôte vive ici depuis un petit moment, il semble bien installé. Il s'agit peut-être d'une suite louée en permanence par le Pentagone. Je trouve les clés et les papiers d'une voiture, avec une sorte de beeper associé. Avec un peu de chance un parking se trouve dans l'immeuble et je pourrai trouver cette voiture et l'utiliser ; le beeper permet sûrement de commander la porte de sortie. Je suis désemparé de ne trouver absolument aucun indice ! Je m'assois sur le lit pour réfléchir un instant. Si c'est bien une chambre louée par le Pentagone pour les employés de passage sur Washington, alors je ne trouverai sans doute pas grand chose. Pourtant mon bonhomme semble bien installé, avec tous les habits dans le placard et les petites choses qui traînent ; difficile de se faire une opinion. J'entreprends d'être un peu plus incisif et de fouiller en quête de quelque chose rangé dans un placard ou caché dans un coin. Après quelque temps je finis par dégoter une valise au fond d'un placard. Il semblerait que mon copain soit sur le point de partir, ou vienne juste d'arriver. La valise n'est pas fermée à clé, elle contient quelques habits, d'autres accessoires sans intérêt et, chose plus inhabituelle sur laquelle je m'arrête, plusieurs cahiers écrits en langue étrange ; à mes maigres connaissances je dirais de l'arabe ou une langue de ce type. Certains de ces cahiers ont l'air vraiment très vieux. J'ai l'impression qu'ils forment une sorte de journal. Il y en a en tout une dizaine, trois tout petits, pas plus grands qu'un carnet de notes, les autres plus classiques, et un à peine commencé, sûrement le dernier, qui ressemble aux cahiers banals que l'on trouve en supermarché. Ce pourrait bien être la langue que les deux hommes parlaient entre eux quand ils sont rentrés dans la pièce où j'étais attaché. Pourraient-ils être des terroristes qui auraient infiltré le Pentagone et qui pensent que je possède certaines informations ? Mais le rapport avec le bracelet ? Peut-être que je devrais sur le champ raconter tout à la police locale ? D'un autre point de vue ce n'est peut-être pas du tout ça, ou dès qu'ils sauront que j'en ai parlé à la police, ils feront le nécessaire pour m'éliminer, s'ils ne le veulent pas déjà. Je conviens qu'il est plus prudent que je retourne en France avant d'en toucher mot.

Sortant de mes réflexions, je reprends l'inspection du contenu de cette valise. Et, ô, surprise, un bracelet ! Je commence à me demander si ce n'est pas la grande mode en ce moment, tout le monde se l'arrache ! J'ai vraiment eu tort de m'en débarrasser ! Peut-être étais-je le cobaye d'une maison de mode qui testait sa nouvelle création, et, enragée que je l'ai bassement jeté dans la mer, elle veut se venger par tous les moyens ? Bah ! Restons sérieux. Ce bracelet me fait aussi revenir ma pierre à l'esprit. Je la cherche et la trouve avec satisfaction dans ma poche. Nouvelle surprise, un gros paquet de billet verts. Après décompte : vingt-cinq mille dollars ! Il serait raisonnablement temps que je change de travail, au vu de l'argent qu'il est possible d'amasser alors qu'on est poursuivi ! Je reprends mon inspection, un billet d'avion pour Los Angeles pour ce soir 19 heures, et un pour Dakar partant de Los Angeles le dimanche 10. Finalement tout n'est pas si incompréhensible et incohérent, mon bonhomme serait-il sur les traces de mon marabout ? Sans rien de plus notable dans la valise, je prends les cahiers, les billets d'avion et l'argent et mets le tout dans mon sac. Je ne touche pas au bracelet, je crois que j'ai un peu une peur paranoïaque de cette chose désormais.

J'en déduis que ma prochaine destination est une petite semaine de vacances à L.A., qui se poursuivra par un peu de safari. Je ressors de l'appartement, toujours avec précaution, et prends l'ascenseur pour les parkings en sous-sol. La recherche de la voiture n'est pas aisée, le modèle sur les papiers ne me renseigne pas beaucoup et elles sont toutes identiques à mes yeux. Je parcours les allées en faisant jouer du beep de temps en temps pour voir si une voiture répond ou si je retrouve la plaque d'immatriculation. Il me faut une bonne demi-heure pour mettre la main dessus, le beep des clés ne marchait pas, les piles devaient être vides. Une fois au volant je vérifie que le départ pour Los Angeles est bien à partir du Reagan-Airport que j'ai vu en sortant du Pentagone ; c'est effectivement le cas. Il ne me reste qu'à trouver la route jusque là-bas. 13 heures 20, je devrais avoir largement le temps d'y être pour 19 heures. Toutefois cinq minutes de réflexion avant de démarrer me laissent supposer que l'homme du Pentagone va sûrement rentrer chez lui s'il devait partir ce soir, et il va moyennement apprécier que je lui ai volé ses billets. Il tentera sans doute de me prendre de court à l'aéroport. Le plus opportun serait que je décale mon vol et parte plus tôt. Une autre solution, plus prudente, voudrait que je parte d'ici directement en voiture et que je cherche un aéroport dans une autre ville ; il y en a légion aux USA normalement. Je m'oriente vers cette solution, me paraissant plus avisée, confortée par les plus de vingt-cinq mille dollars trouvés dans la valise, qui me permettent de me payer un billet pour n'importe où sans problème. Pour continuer dans cette voie, je pourrais aussi m'offrir directement un billet pour Paris, Dakar ou Pétaouchnok. J'hésite mais je repousse la prise de décision à plus tard et préfère sortir de ce parking et m'éloigner de cet immeuble dans un premier temps.

Je ne sais pas trop quoi faire, je roule doucement en direction de l'aéroport en réfléchissant. S'il veut rester une semaine à Los Angeles avant de partir pour Dakar c'est qu'il y a peut-être des éléments importants là-bas. Mais quels moyens aurai-je une fois sur place pour les découvrir ? D'un autre côté il est possible qu'il veuille juste dire au revoir à sa famille avant de quitter le pays. En plus à la vue des indices en ma possession, il n'est pas exclu que ce ne soit qu'un voyage d'affaires. Bien sûr il était opposé à l'autre personne quand il m'a retiré mon bracelet et son appartement était presque vide de tout à part cette valise mais il n'était peut-être vraiment que de passage et habite vraiment Dakar. Toutefois il est censé être un employé du Pentagone. Et la somme d'argent en liquide vient épauler l'hypothèse d'un départ pas tout à fait classique, d'autant plus que la destination finale n'est pas anodine. Je pourrais éventuellement trouver des informations complémentaires à l'aéroport, mais je me suis déjà fait avoir une fois à Paris avec une combine de ce genre, à Charles de Gaulle. Peut-être devrais-je tenter de traduire ces cahiers ; ils contiennent certainement des informations intéressantes. Quelques minutes me sont encore nécessaires pour finalement décider de quitter la ville dans un premier temps, trouver une autre ville un peu plus loin et y essayer de faire traduire ces cahiers. S'il n'y a rien de probant je rentrerai alors à Paris, sinon j'aviserai en conséquence pour voir si je vais à L.A. ou Dakar. Concernant la voiture il faudrait que je l'abandonne sur une fausse piste, au cas où ils la recherchent. En attendant je dois avoir quelques heures de tranquillité que je peux passer à rouler vers le Sud, et dans trois heures je chercherai un autre moyen de transport.

Tout se passe plutôt bien, j'arrive à Richmond vers 15 heures 40. Je laisse la voiture en centre ville et pars à la recherche d'un bus. Une autre interrogation me turlupinant est que je ne sais pas quelles villes se trouvent à une distance raisonnable au sud de Richmond. Et puis je pourrais aussi aller vers l'est ou vers l'ouest, après tout quelle importance ? En marchant à la recherche d'une maison de la presse, d'un vendeur de journaux ou de livres auquel je pourrais acheter une carte, je ralentis à une sorte d'arrêt de bus. Un des bus est ouvert avec un chauffeur qui a l'air de ranger ou de faire le tour des sièges pour vérifier que rien n'a été laissé par les passagers. Je monte. Il m'interpelle en anglais :

- Non non monsieur, terminus, ce bus ne va plus nulle part.

- Bonsoir oui excusez-moi, je voudrais juste savoir quel est le prochain départ et quels seront les arrêts ?

- Ah le prochain départ c'est demain matin 6 heures monsieur, et les arrêts sont...

Je ne comprends pas la moitié des villes ou des arrêts qu'il donne et distingue juste plus ou moins le terminus.

- ...et terminus Raleigh.

Raleigh ? Je ne crois pas que je connaisse, pourtant ce nom me dit quelque chose. Mais en repartant pour trouver une carte des USA je me dis qu'au pire je saurais que je peux partir d'ici demain matin avec ce bus. Promenade en centre ville, je trouve finalement un magasin où m'acheter une carte. Raleigh est une ville un peu plus au sud. Elle fera impeccablement l'affaire. Elle a tout l'air de ne pas être si grande, c'est parfait. En attendant je cherche un hôtel pour la nuit, et de quoi faire quelques courses de nourriture pour le soir et le lendemain. Je débourse cinquante dollars dans un hôtel modeste où il faut payer en avance ; pour une nuit il me suffira amplement. De toute façon j'explique au maître d'hôtel que devant partir pour 5 heures le lendemain il est plus judicieux que je le paye en avance. Je retourne par la suite là où j'avais trouvé le bus pour voir s'il faut acheter les billets dès à présent mais tout étant fermé et ne trouvant personne sur place, je remets ce détail pour le lendemain, me promettant d'arriver en avance.

Un peu de tranquillité, enfin. Une bonne douche puis une nuit sans encombre le ventre plein, voilà quelques jours que ça ne m'était pas arrivé... Lundi 4 novembre, lever 5 heures, l'arrêt de bus est à vingt minutes à pied. Je déjeune avec des donuts que j'ai achetés la veille. Départ du bus à 6 heures passées. Je fais le voyage à côté d'un couple bien américain qui me raconte sa vie. Tant mieux plus ils parlent moins j'en dis sur moi. J'invente tout de même une histoire, que je suis à la recherche de mon père, que je viens d'Europe et que j'ai gagné ma carte verte à la loterie machin, bref je baratine en attendant d'arriver à Raleigh. Mais ils ne sont pas très curieux et je n'ai pas besoin de détailler beaucoup. Finalement le nombre d'arrêts n'est pas très important et le trajet est principalement constitué d'autoroute. Il nous faut à peu près quatre heures de route et nous arrivons à Raleigh vers les 10 heures passées. Ce n'est pas gros sur une carte mais c'est quand même une ville assez conséquente. Première étape, recherche d'un hôtel, il faut que j'en choisisse un pour quelques jours cette fois-ci. Ensuite je partirai en quête de personnes capables de déchiffrer mes cahiers. Il me faudrait aussi de toute urgence de nouveaux vêtements, les miens commençant à avoir vraiment mauvaise allure.

Emplettes en ville et tour du canton pour trouver une bibliothèque. Il doit sans doute y avoir une Université, et avec un peu de chance des professeurs d'arabe capables de lire ces cahiers. Le plus simple étant de trouver un cybercafé, avec un bon petit Google je pourrais trouver plus de choses qu'en une journée entière à courir à droite ou à gauche. La recherche d'un cybercafé n'est pas des plus complexes, et je n'en ai même pas l'occasion de visiter un peu la ville... Ah mais voilà pourquoi Raleigh me dit quelque chose, c'est la ville de la société Redhat ! Redhat est l'un des concurrents direct de la société dans laquelel je travaille, il faudra que j'aille faire un tour voir les locaux. Sinon il y a effectivement une Université à Raleigh, et d'ailleurs ce n'est pas très étonnant, j'apprends avec surprise que c'est la capitale de la Caroline du Nord ! Ah décidément ma géographie... Toutefois je ne trouve pas sur le site d'indication quant à des cours de langues étrangères. Je pourrai quand même y faire un tour demain pour demander, ce serait quand même bien étonnant qu'il n'y ait pas un département de langues, et s'il n'y a pas d'enseignement d'arabe éventuellement certains professeurs pourront tout de même m'aider ou m'indiquer où me renseigner. Je prends aussi l'adresse de l'Institut Islamique de Raleigh et j'en profite pour lire mes mails et en écrire deux ou trois. Je décide de raconter à Guillaume et à Fabrice toute l'histoire, en leur expliquant ce que je sais et où je me trouve. Je dis simplement aux autres que tout va bien et que je suis en vacances. J'informe aussi papa et maman pour leur expliquer que mon portable est cassé mais que même si tout se passe bien un contrat à mon travail m'empêchera d'aller passer une semaine chez eux, mais que ce n'est que partie remise. Je termine par un petit tour des nouvelles avec mes sites classiques, linuxfr, Google news, boursorama... Pas de catastrophe. 17 heures, je prévois d'aller à l'Institut Islamique le lendemain matin, puis ensuite à l'Université en fonction des résultats. En attendant je vais profiter du reste de la journée pour m'acheter une paire de jeans, de quoi me raser pour me refaire une beauté, et de quoi dîner pour le soir.

Deuxième nuit tranquille, j'ai peine à me dire qu'il ne faudrait peut-être pas que je m'y habitue. Le matin je pars tôt en direction du Centre Islamique de Raleigh, 3020 Ligon Street. Mais c'est peine perdue car je me fais remballer assez rapidement. En effet il semblerait que les cahiers ne soient pas écrits en arabe. Je me suis tout de même permis de demander à mon interlocuteur s'il avait une idée de la langue, et il a répondu que c'était de toute évidence de l'hébreu. Mes plus plates excuses et je suis reparti de nouveau en quête d'un cybercafé pour trouver un centre juif dans le coin. Il y a un établissement qui s'appelle le "Temple Beth Or" et qui m'a l'air d'un bon candidat. C'est un peu à l'extérieur, au nord de Raleigh. Comme je ne capte pas outre mesure leur système de transport en commun, et que j'ai toujours eu beaucoup de mal à acheter des tickets de métro ou de bus de toute manière, j'y vais à pied. Il s'avère dans les faits que ce n'est pas tout près, plusieurs kilomètres, et il me faut plus d'une heure trente pour m'y rendre, et j'étais déjà dans le Nord de Raleigh. Sur place je passe un temps conséquent avant de faire comprendre que j'ai des documents que je voudrais faire traduire. Quelques personnes y jettent un oeil mais toutes semblent dire que ce n'est pas de l'hébreu, ou pas vraiment ; elles paraissent très perplexes quoi qu'il en soit. Une suspecte que c'est peut-être de l'hébreu ancien mais que pour être sûr il faudrait demander au vieux dont je n'ai pas saisi le nom. Bien évidemment on ne peut pas le déranger aussi facilement. Bref ils se moquent un peu de mes questions et me congédient en me raccompagnant à l'extérieur. J'accepte sans faire d'opposition mais une fois dehors je fais discrètement le tour des bâtisses pour chercher ce vieux en question. Il y a une synagogue ou quelque chose qui y ressemble et je suis confiant d'y trouver à l'intérieur mon bonhomme ou quelqu'un pouvant me renseigner. Toutefois le jeu est risqué, et je vais me faire attraper rapidement si je rentre tel quel dans ce lieu pas vraiment ouvert aux visiteurs. Je tente tout de même. Je suis surpris par le monde. J'imagine qu'il faut que je m'adresse au plus vieux des plus vieux. Je ne dois pas perdre de temps avant que tous les autres ne me sautent dessus et ne me jettent à la porte, car je suis plus l'archétype du touriste païen que du fervent pratiquant.

David

Dans un premier temps je ne trouve personne qui corresponde à ce que je pense ou qui ait l'air suffisamment avenant pour que je me risque à lui demander de l'aide. Tout le monde me regarde méchamment. Ce n'est qu'alors que je m'apprête à sortir que je remarque un vieillard dans un coin. Je me dirige rapidement vers lui et je lui tends directement un des cahiers, celui qui me semble être un des plus plus vieux des onze. Le vieil homme regarde le cahier avec attention, puis se lève et me fait signe silencieusement de le suivre, nous sortons de la pièce et prenons un couloir étroit, puis arrivons finalement à une petite pièce qui semble être son bureau. Il se retourne vers moi :

- David Leverman.

Il me tend la main.

- Enchanté, François Aulleri, mais la plupart des gens m'appellent Ylraw.

Nous nous serrons la main façon US chaleureuse.

- D'où tenez-vous ce cahier ?

- L'histoire est un peu compliquée, toujours est-il que ce n'est pas le seul, j'en ai onze en tout, qui semblent former une sorte de journal, et dont le plus récent de toute évidence nous est contemporain. Est-ce que vous êtes capable de le lire ?

Il me présente une chaise de la main :

- Asseyez-vous, je vous en prie.

Le vieil homme fait le tour de son bureau encombré et s'assoit, je fais de même sur la chaise qu'il m'a tendue. Il met ses lunettes et regarde avec attention le cahier pendant quelques minutes.

- C'est très étrange, c'est manifestement de l'hébreu ancien, ou une forme approchée, mais j'ai beaucoup de mal à le lire, les tournures de phrases, et une partie du vocabulaire me sont inconnus. Il semblerait néanmoins que ce soit une sorte de journal, comme vous le dîtes. La première date que j'arrive à déchiffrer est 10250, mais je peux me tromper, ce n'est peut-être pas une date. Cela dit la suite semble le confirmer, avec à peu près une date ou deux par an, voire aucune certaines années, comme si seulement quelques faits, peut-être les plus importants, étaient relatés.

Il reste silencieux un moment, feuilletant le carnet.

- Il semble y avoir des sauts réguliers aussi, tous les six ans, comme si la personne arrêtait d'écrire, puis reprenait.

Satisfait qu'il puisse m'aider, je sors alors les dix autres cahiers, et les pose sur son bureau. Il s'empresse de les regarder les uns après les autres.

- C'est incroyable l'écriture est pratiquement la même tout du long, seul le stylo a manifestement changé, comme si c'était la même personne qui avait écrit tous les cahiers. Ceci est vraiment très intéressant, vous ne voulez vraiment pas me raconter comment vous les avez trouvés ?

Je me décide alors à prendre le risque de lui raconter l'histoire. Je ne fais pratiquement aucune omission. Le bracelet, l'Île de Ré, la rencontre avec le vieux, le retour sur Paris, l'aéroport, puis le réveil au Pentagone, la visite de l'appartement dans Washington où je trouve les cahiers, et enfin mon arrivée à Raleigh, l'aventure au complet. Il a écouté sans poser de question, me proposant simplement un verre d'eau pendant mon discours de près de trois quarts d'heure.

- Très très étrange, est-ce que cela voudrait dire que l'armée américaine possède des informations sur des documents hébreux non divulgués ? Ou peut-être cherche-t-elle à diffuser de faux documents en vue de créer des dissensions au sein de la communauté juive ?

- C'est possible mais comme je vous ai expliqué, je n'ai pas trouvé ces cahiers au Pentagone mais dans une chambre d'hôtel de l'une des personnes qui me retenaient prisonnier là-bas. Mais il se peut que cette personne eût pour mission d'aller déposer ces cahiers quelque part pour faire croire à une découverte, en Afrique, peut-être.

David, qui s'était reculé sur sa chaise pour m'écouter, remet ses lunettes pour feuilleté de nouveau les cahiers..

- Sur l'un des lieux où le peuple d'Israel est passé ? Oui, c'est possible, en attendant nous aurons peut-être des réponses si je parviens à déchiffrer certains passages.

- Oui car je ne vous ai pas dit que cette personne avait aussi dans ses affaires aux côtés des cahiers un billet d'avion pour Los Angeles, et un autre pour Dakar au départ de Los Angeles pour dimanche prochain. En conséquence il pourrait être intéressant de déchiffrer le dernier cahier en premier lieu pour chercher si ce que manigançaient ces hommes y est indiqué.

David se recule sur sa chaise et me regarde un instant silencieusement, puis me demande :

- Oui c'est une bonne idée... Mais puis-je vous poser une question, qu'avez-vous fait pour que ces hommes vous en veulent ?

- C'est la question que je me pose depuis le début de cette histoire, croyez-moi je n'y comprends pas grand-chose. La personne que j'ai vue en France et qui m'a conseillé d'aller en Afrique semblait dire que le fait que je porte le bracelet était une des raisons. Au début je me suis dit que c'était un signe de reconnaissance qu'il ne fallait absolument pas montrer. Le fait que je le portais devait leur faire penser que je savais certaines choses fâcheuses et que montrer le bracelet prouvait que j'étais décidé à les trahir, ou les provoquer. Alors il était préférable pour eux que je ne puisse pas répéter ce que j'étais supposé savoir. Mais ça n'explique pas pourquoi ils ne m'ont pas éliminé quand ils en avaient l'occasion. Peut-être aussi suis-je en possession d'éléments sans le savoir. Mais j'ai peine à croire que ce soit le cas, car ils n'ont même pas pris la peine de me fouiller au Pentagone. Par contre il semblerait qu'ils aient fouillé mon appartement, mais je n'ai pas pu vérifier s'ils y ont trouvé quelque chose ou pas. Et de toute façon je ne vois vraiment pas qu'est ce qu'ils auraient pu trouver. Il est possible pourtant que je sache certaines choses qui les intéressent. J'espérais que ces cahiers pourraient m'en dire un peu plus et me donner quelques pistes.

David se releva doucement :

- Je comprends. Bien, j'ai quelques obligations qui m'obligent à vous laisser, pourriez-vous revenir demain avec les cahiers ? Pour combien de temps êtes-vous en ville ?

Je me lève moi aussi.

- Je n'ai pas d'obligation, la seule contrainte, comme je vous l'ai dit, est ce vol pour Dakar dimanche prochain, d'ici là je suis à votre disposition. Quant aux cahiers, je peux vous les laisser si vous le désirez, vous saurez en faire meilleur usage que moi, je doute de pouvoir me lancer dans l'étude de l'hébreu ancien en quelques jours.

- C'est très aimable à vous de me porter cette confiance, j'apprécie. Si vous le pouvez revenez donc demain en début d'après-midi, nous aurons alors plus de temps pour discuter. J'indiquerai à l'accueil que je vous attends, François Olri, c'est bien cela ?

- Aulleri, 'a' 'u' deux 'l' 'e' 'r' 'i', hum attendez il doit me rester quelques cartes de visite, voilà.

Je lui tends une de mes cartes de visite de Mandrakesoft. Il en profite pour me demander deux trois informations sur ce que je fais dans mon travail et dans la vie en général, puis me remercie et me raccompagne à la porte. Je rentre tranquillement jusqu'à l'hôtel, avec le reste de la journée à tuer. Je peux aller squatter un cybercafé, mais je pourrais aussi en profiter pour faire le tour de la citadelle... Finalement je ne fais pas grand-chose de passionnant. Je suis tellement impatient de retourner demain voir le vieux David que je finis la soirée à larver devant la télévision à l'hôtel, tout en faisant quelques pompes de temps en temps, bien sûr. Je me dis que je pourrai m'acheter un short et le lendemain matin aller faire un footing, il est bien probable que par les temps qui courent me maintenir en forme ne soit pas un luxe.

Vendredi 6 décembre 2002

Mercredi 6 novembre. Footing le matin, ensuite je ne peux pas m'empêcher d'aller faire un tour au cybercafé pour vérifier mes mails et regarder un peu les nouvelles. J'ai l'idée de chercher des informations sur cet homme dont je suis allé visiter l'appartement, ce John Peters. Manque de chance j'ai comme résultat des dizaines d'homonymes, et même en complétant la recherche avec 'FBI' ou 'Pentagon', rien de bien concluant ne me permet d'espérer une piste. Vers 11 heures 30 je reprends la route pour le temple. J'y vais en courant car dans le cas contraire il me faut presque deux heures pour m'y rendre de l'hôtel. Cette fois-ci le personnel du centre ne me fait aucune difficulté et une personne m'accompagne jusqu'au bureau du vieux David, où ils me laissent. Politesses d'usage, puis je ne peux m'empêcher de lui demander directement s'il a eu le temps de lire les cahiers.

- Pour être franc j'ai passé ma nuit à ça. J'en ai même manqué mon réveil ce matin, après m'être endormi dessus. Cela doit bien faire vingt ans qu'une chose pareille ne m'était pas arrivée.

- Vous avez trouvé des choses intéressantes ?

- C'est difficile à dire. Tout d'abord la traduction est très fastidieuse, et je n'avance qu'en faisant des suppositions que je dois souvent remettre en cause. Il semblerait toutefois, aussi incroyable que cela puisse paraître, que ce soit bien une seule et même personne qui ait écrit tous ces cahiers. Toutefois c'est peut-être une même personne morale, et non pas physique, comme de père en fils, ou au sein d'une secte, d'une organisation, la tradition et la culture d'une même foi donnant l'illusion de l'unicité. Mais c'est tout de même très étrange car le style et la calligraphie restent tellement identiques. Quoi qu'il en soit que nous prenions l'hypothèse qu'une seule personne ait écrit tous les cahiers ou plusieurs à la suite, le premier homme, ou la première femme, serait né, ou venu d'un endroit, ce n'est pas très clair, à Londres. Je ne comprends pas par contre leur calendrier, car il est mention de dates allant de 10250 à 10550, ce qui ne correspond ni au calendrier juif, ni au calendrier chrétien. Quoi qu'il en soit le cahier le plus ancien semble résumer les deux premiers siècles pendant lesquels ils ne mettaient pas encore par écrit leur histoire.

- Et ces cahiers peuvent-ils être un faux ? Des cahiers créés de toutes pièces ?

- Non, enfin je ne crois pas, d'un autre côté je ne sais pas de quoi ils sont capables de nos jours. Après tout tellement de choses sont possibles, même de créer une sorte d'hébreu ancien inconnu. Mais cependant je trouverais cette hypothèse étrange, ils auraient dû passer un temps phénoménal pour mettre au point cette langue. Il aurait été plus facile, et beaucoup plus percutant, que le même hébreu que celui utilisé dans l'ancien testament soit préféré.

- Oui mais ce serait un moyen de rendre les choses encore plus crédibles, justement, d'utiliser une sorte de langue encore plus ancienne, pour faire croire, peut-être, que Dieu, Jésus ou certains prophètes sont toujours parmi nous, ou sont revenus, ou bien l'existence d'un groupe de pression juif qui dirige certains organes du pouvoir ; dans un but de forcer des prises de position dans le conflit Israélo-Palestinien, par exemple. Ou peut-être encore des éléments qui remettraient en question certains dogmes religieux. Quant à la langue ancienne, je suppose que de bons ordinateurs de nos jours seraient capables de générer une sorte de version dérivée d'une langue donnée avec l'aide de certains spécialistes.

- Certes, mais dans le peu que j'ai pu déchiffrer, il n'est pas vraiment question de religion, je ne crois pas avoir vu sous-entendu une référence au tout puissant. Je peux avoir bien sûr manqué les passages qui en parlent, car je ne comprends que quelques mots dispersés.

- De quoi est-il question alors ?

- Eh bien j'ai tenté tout d'abord de lire le dernier cahier, celui qui semble le plus récent, comme vous me l'aviez conseillé, mais les références étaient nombreuses, et j'avais beaucoup de mal. Je me suis alors dit que de les lire dans l'ordre me permettrait de comprendre plus facilement l'enchaînement et peut-être la logique.

- Et ?

- Eh bien il ressort presque constamment une sorte d'organisation, de secte peut-être. Un ensemble de personnes à qui fait très souvent référence l'homme ou la femme qui a écrit. Mais je ne comprends pas très bien ce que cette organisation représente. La personne semblait agir comme conseiller, à l'époque des deux premiers cahiers, autour des années 11500, de marchands, ou d'une famille d'hommes d'affaires peut-être. Après il semble qu'elle ait bougé, vers d'autres grandes villes européennes de cette époque.

- Mais, quelles sont les dates mentionnées dans le dernier cahier ?

- La dernière date du cahier le plus récent est 13134.

- 13134 ! Si on considère que cette date nous est contemporaine, alors 11500 correspondent à plus de 1600 ans plus tôt. Et vous m'avez dit qu'elle était née entre 10250 et 10550, il y a plus de 2500 ans, c'est incroyable !

- Oui, cela remonte au cinquième siècle avant le calendrier chrétien.

- Et que dit cette personne exactement ? Que raconte-t-elle ?

- Je n'arrive à déchiffrer que quelques mots communs, c'est donc difficile de comprendre le sens global, mais il me semble qu'elle parle de décisions, de choix, de ce qu'il faut faire pour avancer dans la bonne direction. J'ai aussi l'impression que quelque chose lui fait peur, qu'elle doit se cacher. Et à vrai dire pour l'instant je n'en sais pas beaucoup plus. Il me faudrait sûrement des mois voire plus pour arriver à me faire une idée plus précise et plus aboutie. Je ne suis peut-être pas la personne adéquate, peut-être devriez-vous rentrer en contact avec quelques spécialistes bien plus capables que moi pour vous aider.

- Il se trouve qu'il y a pas mal de gens qui m'en veulent, et que je n'ai pas vraiment à ma disposition ces quelques mois pour savoir quels sont leurs motifs. J'imagine qu'une fois que tout sera terminé je porterai effectivement ces cahiers à des chercheurs ou des archéologues ; mais pour le moment vous êtes la seule personne qui peut m'expliquer ce qu'il se passe, si ça vaut le coup ou pas que j'aille à L.A. pour dimanche prochain, et ce que je suis susceptible d'y trouver.

- Je comprends. En quoi pensez-vous que vous pouvez être lié à cette histoire, peut-être avez-vous réfléchi un peu plus en détail depuis que vous êtes plus tranquille à Raleigh ?

- Pour être franc j'attendais beaucoup des cahiers, et je ne me suis pas vraiment posé la question, mais peut-être que je connais une partie des réponses, oui. Malgré tout j'ai beaucoup de mal à m'imaginer en quoi ma vie tout ce qu'il y a de plus classique puisse intéresser qui que ce soit.

- Et cette histoire de bracelet, il semble qu'il revienne souvent, et de plus il semble être le point de départ. Ne pourrait-il pas être le lien ?

- Oui je suis presque sûr que c'est bien la raison de leur confusion au début, mais ils auraient dû chercher la fille, pas moi, et auraient dû se rendre compte de leur erreur rapidement. Ils ont eu l'occasion de vérifier toutes les infos sur moi et pourtant ils ont continué à me courir après. Ils ont de plus vraisemblablement visité mon appartement à Paris et donc trouvé à peu près tout de ma vie. À moins qu'ils ne se soient effectivement plantés au début, et que désormais ils aient peur de ce que j'ai pu voir. Cette hypothèse me semble l'explication la plus plausible. Toujours est-il qu'il semble à présent certain qu'une organisation plus ou moins secrète se cache derrière tout ça, mais quels sont ses objectifs et son étendue, c'est toujours un mystère. Quoiqu'elle semble au moins infiltrée au sein d'organismes aussi importants que le Pentagone, ce n'est pas rien.

- Le Pentagone n'est pas vraiment un organisme, mais je vois ce que vous voulez dire. Pouvez-vous me parler un peu plus de ce bracelet ? Pourrait-il être une sorte de signe de reconnaissance, un talisman ?

- Je ne sais pas s'il peut être un talisman, mais il semblerait qu'ils ne le portent pas en permanence, et d'après ce que m'avait dit le gars sur la plage, et aussi un autre type bizarre que j'avais croisé dans la rue à Paris, qui est peut-être celui qui a tout déclenché, d'ailleurs, il est dangereux pour eux de le porter et de le montrer en public. Il est donc possible qu'ils ne l'utilisent que dans certaines occasions, des réunions secrètes ou un truc du genre.

David, qui était appuyé contre le bureau, se recule dans son siège, pensif.

- Tout cela est vraiment très étrange...

- Je ne vous le fais pas dire, mais il ne faut pas trop vous turlupiner avec ça, ce sont mes problèmes après tout.

- Oh vous savez, les problèmes d'un homme sont les problèmes des hommes...

Il resta silencieux un instant, puis me demanda :

- Êtes-vous croyant ?

Je suis surpris par la question, mais le vieux David doit sûrement se demander si je ne lui raconte pas des salades, il est normal qu'il cherche un peu à me connaître. Je n'ai rien à lui cacher.

- Non. Enfin pour être plus précis je l'étais jeune, alors catholique plutôt pratiquant. Et puis le temps passant et mes interrogations grandissant je me suis éloigné de Dieu et tout ce qui tourne autour. Je voulais d'une certaine façon vivre ma vie seul, sans l'aide de personne, quitte à ne pas y arriver. Et je trouvais que Dieu était une excuse un peu facile face à l'adversité, et que j'étais la seule personne à pouvoir vraiment changer les choses.

Il semble étonné par ma réponse.

- Dieu une excuse facile ? Que voulez-vous dire ?

- Je veux dire que c'est parfois une solution de facilité que de se plaindre de fatalité et de volonté divine plutôt que de continuer à se battre pour changer les choses.

- Je vois. Mais suivre Dieu c'est aussi suivre une voie de justice et de bien, ne plus croire ne vous mène-t-il pas plus facilement vers des choses, des actions, rejetées par votre religion ?

- Je pense que je suis resté quand même fortement influencé par la morale et l'ensemble de la notion de "Bien" prônée par la religion ; et je tente si possible de respecter mes principes, qui en découlent principalement, et de conserver une hygiène de vie à l'abri des tentations matérialistes. Je ne sais pas trop comment je m'en sors, ce n'est pas tous les jours facile et je dois céder plus que de raison à certains petits péchés, peut-être à des plus gros, même, sans m'en rendre compte, mais je n'ai pas l'impression d'avoir une vie qui pourrait s'avérer plus critiquable que d'autres bons croyants. Je donne de l'argent pour un gamin en Afrique, je donne mon sang, je fais attention à la nature, je laisse des pourboires au serveur, enfin, ici en amérique c'est normal mais en France la note comprend le salaire des serveurs, alors on peut ne rien donner. J'essaie de ne pas être égoïste, d'être tolérant, enfin, ce genre de chose quoi. Mais d'autre part c'est vrai que je considère certaines règles religieuses un peu désuètes, par exemple je ne cacherais pas avoir pris quelques libertés avec certaines de mes compatriotes en dehors des liens sacrés du mariage.

Il sourit. Je continue :

- Cependant j'essaie tant bien que mal de ne pas faire ce que ma morale réprouve, de ne pas agir juste pour mon plaisir, et j'ai une certaine capacité à me rendre la vie difficile et à ne pas céder à la facilité. Tout ceci peut paraître un peu prétentieux, mais je ne pense pas que vous impressionner puisse m'apporter quoi que ce soit.

- Je comprends votre point de vue. Il est vrai que la religion semble parfois bien lointaine des préoccupations de la vie moderne. Je déplore toutefois que tous, même non croyants, ne suivent pas une voie un peu moins entachée des sirènes de nos sociétés égoïstes.

- Je me suis déjà posé la question, effectivement, d'un substitut à la religion pour que les gens gardent un esprit critique et un certain recul vis-à-vis de la facilité apparente de nos civilisations...

David me coupe.

- Pourquoi un substitut ? La religion par son ancienneté garde justement ce recul et cette force face au monde actuel.

- Peut-être mais les gens ne le voient pas ou ne le croient pas, et pensent qu'elle ne peut plus vraiment servir de valeur fondamentale. Et j'ai peur que nos sociétés ne s'effondrent comme des châteaux de cartes si des bases solides n'existent plus. Je ne pense pas pour ma part que le capitalisme et l'argent soient une base suffisamment solide.

- La morale est le bien le sont sans doute plus, il est vrai. Vous êtes anticapitaliste ?

- Non, je ne pense pas, enfin plus exactement je ne pense pas que le capitalisme en lui-même soit une mauvaise chose, mais il n'est pas suffisant pour un développement harmonieux de l'homme. Malgré tout je ne sais pas trop quel serait le système idéal où les gens puissent continuer à avoir de l'ambition, à faire fortune, à être motivés pour aller de l'avant, mais où les retombées puissent davantage profiter à l'humanité en général. Le capitalisme actuel semble de plus en plus se développer en entretenant et augmentant les différences de richesses entre les gens, les principes de redistribution ne fonctionnent pas correctement.

- Mais justement dans ce contexte la religion et ses principes peuvent aider les gens à être moins égoïstes, plus moraux et ne pas faire sans remords, simplement pour l'argent, des choses mauvaises, et surtout à redistribuer leur surplus.

- Oui à mon avis la religion a contribué, jusqu'à présent en tous cas, à l'établissement d'une morale commune que l'on retrouve plus ou moins chez tout le monde, et qui a permis au système de fonctionner. Mais je pense qu'elle ne suffit plus et se trouve trop à l'écart des considérations de la vie économique pour vraiment être efficace. Je suis sûr que nombre de patrons de boîtes internationales qui exploitent des milliers d'enfants indirectement en Asie du Sud-Est et trafiquent leur comptes dans moult paradis fiscaux sont de fervents pratiquants religieux. Ils vont à la messe régulièrement et ne sentent pas du tout à quel point leur comportement est paradoxal. Dieu s'est trop éloigné de notre monde pour y jouer encore un réel rôle.

- Mais comment le faire revenir, vous pensez qu'il faut rétablir la religion dans l'État ?

- Non je ne pense pas qu'il faille que Dieu revienne, je pense qu'il faut trouver autre chose que la religion, ou peut-être une forme plus à jour, qui façonne les gens plus qu'elle ne les punit. Et où naturellement ils sont poussés à faire des choses bonnes pour tout le monde.

- Mais vous parlez du tout-puissant comme d'un outil, comme si on pouvait décider qu'il soit présent ou pas, mais il est là, quoi qu'il arrive !

- Non, je pense qu'il n'est là que si les gens croient en lui, si plus personne ne croit en lui, il n'est plus là. Qu'il existe ou pas n'est pas la question, il faut que les hommes le suivent pour qu'il ait de la force, et ce n'est plus le cas ; et je ne pense pas que nous puissions revenir en arrière. C'est pour cette raison qu'il faut trouver un système plus à jour, plus humain peut-être, pour que les hommes y trouvent les réponses à leurs problèmes actuels. Dans notre monde les hommes se moquent du paradis dans les cieux, ils peuvent l'avoir ici et maintenant, pourquoi attendre ?

- Pour ses paroles je devrais vous jeter dehors. Je ne pense pas que je pourrai jamais accepter ce que vous dites mais néanmoins je comprends votre raisonnement. Et j'ai beau fermer les yeux il faut bien reconnaître que ce que vous dîtes dans la description du monde actuel n'est pas dénoué de tout sens.

- Je ne raisonne pas comme vous, en effet, pour moi il n'y a pas de fatalité, et à mes yeux, considérer que Dieu est la seule solution pour que les hommes restent sur le droit chemin, c'est une fatalité, c'est s'empêcher de trouver d'autres solutions, c'est considérer qu'il n'y a pas de possibilité d'avoir une humanité juste et bonne pour d'autres raisons que la simple foi religieuse.

- Mais qu'est-ce qui peut remplacer la religion, le tout-puissant, le Bien absolu, la foi ?

- Je pense que l'homme est égoïste, mais je pense surtout qu'il est orgueilleux, et si nous pouvions trouver un système qui satisfasse cet orgueil en étant plus profitable à tous, ce serait un progrès. C'est sur ce point que je trouve que le capitalisme est insuffisant, il est parfait pour répondre au besoin de pouvoir et de richesse des gens, mais ses déviances et surtout la faiblesse des hommes le rendent de moins en moins intéressant pour l'ensemble. Désormais les hommes entreprenants ou talentueux détournent trop le système en leur faveur en redonnant de moins en moins, alors que le principe serait de trouver l'équilibre qui ne brime pas les ambitions ponctuelles, mais qu'elles soient mises à profit pour la société en général. C'est un peu aussi la raison pour laquelle je trouve la plupart des systèmes socialistes utopiques. Ils ne prennent pas assez en compte que beaucoup d'hommes aspirent uniquement au pouvoir et à la domination. Et quel que soit le système, à quelques exceptions près, je pense que ce seront toujours ces mêmes personnes qui auront le pouvoir, parce que leur seule ligne de conduite, c'est d'obtenir ce pouvoir, que ce soit dans une dictature communiste, une dictature capitaliste, ou une dictature tout court.

- Vous pensez donc que l'homme n'est pas bon à la base, que ça dépend complètement de son environnement ?

- Je suis partagé sur cette question. Toujours est-il que s'il est bon à la base il est facilement corruptible à mon goût, et la situation finale est la même.

- J'ai la faiblesse de croire pour ma part que l'homme est bon, mais nous ne savons certainement pas lui parler dans les termes adéquats.

- Peut-être que beaucoup d'hommes sont comme vous le pensez, mais toujours est-il que certains autres vendraient mère et père pour arriver à leurs fins. Et je pense que ce sont ceux-ci qui nous dirigent, parce que leur ambition est plus importante que leur morale, ils sont prêts à tout pour la satisfaire...

Je m'interromps un instant, plus très sûr de mon raisonnement.

- Enfin... Je ne sais pas, je ne sais pas trop ce qui est vraiment au fond de l'homme... Je ne sais pas...

J'essaie de revenir un peu à mes préoccupations premières, nous avons considérablement divergé :

- Vous pensez que ces cahiers peuvent contenir des éléments susceptibles de remettre en question la religion et certains de ses préceptes ?

- De ce que j'ai lu, je ne pense pas. Mais la personne qui a écrit ces textes semble néanmoins faire partie d'une sorte d'organisation influente. Il se pourrait que la religion fut un des moyens de pression sur le reste de la population de ce groupe. Tout ceci n'est que supposition, bien sûr. Mais ça pourrait expliquer pourquoi cette organisation commence à prendre peur en sentant son pouvoir s'effriter. Peut-être cherche-t-elle d'autres moyens d'influence. Et ce danger auquel elle a été soumise de tous temps est peut-être simplement le risque d'être découverte. Mais je n'ai pas trouvé suffisamment d'éléments pour savoir vraiment de quoi il en retourne et vous en dire plus pour l'instant.

Je relâche un peu mon attention et m'assois plus confortablement sur ma chaise.

- Je me sens bien inutile, je ne peux que difficilement vous aider.

- Ne vous en faites pas, chacun est utile à son heure, et il se peut que la votre vienne plus vite que vous ne le désiriez vraiment. Vous aurez sans doute pas mal d'embûches dans la suite de vos aventures, mettez donc à profit ces quelques jours de clémence pour reprendre des forces.

- Vous avez sans doute raison, peut-être devrais-je vous laisser tranquille, alors. Nous pouvons nous voir demain à la même heure ?

- Oui, d'ici là j'aurai sans doute un peu plus d'informations à vous communiquer.

Je laisse donc David à mes cahiers, et rentre doucement en centre ville. Je serre toujours la pierre dans ma main. Petit à petit, j'arrive à m'en séparer, la placer simplement dans ma poche suffit à ne pas me rendre mal. L'accoutumance semble s'amenuiser.

Margareth

Depuis les deux ou trois jours de ma présence à Raleigh, j'ai croisé à plusieurs reprises une sans-abri derrière l'hôtel. Je le contourne pour me rendre au temple et je la vois souvent, soit à fouiller les poubelles, soit à dormir dans sa maison de carton, quand le gardien de l'hôtel ou les gamins ne viennent pas la déranger. Elle se trouve justement à chercher dans les poubelles. Je la regarde ; elle m'aperçoit.

- Je suis désolée d'importuner votre vue, Monsieur, mais c'est à cette heure-ci qu'ils jettent les restes de midi, si j'attends, les chats ou d'autres les auront pris à ma place, et je n'aurai rien à manger.

- Comment vous appelez-vous ?

Elle semble surprise de ma question.

- Euh, je m'appelais... Je m'appelle Margareth.

Elle a prononcé son prénom comme si personne ne l'avait appelé ainsi depuis des années et des années.

- Vous êtes ici depuis combien de temps ?

- À cet hôtel ? Ou dans la rue ? Dans la rue ça fait 25 ans.

Un des gardiens qui fait le tour de l'immeuble me reconnaît et demande :

- Elle vous importune, Monsieur ? Voulez-vous que je la chasse ?

- Non, pas du tout, nous discutons.

Il semble surpris, je lui file dix dollars et il s'en va, satisfait.

- Voulez-vous prendre une douche et passer une nuit au chaud ? J'ai une chambre à l'hôtel. Mais il va falloir faire attention pour rentrer parce qu'ils ne vont pas vouloir vous laisser passer.

- Euh, mais, je ne voudrais pas vous embêter, vous savez on se fait à la misère, et il y a sûrement des plus malheureux que moi.

- Allez venez. Placez-vous près de la porte verte là-bas, je vais venir vous ouvrir dans un petit moment pour vous faire rentrer par-derrière.

Ce n'est sûrement pas le genre de choses que j'aurais fait à Paris, mais dans les conditions présentes, dans ce pays si loin, avec toutes ces histoires qui m'arrivent, la discussion avec David, c'est peut-être le moment de penser un peu plus aux autres. Et puis ce n'est même pas mon argent.

Je réussis à la faire entrer en douce. Après une bonne douche, je me rends compte qu'il lui faudrait de nouveaux habits. Je discute un peu avec elle. Elle va avoir cinquante ans pour la fin de l'année, comme mon papa. Voilà vingt-cinq ans que son mari l'a mise à la porte pour une autre, la laissant sans aucune ressource. Elle n'a plus de famille, ou le prétend en tous cas, et après avoir fait plusieurs petits boulots, elle n'a pas réussi à remonter la pente et a terminé dans la rue, comme beaucoup. Je lui explique alors que je vais aller lui chercher des habits et de quoi manger. Je sors et lui trouve dans un magasin proche de l'hôtel de bons habits bien chauds et solides. Je ne peux malheureusement pas la sortir de son malheur, mais peut-être le rendre un peu moins dur pour un soir. Je pourrais lui donner de l'argent, il me reste au moins vingt-deux ou vingt-trois mille dollars. Je préfère en garder un peu au cas où ma carte bleue serait bloquée, mais je n'ai pas besoin d'autant. Toutefois j'ai la crainte que si je lui donne une si grosse somme, dans les deux mois elle n'ait tout dépensé et se retrouve dans le même état. Je commence à me sentir un peu seul peut-être, si loin de chez moi, loin de mes amis, de mes parents. Il n'y a que quelques jours que je suis parti, pourtant...

Elle est ravie par les habits, et aussi par les deux immenses pizzas que j'ai rapportées. Je ne parviens à finir que la moitié de la mienne, pour son bonheur car elle engloutit l'autre moitié en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire. Elle passe le reste de la soirée devant la télé ou à me raconter sa vie, puis sombre rapidement dans un profond sommeil.

C'est elle qui me réveille le matin, jeudi 7 novembre, elle m'explique qu'elle préfère retourner dans la rue, de peur que quelqu'un ne lui pique sa place, que Dieu me bénisse et d'autres remerciements chaleureux. Je me sens pourtant coupable de ne pas les mériter, ou de ne pouvoir faire plus, cet argent ne m'appartenant pas.

Je me recouche quelques instants, sommeille une petite heure puis me lève et pars faire mon footing matinal. Ensuite je pars à la recherche d'une banque. J'ai dans l'idée d'ouvrir un compte pour Margareth. Il est possible qu'il soit plus sage que je garde cet argent en vue des prochains tracas que je ne vais sans doute pas manquer d'avoir, mais je saurai bien me débrouiller autrement. Une fois une banque trouvée, j'explique au banquier que j'ai gagné vingt mille dollars et que j'aimerais les placer pour qu'ils me rapportent tous les mois. L'avantage des États-Unis, c'est qu'avec de l'argent, toute procédure est simplifiée, et je ne suis même pas tracassé par le fait d'être français, à vrai dire il s'en moque. Nous discutons des détails un moment et finalement nous tombons d'accord sur une rémunération à cinq pour cent avec un pour cent réinvesti en partie et servant pour les frais de tenue de compte. Mais comme les intérêts ne seront effectifs qu'à partir de la deuxième année, je rajoute mille dollars représentant aussi à peu près quatre-vingts dollars par mois pour la première année. Tout cela fonctionnant avec une carte de retrait au distributeur de la banque. Je retourne en direction de l'hôtel et rejoins Margareth. Je lui explique le tout.

- Voilà Margareth, avec cette carte, vous pourrez retirer environ quatre-vingts dollars tous les mois. Retenez bien le code, tenez voilà il est marqué sur ce papier. Utilisez cet argent à profit, vous pourrez vous payer un bon repas et de nouveaux habits de temps en temps. Vous aurez cet argent tous les mois, à partir de maintenant et sans limite de temps.

- Mais... Merci, mais je ne le veux pas, c'est votre argent, il est à vous, ne vous inquiétez pas pour moi, je m'en sors, c'est déjà beaucoup ce que vous avez fait, les habits et tout.

- Ne vous inquiétez pas, Margareth, ce n'est même pas mon argent, je l'ai trouvé, et il vous sera plus utile qu'à moi. De plus dans dix ans, si vous le désirez, vous pourrez retirer la totalité de la somme, cela représente vingt mille dollars.

Je lui répète et explique comment tout cela marche, nous allons faire un essai au distributeur où elle retire cinquante dollars. Après cet épisode je repars de nouveau vers le temple pour retrouver David, j'espère qu'il aura progressé, il ne me reste plus beaucoup de jours si je veux être à L.A. pour dimanche. Je m'y rends comme d'habitude en trottinant. Subitement, alors que je ne suis plus qu'à quelques dizaines de mètres du temple, un homme court à mes côté et m'arrête, je crois d'abord à une agression et fais un bond en arrière. Mais la confusion est vite effacée quand il dit qu'il est un ami de David. Il m'explique que je dois le suivre pour rejoindre ce dernier, car des événements l'obligent à me donner rendez-vous hors du temple. L'homme me précise qu'il va me conduire en voiture jusqu'à lui. Je reste sur mes gardes, m'étant déjà fait embobiner plus d'une fois jusqu'à présent, et lui demande pourquoi je devrais le croire. Il me répond que David, pour que je gagne sa confiance, lui a dit de dire que selon lui quelques écarts aux liens sacrés du mariage ne sont pas de si graves choses. Je me laisse convaincre par ce message, et décide de lui faire confiance. Je suis donc l'ami de David qui s'est présenté comme étant Samuel quelque chose, petit homme un peu grassouillet mais assez sûr de lui semblerait-il, déjà âgé, la cinquantaine, peut-être plus. Sa voiture est garée un peu plus loin. Je rajoute à sa fiche signalétique qu'il doit être fortuné, car en effet sa voiture est une Dodge Viper, une voiture de course de luxe. Je ne sais pas vraiment combien une voiture de ce type peut coûter, mais j'imagine que ce n'est pas une bouchée de pain, même ici aux États-Unis. J'ai au moins la satisfaction que les méchants devront courir un peu pour nous rattraper !

À ma grande déception il s'avère qu'il ne roule pas très vite, c'est bien la peine d'avoir une super voiture !... Enfin, mieux vaut rester discret, c'est plus prudent, et surtout ne pas avoir la mauvaise idée d'avoir un accident... Il m'explique que David m'a donné rendez-vous dans un parc, le "William B. Umstead State Park". C'est un grand parc au nord-ouest de Raleigh où tous deux ont l'habitude de se rencontrer quand ils veulent discuter un peu entre amis, au calme et loin du monde. Ils se donnent toujours rendez-vous près du "Big Lake", au nord du parc. Il nous faut une bonne demi-heure pour nous retrouver là-bas. entre-temps, je lui demande s'il sait ce qu'il se passe, mais il me répond qu'il a juste reçu un coup de fil de David lui demandant de venir me chercher avant que je n'arrive au temple, et de me conduire à lui. Je retrouve David sur un banc près du lac. L'ambiance est très film américain et normalement c'est à ce moment qu'il me déballe tout les tenants et les aboutissants de l'histoire.

- Désolé de tous ces mystères, Ylraw, mais je ne savais pas comment vous joindre autrement.

- Que se passe-t-il ?

- Eh bien hier soir j'ai emporté six des onze cahiers pour les étudier chez moi, et...

- Vous avez trouvé quelque chose ?

- Laissez-moi vous expliquer. Ce matin en revenant au temple mon bureau avait été fouillé et les cinq cahiers restants avaient disparu. La personne savait donc quoi chercher. Étiez-vous à votre hôtel ce matin ?

- J'en suis parti tôt et n'y suis pas retourné depuis.

- Eh bien si j'étais vous je n'y retournerais pas, aviez-vous des choses importantes là-bas ?

- Non, des habits uniquement, j'ai le reste sur moi.

- De toute évidence ils vous ont retrouvé, et ils ne veulent pas que le contenu de ces cahiers soit révélé. Je crois que vous devriez de toute urgence quitter la ville.

- Si je suis en danger vous devez l'être aussi, je suis désolé de vous avoir mis dans de tels tracas.

- Ne vous inquiétez pas pour moi, je vais partir avec mon ami Samuel quelque temps hors de la ville, histoire que tout se calme. Et dans le pire des cas, je trouverai bien un autre temple où me réfugier. Nous sommes une grande et solidaire communauté, nous peuple d'Israël.

- Bien, mais ça veut donc dire que je ne saurai pas ce que voulait aller faire ce John à Los Angeles, et il faudra sans doute que je le découvre par moi-même. Avez-vous trouvé d'autres choses intéressantes dans les cahiers ? Mais au fait sommes-nous en sécurité ici ?

Je jette un coup d'oeil circulaire, nous sommes à quelques dizaines de mètres de la petite route qui amène à un parking où nous nous sommes garés avec Samuel. Le coin a l'air calme, quelques personnes se promènent sur les différents petits chemins qui se trouvent autour de nous. Devant nous s'étend le grand lac, duquel nous devons être à l'extrémité Sud-Est. À notre droite, de grosses pierres et de petites collines dessinent le contour de l'étendue d'eau, sûrement artificielle. Rien ne paraît suspect ou étrange dans cette tranquillité.

- Je ne pense pas qu'ils nous trouvent ici, mais il vaut mieux ne pas s'y attarder de toute façon. Dans les premiers cahiers, je n'ai pu qu'affiner la trajectoire de notre homme. Il est bien apparu à Londres, puis a vécu à Paris, Rome. Il s'est ensuite exilé à Sydney, en Australie, un peu après 12200.

- 12200... Si d'après le dernier cahier nous sommes en 13100 et quelques, cela fait 900 ans en arrière. Étrange, les européens étaient déjà en Australie au douzième siècle ?

- Je ne sais pas.

Je reste pensif un instant.

- Ça ne colle pas... Enfin, je vous laisse continuer.

Ensuite il semble qu'il ait été contraint de ne plus écrire, pour des raisons de sécurité. Il est question de destruction de ces cahiers, à moins que ce ne soit d'autre chose. Peut-être que d'autres cahiers écrits par des personnes différentes existaient aussi. Mais cette élimination d'indices semble malgré tout cohérente avec le fait que cette organisation veuille rester secrète avant tout, et que de tels écrits peuvent la mettre en péril. Cependant, ils ne semblent pas avoir été détruits finalement, ou pas tous. À vrai dire, c'est la raison pour laquelle je n'avais pris que les six premiers cahiers, les cinq autres marquent une cassure et ne recommencent que début 13000 aux États-Unis.

- 13000, c'est plus cohérent, cela ferait fin du dix-neuvième siècle.

- Oui, de plus le contexte semble très différent. Je ne peux malheureusement pas vous en dire beaucoup plus, il me faudrait maintenant plus de temps pour déchiffrer plus en détail.

Soudain Samuel prend la parole. Il pointe une arme sur David.

- C'est déjà beaucoup trop David. Mais pourquoi donc n'es-tu pas resté dans tes prières ? Ah, David, tu me manqueras !...

Il tire sans hésiter un coup de feu qui l'atteint en pleine poitrine.

Alors que nous discutions, Samuel était resté derrière à nous écouter, vérifiant sans doute ce que David savait. Dès que celui-ci eût terminé de m'expliquer ce qu'il avait déchiffré, Samuel a sorti son arme et a fait feu sur David.

Je ne suis pas vraiment sûr que l'on ait le temps de réfléchir avant de réagir dans ces cas-là. La seule chose que je trouve alors à faire est de courir et plonger dans le lac pour sauver ma peau. Je fais le plus d'apnée possible pour qu'il ne puisse pas me viser. Stratégie qui n'est pas la plus héroïque mais elle a au moins le mérite de fonctionner car je n'entends aucun coup de feu. À moins qu'il ne me veuille vivant. De toute façon ce n'est pas très malin, après réflexion, car il va pouvoir me suivre tranquillement du bord et me cueillir à la sortie du lac quand je serai épuisé d'avoir trop nagé. Mais c'était ça ou une balle dans la tête, alors à choisir... Je ne l'aperçois plus quand je dois refaire surface pour respirer. Une chance que l'eau du lac soit limpide bien que fraîche. Je nage alors plus calmement en tentant alors de me remémorer la forme de ce fichu lac. En scrutant les berges je m'aperçois que ce ne sera peut-être pas aussi facile pour Samuel d'en faire le tour, il n'y a pas vraiment de chemin pédestre qui longe la berge, principalement constituée de rochers à ce niveau...

Je me dirige vers une berge qui a l'air un peu isolée après vingt bonnes minutes de nage. Samuel ne semble pas se trouver dans le coin, de toute façon je me dis qu'il ne peut pas trop rester dans les parages après le coup de feu, il va sûrement partir rapidement. À moins que je ne sois plus important que ce que j'imagine. Je souffle et reprends un peu mes forces sur la berge, il ne fait pas si chaud une fois trempé. Un avion de ligne survolant le parc me révèle que l'aéroport est tout près, sa hauteur de vol laissant supposer qu'il n'a décollé il n'y a que quelques minutes, voire quelques dizaines de secondes. Je devrais peut-être partir directement à l'aéroport, en plus si j'ai cette idée il est fort probable que Samuel ait la même. Je pourrais y aller discrètement et essayer de le retrouver. D'un autre point de vue il serait plus sage de partir en bus à l'autre bout du monde... Il n'en reste pas moins qu'il a désormais en sa possession les cahiers, et mon sac par la même occasion. Ce n'est pas que je sois prêt à faire une nouvelle folie pour lui, mais pour le coup il contient le reste de mes dollars, et je n'ai plus que tout juste cent dollars en poche.

J'hésite, avant d'aller à l'aéroport, à retourner à l'endroit où le drame a eu lieu. Samuel doit se douter que je veuille récupérer les cahiers et mon sac, mais après les vingt bonnes minutes qui se sont écoulées l'endroit sera sûrement infesté de policiers et de monde, et il aura plus de mal à tenter quoi que ce soit, même s'il reste posté à proximité... Je retourne finalement discrètement sur le parking et constate que sa voiture n'est plus là. Je ne prends pas le risque dans un premier temps de m'approcher de l'endroit où nous avons eu notre entretien avec David. Mais j'ai une pensée pour lui, peut-être n'est-il pas mort et pourrais-je lui venir en aide ? Je décide de m'y rendre concluant que je ne peux pas le laisser là s'il y a le moindre espoir. Les policiers ne sont pas encore sur les lieux, mais une petite foule se tient autour de David. Je suis conscient que je devrais partir d'ici et que si David pouvait me donner un conseil, ce serait de prendre mes jambes à mon cou au plus vite, mais je ne peux m'y résoudre. Je suis complètement trempé ce qui me fera remarquer rapidement, je reste donc un peu à l'écart tentant d'écouter les conversations. Une vieille dame explique à un jeune homme qu'il y eu un coup de feu et qu'en arrivant elle a trouvé le vieil homme ici, étendu à terre. Un homme d'une quarantaine d'années est accroupi proche de David, semblant l'ausculter, plusieurs vestes ont été placées sur lui. Je regarde autour, pas de trace de Sac ni des cahiers. Une femme semble dire que la personne proche de lui est un docteur, et que celui-ci craint fortement que la balle ne l'ait touché en plein coeur et qu'elle a peur que les secours ne puissent rien faire. Certains se demandent si ce n'est pas encore le tueur fou qui sévit, et qu'ils se sont trompés en arrêtant celui de Washington. D'autres émettent l'hypothèse qu'il y en a en réalité plusieurs, ou encore que le dernier ait pu lancer de nouvelles vocations.

Samedi 7 décembre 2002

Je jette un dernier regard à David puis je repars vers la route. Je retourne tout d'abord jusqu'au parking et c'est alors que je commence à repartir vers l'entrée du parc par la petite route que les policiers arrivent. Me voyant m'éloigner ceux-ci me retiennent.

- Personne ne quitte la zone ! Nous allons vous interroger.

Le policier me regarde d'un air plutôt bizarre et c'est compréhensible je suis mouillé de la tête aux pieds. Misère ! J'aurais dû filer plus tôt ! C'est à ce moment-là que, surpris, je vois la Viper de Samuel arriver et se garer près des voitures des policiers, à l'entrée du parking. Mais étonnement supplémentaire ce n'est pas Samuel qui conduit, mais un des deux hommes qui étaient entrés dans la pièce où j'étais retenu au Pentagone, plus précisément celui qui était contre le fait de m'enlever le bracelet, le méchant donc. Je me rends compte que je ne suis pas alors dans une position que nous pourrions qualifier d'enviable. En désespoir de cause, sans savoir que faire, je m'approche alors de l'un des policiers.

- J'ai tout vu, je peux faire une déposition.

- Très bien, suivez-moi, la personne là-bas va prendre vos...

- Laissez-le moi, je m'occupe de lui.

L'homme du Pentagone qui s'est approché interrompt le policier.

- Pardon monsieur mais il doit d'abord faire sa déposition, il est un témoin direct du crime.

Mais mon prétendant sort sa carte, et le policier tout penaud s'exécute, en glissant un petit "Motherfucker federals" au passage.

- Ce sera mentionné dans le rapport.

Mon nouveau copain n'a pas l'air de rigoler.

- Pardon monsieur.

Et le policier s'en va la queue entre les jambes. Pendant ce temps je cherche désespérément que faire. Prendre la fuite maintenant c'est s'assurer d'avoir tous les flics aux trousses, et vu leur dégaine facile je ne vais pas avoir beaucoup de mètres à mon actif avant de goûter le bitume. D'un autre côté si je ne réagis pas vite j'imagine que mon super copain va probablement m'administrer une bonne dose de tranquillisant et je vais encore me réveiller dans une petite pièce sombre, à la différence que je n'aurai sûrement pas la chance de la première fois. Il me tient en visée avec son arme et me somme de passer devant et de me diriger vers la Viper. Je marche lentement en essayant de regarder ce qu'il manigance derrière mon dos. Il me demande d'ouvrir la porte et de m'asseoir sur le siège passager. Pendant ce temps il sort un truc de sa poche, une petite fiole ou une sorte de seringue sans aiguille, à moins que l'aiguille ne soit dedans et puisse sortir, il me semble que j'ai déjà vu des seringues de ce type. Toujours est-il qu'il fait en même temps tomber un objet de sa poche. J'ai la vague impression que ce sont les clés de la Viper, par le petit porte-clés associé. Je n'ai de toute façon pas le temps de réfléchir, je décide de tenter le tout pour le tout et je profite de son moment d'hésitation à se baisser et les ramasser pour me retourner, pousser son arme dans le mouvement et lui donner un coup dans le ventre, il se recule à peine en se pliant un peu alors que j'enchaîne sur un coup de pied en pleine tête. Il est projeté en arrière et s'écroule par terre. Je récupère son arme qu'il a lâchée ainsi que les clés, je monte dans la Viper par la porte du passager, me glisse au volant et démarre au quart de tour. Première satisfaction, ce sont bien les clés de la Viper, et deuxième satisfaction, c'est une boîte manuelle !

Viper

Marche arrière. J'accélère beaucoup trop et la voiture dérape. De vieux souvenirs de jeux vidéos de simulation de voitures me reviennent à l'esprit, comme les demi-tours sur route de "Need for Speed" au moindre coup d'accélérateur. Mais ce n'est pas le moment de se la jouer nostalgique, plutôt celui de mettre en pratique les longues heures passées à l'époque à piloter des bolides virtuels du même genre que celui dans lequel je me trouve à l'instant, à la petite différence près que celui-ci est bien réel, et qu'il ne me reste qu'une seule vie avant la fin de la partie. Je pars à reculons pendant quelques dizaines de mètres pour m'éloigner de l'homme du Pentagone de peur qu'il ne se relève et commence à me courir après. Mais il a l'air KO alors j'en profite pour faire un demi-tour rapide et je croise les doigts pour que personne ne vienne d'en face sur la petite route. Un coup d'oeil dans le rétroviseur, les policiers s'ameutent et montent dans leurs voitures pour partir à mes trousses. Le type que j'ai bastonné a l'air mal en point, il peine à se relever. Maintenant c'est à moi de jouer, car c'est bien joli cet acte héroïque mais il faut que je me tire rapidement de ce bourbier. D'autant que ce n'est pas la panacée à conduire ce bestiau, à la moindre accélération il part en dérapage. Je passe un rapport supplémentaire, pour rouler en sous-régime, tout en tentant de garder à distance les voitures de police qui sont derrière moi. J'ai quelques dizaines voire centaines de mètres d'avance. J'ai beau être en sous-régime je dois tout de même avoir un bon paquet de chevaux au centimètre d'accélérateur. Ce serait bien un comble qu'on me rattrape alors que j'ai une des plus belles voitures de sport du monde ! Sortie du parc, je prends la 70 en direction de Raleigh, de l'autre côté la route vers le Nord ne m'inspire pas confiance. Les voitures de police déboulent juste après, comme dans les films toutes sirènes dehors forçant les autres véhicules à s'écarter. Me voilà dans une course-poursuite des plus typiques de films américains ! Généralement ça finit mal ce genre de chose, mais bon, restons optimiste. Ils vont vite, très vite même ! J'accélère et commence les zigzags entre les voitures qui circulent. Je me fais un peu peur, la vitesse augmente, 110 miles par heure en me faufilant entre les autres véhicules, près de 180 kilomètres par heure. Je ne sais pas si mourir écrasé dans une Viper est beaucoup plus agréable que de se faire attraper par ces gens-là.

C'est maintenant vraiment du pilotage, mais la voiture répond bien, et tout défile. J'arrive sur la 440, vers la gauche un panneau indique Atlanta, c'est du tout bon je prends cette direction ! La route est un peu plus large mais aussi un peu plus encombrée. Les policiers ont du mal mais ils me collent toujours aux fesses, à quelques voitures seulement plus en arrière. En prime les automobilistes se serrent à droite en entendant leurs sirènes, rendant ma progression plus facile tout autant que la leur. Très bien, il va falloir que je mette à profit le moteur que j'ai sous le capot. J'accélère et commence à slalomer un peu plus vite à mesure que je prends confiance dans la voiture. Alors que j'avance le trafic est moins dense ; à 130 miles par heure tout commence à filer très vite mais les policiers sont toujours là. J'arrive à un embranchement, je prends sur la droite la route qui s'éloigne de la ville, encore moins de circulation, c'est tout droit, je lâche tout. 150, 160 miles par heure, plus de deux cent cinquante kilomètres par heure, je commence à avoir vraiment peur ; mais je me rends alors compte que les policiers ne sont plus à mes trousses, je ralentis mon allure. Pourtant ils s'accrochaient bien, m'auraient-ils lâché à l'embranchement ? Ce n'est peut-être simplement plus leur canton ? Où alors peuvent-ils suivre les déplacements de ma voiture à distance, par un marquage quelconque ou en hélicoptère ? Ou encore l'homme du Pentagone ne veut pas faire de vagues et plutôt me récupérer en douce, ou m'éliminer, tout aussi en douce, un peu plus tard ? Quoi qu'il en soit, je souffle, enfin...

C'est tout de même une belle voiture. Avec une joie non dissimulée je retrouve mon sac posé devant le siège passager, bonheur ! La vie est trop belle ! Alors Sac, tenté par une petite balade en Viper GTS, rouge en plus ! Tiens, monte sur le siège tu verras mieux la route. Et je me lance sur la longue ligne droite. Mais il ne me faut pas longtemps pour penser que ce n'est pas très intelligent de garder cette voiture. Elle doit se repérer à dix bornes à la ronde. De plus elle est peut-être marquée et ils sont en train tranquillement de préparer le barrage routier sur mon passage. Et où aller ? Ce n'est pas de conduire une super voiture qui va rendre le fait d'être un hors-la-loi sur le territoire américain quelque chose que l'on pourrait appeler un facteur de joie intense. Quoique... Quelques minutes s'écoulent, et la tension retombe. Je me demande dans quels fichus draps je me suis fourré, tout en me rendant compte que je n'y suis pas vraiment pour grand-chose, je n'ai fait que tenter de me tirer d'affaire. Je décide de rouler pendant un moment jusqu'à trouver un autre moyen de transport, délaissant l'idée de m'arrêter tout de suite et partir à pied ou faire du stop. Mais comment savoir quoi faire ? Aller à Los Angeles ? C'est là-bas que peut se trouver une autre pièce du puzzle, mais j'ai bien peur que ce ne soit un peu compromis désormais. Et quand bien même je ne sais toujours pas qui ou ce que je pourrai bien trouver là-bas. De plus je ne suis toujours pas sûr que mes suppositions soient valides, à savoir que l'homme du Pentagone voulait partir en douce de l'organisation et rejoindre mon hypothétique allié le marabout "Truc-en-A" en Afrique.

Il serait peut-être donc plus prudent que je m'éclipse discrètement des États-Unis et que j'essaie de récupérer l'homme de L.A. non pas directement ici mais plutôt à son arrivée à Dakar. Car maintenant que je n'ai plus les derniers cahiers, il me sera difficile de trouver la raison de sa visite à Los Angeles et rien ne m'oblige à y aller, d'autant que je ne suis plus réellement le bienvenu dans le coin. Je m'étonne moi-même de m'apercevoir à quel point je voulais toujours aller à Los Angeles sans vraiment y avoir réfléchi ; mais les premières pensées sur lesquelles on se focalise tombent souvent face à une réflexion un peu plus approfondie ne serait-ce que de quelques minutes. D'autant que mon homme voulait peut-être uniquement régler une affaire là-bas sans rapport avec mes problèmes. Une fois décidé qu'il ne vaut pas la peine d'aller à Los Angeles et qu'il me faut partir des États-Unis au plus vite, il me reste à trouver comment. Si j'ai effectivement les policiers à ma recherche ils ne vont pas tarder à transmettre mon signalement et tout bloquer, aéroports y compris, et je vais rester coincé ici comme un idiot. J'ai l'idée de passer au Mexique et voir une fois là-bas, le problème est que je n'ai aucune idée de la distance du Mexique à partir de l'endroit où je me trouve. Il me semble que c'est juste au sud, mais j'ai peur que ce ne soit loin, beaucoup plus que ce que je ne m'imagine. Les distances ici étant démesurées, il me faudra sans doute des jours avant d'y arriver, en comptant que je ne me fasse pas attraper entre-temps. Dans certaines circonstances cependant ces quelques jours pourraient me faire oublier un peu et relâcher les mailles du filet autour de moi. Une première étape serait déjà de ralentir mon allure et de me stabiliser à la vitesse autorisée, inutile de tracer mon chemin en déclenchant tous les radars sur mon passage.

D'autres questions me turlupinent. Pourquoi Samuel a-t-il attendu que David me dise tout ce qu'il savait avant de le tuer ? Voulait-il faire en sorte que j'apprenne ces éléments ? Pourtant à quoi peuvent-ils bien me servir, savoir que cette organisation est allée à Londres, Paris, Rome, Sydney... Mon plongeon dans le lac l'a-t-il empêché de me tuer ou ne le voulait-il pas ? Comment l'organisation a-t-elle pu atteindre justement la personne de confiance en qui croyait David ? Est-il possible qu'elle ait des ramifications aussi étendues ? Plus j'en apprends d'un côté plus je suis embrouillé de l'autre. Cette histoire est vraiment folle, mais dans quoi suis-je embarqué ? Je suis si seul, qu'est-ce que je peux bien faire face à eux ? La route défile et je m'évade un peu en contemplant le paysage maintenant sauvage que je traverse. Décidément, bandit aux État-Unis au volant d'une Viper, j'ai du mal à réaliser que toute cette histoire est bien réelle... Mais comment je vais me sortir de là ?...

Je roule encore tranquillement pendant deux heures avant que la réserve de carburant ne m'oblige à chercher de quoi faire un plein. Quand on conserve une vitesse limitée la consommation est plus raisonnable que je ne le pensais au premier abord. J'ai parcouru cent soixante miles en deux heures et le réservoir devait être mi-plein quand je suis parti de Raleigh. Il est 18 heures, je décide d'aller manger un bout et de rouler encore un moment avant de m'arrêter pour la nuit. Je trouve une station-service fast-food au bout de quelques kilomètres. Un plein de carburant puis je vais me garer en face du restaurant. Je prends l'argent sur moi plutôt que de le laisser dans mon sac. Il me reste deux mille huit cent dollars. Je souffle cinq minutes dans la voiture, pour décompresser. Les choses s'étant un peu tassées, étant un peu plus au calme et moins stressé, la pensée du bracelet me revient. Je reprends ma pierre dans la main et reste cinq minutes de plus, tentant de mettre un peu d'ordre dans mes idées. Satané bracelet, est-ce que je t'oublierai vraiment un jour ? Je paye le plein, dix-huit gallons, aucune idée de la quantité de litres correspondante, il faudra vraiment un jour faire le ménage dans ce pays, entre les miles, les gallons et autres oz ! Je commande un hamburger et m'assois à une table. Cinq minutes plus tard, un homme qui a dû me voir arriver vient déjà m'embêter.

- C'est une jolie voiture que vous avez là. Elle doit être puissante.

"Trop puissante pour toi, connard" me dis-je. Mais je me reprends, restons courtois.

- Oui elle est très puissante, mais comme il n'y a aucune aide à la conduite, il faut plusieurs semaines d'entraînement sur circuit avant d'arriver à la piloter.

Voilà qui te sortira l'idée de la tête que je puisse te la prêter ! Le gars s'en va, tristounet, sentant bien que je n'ai pas spécialement envie de lui causer. Je mange mon hamburger en regardant s'il n'y a pas une boutique qui vendrait des cartes du coin, mais rien de ce genre. Je me rabats alors sur la télévision, me remémorant les bars de New-York lorsque je m'y trouvais pour les différents salons Linux-Expo. Qu'est ce que je vais faire, maintenant qu'il m'est arrivé toutes ces histoires ? Aurai-je encore la joie de me retrouver à mon travail, continuer à faire mes petits paquets de programmes mandrake et travailler comme si de rien n'était ?... Mon attention revient au poste quand commence le journal télévisé ; il est possible qu'ils parle du meurtre de David, et de moi et ma Viper par la même occasion. Il y a effectivement un reportage sur l'assassinat de David dans le parc, mais aucune mention de ma fuite. Étrange, j'ai l'impression qu'ils ne veulent pas faire de vagues, tant mieux ; d'autant plus que j'ai toujours les cahiers avec moi. Surpris je constate qu'ils parlent de Samuel aussi ! Il a été retrouvé mort à quelques kilomètres du parc, voilà pourquoi l'homme du Pentagone avait sa Viper ! Je ne manque pas de les traiter de tous les noms quand le représentant de la police interviewé explique que c'est de toute évidence la même personne qui a tué les deux ! Ils cherchent donc bien à cacher les choses ! Il y a plus qu'anguille sous roche à ce niveau là, baleine sous grain de sable, comme dirait Pixel. Sur ce, je me dis qu'il ne vaut mieux pas que je traîne ici. Je pourrais laisser la Viper et prendre un autre modèle, je pense qu'un bon paquet ne rechignerait pas à faire l'échange. Mais oh faiblesse de l'homme ! Je me dis que je n'aurai certainement jamais plus l'occasion de conduire une voiture de ce type. Conforté par ma certitude qu'ils ne veulent pas ébruiter l'affaire, je repars avec...

Je roule de nouveau depuis une heure, me réprimandant d'être toujours au volant de ce point rouge sur la carte des États-Unis. Je sens bien que j'aurais dû laisser la Viper et prendre une voiture un peu plus discrète... Et je m'entends encore raconter à David que j'essayais de ne pas être trop matérialiste ! Quelle larve je fais ! Pour me rassurer je me dis tout de même que le fait de proposer ce genre d'échange m'aurait sans doute aussi fait passablement remarquer.

Je passe Columbia, et continue ma route ; je m'arrête finalement dans un petit hôtel proche de la route, un peu avant Atlanta. Le lendemain, vendredi 8 novembre, je repars tôt et je continue mon chemin ; je roule pratiquement toute la journée, aucun souci particulier, tout se passe bien. Rien ne m'incite à changer mes plans, à savoir d'aller vers le Texas pour tenter de passer au Mexique. Birmingham, Meridian, Jackson, Vicksburg où je m'arrête un peu après la ville. Huit cent miles dans la journée, près de mille trois cent kilomètres, je suis lessivé. Même histoire que le jour précédent, dodo dans un hôtel en dehors de la ville, et sur la route de bonne heure le lendemain matin. Samedi 9 novembre, Monroe, Shreveport, Marshall, et arrêt le soir près de Longview. Dimanche 10 novembre, direction Austin. Longues lignes droites dans le quasi-désert texan, paysages magnifiques de nature tourmentée. Après Austin, le Mexique est à environ quatre cents bornes, je peux y arriver ce soir si je roule bien.

11 heures 40, j'ai refait le plein vingt minutes plus tôt, et je suis reparti après avoir avalé de nouveau un hamburger. Il va falloir que je quitte vite fait ce pays parce que dans le cas contraire je ne vais pas tarder à devenir accro à ces fichus sandwiches ! Voilà plusieurs jours que je roule, sans nouvelles de personne, sans en donner non plus. J'imagine que tous, ma famille, mes amis, doivent être inquiets désormais. Je devrais passer un coup de fil à mes parents et à Mandrake pour leur dire ce qu'il m'arrive. Mais ils ne feront que s'inquiéter encore plus. Je suis perdu si loin. Je ne sais pas comment réagir. C'est comme si le monde n'était plus le bon, comme si ce n'était qu'un rêve. Pourquoi m'arrive-t-il de telles choses ? La route est longue et monotone, et je ressasse sans vraiment progresser toujours les mêmes questions. Après avoir passé Marquez sur la 79 et un peu après être entré dans le comté de Robertson, je suis réveillé de mes pensées par un bruit sourd qui dépasse celui du V10 de la Viper. Surprise ! Un hélicoptère ? Un hélicoptère vient de passer par-dessus ma voiture à basse altitude. Et c'est pas un hélico de tapette, un gros machin avec tout plein de roquettes sur les côtés prêt à tout faire péter. Espérons que ce n'est pas pour moi !

Peine perdue ! L'hélicoptère fait demi-tour un peu plus en avant et revient droit dans ma direction. Ne pouvant rester sur cette route car il me bloque le passage, je bifurque à la première intersection sur une route plus petite, qui part vers l'ouest. Je ne sais que faire si ce n'est accélérer à outrance, cent, cent trente, cent soixante miles par heure, plus de deux cent cinquante kilomètres par heure. Ça va beaucoup trop vite et la voiture commence à vibrer. L'hélicoptère est toujours derrière moi. Je suis de toute façon conscient que je n'ai aucune chance de le prendre de vitesse. Après quelques minutes il semble s'éloigner. Je ralentis mon allure et hésite à faire demi-tour pour retourner sur la 79 ; mais je préfère finalement continuer sur cette voie, pour ne pas perdre de temps, planifiant pour plus tard un retour vers mon itinéraire prévu initialement. Le coin est plutôt désert, de grandes plaines semi-arides principalement constituées de pierres et d'herbe rase. On ne peut pas dire que les environs aient l'air des plus peuplés.

Mais ces quelques instants touristiques sont de courte durée, l'hélicoptère réapparaît déjà au loin dans mon rétroviseur. Il est probable que je me sois bien fait avoir ; en effet j'imagine qu'il a fait en sorte de me faire quitter la 79 pour m'attirer dans un endroit moins fréquenté, car même si la 79 était déjà quasi-déserte, elle n'en reste pas moins un axe important. J'ai toutefois encore le mince espoir qu'il ne soit pas là pour moi, mais le doute persiste peu et je suis vite persuadé quand il tire une roquette qui explose juste derrière la voiture alors qu'il me survole. Je comprends que s'il va faire un autre demi-tour je n'aurai aucune chance alors qu'il sera de face. Je suis dans une très mauvaise situation, je ne peux pas quitter la route, la voiture ne roulera jamais dans le sable et les pierres.

- Merde ! J'aurais dû laisser cette foutue caisse, quel con, non mais quel con !

Je m'exclame tout seul, de rage. Eh bien oui mon petit tu t'es encore fait avoir !

Une nouvelle explosion se fait entendre. Il a décoché une nouvelle roquette mais de toute évidence il ne me visait pas, celui-ci en effet va détruire la route à une centaine de mètres devant moi.

Deux nouvelles explosions ! C'est la fiesta il vient d'en décocher deux autres qui vont exploser au même endroit. On dirait qu'il veut détruire la route pour que je m'arrête. Il a traversé le rideau de fumée dégagé par les impacts et fait rapidement demi-tour alors que je suis obligé de ralentir à cause de la route coupée. L'hélicoptère franchit de nouveau la fumée en la dissipant sous son souffle et semble désormais viser en se plaçant devant moi alors que je ne peux plus avancer qu'à faible vitesse. Panique ! Ne sachant que faire d'autre, je m'arrête. Ses canons mitrailleurs rotatifs disposés sur ses côtés commencent à se lancer. Je n'ai guère que le réflexe de sortir de la voiture et de partir en courant du plus vite que je peux. Réflexe salvateur juste avant qu'une salve de balles tirées par ses sulfateuses ne transpercent la voiture de toutes parts. Je me retourne pour admirer le carnage. Il poursuit l'ouvrage par deux autres roquettes qui détruisent la Viper dans une explosion digne des meilleurs films d'action.

- Noooon ! Les cons ! Mince, Sac ! Mon sac, les cahiers, arg les salauds !

Je suis toujours étonné des considérations profondément stupides que je peux avoir alors que je suis dans des situations critiques ou pire encore. N'ayant guère d'autre choix je tente néanmoins le tout pour le tout et pars en cavale en direction de rocailles un peu plus loin où je pense pouvoir peut-être me cacher, me rendant bien compte de la mince protection qu'elles peuvent représenter face à ses roquettes.

J'entends de nouveau des explosions, l'hélicoptère est en train de tirer tous ses roquettes dans la Viper. S'ils veulent faire le ménage il va être fait, il n'en restera pas des bouts plus gros que le millimètre ! Je continue ma course ne prêtant plus attention à leur obstination sur la voiture, en espérant même qu'ils m'en oublient. Mais une fois de plus c'est peine perdue, l'hélicoptère, sa tâche ménagère effectuée, reprend ma direction. Je ne peux rien faire d'autre que tenter de courir en changeant de direction de temps en temps, mais s'ils m'envoient une roquette je serais cuit quoi qu'il arrive. Je cours du plus vite que je peux, plus vite que je n'ai jamais dû courir. Je sens mon rythme cardiaque me marteler la tête, j'halète plus que je ne respire. Mais le sol n'est pas régulier et je cours trop vite pour pouvoir faire attention où je mets les pieds ; je tombe en posant le pied sur une pierre qui glisse sous mon poids. Je roule lourdement sur plusieurs mètres au sol au milieu du sable et des pierres qui me blessent et me rentrent dans le dos. Épuisé et n'ayant pas la force de me relever sous le souffle de l'hélicoptère, je me retourne simplement pour voir. Ils ne tirent pas de roquette, quelques secondes passent. Je ne distingue presque rien dans le tourbillon de sable soulevé par son souffle, je suis obligé de me protéger le visage avec mon bras. Je sens subitement une piqûre dans ma cuisse droite ; je me plie sous la douleur, comme une épingle qui me transperce. Ils doivent me tirer dessus au pistolet, à moins qu'ils ne veuillent m'endormir de nouveau. La douleur n'est pas trop importante, ils ont dû manquer leur coup et peut-être n'ai-je reçu qu'un éclat. Je décide alors de tenter de faire le mort, pensant que c'est la dernière chose qui pourrait me sauver. Je ne sais pas si l'astuce fonctionne mais l'hélicoptère fait demi-tour et s'éloigne. J'ai peine à croire qu'ils se contentent de me croire mort. Ils ne reviennent pourtant pas et l'hélicoptère disparaît en quelques minutes.

Je reste allongé cinq minutes, peut-être dix, peut-être plus, le temps que le tourbillon de poussière s'estompe pour laisser place au pesant Soleil. Je me relève péniblement. La douleur à la jambe est faible mais bien réelle, j'ai un peu de sang sur mon pantalon m'indiquant que j'ai bien dû recevoir un éclat. À moins que ce ne soit un poison ou un mouchard ? J'essaie de me persuader que ce n'est réellement qu'un éclat pour ne pas m'imaginer que c'est vraiment un poison et en inventer des effets alors qu'il n'en est peut-être rien. Je ne m'inquiète pas plus, obnubilé par un problème bien plus critique à mes yeux, le sable. Je passe plusieurs minutes à cracher et me nettoyer les yeux de ces grains de poussière que j'ai de toutes parts. C'est un vrai cauchemar, je ne supporte pas le sable, c'est toujours autant un calvaire que d'en avoir sur soi. Le nettoyage terminé je récupère la pierre dans ma poche, la serre dans ma main pour oublier un instant tous ces malheurs et recommence à courir au milieu de rien, pensant qu'il faudrait peut-être ne pas trop s'éloigner de la route si je ne veux pas me perdre. Je ne sais pas si c'est l'effet de la pierre mais ma blessure à la jambe ne me fait pas trop souffir, juste boiter mais sans plus. Dix minutes plus tard, alors que j'ai dû parcourir bien deux kilomètres, j'entends les sirènes des voitures de police qui s'approchent. Je suis suffisamment loin pour qu'ils ne m'aperçoivent pas mais je me cache toutefois derrière des rochers. Après quelque temps je décide finalement de m'éloigner en restant à bonne distance de la route pendant quelques heures ; je tenterai de faire du stop par la suite.

Je marche pendant environ trois heures avant de retourner vers la route. Mais je réalise que c'est stupide et sans espoir, vu la façon dont laquelle l'hélicoptère l'a détruite en amont je ne serai pas près de voir une voiture y circuler. 15 heures, je vais continuer à marcher, sans savoir réellement où je vais pouvoir aller, la frontière mexicaine doit se trouver à plus de cinq cents kilomètres, et Austin doit être au moins à deux cents... Pour couronner le tout je n'ai pas la moindre idée de la direction à prendre pour la ville la plus proche. Et si je ne trouve pas une station service ou un endroit où boire dans les trente prochains kilomètres je me dis que je vais être plutôt mal vu l'hygrométrie du coin.

19 heures, je suis exténué ; je m'éloigne un peu de la route pour aller trouver un coin tranquille pour dormir. Je dors on ne peut plus mal, entre le sable et les cailloux, sur un peu d'herbe. Je commence à avoir sérieusement faim et soif.

Lundi 11 novembre. Je n'ai presque pas dormi de la nuit, ma jambe me fait un peu mal. J'ai essayé de regarder ; je n'ai rien vu d'autre qu'une petite piqûre. Mais la douleur est à l'intérieur, comme s'il y avait vraiment quelque chose qui se soit logé dedans. Je n'ai dû recevoir que l'éclat d'une balle, mais la douleur est plus diffuse, comme si toute ma cuisse était enflammée ; j'espère que la blessure ne va pas s'infecter. Cette histoire est très dérangeante, ils ne seraient pas partis aussi facilement s'ils voulaient vraiment me descendre. Ce ne sont pas les policiers qui les ont fait fuir, ceux-ci ne sont arrivés que dix minutes plus tard. L'explication la plus plausible me paraît alors qu'ils m'aient mis un mouchard, un traceur. Mais mouchard ou pas pour l'instant l'objectif est de ne pas mourir ici, lever donc de bonne heure pour tenter de marcher à la fraîche. Il fait encore très bon dans le coin malgré la saison avancée. Toujours pas d'eau et la situation commence à devenir pénible à supporter. Je marche quatre ou cinq heures, puis je m'arrête faire une pause, tiraillé entre la fatigue, la soif et la faim. Je me trouve une place à l'ombre d'un gros rocher. Je m'endors.

Deborah

- Alors cow-boy, on a perdu son cheval et son chapeau ?

Je me réveille avec le mal au crâne, la gorge sèche, la douleur à la jambe, et le ventre vide qui me tiraille. Une fille sur un grand cheval se tient devant moi. Je crois sortir d'un rêve. Elle me parle avec un fort accent texan en anglais :

- Tiens, attrape, bois donc un coup.

Elle me lance une gourde de cow-boy, qui m'atterrit sur le ventre et me réveille pour de bon. Je la prends et bois seulement trois gorgées.

- Eh bien, pied-tendre, ce n'est pas la première fois que tu as soif, n'importe qui d'autre aurait bu toute la gourde en une fois.

Ce n'est effectivement pas la première fois que j'ai soif.

- Merci.

- Qu'est ce que tu fiches dans le coin ?

Au point où j'en suis, je préfère ne pas faire le malin et lui dire la vérité :

- Je suis poursuivi par l'armée américaine, sans savoir pourquoi. Ils ont détruit ma voiture à coups de lance-roquette avec un hélicoptère ce mat... hier matin.

Je commence à perdre la notion du temps.

- Ça tombe bien je suis Sarah Connor, on va pouvoir faire équipe... Tu n'as pas quelque chose d'un peu plus... Crédible ?

- C'est pourtant vrai, c'est d'ailleurs pour ça que la route est coupée un peu plus au nord.

- C'est vrai que la route est coupée depuis hier matin, mais de là à te croire... Tu aurais très bien pu le voir aux infos.

- J'ai la gueule d'un gars qui a passé la soirée devant la télé à écouter les infos ?

- Hum, tu ne m'as pas l'air très frais oui, mais tu aurais bien pu écouter n'importe quelle radio du coin ce matin. Enfin, si ce que tu dis est vrai, bonne prise alors ! Il y a une rançon de combien ?

Je rebois deux gorgées.

- Je ne suis pas bien sûr qu'il y ait une rançon, de toute évidence l'armée ne veut pas trop que l'affaire s'ébruite et tente de me faire taire sans trop faire de vagues.

- Eh bien, vu les trous qu'ils ont fait sur la route, c'est pas spécialement réussi, ça va faire jaser dans le pays pendant un moment. Bon et qu'est-ce que je fais de toi, moi ? Je te ramène à l'armée ou je te laisse crever de soif ici.

- Au point où j'en suis tu voudrais pas plutôt juste me violer puis m'étrangler derrière un buisson ?... Enfin un rocher, il n'y a pas des masses de buissons dans le coin... Histoire que j'aie au moins une fin pas trop désagréable ?

Elle sourit.

- Oh tu m'as l'air d'un dur à cuire sous tes airs tout rabougris. Je ne prendrais donc pas ce risque, par contre je veux bien t'emmener jusqu'au ranch de papa et voir là-bas avec lui ce que l'on peut faire de toi. Mais désolée il va te falloir y aller à pied, je n'ai pas suffisamment confiance pour te prendre à côté de moi. Tu penses que tu peux encore marcher une quinzaine de miles ? À moins que tu ne déclines l'invitation et préfères rester ici, mais tes copains de l'armée pourraient en profiter.

Je n'ai pas vraiment le choix, et elle n'a pas l'air si méchante en plus d'être jolie. Cela dit c'est encore le meilleur plan pour se faire avoir. Je bois encore trois gorgées.

- C'est au contraire avec beaucoup de joie que j'accepte. Mais est-ce que par hasard tu aurais un truc à manger, voilà plus d'un jour que je n'ai rien avalé, et je ne sais pas si je pourrai faire encore vingt bornes dans ces conditions.

- Non, désolé, je n'ai que de l'eau. Soit tu y arrives, soit tu crèves ici.

Charmante. Mais enfin, j'imagine qu'avec un peu de chance elle n'est pas si terrible, et que je pourrai me reposer et manger un peu chez elle. Je repartirai alors demain avec une voiture du coin. Il me reste toujours en effet plus de deux mille dollars, et je pense pouvoir négocier pour que quelqu'un me rapproche de la frontière.

- Si je comprends bien j'ai de la chance que tu m'aies trouvé, paumé au milieu de ces rocailles.

- Pas tant que ça, je t'aurais sûrement trouvé quoiqu'il arrive, peut-être pas vivant, mais trouvé. Mon père a un ranch à une quinzaine de miles, lui-même à une douzaine de miles de Bryan, à la limite du comté de Roberston, près de la rivière Brazos. Deux pouliches d'assez grande valeur se sont faites la malle il y a deux jours, et je passe une partie de mes journées à parcourir la région pour les retrouver. De plus, avec la route barrée, j'étais curieuse de savoir ce qu'il s'était passé. J'aurais au moins appris ça. À la télé, ils ont dit qu'un engin militaire s'était éloigné de sa zone d'entraînement par erreur, il y a un terrain militaire un peu plus au nord, et avait tiré une roquette qui avait endommagé la route. Si j'ai bien compris cette roquette t'était plutôt destiné. Pourquoi t'en veulent-ils ?

- Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée que je te l'explique, jusqu'à présent ça n'a pas spécialement porté bonheur aux personnes que j'ai rencontrées que je les mette au courant.

- C'est ça ou je te laisse là.

- Boah maintenant j'ai une gourde avec encore au moins un litre dedans, et je sais qu'à 22 bornes, enfin 15 miles, dans cette direction, il y a un ranch. J'imagine que ton père ne me laissera pas crever devant son ranch.

- Hou si j'étais toi je ne présagerais pas de l'hospitalité de mon père. Mais sans devoir faire de chantage, tu comprends que je sois curieuse, tu es peut-être un dangereux terroriste.

- Pour être franc je ne sais pas pourquoi ils m'en veulent, pas plus que je ne sais vraiment pourquoi ils m'ont épargné hier alors qu'ils avaient l'opportunité de me tuer. Mais puisque tu y tiens, voilà l'histoire.

Et rebelotte, je lui raconte l'histoire à partir de la découverte du bracelet à Paris. S'ajoute au récit que j'avais fait à David l'épisode des cahiers, sa fin tragique, et mon long trajet en voiture. Le temps que je raconte toutes mes aventures, avec mes suppositions, ses questions, il se passe près d'une heure et demi. J'en termine la gourde à mesure que parler m'assèche la gorge.

- Soit tu as beaucoup d'imagination, soit tout ceci est très étrange.

Je tente encore de récupérer quelques gouttes du fond de la gourde.

- C'est d'autant plus étrange que je ne sais toujours pas réellement pourquoi ils me courent après. Maintenant je me doute qu'ils m'en veulent pour ce que je sais, et désormais que je n'ai plus les cahiers, il ne leur sera pas difficile de me faire passer pour un fou qui raconte n'importe quoi. C'est peut-être ça, d'ailleurs, la raison pour laquelle ils ne m'ont pas tué hier, peut-être que la destruction des cahiers leur suffit, et peut-être encore ne sont-ils pas aussi méchants que je me l'imagine. Mais ils doivent bien se douter que je ne laisserai pas tomber l'affaire aussi facilement. Peut-être aussi veulent-ils se servir de moi comme appât, et qu'ils me suivent pour trouver les traîtres au sein de cette organisation dont il est question dans les cahiers. Toujours est-il que toute l'affaire semble partir de ces bracelets ; ils reviennent en permanence dans l'histoire, à moins que ce ne soit que la partie émergée de l'iceberg.

Je sens que ma tête commence à tourner, il faut que je m'arrête. Je me mets à genoux par terre.

- Peut-on faire une pause, je n'en peux plus.

- Non, monte derrière moi, c'est bon on ira plus vite.

- Tiens donc, tu me fais confiance maintenant, tu aurais pu te décider plus tôt.

- Tu préfères continuer à pied ?

- Non non, c'est bon.

Je monte avec peine derrière elle, son cheval est très grand.

- Eh bien dis-donc, tu n'es pas très bon cavalier.

Je suis extrêmement vexé parce que Virginie m'avait appris à monter à cheval et faire deux ou trois petites choses l'année dernière.

- Oh ça va pas de commentaires ! Je viens de marcher une journée entière durant, et je n'ai pas mangé depuis hier 11 heures.

- Oui, mais tu as bu, et tu pourrais dire merci.

Elle est vraiment charmante.

- Oui c'est vrai, merci.

- Attention, on galope.

Moi qui voulais dormir tranquille derrière elle sur le cheval, j'en ai pour mon fessier. Nous arrivons au ranch environ cinquante minutes plus tard, j'ai le cul détruit. Elle appelle son père :

- Papa ! Papa !

Son père répond de derrière la maison, ou d'une autre pièce.

- J'ai trouvé un gars perdu dans le désert, pas loin de là où la route a été coupée, je l'ai ramené.

Nous rentrons dans la maison.

- C'est pas un gars que je t'ai demandé de me ramener ! C'est mes pouliches ! Il est pas noir au moins ?

Voilà qui s'annonce bien ! Le père arrive de la pièce d'à côté. C'est un bon gaillard d'une cinquantaine d'années.

- Je m'appelle Peter Brownwood, et vous, comment vous vous appelez ?

- François Aulleri, mais la plupart des gens m'appellent Ylraw.

- Ylraw ? C'est pas indien ça au moins ?

- Papa !

- Tais-toi, Deborah, je me fiche de tes avis sur les noirs et les indiens, ici c'est chez moi et je pense comme je le veux.

Deborah, donc... Je précise pour le père :

- Euh, non, c'est français, je suis français.

- Français ? Et qu'est ce que vous venez faire ici, pourquoi vous ne restez pas chez vous ?

- Papa !

- Tais-toi Deborah, retourne donc chercher les pouliches, si tu n'avais pas voulu faire la maligne à essayer de les monter, elles seraient toujours dans l'enclos.

Sur ce, Deborah vexée part à l'extérieur. Ce n'est pas bon pour moi de rester ici avec ce type.

- Bon, je veux bien vous garder pour le souper, mais il faudra le mériter, venez donc m'aider à sortir les bacs d'eau pour les chevaux, la pompe est en panne, et avant qu'ils ne la réparent, il faut se le farcir à la main.

Je me demande ce que c'est encore que ces histoires. J'ai un peu récupéré après avoir bu et être resté sur le cheval, malgré le mal aux fesses, mais je ne suis pas sûr que je puisse aller trimbaler ses bacs d'eau dont je me contrefiche.

- Ce serait avec plaisir, mais je n'ai pas mangé depuis un jour et demi, je ne sais pas si je pourrais vous être d'un grand secours.

- Eh bien, vous n'êtes plus à une demi-journée près ! Si on tient un jour et demi, on tient deux jours. Et puis l'appétit ça donne de l'énergie, allez venez !

Génial...

Dimanche 8 décembre 2002

Les trucs du vieux sont terriblement lourds... Ce sont de gros récipients que l'on remplit d'eau et que l'on transporte à une centaine de mètres dans une sorte de citerne. Rien qu'après le premier je n'en peux déjà plus et je suis un peu comme un zombi. Le vieux ne dit pas un mot, c'est déjà une bonne chose, au moins je suis tranquille, je porte ses machins et c'est tout ce que j'ai à l'esprit. Le temps passe, il me semble qu'il s'écoule des heures et des heures ; j'en porte et j'en porte et j'en porte... Je ne sais pas si c'est vraiment l'appétit qui me donne des forces mais je ne comprends pas pourquoi je ne suis pas encore tombé dans les pommes... C'est peut-être la volonté, parce qu'il ne va pas m'avoir le vieux ! Tu vas voir ! Ce n'est pas moi qui vais lâcher le premier ! On dirait que c'est la seule chose qu'il attend, que je lâche, que j'arrête, que j'abandonne, mais non ! Ha ha ! Tu commences à fatiguer ! T'as un tour de retard mon pote !... Je suis comme dans un rêve, j'ai mal partout, mais je ne peux pas arrêter, pas maintenant, pas avant lui. C'est comme si mon corps me disait qu'il n'en pouvait plus mais que je pouvais passer outre. Je décide même d'un peu accélérer pour l'achever. Eh eh ! Ma tactique fonctionne, elle l'énerve, il essaie lui aussi d'aller plus vite. Je m'arrange pour alors toujours garder un petit temps d'avance sur lui. Tu crois pas que tu vas m'avoir ! Même si j'ai pas mangé, je vais te la remplir ta citerne mon pote, elle va te déborder par les yeux ; crois-moi tu vas la réparer ta pompe !

- Bon, c'est pas tout ça, mais il va falloir penser à aller manger, Deborah a dû commencer à faire le repas, et puis tu dois avoir sacrément faim maintenant !

Tu abandonnes ! Mais tu ne vas pas t'en tirer à si bon compte, essaie pas de te la jouer charitable maintenant.

- Oh non, regardez, la citerne est remplie aux trois quarts, ce serait bête d'arrêter maintenant, finissons-en !

- Euh, bon, très bien.

J'ai touché ton orgueil mon pote, attends je t'achève :

- Mais j'ai l'impression que vous êtes un peu fatigué, laissez faire, je vais terminer, allez donc aider votre fille pour le repas.

- Non, non, je vais terminer avec vous.

Il n'en peut plus, il avance à peine, il transporte encore trois bassines et il lâche. Il prétexte alors d'avoir entendu sa fille l'appeler. Mais vu le temps qu'il a mis pour transporter la dernière, à faire des pauses tous les dix mètres, à mon avis c'est surtout qu'il est cuit. Cela dit sa fille a très bien pu l'appeler, je suis complètement déconnecté, dans un nuage, et je n'entends et ne vois presque plus rien. J'ai mal partout, je ne sens même plus la faim, juste mes muscles qui me brûlent, presque autant qu'au moment où je me suis enfui du Pentagone, quand j'ai poussé la grosse porte dans le mur... Mais c'est une victoire ! Je l'ai eu ! Mais après ce premier succès il ne faut surtout pas que je flanche à mon tour et que je finisse cette foutue citerne, histoire qu'il ne lui reprenne pas l'idée de faire un concours de force avec moi.

J'en ai encore pour une bonne demi-heure à un rythme bien ralenti pour terminer. Quand je finis enfin et que je me redirige vers la maison, je m'aperçois qu'ils sont tous les deux à siroter une bière en me regardant. Ils sont aussi cruels l'un que l'autre, finalement...

- Allez viens donc champion, tu as mérité ton repas !

Un peu mon pote ! Je ne sais pas trop ce que je mange, il y a de la viande et des patates, on dirait. Mais peu importe. Je mange doucement et pas trop, pour ne pas me détruire l'estomac.

- Alors, qu'est-ce que tu faisais perdu dans le désert, mon garçon ?

Je m'apprête à répondre quand Deborah intervient.

- Laisse-le donc un peu, tu ne vois pas qu'il est épuisé ! Ylraw, viens donc avec moi dans la cuisine te choisir un dessert. Papa, tu prends comme d'habitude ?

Le père acquiesce, et Deborah m'entraîne avec elle dans la cuisine.

- Surtout, ne lui raconte pas la vérité, si tu lui dis que l'armée t'en veut, demain tu te réveilles mort avec deux balles dans la tête. Ici on ne rigole pas avec les ennemis d'État.

- Euh, pfff, oui mais qu'est-ce que je vais raconter ?

- Eh bien je ne sais pas, invente, trouve un truc.

Moralité je lui sors une histoire pas très crédible, mais elle a au moins le mérite de ne pas trop être loin de la vérité. Comme quoi je me suis trompé d'avion à Paris, que par miracle les contrôleurs n'ont rien vu, et que je me suis retrouvé à Washington alors que je devais partir en vacances à Dakar. Ensuite de Washington je me suis dit que je pourrais descendre vers Raleigh ou se trouvait une cousine de la famille, avec qui j'étais en correspondance mais dont je n'avais plus de nouvelles depuis deux mois. Qu'après plusieurs jours là-bas je me rends compte qu'elle n'est plus dans cette ville mais a déménagé pour Austin. J'explique alors que, sur le point de retourner en France en avion, un coup de chance pas croyable me fait gagner une Viper à une tombola à Raleigh. Et que je décide alors de partir pour Austin avec. Et c'est alors que je m'étais arrêté sur le bord de la route pour aller faire pipi que cet hélicoptère a commencé à canarder la voiture. J'invente ensuite que le choc à dû me faire perdre connaissance, ou conscience, et que j'ai dû marcher un certain temps dans le désert, avant que sa fille ne me trouve.

Deborah me regarde, apparemment inquiète que je ne mette la puce à l'oreille à son père, mais s'il semblait dubitatif au début, il a l'air content de l'explication de la route coupée.

- Ah ! C'est donc ça l'origine de la route coupée ! Ce n'est pas uniquement une roquette tirée par erreur sur une route ! Ça ne me semblait aussi pas très crédible. Ils ont fait une gaffe en prenant votre voiture pour une de leurs cibles ! Sûrement un bleu qui a quitté la zone militaire sans faire attention. Pourtant elle n'est pas tout près, il aura fallu qu'il se plante sacrément ! Décidément ce n'est plus ce que c'était l'armée, depuis que les communistes ont capitulé, tout fout le camp. J'espère qu'on va pas tarder à aller en Irak, histoire que les jeunes reprennent un peu du service ; ils passent le plus clair de leur temps à faire des jeux vidéo, pas étonnant qu'ils fassent n'importe quoi ! Vous allez leur faire un procès, j'espère ? Il faut leur foutre la pression, et il faut que cette histoire se sache, que ça leur bouge les fesses. Et comment s'appelle votre cousine à Austin, je connais deux-trois personnes par là-bas ?

- Euh, Guisseran.

Je donne le nom de mon grand-père, qui est bien né aux États-Unis avant de revenir en France, alors que la plupart de ses frères sont restés ici.

- Ah, hum non ça ne me dit rien, enfin, Austin est une grande ville...

- Bon papa, je lui donne la chambre d'ami ? Ou tu préfères que je le mette dans l'écurie, comme Peter l'autre jour ?

- Non, donne lui la chambre, et ne remets pas cette histoire de Peter sur la table, tu sais très bien pourquoi ce pouilleux ne dormira jamais dans ma maison !

- Pfff. Bon, viens avec moi Ylraw.

Je monte à l'étage en suivant Deborah qui me montre ma chambre.

- Tu sais, je crois que tu as vraiment impressionné mon père avec la citerne, et moi aussi d'ailleurs, j'avais raison de me méfier avec tes airs tout rabougris. Jusqu'à présent personne ne lui avait tenu tête, et là tu l'as carrément humilié. Heureusement que son pote Ted n'était pas là, sinon mon père n'aurait jamais plus osé aller faire de poker avec ses potes, tellement il aurait eu honte. Il fait toujours ça, dès qu'un nouveau se pointe, il s'imagine toujours que c'est un bandit qui veut lui piquer son ranch ou sa fille, et il invente toujours une histoire pour le mettre à l'épreuve, comme remplir cette citerne.

- La pompe n'est pas cassée ?

- Pfff ! Ça fait bientôt dix ans qu'elle est cassée, cette pompe ! Et d'habitude on utilise la voiture pour transporter les bassines. Bon, tu as une salle de bain à côté, je vais te mettre des linges. N'hésite pas si tu as un problème, ma chambre est au bout du couloir en face. Mon père est juste à côté pour vérifier que personne ne me rend visite la nuit tombée. S'il savait, le pauvre.

Ces histoires familiales m'intéressent beaucoup, mais je n'en peux plus ; je remercie Deborah pour tout, et je n'ai même pas le courage de prendre une douche ni même le temps de me déshabiller avant de m'effondrer et de m'endormir sur le lit. Je me relève une fois dans la nuit pour aller boire, et en profite pour regarder un peu les étoiles au dehors, les volets n'étant pas fermés. Je prends la pierre de ma poche et la serre dans ma main. Il semble que les effets du bracelet se soient presque totalement estompés. J'observe les étoiles en la tenant dans ma main. Ah mes étoiles ! Où donc me menez-vous !

Je dors plus que de raison et c'est Deborah qui me réveille vers 10 heures du matin, en ce mardi 12 novembre.

- Excuse-moi de te réveiller, mais tu as dormi près de douze heures, je m'inquiétais. Tu as de la chance ce matin papa est parti tôt, un de ses potes a récupéré ses pouliches à une trentaine de miles d'ici. Je dis que tu as de la chance parce que sinon ça ferait un bout de temps que tu serais au travail avec lui.

- C'est pas grave que tu me réveilles, de toute façon il ne faut pas que je traîne trop dans le coin, je vous mets en danger en restant là.

- Euh, mais non, comment pourraient-ils savoir que tu es ici ? Reprends donc un peu des forces, et je te mènerai à la frontière dans une semaine. Je dois normalement aller à Austin pour la communion de la petite soeur d'une amie, je ferai croire à papa que je t'emmène à Austin avec moi, et en réalité je t'emmènerai jusqu'à la frontière mexicaine. Qu'en penses-tu ?

- L'idée de trimballer pendant encore une semaine des bassines d'eau me séduit, mais je pense que ce n'est pas très raisonnable.

Elle sourit.

- Oh, t'inquiète pas pour la citerne mon père a eu son compte, par contre maintenant qu'il sait ta force il en profitera sûrement pour quelques menus travaux, charger le ciment pour refaire le mur de l'abri des chevaux, l'aider à les tenir pour leur nettoyer les pieds, rentrer le fourrage...

- Génial, ça tombe bien je trouvais aussi que je manquais un peu d'exercice.

- Allez, viens donc déjeuner, je t'ai attendu. Après, comme papa va tarder à rentrer, on ira faire un tour de cheval. Je dois aller vérifier le boulot qu'a fait Bill sur les champs. Seule j'y serais allée en Jeep, mais c'est plus sympa à cheval, et je te ferai visiter un peu le pays.

- Tu me donnes cinq minutes je prends une douche et j'arrive, j'étais tellement fatigué hier soir que je n'en ai pas prise.

- Bonne idée, tu ferais fuir un cheval !

- Sympa.

- Écoute, c'est la vérité, et file-moi tes habits que je te les lave, je te prêterai des miens, tu es a peine plus grand que moi ils t'iront, je porte large. Je t'ai aussi amené de quoi te raser si tu veux, le look islamiste c'est pas trop la mode en ce moment...

Bref, je prends ma douche et me rase. J'y passe un peu plus que les cinq minutes annoncées... D'autre part je n'ai pas une envie outre mesure d'économiser l'eau comme je le faisais en France, j'en profite un peu. Je me détends un instant puis je me rince tout de même à l'eau froide ; j'inspecte ensuite un peu ma jambe, qui me fait encore mal de l'intérieur. J'ai peur que la blessure ne s'infecte et je me dis que je devrais passer une radio pour être sûr. Je récupère l'ensemble de mes effets personnels présents dans mes habits, de façon à ce que Deborah puisse les laver. Je fais bien attention de sortir la pierre et de la mettre de côté. J'enfile ensuite les fringues à la cow-boy qu'elle m'a prêtées et déposées sur mon lit, et je descends la rejoindre dans la cuisine. Elle est déjà attablée en train de manger un bol de céréales. Je m'assois en face d'elle.

- Vous ne vivez que tous les deux ici ? Ton père n'est pas marié, tu n'as pas de frères et soeurs ?

- Ma mère s'est tirée quand elle en a eu assez de mon père, et avec son caractère c'est foutu pour qu'il se trouve une nouvelle femme. Et non je n'ai pas de frère et soeur, ma mère est partie quand j'avais cinq ans, et c'est mon père qui m'a élevée.

- Mais tu ne t'ennuies pas ici, tu n'as pas envie d'aller faire des études, de partir, de te trouver un copain ou je sais pas ?

Subtile remarque pour savoir si elle a un petit ami.

- Boah mon père a insisté pour que j'étudie. Je suis allée à l'université à Austin, mais une fois terminé je suis revenue ici. C'était il y a deux ans. Je me suis rendue compte qu'autant la vie ici est dure, autant les gars d'Austin sont inintéressants et seulement focalisés sur leur petit monde et leurs ambitions personnelles. Je suis bien mieux ici. Pour sûr notre relation ne se passe pas pour le mieux avec papa, et je dois bien passer une semaine par mois chez ma copine Dory, qui est institutrice à Bryan et habite à vingt miles d'ici ; mais même s'il est raciste, intolérant et têtu comme une mule, c'est mon père, je l'aime bien ; et puis lui au moins ne m'a jamais laissée tomber. Quant à un petit ami, papa voudrait me marier avec le fils de son ami Ted, qui a un ranch un peu plus haut, tu comprends l'opération ferait un sacré domaine. Je ne suis pas contre, Billy est sympa, mais il n'est pas très malin, pas plus qu'il n'est fort au lit, et j'en profite pour compenser avec différents mâles un peu en manque du coin. Et comme ça tout le monde est content, papa et Ted qui pensent qu'on va se marier avec Billy, Billy qui n'y voit que du feu et que je pourrai mener à la baguette une fois que j'hériterai des ranchs, et moi qui prends mon pied avec les meilleurs monteurs du canton, c'est un équilibre quoi.

Dis donc, elle en prend un coup l'Amérique puritaine et pratiquante... Je n'ai pas grand-chose à dire, pas forcément de leçons à donner, mais je ne peux m'empêcher de faire une remarque :

- C'est mal.

Elle semble surprise.

- Et alors ? Et en quoi c'est mal ? Pourquoi je ne pourrais pas vivre ma vie comme je l'entends ? Je ne fais de mal à personne, au contraire, papa est content, Ted est content, Billy est content, et j'imagine que Peter, Larry, Brandon et les autres ne sont pas malheureux non plus. Range tes affaires et suis-moi, on va seller les chevaux.

Je l'ai vexée. Je mets rapidement mes couverts dans le lave-vaisselle et je la rejoins.

Il fait très beau. C'est une impression bizarre que de se préoccuper du temps, tout d'un coup, et je commence à comprendre toutes ces vieilles personnes qui le prennent en si grand intérêt. Il est si bon, finalement, de ne s'inquiéter que du temps qu'il fait ou qu'il fera, après une vie bien remplie, trop remplie parfois.

- Tu viens ?

Elle me tire de mes rêvasseries, elle est vraiment jolie avec sa tenue de cow-boy. Nous sellons les chevaux, ce n'est pas tout à fait la même chose que lorsque je sellais les chevaux avec Virginie. La selle est beaucoup plus grosse. Mais après tout nous sommes en Amérique, pays de la démesure. Il est vrai qu'au gabarit des gens du pays, je me sens tout petit. Je comprends qu'elle me trouve rabougri... Elle me fait visiter l'exploitation principalement constituée de champs de coton et d'élevages de boeufs. Nous trottons ou galopons le long d'immenses champs sur des chemins de terre quasi déserts. Ma jambe me fait toujours un peu mal.

- Deborah ? Est-ce que tu pourrais me mener à un docteur dans le coin ?

- Quelque chose ne va pas ?

- Ma jambe me fait toujours mal. Je me demande si je n'ai pas quelque chose à l'intérieur, j'aimerais passer une radio pour être sûr.

- Je vais faire les courses en ville normalement tous les jeudis, je connais une amie qui travaille à l'hôpital là-bas. Si tu peux attendre jusque là tu viendras avec moi jeudi prochain, ça te convient ?

Ce planning me sied parfaitement, tout en me laissant espérer pouvoir passer quelques jours supplémentaires en sa compagnie. Nous galopons une bonne partie de la matinée, elle m'explique un peu son rôle, qui consiste principalement à superviser le travail des employés de son père qui manient des tracteurs immenses et s'occupent de l'exploitation. Elle décrit les différentes contraintes, la gestion de la clientèle, des grandes surfaces. Elle s'étonne de voir que je m'intéresse à tous ces détails. J'essaie de comprendre si le mode de fonctionnement est identique à celui de la France, ou si les exploitants ont plus de poids ici. Je l'aide à réparer deux ou trois parties endommagées dans les enclos, et diverses autres tâches qui me donnent un peu d'air pur après toutes les idées qui me sont passées par la tête depuis mon départ de Paris.

Nous rentrons pour 13 heures. Son père n'est pas encore de retour, mais il appelle pour prévenir qu'il arrive, et qu'il a invité Ted et son fils Billy. Deborah a l'air heureuse de l'apprendre, c'est effrayant ! Il semble qu'elle n'apprécie pas outre mesure l'idée de devoir préparer le repas d'une part, et de devoir rencontrer son prétendant d'autre part. J'essaie de la calmer en lui proposant mon aide pour la préparation du repas. Préparation du repas qui, par mes pitreries, réussit à la faire rire aux éclats et oublier un peu son mauvais caractère.

En Amérique on mange de la viande, et la cuisine est une vraie boucherie, littéralement ; j'ai l'impression que je vais faire une cure de protéines animales pendant ces quelques jours... Le repas prêt, nous nous installons confortablement dans le grand salon pour regarder les informations, mais finalement son père arrive quelques minutes plus tard. Je suis atterré par l'entrain de Deborah pour accueillir Billy. Elle joue la petite fille amoureuse à merveille. J'ai du mal à croire que son père ne se doute de rien. Qu'elle soit si douce avec Billy alors qu'elle est si rude en temps normal. Et j'ai d'autant plus de mal à admettre qu'elle supporte l'idée que tout le monde pense que le jeune Billy est arrivé à amadouer la rebelle Deborah. Mais vu ce à quoi elle s'adonne par derrière, je pense qu'elle a mille fois sa revanche. En la voyant ainsi j'imagine que je suis un peu jaloux, même si je sais qu'elle joue. Autant je sais qu'il ne faut pas que je tente de la séduire, parce que je vais partir, parce que ce serait entrer dans son jeu, parce que je ne veux pas considérer que son style de vie me satisfasse, autant je crois qu'elle me plaît, et je crois que j'ai déjà tenté, en préparant le repas, de faire le beau. Mais bon, Billy est déjà un grand gaillard beaucoup plus beau et fort que moi. Et si ce que dit Deborah est vrai, ses autres amants doivent l'être encore plus. Alors, je peux bien pavaner, je n'en serai que mieux calmé quand elle me rabaissera à mon rang, à savoir celui de petit rabougri. Et surtout, ma morale et ma conscience me sonnent que je ne dois pas faire cela, ni même ne serait-ce que le tenter ou y penser. Après tout ce n'est pas mon monde, et dans quatre ou cinq jours je pars d'ici. J'ai plus intérêt à réfléchir quelle sera ma prochaine destination, et comment résoudre toutes ces énigmes qui s'accumulent.

Je ne comprends pas tout ce qui se raconte pendant le repas, je ne m'y intéresse pas vraiment non plus. De plus l'accent texan n'est pas encore complètement assimilé. Il semblerait que le père de Deborah ait raconté l'histoire de la citerne et Ted a beaucoup de mal à croire qu'un pauvre garçon de mon gabarit ait pu réussir cet exploit. Je suis ravi du compliment et rajoute une bêtise du genre que Deborah m'avait tellement chauffé dans le désert que c'est trois ou quatre citernes qu'il aurait fallu pour me refroidir. Gros rire texan de Ted, Deborah et son père, rire plus crispé de Billy.

Suite au repas, Ted, le père de Deborah et Billy doivent aller faire je ne sais quoi à une réunion avec d'autres paysans du coin. Deborah n'est pas intéressée pour y aller, pas plus que moi, mais Billy obtient tout de même un rendez-vous au restaurant avec elle pour le soir. Ted m'invite alors avec le père de Deborah pour un dîner entre hommes dans son ranch. Je sens que la soirée va être terrible.

Ils partent assez rapidement suite au repas. Deborah et moi nous chargeons de débarrasser la table. Elle me félicite pour ma répartie concernant la remarque de Ted pendant le repas. Pour l'après-midi Deborah m'explique qu'elle doit préparer sur l'ordinateur plusieurs campagnes pour l'exploitation. Elle me raconte que c'est elle qui a forcé son père à s'informatiser, pas qu'elle s'y connaisse particulièrement, mais cela permet de gagner pas mal de temps et de visibilité sur beaucoup de points. J'en profite pour lui expliquer où je travaille, Linux, les logiciels libres, la philosophie. Elle est plutôt séduite par le principe même si son pragmatisme la rend très perplexe sur la validité du modèle économique. Elle me permet par la suite d'utiliser l'ordinateur pour vérifier mes mails et en envoyer quelques-uns. Elle va pendant ce temps faire je ne sais quoi à quelques kilomètres d'ici pour les chevaux. Je suis étonné de la confiance qu'elle me porte en me laissant seul ici. J'essaie dans mes messages tant que faire se peut de ne pas être trop alarmiste. Deborah m'avait conseillé d'appeler mes parents au téléphone, ce que je fais ensuite. Il est le soir en France. Ils sont complètement affolés de me savoir perdu au Texas, et je suis obligé d'écourter la communication pour ne pas avoir à détailler plus ce que je fais ici, et ce que je vais faire par la suite. D'autant plus que je n'en ai pas vraiment une idée précise.

Elle revient à peu près deux heures plus tard, vers 17 heures 30. À ce moment elle me dit avoir fini son travail pour la journée, qu'elle devra passer quelques coups de fil aux employés le soir pour savoir comment s'est déroulé je ne sais plus trop quoi dans les champs de coton, mais que d'ici à 20 heures nous pouvons aller nous balader à cheval. J'accepte et nous repartons faire un tour dans le soir tombant.

Nous galopons un peu, jouons à chat, je crois que l'on s'entend bien, ou alors est-elle un peu lassée de toujours rencontrer les mêmes personnes. Tout cela jusqu'à ce que je me casse la figure. Je tombe salement mais les dégâts sont limités. J'aurai tout de même de bons bleus.

- Ce n'est pas le moment de te casser la figure, idiot, et si un hélico vient te canarder, que feras-tu avec un bras ou une jambe cassé ?

- Très drôle, merci de me le rappeler, à l'avenir je me souviendrai que je ne dois pas faire exprès de tomber. Et si tu pouvais expliquer à ton cheval qu'il doit me rattraper au vol si par malheur cela se reproduit, je t'en serai gré.

- Allez, ne fais pas la tête. Tiens, arrêtons-nous un petit moment, comme cela tu pourras te reprendre.

- Hors de question, je ne suis pas fatigué !

À croire qu'elle a appris à me connaître bien vite, parce qu'elle comprend que cela veut dire en fait "avec plaisir". Nous commençons à parler un peu de nous, ce que nous faisons de nos journées généralement, comment est la vie à Paris, ou ici, le cinéma, la musique... Toutes ces choses du monde occidental qui sont toutes pareilles, finalement, mais tellement différentes quand on en discute. Ces différences infimes qui n'en sont pas dans nos modes de vie calqués sur le modèle presque sacro-saint de la civilisation occidentale, voire américaine. Mais elle se préoccupe assez peu de tout cela. Elle doit être un peu égoïste, ou désabusée. Elle m'explique très justement qu'elle sait très bien qu'il y a de la misère dans le monde, mais doit-elle tout abandonner pour cela ? Certes elle est sûrement favorisée, mais elle travaille dur tous les jours, même si je ne m'en rends peut-être pas compte depuis que je suis arrivé, novembre n'étant pas la plus dure période. Elle ne prend presque jamais de vacances, ne considère pas qu'elle traite mal ses employés, essaie de les payer plus que la moyenne. Ils sont plutôt contents de travailler pour elle et son père. Pour sûr, elle n'est pas tendre avec eux, et s'ils ne font pas du bon travail ils en ont pour leur grade, mais dans le cas contraire elle n'est pas avare. Nous dérivons par la suite sur d'autres sujets moins sérieux, et sur nos tracas de la vie de tous les jours. Elle passe un long moment à m'expliquer divers épisodes, pas très intéressants, mais qui la font bien rire, de ses aventures tumultueuses lors de son éducation religieuse.

Elle est vraiment jolie...

- Eh ! Tu m'écoutes ?

- Hum j'avoue que tu m'as perdu en route, un peu après l'histoire des pages de Playboy collées dans la bible, et le pasteur qui découvre cela en pleine messe...

- Ouais ça fait bien dix minutes que tu n'écoutes plus quoi ! T'es vraiment pas cool... T'as une copine en France ?

- Non.

- Pourquoi ?

- Je suis gay.

Elle est très étonnée, et ne sais pas trop quoi répondre. Mais j'ai comme l'impression que cela la gêne.

- Tu as quelque chose contre les homosexuels ?

- Euh, non mais, enfin, mais... Et, euh, tu as un copain alors ?

- Je ne suis pas gay, mais j'ai l'impression que tu n'aimes pas trop les homosexuels ?

- Non, ce n'est pas ça. Enfin pas vraiment. Tu sais, depuis toute petite mon père m'a éduquée avec ses idées un peu racistes, et ce n'est pas évident de tirer un trait sur tout ça et essayer de ne pas avoir de préjugés par la suite. On a beau dire, c'est pas si facile de ne pas être raciste et d'être vraiment tolérant, on est tellement prédisposé par ce que l'on a appris dans notre enfance. Mais j'essaie, vraiment, de ne pas faire de différences, d'embaucher des Noirs ou des Hispaniques autant que des Blancs pour les postes au ranch, et de les payer en fonction de leur travail uniquement. Mais je sais au fond de moi qu'il me reste encore ces valeurs qui remontent à loin. Et je pense que ce serait mentir que de dire que je ne fais pas, parfois, involontairement, des choix qui sont sûrement un peu racistes. Je sais que c'est mal, mais je ne m'en rends pas compte.

- Je comprends tout à fait ce que tu veux dire, j'ai eu exactement le même problème avec la religion, et il m'a fallu très longtemps avant de vraiment me séparer de Dieu, ne plus penser qu'il est là, et être indépendant. Et je comprends que des gens, qui ont été toute leur vie dans un certain milieu, ne puissent pas changer comme ça du jour au lendemain, même si on les persuade qu'ils ont tort.

- Alors, pourquoi est-ce que tu n'as pas de copine ? Ça te dérange que je te demande ça ?

- Non, non, en fait pour être franc, je suis impuissant, alors ce n'est pas très facile pour moi.

Elle ne sait pas quoi dire, apparemment gênée d'avoir posé la question.

- En vérité je ne suis pas impuissant, mais j'ai l'impression que tu n'aimes pas trop les impuissants ?

- Salopard ! Tu te fous de moi !

Elle se jette sur moi, et s'ensuit une bataille dans l'herbe. Elle se débat la bougresse, mais après quelques minutes peuplées d'éclats de rire et de touffes d'herbes dans la bouche, je parviens à la maîtriser.

- Avoue-toi vaincue !

- Jamais ! Sache que jamais un homme ne matera Deborah Brownwood.

Et elle se remue de nouveau avec force, mais je tiens bon.

- Un homme peut-être pas, mais face à un petit rabougri, tu n'as aucune chance !

Et suite à cela je la cale sur le dos, moi assis sur son ventre, ses deux bras sous les miens, et mon torse contre sa tête pour la bloquer au sol. Elle se débat pendant dix bonnes minutes, puis, dépitée, elle cède enfin.

- OK ! OK ! C'est bon on part d'ici, t'es le plus fort...

Je la libère, elle se lève apparemment très énervée.

- Excuse-moi si j'ai blessé ton orgueil, je n'aurais peut-être pas dû toucher à "l'immatable" Deborah Brownwood, après tout.

Elle se rend compte alors qu'il est stupide de sa part d'être énervée pour cela, et que ce n'est sûrement qu'un peu d'orgueil mal placé. Elle se retourne alors vers moi, m'attrape par le col et se place à quelques centimètres de moi pour me dire doucement d'une voix grave :

- Je te préviens, pied-tendre, si jamais tu t'avises de parler de ça à qui que ce soit, tu vas te réveiller vraiment impuissant un de ces prochains matins...

Sa bouche est à quelques millimètres de la mienne... J'ai des picotements dans le dos, comme une bouffée de chaleur. J'ai tellement envie de la prendre dans mes bras... Je ferme les yeux un instant. Mais je me reprends, je ne tente pas de l'embrasser. J'ai dit que je ne le ferai pas. Elle se rapproche encore, la bouche entr'ouverte, la tête se penchant un peu. Je la repousse.

- Non Deborah... Je... Faire ça ce serait accepter ton style de vie, et je ne le veux pas... De plus je te rappelle que ce soir tu vois Billy.

Cette fois-ci elle est vraiment énervée, et elle me repousse violemment avant de remonter sur son cheval sans dire un mot. Nous reprenons alors le chemin du ranch. Ted, Peter et Billy sont déjà là. Deborah va se doucher et se changer et part avec Billy. Quant à moi je fais de même mais pars avec Ted et Peter. Nous discutons tout au long de la soirée de ce que je fais, mon travail, ma vie... Ils sont plus intéressants que je ne l'eus cru. Je leur explique mon travail, leur parle de ma famille, de mes grands-parents agriculteurs, de la différence avec ici. Je zappe un peu quand ils discutent des résultats sportifs. Nous rentrons, le père de Deborah et moi, vers 23 heures. Je lui explique en chemin que Deborah m'a dit pour la citerne, et que franchement je ne sais pas comment j'ai fait pour tenir, mais que j'étais tellement énervé contre lui, et que je ne voulais tellement pas céder que je serais mort sur place plutôt que d'abandonner. Cela a le mérite de le faire bien rire. Il me demande si je m'y connais en mécanique et si je pourrai l'aider le lendemain matin à arranger le moteur de l'une de ses machines dont je n'ai pas compris le nom. J'accepte volontiers en le mettant en garde sur mes capacités de mécanicien. Il me demande de même quand est-ce que je pars, pas qu'il me chasse, précise-t-il, juste par curiosité. Je lui précise alors ce que m'a dit Deborah, à savoir qu'elle m'accompagnera dimanche à Austin à l'occasion de sa visite chez son ami. Il n'a pas l'air bien méchant après tout. Mais comme le disait Deborah, comment blâmer les gens qui viennent d'une époque où la morale n'était pas la même. Comment réagirais-je, demain, si je me trouvais confronté à des gens qui me reprochent d'avoir pu manger des animaux dans ma vie, ou tuer des insectes, ou gaspiller de l'eau ?...

Deborah n'est pas encore rentrée quand nous arrivons, ce qui rend Peter un peu inquiet qu'elle ne passe pas la nuit ici. Je vais pour ma part me coucher, finalement assez épuisé de cette journée. Je suis ici depuis hier. L'hélicoptère m'a attaqué dimanche dernier, jour où mon copain du Pentagone avait son vol pour Dakar. Se trouve-t-il en ce moment à Dakar ? Et que font les autres personnes, celles qui me poursuivent, ont-elles perdu ma trace, me croient-elles mort ? Je m'endors plein d'interrogations...

Mercredi 13 novembre, je suis réveillé par le père de Deborah. Je prends mon petit déjeuner avec lui. J'apprends que Deborah est rentrée tard dans la nuit, et qu'il la laisse par conséquent un peu dormir. Il n'est que 7 heures 30 du matin, après tout. Je pars avec lui dans les hangars pour l'aider sur ses machines. La matinée se passe plutôt bien, et Deborah passe nous apporter à boire vers 10 heures. Elle a l'air contente de nous voir travailler là, tous les deux. Par la suite elle doit régler une affaire avec un des fournisseurs pour je ne sais trop quel problème, elle nous quitte donc et nous la retrouvons vers 13 heures, alors que nous allons manger un hamburger dans la cuisine. Pour l'après-midi elle me demande si je suis intéressé par une balade vers la partie Sud, au niveau des élevages, à cheval. Elle s'assure auprès de son père qu'il ne veut pas me monopoliser pour l'après-midi aussi.

- Non c'est bon, il m'a bien aidé ce matin, tu peux le prendre, par contre s'il pouvait me filer un coup de main ce soir quand j'aurai reçu la nouvelle pelle mécanique, il faut la mettre en place sur le tracteur.

Je suis comblé d'être le nouvel homme à tout faire de la famille, le matin pour le père, l'après-midi pour la fille. Enfin, je ne saurais me plaindre de ces quelques jours de tranquillité. Nous partons alors, Deborah et moi, à cheval. Nous galopons un petit moment, avant d'arriver au niveau des enclos. Deborah donne quelques consignes aux employés qui se trouvent là, et nous repartons au trot pour faire le tour de la propriété.

- Tu as passé une bonne soirée avec Billy ?

- Pourquoi cette question, tu es jaloux, je te rappelle que tu m'as renvoyé chier hier.

- Si tu le prends comme cela.

- Oui j'ai passé une très bonne soirée, c'était magnifique, et de plus pour une fois Billy a baisé comme un Dieu. Tu es satisfait ?

- Si c'est pour être désagréable, il ne fallait pas me demander de venir, j'étais mieux avec ton père.

- Excuse-moi. Je crois que je t'en veux un peu. Non la soirée avec Billy n'avait rien d'exceptionnel, mais c'était bien quand même. Il ne faut pas croire, je ne suis pas complètement sans coeur, j'aime bien Billy, il est vraiment sympa. Et toi, ta soirée avec papa et Ted ?

- Moins pire que ce que j'aurais cru, ton père et Ted sont assez sympas, eux aussi.

Nous faisons le tour de plusieurs élevages, et Deborah contrôle que tout se passe comme souhaité. Le climat s'est un peu détendu, et nous recommençons à nous titiller et à rigoler de nouveau ensemble. En retournant vers le ranch, en longeant la route, nous croisons trois autres cavaliers, apparemment des connaissances de Deborah.

- Tiens donc, mais c'est la belle Deborah, comment tu vas ma belle. Mais qui donc as-tu avec toi, c'est ton nouveau prince charmant, tu fais dans les modèles réduits maintenant ? C'est Billy qui doit être content !

Je reste stoïque, je me moque éperdument de ce que peut penser ce type.

- Ta gueule Brandon ! Il n'est peut-être pas très grand, mais le jour ou tu me baiseras comme lui le fait, alors peut-être je daignerai laisser tomber Billy pour toi. En attendant, retourne à tes leçons de conduite, il me semble avoir entendu que tu as encore bousillé le Ford de ton père.

Les deux qui accompagnent Brandon éclatent de rire. Quant à lui, bien calmé s'il en est, il se contente de leur dire de la fermer, et il part au galop, en marmonnant je ne sais quoi. Les autres le suivent, après avoir salué Deborah, la félicitant pour sa répartie.

- Pourquoi tu ne t'es pas défendu ?

- J'aurais dû ? Je ne reverrai sans doute plus jamais ce gars de ma vie, et il n'est rien pour moi.

- Je me demande si c'est parce que tu es vraiment modeste, ou si ce n'est au contraire qu'une fausse modestie, et que tu as en fait une tellement haute idée de toi que tout cela ne te touche même pas. Tu sais, la plupart des gars du Texas considèrent que si tu te laisses faire, tu seras pour toujours considéré comme un moins que rien.

- Je dois effectivement être assez confiant en moi, mais si cela permet de ne pas blesser l'orgueil des gens, après tout. N'est-ce pas toi qui prônes le bien par le mal ? C'est un de tes "monteurs" ?

Elle sourit. Je me demande vraiment si je pourrais résister une nouvelle fois si elle tente de nouveau de m'embrasser.

- Oui effectivement, et c'est pour cela que je savais que j'allais le toucher avec ce que j'ai dit tout à l'heure. Il voudrait que je quitte Billy pour lui. Il me menace parfois de tout dire à mon père. Mais je ne me fais pas de soucis, il a tellement fait de bêtises que je n'aurais aucun mal à convaincre mon père qu'il dit n'importe quoi, et Brandon le sait. Mais il est très gentil quand on est tous les deux. C'est juste que les mecs ont la tendance naturelle à devenir impossibles, fiers et prétentieux quand il y a d'autres mecs avec eux.

Nous rentrons ensuite au ranch. Je donne un coup de main comme prévu au père de Deborah pour sa pelle mécanique pendant qu'elle prépare le dîner. Nous dînons ensuite, et alors qu'ils décident de passer la soirée devant la télévision, je préfère pour ma part aller me coucher.

Lundi 9 décembre 2002

Je suis réveillé soudainement par quelqu'un qui tente de rentrer dans mon lit. Je me lève brusquement et sors du lit.

- Chuuut, n'aie pas peur, c'est moi, Deborah.

- Qu'est-ce que tu fais là, quelle heure il est ?

- Il doit être aux alentours d'une heure du matin, j'avais envie d'être avec toi... Allez, reviens. Tu ne vas pas me chasser quand même, s'il te plait Ylraw, juste pour ce soir. Si tu veux je reste juste là près de toi, je ne veux pas forcément faire l'amour avec toi, mais j'aimerais être proche un petit moment.

- Tu sais très bien que c'est mal Deborah, tu sais très bien que je ne veux pas cautionner ta vie. Que je suis contre cela, tu ne fais pas le bonheur autour de toi, tu ne fais que préparer leur malheur quand ils comprendront que tu te joues d'eux. Ce n'est pas parce que tu es plus forte qu'eux que tu as le droit de jouer avec.

Elle ne réagit pas tout de suite. Je pensais qu'elle se sentirait attaquée et répliquerait sur le champ, mais elle laisse passer quelques secondes avant de répondre.

- Je ne suis pas si forte que ça, Ylraw, tu sais.

Elle se relève du lit, et s'avance pour ressortir de la pièce. À la faible lueur je m'aperçois qu'elle pleure. Elle passe près de moi. Je la prends délicatement dans mes bras et lui demande de m'excuser. J'avance doucement vers le lit, écarte les couvertures et l'invite à se coucher près de moi. Elle est sur mon épaule, sa jambe sur la mienne. Quelques minutes s'écoulent. Je ne crois pas à ce moment que j'ai envie d'autre chose que de la serrer fort dans mes bras, d'avoir enfin une présence proche après tous ces jours de cavale et de solitude. Je l'embrasse sur le front, lui demande pardon, lui dit que je suis bien, content de l'avoir, là, près de moi. Elle remonte légèrement vers moi et m'embrasse dans le cou, me glisse à l'oreille qu'elle aussi. Les idées s'emballent. Il suffit d'un flash, et mon corps décide. Mon corps décide de ce qu'il veut, et elle le sent, et je sais que j'ai perdu. Elle m'embrasse de nouveau, sa main passe doucement sur mon torse, relève mon tee-shirt et se glisse pour toucher ma peau. Nos lèvres se joignent, enfin, doucement. Elle se rapproche encore, ma main parcourt son dos, et relève délicatement sa robe de chambre. Elle est nue. Je la caresse. Ses doigts montent et descendent, augmentant progressivement leur amplitude, effleurent mon corps tendu, s'imprègnent de mon excitation naissante tout en la développant. Un frisson me parcourt, ma main se crispe sur sa fesse. J'ai envie que les choses s'accélèrent, elle aussi. Mais l'impatience est contrecarrée par la satisfaction du moment. Pour que ce ne soit pas une fois parmi d'autres, pour que nous profitions de nous découvrir un peu plus. Elle passe sur moi, assise sur mes jambes. Je lui retire sa robe de chambre, et, Soleil, ô mon Soleil ! Que de ta lumière sur la Lune je perçois les douces courbures de son corps musclé. Elle se cambre quand mes mains lui caressent les seins et descendent vers ses reins, pour l'agripper à la taille, la retourner et l'étendre sur le dos. J'éloigne les draps pour voir, pour voir son corps, pour voir ses seins, son ventre. Le caresser. J'adore caresser le ventre... Nous nous embrassons encore, et ma main, enfin, s'attarde le long de ses cuisses. Elle écarte un peu les jambes, pour indiquer, pour demander. Elle guide ma main vers elle, et de mes doigts j'écarte doucement ses lèvres humides pour lentement les glisser un peu plus profondément. À son tour ses doigts glissent le long de mon bras, de mon torse, et délicatement sous mon caleçon, pour me pousser à la limite, pour accélérer les choses. Elle s'impatiente et à son tour elle me repousse ; mon caleçon, mon tee-shirt quittent la scène pour devenir simples spectateurs. Nus, enfin, tous les deux. Sa bouche parfait mon excitation. Quelques instants, quelques secondes, je profite d'être soumis, puis je la remonte vers moi, et lui murmure à l'oreille.

- J'ai envie de toi.

Elle répond par un baiser et me glisse à l'oreille :

- Prends-moi.

Elle récupère un préservatif sur la table de nuit, qu'elle avait sans doute déposé là avant de se coucher. Amours, ah mes amours, quel malheur que vous soyez associées à tant d'incertitude ! Mais ne voyez pas en cette protection de l'égoïsme, car c'est elle que je protège. Soyez persuadées qu'elle est l'une de vous, et ce n'est pas si bref et si artificiel. Et qu'en rien ce protocole ne trouble notre plaisir, et s'évapore pour mieux nous laisser profiter l'un de l'autre, autant de fois que nous le désirerons... L'instant passe et doucement elle se présente à moi. Elle dirige, et décide, s'ouvre à moi et aide mon sexe à la pénétrer. Je me cambre et laisse échapper un soupir de bonheur. Elle se penche vers moi, et tout s'enchaîne. Le rythme doux et calme des premiers va-et-vient pour préparer, pour ne pas blesser, pour que plus insouciants nous puissions, par la suite, alterner force et douceur, rapidité et lenteur. Me voilà bien frêle après tout ce temps seul, et un peu de contrôle vient ternir ces moments. Contrôle mesuré et chaque instant de doute est l'opportunité de quelques retournements, pour que tour à tour nos corps s'imbriquent en un sens ou l'autre, allongé ou à genoux, dominant ou dominé. Un peu de force, parfois, un peu de lutte, quand l'un veut décider plus que l'autre. Des murmures, toujours, pour décrire à l'autre, pour lui dire, ce que l'on veut, ce que l'on aime, ce que l'on ressent. Et finalement, la perte de contrôle, l'abandon, quand, agrippée à mon dos, accélérant mon mouvement en tenant mes fesses, elle laisse échapper son plaisir, et que je fais de même, en lui murmurant ma jouissance à l'oreille.

Un peu de temps, ensemble, mais si peu, pour que ce protocole, toujours, soit suivi.

- Je ne voulais surtout pas réveiller papa, mais cela méritait bien quelques cris, peut-être auras-tu compensation un peu plus tard, si tu es sage...

Je souris, et retire sur nous les draps, avant de la reprendre dans mes bras. Nos corps transpirants se ressaisissent, et nos chaleurs s'échangent, alors que nos coeurs ralentissent. Quelques minutes, à profiter de l'autre. Puis l'intimité d'une discussion de l'après. Elle me parle doucement :

- Tu penses vraiment ce que tu m'as dit tout à l'heure ?

- Est-ce que tu ne le penses pas toi-même ?

- Si, je crois, mais que devrais-je faire ?

- Je ne sais pas ce que tu devrais faire, et de plus je n'ai pas vraiment à te donner de leçon, et rien que le fait que j'aie cédé ce soir prouve que je suis moi aussi faible.

- Ne dis pas ça, je ne veux pas que tu regrettes. Je suis bien, là, et tu l'as fait pour moi, et c'est très gentil. Je suis flattée.

- C'est au contraire pour toi que je ne voulais pas le faire, pour te montrer que tu as tort de vivre comme cela, et en cédant c'est pour moi que je l'ai fait, pour mon propre plaisir.

- Tu l'as fait un peu pour tous les deux alors.

- Tu sais, je crois que dans la vie il ne faut pas vraiment faire les choses pour soi, parce qu'on le regrette toujours. Il faut les faire pour les autres, car si on est fort, c'est à nous de subir les difficultés à leur place. Et je crois que lorsqu'on est fort, le plus dur c'est les regrets. Si tu penses qu'un jour tu regretteras ce que tu fais maintenant, il ne faut pas le faire, parce qu'on ne se rattrape jamais vraiment.

- Tu ne regrettes jamais rien, toi ?

- Oh si ! Mais entre penser une chose et la faire, il y a toujours un peu comme une grande barrière. Et c'est à ceux qui la franchissent qu'on reconnaît les grands hommes, je pense.

- Tu ne penses pas que tu pourras la franchir ?

- Eh bien, je ne sais pas. Avec mon travail dans Linux, les logiciels libres, cette philosophie, je pensais faire des choses pas trop mauvaises. Mais maintenant, ici, je ne sais plus trop ce que vais pouvoir faire, si je vais pouvoir retourner comme avant.

- Tu penses qu'ils ne te laisseront jamais ?

- J'en sais rien. Je ne sais toujours pas pourquoi ils m'en veulent vraiment. Mais s'ils emploient des hélicoptères de combats pour faire le ménage, c'est que ce n'est pas une petite affaire, et à mon avis je n'aurai pas de vie tranquille pour un bon moment.

- Pourtant les quelques jours que tu passes ici sont tranquilles, tu ne voudrais pas rester ici ? Ils ont peut-être perdu ta trace ?

- J'ai du mal à le croire, c'est un peu comme quand j'étais à Raleigh, tout cela pour retrouver David mort après coup. Je n'ai vraiment pas envie que cela t'arrive. D'ailleurs cela me fait penser, ma jambe me fait toujours mal, c'est bien demain que nous allons voir ta copine dans l'hôpital ?

- Oui.

La nuit continuera, et encore nos corps s'entremêleront. J'apprendrai même un peu, de son expérience, de sa force, de cette fille, si belle, qui n'a pas froid aux yeux.

Matin. Jeudi 14 novembre 2002. Je suis réveillé par quelqu'un frappant à la porte de ma chambre. Je suis seul dans le lit, Deborah n'est plus avec moi. J'imagine qu'elle est retournée dans sa chambre au petit matin pour ne pas donner la puce à l'oreille à son père. 8 heures moins le quart, la nuit fut courte en sommeil et le lever n'est pas des plus faciles. Je me lève néanmoins et vais prendre une douche. 10 minutes plus tard Deborah passe dans la chambre pour me rappeler que nous devons aller en ville, et qu'il ne faut pas trop tarder. Elle a déjà déjeuné et est prête à partir. Elle me dit que je mangerai deux gâteaux en route.

Alors que nous sortons de la maison et Deborah et moi nous dirigeons vers la Jeep, une voiture arrive devant le ranch. Billy en sort, apparemment très énervé. Il se dirige droit sur Deborah, l'attrape par le bras et menace de la frapper en criant.

- Brandon m'a tout raconté ! Il m'a dit que tu couchais avec ce morveux !

Il me pointe du doigt alors que je me dirige vers lui pour essayer de le séparer de Deborah. Mais il se retourne vers moi et me pousse violemment. Je pars en arrière, me déséquilibre et tombe. C'est vrai qu'il est costaud le gaillard. Alors que je suis sur le point de me relever pour tenter malgré tout de lui en faire découdre, une déflagration retentit. Je me retourne et vois le père de Deborah qui vient de tirer un coup de feu en l'air et a désormais Billy en joue avec un fusil. Il lui parle doucement d'une voix forte.

- William Stephen Kimbell troisième du nom, ne fais ne serait-ce que penser lever de nouveau la main sur ma fille, et je te ramène à ton père les pieds devant !

- Eh ! Peter ! Calme-toi, ça va, ça va ! C'est bon je me calme, mais il y a de quoi être énervé, non ? Ta fille est ma future femme après tout ! Elle n'a pas le droit de coucher avec n'importe qui quand même !

- Ma fille n'est la future femme de personne, et elle couche avec qui elle veut. Si tu la veux, il faudra la mériter Billy. Maintenant rentre chez toi !

Il lui fait signe avec son fusil de retourner vers sa voiture. Il s'exécute considérant que Peter ne devait pas rigoler. Nous le regardons partir. Deborah s'avance vers son père, et le remercie en l'embrassant et le prenant dans ses bras. Il reste stoïque et lui rappelle qu'elle est en retard pour les courses, et que cette après-midi elle a rendez-vous avec je ne sais plus qui.

Lors du trajet vers Bryan, je m'excuse pour les ennuis que je cause.

- Je suis désolé d'avoir mis la pagaille dans tes affaires.

- La pagaille c'est moi-même qui l'ai mise. Et comme tu disais je devais bien me douter qu'un jour ou l'autre cela me retomberait dessus. Mais ne t'inquiète pas pour moi, cela mettra un peu d'animation et permettra de clarifier un peu tout ça.

- Tu t'ennuies à ce point ? C'est aussi par lassitude que tu as couché avec moi cette nuit ?

- Cela me blesse que tu dises cela. J'ai couché avec toi, non pas parce que je suis tombée amoureuse de toi, ce serait mentir, mais, enfin, c'est difficile à dire, tu m'attirais voilà tout.

- Excuse-moi, je ne voulais pas te blesser. Et je ne regrette pas cette nuit, même si ce sera peut-être la seule.

- Il n'est en effet sûrement pas très prudent de ma part de prendre le risque de me faire attraper par papa, même s'il m'a défendu aujourd'hui, il n'en reste pas moins qu'il y a des intérêts dans cette histoire. Et de plus si je suis d'accord avec toi que je devrais peut-être remettre en cause mon style de vie, ce ne serait que contradiction. De plus tu risques à court terme autant voire plus que moi dans cette affaire, mon père n'est pas un tendre.

Elle sourit. C'est toujours un peu blessant de devoir accepter que notre pouvoir de séduction n'est pas sans limite et qu'elle comprend très bien que c'est un peu une bêtise que d'avoir fait cela. Mais c'est mieux pour elle et ma morale, et mon ego s'en trouve amoindri, alors ne nous plaignons pas...

En ville elle me laisse dans les mains expertes de son amie à l'hôpital, et va pendant ce temps faire les courses dont elle a besoin. J'attends quelques instants puis son amie me fait passer entre deux patients pour faire une radio de ma jambe. Bilan, j'ai bien reçu quelque chose à l'intérieur, mais cela n'apparaît que comme plusieurs points minuscules sur la radio. Elle m'explique qu'il y en a une dizaine et que le plus gros d'entre eux doit faire moins d'un dixième de pouce, ce qui doit faire un peu plus qu'un quart de millimètre. Après quelques analyses complémentaires, elle dit penser que cela ne s'est pas infecté, et qu'il est impossible de les retirer sans faire dix fois plus de dégâts qu'en les laissant où ils sont. Elle précise néanmoins qu'il faudra les surveiller dans les mois qui viennent, pour voir s'ils se déplacent, et pour être sûr qu'ils sont bien acceptés par l'organisme.

Je la remercie grandement et je sors de l'hôpital pour attendre Deborah sur le parking devant celui-ci. À peine plus d'un quart de millimètre, ce ne doivent être vraiment que des éclats pensé-je. Je ne crois pas qu'il puisse exister des émetteurs de cette taille là. Je suis au moins rassuré sur ce point. Mais je reste toutefois dubitatif sur le fait qu'ils m'aient laissé partir sans vérifier que j'étais bien mort. Toutefois je n'ai peut-être pas tous les éléments, peut-être ont-ils découverts qu'ils étaient observés à ce moment là, ou ont-ils eu contre-ordre au dernier moment, quand les cahiers et toutes traces eurent été effacés.

Je patiente une bonne demi-heure avant que Deborah ne revienne. J'essaie de me convaincre que cette histoire est terminée, et que je pourrais peut-être directement prendre un avion pour la France, et reléguer toutes ces aventures au passé. Deborah me retrouve donc assez satisfait, ce qui la rassure aussi. Nous réfléchissons alors que je pourrais finalement passer une semaine ou deux en plus ici, et ne rentrer qu'après en France.

Sur le chemin du retour Deborah me demande si cela ne me dérange pas qu'elle fasse un détour par la petite ville pas loin du ranch. Un ami à elle y est barman, et elle lui doit cinquante dollars depuis plusieurs mois, et ne pense jamais à les lui rendre quand elle le croise. De plus cela fait plus d'un mois qu'elle n'est pas passée leur dire bonjour, à lui et à sa soeur. C'est un ancien copain à elle, qu'elle connaît depuis plus de quinze ans, et pour qui elle semble avoir beaucoup d'amitié même si d'après ce que je comprends elle ne le voit pas souvent. Je ne peux que difficilement refuser, je n'ai plus désormais d'impératifs et je la suivrais au bout du monde sans hésitation je crois.

Mais alors que nous rentrons dans le fast-food-bar et que celui que je pense être l'ami de Deborah nous aperçoit, il se dirige droit vers elle et nous attire dans les cuisines. Deborah ne manque pas d'exprimer sa surprise.

- Et oh c'est bon ! Je vais te les rendre tes cinquante dollars ! Et puis tu pourrais dire bonjour ! Qu'est-ce qui te prend ?

- Je me fous de mes cinquante dollars, tu le sais bien. Excuse-moi de te tirer comme cela à l'écart, mais hier un gars est passé dans le coin et il en avait après ton copain. Il avait une photo de lui et demandait si nous l'avions déjà vu.

Le copain de Deborah fait un signe de la tête en ma direction pour montrer que c'est de moi dont il parle. Je lui demande à quoi ce type ressemblait.

- Difficile à dire, un grand type avec un costume gris, la trentaine sûrement, mais pas de signe particulier. Il n'a rien dit d'autre. J'ai demandé pourquoi il te cherchait, mais il a répondu que ce n'était pas important, m'a remercié et il est reparti.

- Cela veut dire qu'ils sont encore sur tes traces, à moins que ce ne soit quelqu'un d'autre, qu'est-ce que tu en penses ?

- Boah j'en pense pas grand-chose. Je ne sais plus trop quoi faire, moi qui me faisais une joie à l'idée que tout cela soit terminé. En tous cas s'ils traînent dans la région cela signifie qu'ils ne mettront pas longtemps à me dénicher, et que donc je dois partir d'ici au plus vite. De plus je te mets en danger toi et ton père en restant au ranch. Quelles que soient leurs raisons il est plus prudent que tu me ramènes à Bryan et que je prenne un bus de là-bas.

Deborah est plus optimiste :

- Je ne suis pas sûre qu'ils te trouvent si facilement, tu n'as pas rencontré grand monde dans le coin. Mais c'est peut-être plus prudent que tu partes, en effet. Cela dit, je préfère t'emmener moi-même à la frontière mexicaine, comme cela au moins je pourrai te dire au revoir et te souhaiter bonne chance quand je sais que tu seras un peu plus en sécurité. Tu as toujours ton passeport ?

- Oui, mais tu ne penses pas qu'ils ont reçu des consignes pour m'arrêter à la frontière ?

- Je n'en sais rien, mais il semblerait qu'ils essaient de faire cela discrètement, il n'est donc pas impossible que les gardes ne soient pas au courant. De plus c'est peut-être encore plus risqué de se faire attraper à essayer de passer la frontière en douce. Je ne suis pas une experte de ce genre de truc.

- Tu as peut-être raison, mais tu as des réunions cette après-midi, non ?

- Je peux les reporter ce n'est pas un problème, c'est tout de même moins important que tes soucis.

Le copain de Deborah essaie de comprendre et s'interroge sur ce qu'il se passe et qui je suis. Elle lui explique en gros que des gens en ont après moi pour des raisons inconnues, et qu'elle essaie de m'aider. Elle lui promet de lui expliquer toute l'histoire en détail un peu plus tard, et nous repartons pour le ranch. En chemin, elle s'aperçoit qu'elle a encore oublié de lui donner ses cinquante dollars, mais que cela lui donnera une nouvelle occasion pour lui raconter l'histoire. Arrivée au ranch Deborah invente une histoire pour son père, comme quoi j'ai appelé mes parents et qu'il faut que je rentre rapidement en France à cause du décès d'un membre de ma famille. Par conséquent, elle doit remettre les réunions de l'après-midi à plus tard et m'accompagnera après un repas rapide à l'aéroport d'Austin. Son père est désolé de ce qui m'arrive. Il me souhaite bonne route et me dis de revenir les voir. Nous partons en voiture avec Deborah moins de vingt minutes plus tard. J'aurais aimé avoir une discussion un peu plus soutenue avec lui sur le thème du racisme, mais le courage et le temps m'ont manqué. Je n'ai pas beaucoup d'affaires, Deborah tient tout de même à me donner un de ses sacs à dos, avec quelques-uns de ses habits à l'intérieur. Je récupère aussi tout mon argent et le mets dans mes poches, pour être sûr de ne pas le perdre. J'y place aussi précautionneusement ma pierre. Je pourrais presque m'en passer, désormais, mais je crois que j'y tiens trop, un peu comme un porte-bonheur, ou un talisman. Deborah veut aussi me donner de l'argent, mais je refuse, il me reste encore en effet plus de deux mille dollars.

Il doit y avoir près de cinq cents kilomètres avant la frontière. Je m'inquiète pour Deborah et toute cette route mais elle m'assure que ce n'est pas un problème pour elle, et que de plus elle s'arrêtera peut-être au retour à Austin, chez son amie. Après une heure ou deux de route elle décide d'ailleurs de lui passer un coup de fil pour lui expliquer ce qui lui arrive sans rentrer dans les détails. Elle lui demande surtout que dans l'éventualité où son père l'appelle elle dise bien que Deborah est chez elle, et d'inventer une excuse pour lui expliquer qu'elle ne peut pas lui parler pour le moment, mais que tout va bien.

Nous rejoignons la 35 qui passe ensuite par Austin puis San Antonio. Nous faisons quelques pauses, pour boire un coup et manger un biscuit. Tout semble calme. Deborah me demande si je sais ce que je vais faire au Mexique. Je pense que je vais tenter d'aller à la première grande ville avec un aéroport, et d'en repartir pour la France. Dans l'hypothèse moins séduisante où je sois déjà recherché là-bas, j'avoue ne pas avoir réellement d'idée. Peut-être trouver des gens qui puissent m'aider à faire un faux passeport ou à dénicher un moyen de partir pour l'Europe, en bateau éventuellement. Après un certain temps de route Deborah appelle son père au téléphone pour le prévenir qu'elle profite d'être à Austin pour aller voir son amie, et qu'elle ne rentrera peut-être que le lendemain matin. Tout cela pour faire en sorte qu'il ne s'inquiète pas.

Il est vrai que je n'avais initialement pas beaucoup d'idées sur le mieux à faire une fois au Mexique. La situation se complexifiant et les événements s'accélérant, cela n'arrange pas les choses. Je pensais finalement prendre une décision pendant les trois jours que j'imaginais encore pouvoir passer avec Deborah. Mais je suis désormais bien perplexe. Je discute assez peu avec Deborah. Elle doit sentir que je suis ennuyé, mais ne doit pas avoir non plus beaucoup d'idées pour m'aider.

- C'est vraiment bête, je ne vais peut-être plus jamais te revoir et je ne sais pas quoi te dire.

- J'avoue que je ne sais pas vraiment quoi te dire non plus, je n'ai pas franchement l'esprit à te poser des questions sur ta vie au ranch et tout cela...

- Mouais. Mais ce n'est pas si simple pour moi non plus, je n'ai pas envie de te laisser là, tout seul à l'aventure. J'aimerais pouvoir te savoir vraiment sauvé et tranquille. Mais moi non plus je ne sais pas quoi faire, rester avec toi ou te laisser.

- C'est très gentil, mais tu sais, sans vouloir être méchant, cette histoire est tellement incompréhensible que je ne suis pas sûr que tu pourrais vraiment m'aider. Ce serait même plus idiot que nous soyons deux à avoir des ennuis alors que tu pourrais rejoindre ton père sans encombre. Enfin, j'espère qu'ils ne vont pas remonter jusqu'à vous.

Nous roulons depuis de nouveau bien une heure ou deux, et nous venons de passer San Antonio. La frontière doit désormais se trouver à moins de cent miles d'ici, c'est à dire environ cent soixante kilomètres. La route est tranquille, et la circulation parsemée. Soudain alors que nous parlons, Deborah s'inquiète d'une voiture qui arrive par l'arrière à très vive allure. Cela pouvant être sans aucun rapport avec nous, nous conservons notre allure sur la file de droite. Quand la voiture arrive à notre hauteur, elle semble se caler à notre vitesse, et sa vitre passager s'ouvre. Du haut du 4x4 je ne vois pas qui se trouve à l'intérieur, mais je crie à Deborah de faire attention, que le conducteur a peut-être une arme et la pointe sur elle. Elle freine alors et la voiture nous dépasse. Nous remarquons à ce moment que la vitre arrière et le coffre ont subi de nombreux impacts que nous identifions comme des marques de balles. La voiture s'arrête alors brusquement en travers de la route, nous obligeant à faire de même, et alors que Deborah se prépare à la contourner par le bas-côté, un homme sort de la voiture en nous criant d'attendre. Il n'est apparemment pas armé mais semble avoir été touché par les balles, il a le bras gauche ensanglanté. De toute évidence, il a reçu une balle au niveau de l'épaule ou du bras. Il court vers notre voiture, Deborah baisse sa vitre. Il monte sur le marche-pieds du 4x4 et se tient avec son bras droit au montant de la porte. Chose très étonnante, il parle en français.

- François ! François ! Il faut que vous alliez au plus vite à Sydney, Etiola est là-bas, il faut que vous alliez à Sydney, c'est important, il faut vous dépêcher, ils vous...

Je tente de le calmer.

- Calmez-vous ! Calmez-vous ! Montez à l'arrière nous allons vous emmener à un hôpital et vous serez plus tranquille pour nous expliquer tout cela.

Mais il n'en a pas le temps. Deborah pousse un cri. Une giclée de sang nous parvient alors que l'homme a sa tête projetée en avant, touché en pleine tempe par une balle. Il roule sur l'aile du 4x4 et s'écroule par terre alors que deux ou trois secondes après l'impact une déflagration retentit. Je comprends que le coup a dû être tiré à plusieurs centaines de mètres de là pour que la balle arrive avec tant d'avance sur le son. Je crie à Deborah.

- Roule ! Roule ! Magne-toi ! Ils nous tirent dessus !

Deborah redémarre en trombe et contourne la voiture par la droite en passant sur le bas-côté avant de revenir sur la route. Heureusement que nous avons un 4x4 ! Elle accélère à fond alors que je scrute l'arrière de la voiture pour voir si je distingue d'où est parti le coup de feu. Il y a plusieurs voitures et un camion qui arrivent au loin, et je ne remarque rien qui me permette de les suspecter. Deborah me demande s'ils sont à nos trousses, je réponds que je n'en sais rien. Mais après quelques kilomètres où personne ne semblait nous suivre, je lui conseille de ralentir pour ne pas se faire arrêter par la police. Celle-ci a dû se rendre sur les lieux de l'accident, de plus la route étant bloquée par la voiture en travers, nous devrions remarquer rapidement si une voiture nous poursuivait. Mais la route est déserte, aucune voiture ou autre véhicule ne semble se profiler. Je scrute aussi les airs à la recherche d'un éventuel hélicoptère, mais rien.

- Tu as compris ce qu'il a dit, il ne parlait pas anglais ? Il a prononcé ton prénom, non ?

- Oui, il m'a parlé en français, il m'a dit que je devais aller à Sydney pour y retrouver Etiola qui s'y trouve, et que c'était très important. Etiola c'est le nom du marabout d'Afrique dont m'avait déjà parlé le gars en France.

- À Sydney ? Mais tu crois que le type qui t'a dit cela est de ton côté ?

- Je n'en sais rien, ce qui est sûr c'est qu'il n'est pas du leur. À moins que la situation soit beaucoup plus complexe que je ne le crois, et que tout ce petit monde soit en plein milieu d'une guerre dans laquelle je me suis retrouvé par hasard.

- Tu vas aller à Sydney ? Tu ne penses pas que ce peut être un piège ?

- Je ne sais pas encore. Pour l'instant c'est ma seule piste. Et de plus ils semblent me retrouver où que j'aille, j'ai peur de ne pas être plus tranquille en France. Peut-être que ce marabout connaît les clés de cette histoire et pourra enfin m'aider à me sortir de ce pétrin.

- Ce type-là est peut-être celui qui te cherchait l'autre jour. Si cela se trouve il voulait t'avertir d'un danger mais ils l'ont trouvé d'abord. Il faut que j'appelle papa pour savoir si quelqu'un est passé. Comment a-t-il pu savoir où nous trouver ?

Deborah appelle alors son père, qui lui apprend qu'il n'a pas été au ranch de l'après-midi, et qu'il n'a vu personne. Quand il demande des explications elle invente simplement qu'elle avait oublié qu'elle devait recevoir un colis dans la journée, mais que ce n'était pas grave elle le récupèrerait un autre jour.

- Il n'a vu personne, comment a pu faire ce gars pour savoir que nous partions pour le Mexique et nous retrouver ? De plus papa ne le savait pas non plus, il n'aurait même pas pu renseigner quelqu'un qui se serait fait passer pour un ami à moi et qui l'aurait appelé. Ah mince j'ai oublié de lui demander si quelqu'un avait appelé ! À moins que la personne n'ait appelé Jennie à Austin ?

Après vérification il y a effectivement quelqu'un qui a appelé l'amie de Deborah à Austin en se faisant passer pour Billy. Jennie n'a pas jugé bon de cacher à Billy où se trouvait Deborah, pensant que seulement son père ne devait pas savoir.

- OK, donc nous savons comment il nous a retrouvés. Donc je récapitule, d'après ce que tu m'as raconté, tu pensais que le mec du Pentagone, celui chez lequel tu es allé, voulait partir. C'était peut-être bien le cas, et, après lui avoir volé ses billets, il a décidé de te retrouver pour te mettre en garde.

- C'est possible mais le gars que nous avons vu toute à l'heure n'est pas celui du Pentagone. Cela veut donc dire soit que cela n'a rien à voir, et que d'autres personnes, opposées à cette organisation, cherchent à rentrer en contact avec moi, peut-être parce qu'elles pensent que je possède des informations qui pourraient les aider. Soit que ce gars du Pentagone a contacté d'autres gars du coin quand il a eu écho de l'accident avec la Viper. Ce qui revient un peu au même, finalement.

- Mais cela ne t'avance finalement pas beaucoup, à part que nous sommes presque sûrs désormais que tu as des alliés dans cette affaire, ce qui n'est déjà pas mal, remarque.

J'acquiesce et nous continuons d'énumérer des possibilités pendant un moment, sans réellement progresser, jusqu'à ce que la frontière mexicaine soit en vue. Nous restons sur nos gardes mais le passage se fait sans encombre, hormis les questions habituelles de ce que nous allons faire au Mexique, combien de temps, et des choses dans ce genre.

Une fois la frontière passée, je demande à Deborah de me laisser, mais elle refuse. Elle insiste pour au moins m'accompagner jusqu'à l'aéroport de Monterrey. Nous roulons un peu, mais il commence à se faire tard, et nous nous arrêtons dans un restaurant pour manger.

- J'aurais préféré de meilleures circonstances pour t'inviter au restaurant.

- Il vaudrait mieux que ce soit moi qui t'invite et que tu gardes ton argent. Tu en auras sûrement besoin si tu dois aller à Sydney. Je ne sais pas combien coûte un vol du Mexique pour Sydney, mais tu n'auras pas de trop de tes deux mille dollars de toute manière pour t'en sortir une fois là-bas. Ce serait d'ailleurs plus raisonnable que je te paye aussi le billet.

- Ne t'inquiète pas, j'ai encore ma carte bleue, et à moins qu'elle ne soit bloquée, j'ai encore de l'argent sur mon compte.

- Je ne pense pas qu'il y ait de vol pour Sydney au départ de Monterrey, il te faudra sans doute passer par Mexico. Si nous avions su, nous aurions pu aller à Houston ou Austin directement, si cela se trouve ils ne te cherchaient pas du tout dans les aéroports. Ils ne nous ont même pas fait d'ennuis à la frontière.

- Oui tu as raison, mais maintenant que c'est fait, trop tard pour faire marche arrière. J'espère que j'aurai encore un vol pour Mexico ce soir, sinon il va falloir que je passe la nuit à Monterrey. Ce qui ne m'enchante guère.

- Tu es dur, cela nous permettrait peut-être de passer une nuit supplémentaire ensemble, en amoureux en vacances au Mexique, t'imagines ? C'est peut-être dangereux mais l'occasion ne se représentera sûrement pas de sitôt !

Elle parvient à conserver le sens de l'humour malgré la situation. Je crois que je l'aime vraiment bien. Je ne sais pas trop si elle s'est vraiment attachée à moi ou si ceci n'est qu'un prétexte pour la sortir de son quotidien. J'espère néanmoins que j'aurai l'occasion de la revoir une fois tout cela terminé. Si cela se termine... Nous ne nous attardons pas et repartons pour Monterrey. Nous n'y arrivons que tard et ne tentons même pas l'aéroport pour le soir. J'imagine que ni elle ni moi ne voulons vraiment nous quitter tout de suite. Ce sera peut-être une erreur mais qu'importe. Nous trouvons un petit hôtel tranquille en périphérie.

Je ne parle pas très bien espagnol. Mes cours du lycée et de mon école d'ingénieur sont un peu loin. Je pense toutefois le comprendre à peu près, même si cela dépend grandement de l'accent de mon interlocuteur, et de sa vitesse d'élocution. Deborah, elle, le parle presque couramment, et se charge de demander une chambre et d'en régler la note à l'avance, sachant que nous partirons de toute évidence très tôt le lendemain matin. Les dollars américains sont plutôt bien acceptés dans le coin. Mais en réfléchissant je me demande s'il y a un endroit où ceux-ci ne le seraient pas. L'hôtel n'est pas génial, pas plus que le quartier, mais nous devrions être tranquilles par ici. Je suis épuisé. La courte nuit précédente avec Deborah, et la journée des plus tumultueuses ont eu raison de moi. Je passe en éclair à la salle de bain, pour m'apercevoir que j'ai encore des taches de sang de l'homme qui nous a interpelés sur la 35 en direction du Mexique. Deborah en a encore plus que moi, étant juste à côté de lui au moment où il a reçu la balle. Nous nous couchons ensuite, et nous nous endormons en quelques secondes, dans les bras l'un de l'autre, sans même vraiment profiter de cette dernière nuit ensemble. Il n'est pourtant pas si tard, 22 heures tout au plus.

Mardi 10 décembre 2002

C'est Deborah qui me réveille en me secouant doucement au milieu de la nuit. Elle me dit alors à voix basse que quelqu'un vient de frapper à la porte. Le temps que je reprenne mes esprits on frappe de nouveau. Il est 5 heures passées du matin. Nous sommes le vendredi 15 novembre. Deborah s'est levée et est allée voir par la lorgnette de la porte qui frappait. Elle revient, et m'explique qu'il y a trois personnes qui sont devant la porte. Elles frappent une nouvelle fois, en insistant plus. Je vais à mon tour vérifier par la lorgnette. Nous avons peur tous les deux. Deborah m'informe que nous pourrions partir par la fenêtre, l'escalier de secours n'étant pas très loin sur la gauche. Les personnes frappent encore plus fort. Deborah répond en espagnol, faisant mine de se réveiller. Elle demande qui frappe et pour quelle raison. Un homme répond qu'il désire parler avec le dénommé Ylraw, que c'est urgent et important. Je me rapproche de Deborah, et lui parle doucement à l'oreille.

- On fait quoi ?

- Franchement ils ne m'inspirent pas confiance, moi je suis pour qu'on se tire en douce.

- Tu as raison, je n'ai pas envie de prendre de risques, on ramasse nos affaires et on se casse en vitesse. Fais-les un peu patienter en leur racontant je ne sais pas quoi.

Tout se passe alors très vite. Nous ramassons nos rares affaires et nous habillons en très peu de temps. Deborah leur demande de patienter quelques minutes, le temps de se lever et de s'habiller. J'ouvre alors la fenêtre, mais les escaliers sont plus loin que je ne le pensais quand Deborah me l'a dit. Malheureusement, la fenêtre de la salle de bain, qui se trouve plus proche, est trop petite pour que nous puissions espérer y passer. Deborah me presse et je me lance vers les escaliers de secours en métal, caractéristiques de tous les immeubles dans tout bon film américain, ou mauvais, suivant le point de vue. Ce n'était finalement pas si dur, je devais être impressionné par la hauteur plus que par la distance réelle aux escaliers. Deborah se débrouille beaucoup mieux que moi, et ne se fait pas du tout mal, alors que je me suis pris un sacré coup au niveau des genoux. Elle me demande si cela va, ce qui m'énerve beaucoup mais nous n'avons pas le temps de nous chamailler. Durant notre descente rapide, nous entendons ce qui sans aucun doute est le bruit des hommes en train de défoncer la porte. Et quelques secondes plus tard ils sont à la fenêtre en train de crier que nous ne devons pas partir, que nous devons attendre. Nous n'y prêtons aucune attention et quelques dizaines de secondes plus tard nous sommes en train de courir en direction du 4x4 de Deborah.

Notre départ se passe sans encombre. Nous ne cherchons même pas à nous interroger sur ce que voulaient ces hommes, et nous filons en direction de l'aéroport. Aéroport de Monterrey qui se trouve au nord-est de la ville, vers Apodaca, à près d'une quinzaine de miles du centre ville de Monterrey, peut-être plus, selon Deborah. Je suis sidéré par son sens de l'orientation, mais elle m'explique qu'elle est déjà venue deux ou trois fois à Monterrey, en avion la plupart du temps, et que par conséquent elle connaît un peu. De plus elle avoue ne pas prendre le plus court chemin, mais redescendre un peu vers le centre pour retrouver un itinéraire qu'elle connaît mieux. Elle pense pouvoir aller plus vite comme cela plutôt que de chercher directement le meilleur itinéraire. Mais nous ne sommes pas extrêmement pressés, il semble en effet que nos visiteurs ne nous aient pas pris en chasse.

- Comment penses-tu qu'ils t'ont retrouvé ?

- Je n'en ai pas la moindre idée. Ils savaient que nous partions pour le Mexique, qu'ils aient pu deviner que nous irions jusqu'à Monterrey, soit, mais pour nous dénicher dans l'hôtel, je ne comprends pas.

- Si cela se trouve, au moment ou nous avons pris la fuite après que le type sur la 75 ait été tué, ils ont peut-être tiré un émetteur sur la voiture sans que nous ne nous en rendions compte. Peut-être même en avions-nous un depuis bien avant. Auquel cas ils peuvent nous suivre facilement.

- Ils ont peut-être aussi tout simplement transmis le descriptif de la voiture ou de nos portraits, ce qui expliquerait qu'il leur ait fallu toute la nuit avant de nous retrouver.

- Cela n'avait peut-être aussi rien à voir, peut-être devenons-nous complètement paranos et ne voulaient-ils que nous signaler un problème quelconque.

- À 5 heures du matin ? J'en doute, de plus ils connaissaient mon surnom, et je te rappelle que tu as payé en liquide et donné un faux nom au gérant de l'hôtel.

- Ha oui tu as raison, je suis bête.

- Je ne te le fais pas dire !

- Ah ! Mauvais garçon !

Elle me file une tape sur la jambe. Nous rigolons un peu. Mais cela n'éclaircit pas pour autant mes idées sur ce qui se trame, et comment nous ont retrouvés ces gars-là. Deborah a peut-être raison, un émetteur se trouve sur la voiture... Nous arrivons à l'aéroport de Monterrey. Je prends un billet pour le premier vol pour Mexico, à 6 heures, dans quinze minutes. Je ne prendrai un vol pour Sydney qu'une fois là-bas, plus en sécurité. Les adieux sont brefs, ce n'est pas son genre, pas plus que le mien. Je lui dis de faire attention, que si la voiture est effectivement suivie, il se pourrait qu'elle ait quelques ennuis. Elle me répond que c'est à moi qu'ils en veulent, et qu'ils la lâcheront quand ils verront qu'elle est seule. À son tour de promulguer des conseils, puis nous nous embrassons, sûrement pour la dernière fois.

- Salut cowboy, prends garde à tes fesses, et repasse dans le coin mettre un peu d'aventure, c'est vrai que ma vie va paraître bien monotone maintenant, à côté de tes péripéties... Tu m'écriras la suite, j'espère, et n'hésite surtout pas à passer un coup de fil ou un mail si tu as besoin que je t'envoie de l'argent.

- Merci pour tout, Deborah, je reviendrai te voir.

- Allez va, ne fais pas de promesse que tu ne tiendras pas, casse-toi.

Il est vrai que je suis, pour l'instant en tous cas, on ne peut plus dubitatif sur ce point. Pourrai-je revenir lui rendre visite ? Je préfère ne pas penser à tout cela, et je me dirige vers mon terminal. Je peux embarquer dès à présent, et c'est d'autant plus rapide que je n'ai pas de bagages. Le vol se passe sans encombre.

Aéroport de Mexico. Le but maintenant est de dénicher un vol pour Sydney. Débarquement, je vais au premier guichet d'une compagnie aérienne que je connais, à savoir British Airways pour l'occasion, et je me renseigne sur les vols pour Sydney au départ de Mexico. Manque de chance ils ont tous une escale à Los Angeles. De plus le prix est loin d'être négligeable, près de deux mille dollars pour le premier prix. Je n'aurais pas cru que ce soit si cher. Je tente une autre compagnie, mais les trajets de vol, tout comme les prix, sont les mêmes. Et si je tente de passer par un trajet différent, les billets coûtent beaucoup plus cher que ce que je peux payer, il faut en effet que je conserve un peu d'argent sur mon compte pour une fois que je serai à Sydney. D'autant plus que je ne sais même pas si ma carte bleue fonctionne encore. Mais j'aimerais ne pas l'utiliser sauf en dernier recours, car c'est la seule réserve d'argent qu'il me reste. De plus cela pourrait leur permettre de me localiser. Je me rends compte aussi à quel point je suis stupide. J'aurais dû vérifier les vols avant, sur internet chez Deborah par exemple. Mais je réalise toutefois qu'alors je ne pensais pas aller à Sydney mais à Paris, et que cela change un peu la donne. Bref je m'interroge sur la meilleure chose à faire, tout en cherchant un accès internet d'où je pourrais trouver plus d'informations sur les moyens de transport disponibles pour aller du Mexique vers l'Australie.

Concentré sur ma recherche, je ne me rends pas compte que trois hommes me suivaient. Ils m'interpellent, et alors que l'un d'eux me saisit par le bras, un autre me parle en espagnol. Mais il s'exprime beaucoup trop rapidement pour que je le comprenne. Le premier homme me tient fermement par le bras gauche, le deuxième me parle et le troisième semble regarder autour pour vérifier que personne ne les observe. Ils sont habillés à peu près pareil, de vieilles vestes en cuir. Ils sont de même tous mal rasés, donnant l'impression de baroudeurs embauchés pour se charger d'une sale affaire. Cela me suffit pour ne pas apprécier leur compagnie même si à bien y réfléchir, je dois avoir exactement le même look qu'eux en ce moment. Je leur parle en français.

- Écoutez les mecs, je vous trouve cools, mais franchement un truc à quatre c'est pas mon trip, et puis vous savez, les mexicains, tout ça...

Alors que je dis cela, je serre le poing, me cambre légèrement et éloigne un peu mon bras droit pour avoir plus d'élan. Ma phrase pas encore terminée je décoche un crochet du droit à l'homme qui me tient. J'ai une fois de plus mis toutes mes forces, en tournant mon buste sur mes hanches pour avoir d'autant plus de puissance. Il me lâche et va bousculer plusieurs personnes derrière avant de s'écrouler au sol. Je ne prends pas le temps de m'assurer qu'il est KO, et pars sur le champ au pas de course en zigzaguant entre les gens. Les deux autres sont surpris mais ne mettent pas longtemps avant de me courir après. Il est très difficile de courir à l'intérieur de l'aéroport, entre les gens, les barrières, et les petites machines qui portent les bagages, qui sont beaucoup moins marrantes que d'habitude du coup. Je tente de me diriger vers l'extérieur. Je sors en trombe et accélère quand je vois que l'un des deux hommes est encore à mes trousses. Je tente de m'éloigner de l'aéroport, traverse les parkings, marche même par-dessus les voitures qui me barrent le passage. Mais mon poursuivant ne tient pas mon rythme, et je suis sur le point de le distancer quand je remarque une fourgonnette qui se dirige vers moi. Je suis obligé de changer de direction et faire en sorte de passer par des endroits impraticables en voiture. Mais elle parvient malgré tout à retomber sur mes traces. Quelques minutes passent, nous nous trouvons désormais de l'autre côté de l'aéroport. Je suis essoufflé et obligé de diminuer un peu mon rythme. Trois personnes avaient sauté de la fourgonnette pour me prendre en chasse en courant. Et, ironie du sort, c'est la personne que j'ai assommée en m'enfuyant qui me surprend alors qu'elle ressortait de l'aéroport. Elle m'attrape à bras le corps en arrivant sur mon côté gauche. Ma vitesse et la sienne nous déséquilibrent et nous roulons au sol. Je me débats et me libère, mais alors que je me relève, deux autres hommes arrivent sur moi et me saisissent. De rage, je donne un violent coup de pied dans le torse de celui devant moi, qui se plie sous la douleur, et un coup de tête en arrière pour tenter de me libérer de celui me tenant par derrière. Il ne lâche pas prise. Je lance un autre coup de pied à un troisième qui voulait m'attraper les jambes, et je me projette en arrière pour déstabiliser mon agresseur. Cela fonctionne et nous nous retrouvons tous les deux au sol. Je me retourne rapidement et lui assène un coup de poing alors que deux autres sont en train de me saisir et de me soulever par la taille. J'écarte avec force mes deux bras pour les frapper de concert. Ils lâchent prise mais le gars que j'avais frappé le premier s'est relevé et me rend la pareille. Un puissant crochet du droit qui m'étourdit et me projette. Un autre semble lui dire d'y aller doucement. Pendant ce temps, trois autres me sont arrivés dessus et me tiennent par les bras et la taille. Je me débats mais sens bien que je ne pourrai pas leur tenir tête. L'un d'entre eux me met alors un tissu sur la bouche et le nez. Je présume à raison que ce doit être un somnifère et quitte les bras oppressants de mon agresseur pour ceux réconfortants de Morphée.

Je me fais réveiller à l'arrière d'une voiture par une personne assise à ma droite. J'ai des menottes aux poignets, et à ma gauche un molosse me tient le bras droit à plat sur ma jambe, et porte un revolver de son autre main. La personne à ma gauche me parle en anglais :

- Eh bien, Monsieur Aulleri, êtes-vous toujours aussi affectueux envers les personnes qui vous accueillent dans un nouveau pays ? Nous en avons décousu avec vous, et il s'en fallait de peu pour que la police ne nous repère.

Il change alors de langue et me parle en espagnol.

- Vous parlez espagnol ?

Je lui réponds en anglais.

- Très peu, mais je le comprends plus ou moins.

Il semble surpris.

- Étrange, j'avais cru comprendre par votre organisation que vous deviez le parler.

- Pour votre information, je ne suis au sein d'aucune organisation.

- Oui, bien sûr, bien sûr. Pardon.

Comment cela pardon ? Je crois que je perds patience. Mais qu'est ce que c'est encore que ces salades ? Que me veut ce type ?

- Qui êtes-vous, et que me voulez-vous ?

Je tente sans succès de garder mon calme, mais je m'agite un peu et l'homme à ma droite me tire le bras et me fait signe de me calmer.

- Vous avez raison, je manque à tous mes devoirs. Je suis Juan Mendez Medina, à votre droite vous trouvez Jamón.

Je me retourne, il me fait un signe de la tête.

- Au volant vous avez Cristina, et à sa droite Javier.

Je salue tout ce beau monde, mais me retourne vers Juan pour lui demander ce qu'il me veut. Il est un peu hésitant, me regarde quelques instant fixement, puis répond finalement.

- Nous sommes membres d'une formation révolutionnaire qui tente de mettre à mal le pouvoir soi-disant démocratique du président. En effet nous avons plusieurs raisons de penser que la prétendue démocratie n'est en fait qu'une couverture. Nous pensons de même que le président, ou certains de ses conseillers, agissent pour le compte d'une organisation cachée, de toute évidence au bénéfice des États-Unis.

- Mais que viens-je faire là dedans ?

- De ce que nous en avons déduit, certaines personnes au sein même de cette organisation sont opposées à ses méthodes, ou à son mode de fonctionnement. Ces mêmes personnes sont entrées en contact avec nous pour nous indiquer votre arrivée au Mexique. Nous avons dans un premier temps tenté de vous joindre à votre hôtel de Monterrey, mais vous vous êtes échappé. Nous avons alors employé des méthodes un peu plus directes à l'aéroport de Mexico.

- Mais que vous ont dit ces personnes à mon sujet ?

- De ce que nous avons compris, elles risquent beaucoup en tentant de rentrer en contact avec nous, et nous ne savons guère plus que vous arriviez au Mexique, en fuite de l'organisation, et que votre aide nous serait précieuse.

- Mais cette organisation, vous pouvez m'en dire plus ?

- Malheureusement pas beaucoup. Je n'ai rencontré que deux de ses membres, des personnes semblerait-il haut placées dans les classes dirigeantes, ici au Mexique. Celles-ci ne m'ont parlé que quelques minutes il y a de cela plusieurs mois. Tout ce que j'ai compris, c'est qu'elles soutenaient la cause de ma formation révolutionnaire, mais que la tâche serait dure car l'organisation possède d'innombrables ramifications. Par la suite, certains d'entre nous ont rencontré d'autres membres de l'organisation, ou des personnes proches travaillant pour elle. Ces personnes tentaient de nous communiquer des informations sur les futures décisions de l'équipe gouvernementale, pour que nous tentions de leur mettre des bâtons dans les roues et rallier une partie de la population à nos côtés. Depuis quelque temps les contacts sont beaucoup plus rares. De plus notre mouvement est de plus en plus recherché et persécuté par le gouvernement et l'armée, sous le couvert de personnes en civil. J'ai perdu douze de mes proches camarades au cours des trois derniers mois. Et après près de deux mois de silence, ce n'est qu'hier qu'une personne est venue nous expliquer votre arrivée au Mexique. Je n'ai eu que peu de détails et je pensais que votre rôle était de nous soutenir. C'est pour cela que vos questions m'étonnent beaucoup, tout comme le fait que vous ne parliez pas espagnol, et du mal que nous avons eu à vous attraper à l'aéroport. J'en suis même venu à douter que ce soit bien vous. Mais la description, la voiture et la fille ce matin à Monterrey, et la photo que l'on m'a transmise de vous, de même que vos papiers d'identité que je me suis permis de vérifier, ne laissent aucun doute.

- La fille, vous lui avez fait quelque chose ?

- Non, pas du tout, elle ne nous intéressait pas et nous pensions qu'elle n'était qu'une exécutante pour vous.

Je suis rassuré, mais pas complètement dans la mesure où il y a l'autre partie, cette organisation, qui peut encore lui chercher des noises au Texas. Il faudra que je lui passe un coup de fil dès que possible pour être sûr. Tout semble se compliquer à mesure même que je découvre des éléments qui devraient au contraire me faire voir plus clair.

- Je ne fais pas partie de cette organisation, enfin je pense que je n'en fais pas partie. Il m'arrive tellement de choses étranges que j'en viens à douter de tout. Par contre elle me poursuit, ça c'est vrai, mais je ne sais pas pourquoi. Peut-être pour les mêmes raisons qu'elle semble vous persécuter vous aussi, à savoir que vous détenez des informations à son sujet.

- J'avoue que je suis bien perplexe, je pensais que vous auriez de nombreuses informations à nous fournir. Mais que savez-vous ? N'avez-vous pas des documents ou entendu des choses que vous pensez pouvoir nous être utiles ?

- Je n'ai que très peu d'informations. Je possédais des cahiers écrits par l'un des membres de l'organisation, mais certains m'ont été subtilisés et les autres détruits avant même que je n'aie pu en tirer vraiment quelque chose. Il y a ce bracelet aussi, qui me paraît omniprésent, et que chaque membre de l'organisation semble avoir.

- Un bracelet ? Que voulez-vous dire ?

- Un bracelet, banal, un bijou ou peut-être un signe de reconnaissance. J'en ai eu un moi-même, dont je me suis débarrassé, et j'en ai retrouvé plusieurs tout au long de mon parcours.

- Mais vous venez d'où ? Cela fait combien de temps que vous fuyez l'organisation ?

- Tout a vraiment commencé il y a deux semaines, en France. J'ai ensuite été capturé, puis emmené à Washington, aux États-Unis, d'où je me suis enfui pour arriver au Texas, et au Mexique ensuite.

La voiture roule toujours, ne connaissant pas du tout le coin je demande à Juan où nous sommes et où nous allons. Il m'explique que nous avons traversé le centre de Mexico pour aller de l'autre côté de la ville par rapport à l'aéroport, dans une des cachettes de son mouvement. Deux voitures forment le convoi, celle dans laquelle je me trouve et la camionnette bleue qui nous suit. La même que j'ai vue à l'aéroport. Nous roulons encore en ville, dans des rues qui ne sont pas très larges, pas très fréquentées non plus, semblerait-il. Soudain, alors que nous circulons dans une rue étroite, une camionnette qui venait en sens inverse tourne brutalement devant nous pour nous barrer la route. Sa porte coulissante s'ouvre et trois types avec des pistolets ou des mitraillettes commencent à nous tirer dessus. La vitre avant de notre voiture explose en partie. Je sens une vive douleur dans mon épaule gauche. Je crie. Juan et Jamon tirent eux aussi avec leurs pistolets en direction de la camionnette. Juan me pousse et me fait allonger entre les sièges arrière et les sièges avant. Je pense avoir reçu une balle dans l'épaule, elle me fait terriblement mal. Les coups de feu résonnent et me font très mal aux tympans, je n'entends presque plus rien. Du sang gicle de partout, je ne sais pas si c'est le mien ou bien celui de Juan, juste au dessus de moi. La fusillade se poursuit. Des personnes semblent tirer du côté désormais, j'entends les impacts de balles dans la portière. Je suis paralysé, bloqué entre les sièges, quelque chose tombe sur moi, ce doit être Jamon ou Juan. Les tirs continuent, il y a toujours du sang qui coule sur mon visage. Je ne sais pas si j'ai reçu de nouvelles balles. Je suis écrasé et complètement tordu au sol. J'ai du mal à respirer, j'ai la tête qui tourne. Cela semble durer, toujours des coups de feu, toujours. Je respire par petites inspirations, écrasé sous le poids de Juan ou Jamon, ou des deux. Mon corps me brûle, comme si tous mes muscles étaient contractés et tremblants sous la pression et la panique. Cela dure encore et encore...

Les coups de feu cessent. Tout redevient calme. Je ne saurais dire combien de temps a duré la fusillade. Je lutte pour ne pas perdre conscience. Je râle sous la souffrance. Un long râle peuplé de contractions quand la douleur me lance. J'ai tellement mal. Je ne peux pas bouger mon bras gauche, trop douloureux. J'ai encore les menottes. Je tente sans succès avec mon bras droit de me soulever, mais je n'y parviens pas. Je me concentre un peu pour reprendre des forces et du courage, mais j'ai peur qu'ils ne soient plutôt au contraire en train de me quitter. Je me contrôle pour respirer plus calmement, mais je ne peux pas prendre mon inspiration complètement, cela provoque de vives douleurs dans l'épaule.

Je reste de longues minutes sans bouger. J'ai toujours du mal à rester éveillé, mais je tente néanmoins une nouvelle fois de me déplacer. Mon corps entier me brûle. Je pivote légèrement. Je déplace mon bras droit, ce qui tire par la même occasion mon bras gauche au bout des menottes. Cela ne manque pas de faire varier la pression sur mon épaule blessée, et me vaut de nombreux cris de douleur. C'est un cri de rage qui leur fait suite pour parvenir à pivoter encore légèrement et tendre le bras droit en direction de l'ouverture de la portière. J'y parviens finalement, et la porte s'ouvre sous le poids du corps de Juan qui tombe en partie à l'extérieur.

Je dois alors tourner un peu dans l'autre sens pour me tirer avec le rebord extérieur des sièges. Je ne peux pas me servir de mon bras gauche. Je ne sais pas s'il est possible de s'accoutumer à la douleur, mais je n'y prends presque même plus garde. La moindre de mes cellules nerveuses doit être excitée à saturation. Je ne sais plus si je crie encore ou pas. Je ne crois pas me rappeler que je vois clair. Tout est comme dans une sorte de nuage. J'ai du sang de partout sur mon visage, sans doute aussi dans mes yeux qui me piquent et me brûlent. Je dois finalement m'extirper à moitié. Je fais une pause pour calmer un peu la douleur, ou les douleurs, ne sachant plus si mon épaule est le seul endroit où j'ai mal. J'essaie d'inspirer un peu d'air extérieur, moins chargé en odeur de chair et de sang.

Des pas. Une personne semble s'approcher. La portière s'ouvre en grand. Deux jambes se dessinent devant moi. Je n'arrive pas à lever plus la tête pour voir qui est là. Je déplace un peu mes bras, les tends vers cette personne, et supplie à l'aide. Je crois que je parle en français, je ne suis pas sûr que je me rappelle à ce moment-là que je suis au Mexique. Soudain je sens une main m'attraper par le col. Puis s'ensuit comme un déchirement interne, cette personne me tire avec une force inouïe de la voiture. Je sens le corps de Jamon glisser sur moi, puis tomber. Je suis traîné par terre à l'extérieur. J'essaie d'amortir avec mon bras droit, mais mon gauche traîne aussi au sol, ce qui me vaut de fortes douleurs dans mon épaule.

Je sens un pied se glisser sous mon ventre, puis me pousser et me retourner au sol. Tout cela autour de mon épaule gauche. Je suis à la limite de l'évanouissement. Je ne comprends pas. Qui est cette personne ? Pourquoi ne me tue-t-elle pas si c'est pour me faire souffrir ainsi ? Sur le dos, j'entr'ouvre les yeux et je distingue un homme. Très grand, chauve ou avec les cheveux coupés très courts, ou blonds peut-être, je ne suis pas capable de faire la différence. Il porte des jeans bleus et un pull ou une chemise rouge. Pour l'instant il me regarde fixement. Quelques secondes passent. Peut-être ne voulait-il que m'aider, me tirer de la voiture, et qu'il n'avait pas d'autre moyen ?

Je reviens vite sur cet avis. Il se baisse et m'attrape par le bras et la jambe gauche, me soulève du sol alors que je hurle de douleur, et me lance telle une vulgaire feuille contre le mur sur le bord de la route. Mur d'une maison en ruine, certainement, à moitié détruit, dont certaines pierres dépassent ou sont amassées en tas au bord de la chaussée. Je suis projeté sur le dos puis retombe en avant vers le sol. Sol que je n'ai pas le temps d'atteindre tout de suite car son poing vient tâter mon estomac avec un coup puissant qui me fait planer quelques secondes supplémentaires avant que finalement et sûrement je ne m'écrase par terre. La gravité gagne toujours à la fin... Je tente tant bien que mal en tombant de rouler un peu sur moi-même pour limiter le choc. Sans grand succès mais je parviens tout de même à épargner mon bras et mon épaule gauches.

Je ne sais pas s'il est naturel de retrouver des forces quand la situation devient critique, ou si la forte sécrétion d'adrénaline n'en fait que donner l'impression, mais je parviens à me relever sur mes jambes. J'ai tout juste le temps de serrer les bras contre mon torse quand il m'assène un coup de genou en s'appuyant avec ses bras sur mon dos. Pris en sandwich, je décolle de plusieurs centimètres du sol avant d'y retourner goûter le sable. Cette fois-ci je fais office de ballon de football, et il me décoche un puissant coup de pied qui me fait carrément voler sur un mètre. Je roule et viens taper dans la portière de la voiture toujours ouverte et bloquée par le corps de Juan.

Je sens tout doucement la rage monter en moi. L'envie de lui détruire la tête, de ne pas me laisser faire. Et quand il se baisse de nouveau pour m'attraper, cette fois-ci je ne suis pas passif et je m'accroche à sa chemise, et je m'y tire de toutes mes forces pour lui donner un coup de tête dans le nez. Il est surpris et lâche prise. Alors qu'il recule de quelques pas j'en profite pour me relever. Mais j'imagine que mon coup de tête l'a plus surpris que blessé. Il ne saigne même pas et se relance sur moi pour de nouveau frapper avec son poing dans mon ventre. Il a l'air plus énervé et je suis projeté cette fois-ci contre un tas de pierres écroulées au sol. Ce qui ne manque pas de blesser en de nombreux endroits dans le dos.

Mais tu ne crois pas mon gars que tu vas m'achever aussi facilement. J'ai repris un peu mes esprits, et je lui parle en anglais.

- J'ai rien senti, bâtard !

Il commence à vraiment s'énerver. Il me prend et me soulève au-dessus de lui. Il me tient par la gorge et les testicules, ce qui je pense complète désormais harmonieusement l'ensemble des douleurs possibles simultanément. Je crois en effet qu'il ne me manquait que celle-ci. Il me lance contre le capot de la voiture. Je roule dessus et m'écroule devant le pare-choc avant. Mais les conditions changent. Je suis désormais moi aussi très énervé. Et je parviens à me relever avant même qu'il n'arrive de nouveau sur moi.

- Même pas cap de le refaire, tafiole !

Je suis appuyé les coudes contre le capot, pour me tenir debout et me reposer un peu. Quand il arrive à ma portée, je me redresse et je lui administre un coup de coude dans le ventre de toutes mes forces. Il recule un petit peu, mais beaucoup moins que je ne l'aurais cru après mon coup. Il est beaucoup plus fort que je ne l'imaginais. Il me lance un crochet du gauche pour m'écraser contre le capot, mais je l'évite, lui attrape le bras au passage, et en sautant sur son dos en me roulant sur lui, il s'aplatit lui-même la tête contre le métal.

- Eh ! Tu te ramollis ?

Je crois qu'il est dorénavant complètement furieux. Il se retourne subitement, m'attrape et me projette tel un vulgaire chiffon sur les restes du pare-brise de la voiture que je traverse pour me retrouver sur les corps de Cristina et Javier. Je n'ai pas le temps de reprendre mon souffle qu'il plonge ses grands bras à l'intérieur pour me récupérer et me lancer une nouvelle fois contre le mur. Je me demande pourquoi je suis encore en vie après tout cela, pourquoi je n'ai pas encore tous les membres de mon corps brisés tellement il déploie de force. J'ai du mal à croire qu'une personne puisse être aussi forte. Comment peut-il me projeter avec autant de facilité ? Face à lui, il semble que je ne pèse que quelques kilos, voire quelques grammes. Je n'en perds pas courage pour autant, comme si pire la situation était, au mieux je la surmontais. J'ai la rage en moi autant que lui à présent, et j'ai toujours cette sensation de brûlure interne qui surpasse presque mes autres blessures, mais qui paradoxalement m'apporte comme de la force.

- Déjà fait ça, projeté contre le mur ! Tu n'as plus d'idée ?

Après le choc, j'ai cette fois glissé le long du mur pour me retrouver assis au sol. Je crois que je n'ai pas la force de me relever, ou tout du moins pas le temps. Il s'approche pour de nouveau me prendre comme tout à l'heure, à savoir me soulever au-dessus de lui. Mais alors qu'il est en train de me monter en l'air, je lance mes bras, toujours attachés avec les menottes, vers son visage, je fais passer la chaîne sous son cou, et, en attrapant son col et en me projetant en arrière, je parviens à le prendre en étranglement avec la chaîne. Je tiens moi aussi la chaîne avec mes mains pour pouvoir tirer plus, et surtout pour ne pas avoir trop mal aux poignets. Mon épaule me fait extrêmement mal, mais je tiens bon. Il est toujours debout et n'a que faiblement vacillé en arrière. Je ne touche pas le sol, les bras repliés à tirer de toutes mes forces pour l'étrangler. Il se débat et se secoue de droite à gauche avec force pour me faire lâcher prise. Mais je m'accroche et resserre encore mon emprise. Il commence alors à donner de violents coups de coude qui me font décoller de plusieurs centimètres de son dos à chaque fois. Mais je tiens encore. Il se projette en arrière contre le mur en ruine, et je suis écrasé par son poids contre la paroi. Mais comment fait-il pour tenir alors que je l'étrangle comme cela ? Cela fait plusieurs dizaines de secondes que je suis accroché ainsi. J'ai du mal à comprendre comment il résiste.

Il finit petit à petit par avoir raison de moi en se lançant d'avant en arrière à plusieurs reprises contre le mur. À chaque coup je lâche un peu prise. Finalement il réussit à passer sa main entre la chaîne et sa gorge, et je sais qu'il a gagné. Il m'attrape de son autre main par l'arrière de mon col, se penche en avant et me lance par-dessus lui contre la voiture. Je heurte le montant de la portière arrière avec mon dos, la tête en bas, et me retiens tant bien que mal avec mes bras en tombant. Je glisse par terre au côté de Juan, toujours étendu à moitié à l'intérieur, et à moitié à l'extérieur.

Je remarque son pistolet, tombé au sol quand j'ai ouvert la portière.

La roue tourne, je m'empare de l'arme juste à côté de moi, sur le sol. Et alors même que mon agresseur se penche sur moi pour de nouveau m'attraper, je pointe le pistolet vers sa tête et tire. Je tire un total de cinq coups. Le recul et mon épaule blessée me faisant lever les bras à chaque coup, je revise sa tête pour tirer de nouveau. Il recule un peu plus à chaque. Cinq coups presque à bout portant. Il est finalement projeté en arrière, et je tire mon dernier coup alors qu'il a déjà la tête défigurée, le dos contre le mur en ruine. Il s'effondre.

Les coups résonnent dans ma tête. Je baisse les bras. Je baisse la tête. Je souffle. Je viens de tuer un homme. Je reste de nombreuses minutes assis à repenser à cela.

Le monde revient. Les bruits reviennent. L'odeur de poudre et de sang. Le chaud et le froid. La douleur à mon épaule. Les gens au loin qui s'exclament. Je me dis que je dois partir. Que la police ou l'armée ne va pas tarder à venir, et que s'ils me trouvent avec Juan et ses hommes, je serais assimilé à un terroriste de son mouvement. Il faut tout d'abord que je me débarrasse de ces menottes. Je tente de placer la chaîne au sol et de viser avec le pistolet dans la main droite. Mais de si près j'ai peur de recevoir un éclat. De plus je n'ai plus très envie de me servir de cette arme. Je réfléchis quelques secondes, à un moyen, peut-être en utilisant les pierres écroulées du mur. Puis je réalise que Jamon ou Juan devaient avoir les clés sur eux. Je me relève alors difficilement. Toutes mes douleurs, dont je me jouais pendant mon combat, sont désormais plus que présentes et font de chaque mouvement une épreuve. Je fouille les poches de Juan, sans succès. C'est dans les poches de jeans de Jamon que je trouve une clé. Non sans mal car il faut en effet que je le tire un peu pour le faire tourner. J'ai affreusement mal à l'épaule.

C'est bien la bonne clé. Cela me rassure déjà un peu et je frotte de longs instants mes poignets meurtris. Je n'ai qu'une seule idée en tête, partir d'ici au plus vite. Je passe sur le côté de la camionnette bleue des autres amis de Juan. Tout le monde semble mort à l'intérieur. Je commence à me sentir mal, la nausée. Mais je continue à avancer. Je marche en titubant vers une petite rue qui part à droite. Rue qui longe le bord de la maison en ruine, ou de l'immeuble, contre lequel gît désormais le grand gaillard qui m'a agressé. Je n'ai même pas la présence d'esprit d'aller le fouiller. Je marche en m'appuyant contre le mur. Ma progression est lente. Après une dizaine de minutes je suis au bout de la rue. Je débouche sur une allée un peu plus grande. Mais il n'y a aucune voiture. J'ai besoin de boire et de me nettoyer. Je tente d'interpeller de rares personnes qui passent par là, mais celles-ci s'éloignent, apeurées.

Finalement après quelque temps à boiter, sans personne pour me venir en aide, et sentant mes forces me quitter, je décide de tenter de rentrer dans une maison. Mais toutes les portes sont fermées. Il me faut quelques minutes, voire dizaines de minutes, avant de trouver une porte non verrouillée. Je rentre à l'intérieur. Un femme apeurée apparaît de la pièce voisine. Elle disparaît puis réapparaît avec un couteau de cuisine et me menace. Je tombe à genoux devant elle. Elle voit que je suis à bout de forces mais me crie de sortir, de partir de chez elle. Je cherche alors dans mes poches où se trouve mon argent. J'en sors un billet de cent dollars et lui tends. Je ne sais pas trop ce que j'espère. Je ne sais pas trop à ce moment-là si je pense que l'argent est un moyen d'obtenir ce que je veux. Je ne crois pas que je veuille l'acheter. Je crois juste que je n'ai pas la force de lui expliquer, et que c'est peut-être un moyen de lui montrer que je suis son ami, ou que je ne lui veux aucun mal, plus exactement. Je lui demande en balbutiant en mauvais espagnol de m'aider, que je ne veux qu'un peu d'eau et quelques habits non souillés de sang. Elle est réticente, raconte qu'elle ne veut pas de mon argent, que c'est l'argent du mal. Je lui explique alors que je suis ni un terroriste, ni un bandit, ni un trafiquant. Je suis simplement un touriste français qui s'est fait enlever par des hommes à la sortie de l'aéroport. Je crois que je parviens à la convaincre. Elle prend le billet et ferme la porte derrière moi. Elle me demande ce qui s'est passé, et j'explique que des hommes ont attaqué ma voiture et tué tout le monde sauf moi.

Elle baisse un peu sa garde et va me chercher un verre d'eau. Je bois avidement. Elle me demande si je veux me rincer à l'eau, mais m'explique qu'elle n'a pas de douche, juste un robinet d'eau pour toute la maison. Je me contenterai d'une bassine pour me débarbouiller, lui dis-je. Elle m'apporte cela avec un bout de pain mexicain. Je me nettoie la tête et les bras, couverts de sang. Ma chemise et mon tee-shirt le sont aussi, tout comme mes jeans. Je retire ma chemise et mon tee-shirt pour regarder la plaie à mon épaule gauche. J'ai bien reçu une balle. Je nettoie tant bien que mal les bouts de tissu tout autour. Je passe ma main par dessus mon épaule pour sentir que j'ai aussi un trou de l'autre côté, dans mon dos. Ce qui est plutôt bon signe, la balle ayant dû ressortir. La blessure ne saigne pas trop, j'ai la chance d'avoir un sang qui coagule vite. J'espère que je n'ai pas d'hémorragie interne. Elle me tend un tissu pour me panser ma plaie. Je l'applique tant bien que mal et remets mon tee-shirt et ma chemise par dessus. Je lui demande si elle n'aurait pas un poncho comme elle est en train de porter, pour pouvoir cacher mes habits souillés par dessous. Elle s'absente et m'en apporte un, sûrement pas très neuf mais encore résistant et en pas trop mauvais état. Je la remercie de tout mon coeur et lui sors un autre billet de cent dollars. C'est la seule chose que je peux faire pour elle à cet instant. Elle me remercie beaucoup et me prie de rester encore un peu prendre des forces quand je me prépare à partir. Je lui explique que d'autres hommes, amis ou ennemis de ceux qui m'ont enlevé, me recherchent peut-être encore, et qu'il n'est pas prudent pour elle que je reste ici.

Vendredi 13 décembre 2002

Je termine son pain mexicain, puis me lève pour repartir. Je lui demande dans quelle direction se trouve un hôpital, et s'il existe des taxis ou des moyens de transport dans le coin. Elle m'explique comment m'y rendre, mais aussi qu'il me faudra marcher un peu avant de trouver un taxi, ceux-ci ne s'aventurant pas jusqu'ici, où il n'y a pas de clients, de toute façon. Quant aux transports en commun, il ne faut pas y compter avant plusieurs heures.

Je reprends la route. Je marche doucement. Le pain m'a donné un peu de courage. Je boite, sûrement que les coups pendant mon combat m'ont fait de nombreuses contusions. J'ai un peu froid malgré le poncho. J'ai peut-être perdu plus de sang que je ne le crois. Je ne saurais dire combien de temps j'ai marché. Je m'aperçois que je n'ai plus ma montre. J'ai dû la perdre dans la bataille.

Cela doit se compter en heures avant que je n'arrive dans des quartiers un peu plus fréquentés. Nous devions être vraiment en dehors de Mexico. Car même si je ne marche pas très vite j'ai dû faire plusieurs kilomètres. Cinq, dix peut-être. La circulation s'intensifie un peu. Mais les rares taxis que je vois ne daignent pas s'arrêter pour moi. Je prépare alors un billet de cent dollars pour l'agiter le moment venu. Vingt minutes s'écoulent encore avant que je ne croise de nouveau un taxi. Je lui montre le billet et il s'arrête. Je lui explique que je dois aller à un hôpital puis à l'aéroport, et que s'il accepte de m'y mener il y aura cent dollars à la clé. Il est d'accord.

Première étape, l'hôpital. Je demande au taxi de m'attendre devant. Dans l'hôpital je demande un docteur. Mais tout le monde semble très occupé. Ils me prient tous d'attendre mon tour et de patienter, expliquant qu'il y a plus urgent que mon cas à régler. Comme ils ne semblent pas vraiment juger ma situation à sa juste valeur, je décide de retirer mon poncho. Les gens proches de moi se reculent tous alors en poussant des cris d'étonnement, écoeurés par ma chemise, mon tee-shirt et mes jeans couverts de sang. Cela suffit pour qu'une infirmière me demande de la suivre. Dans une petite pièce où se trouvent déjà deux personnes, elle m'aide à me déshabiller et commence à nettoyer ma plaie quand un docteur arrive. Il me demande ce qu'il m'est arrivé. Je lui explique que j'ai été pris en otage par un groupe armé, mais que celui-ci a été pris à partie par un autre groupe. Et que dans la confusion j'ai réussi à en réchapper uniquement avec une balle dans l'épaule. Je lui raconte aussi que je suis français et que je ne suis pour rien dans tout cela, que je me suis fait enlever à la sortie de l'aéroport ce matin.

Il me demande de me déshabiller complètement et s'étonne de voir à quel point je suis amoché. Il s'interroge sur l'origine de toutes ces blessures sur mon corps, sur mon dos, sur mes jambes. J'invente que j'ai été très ballotté pendant la fusillade, et que je ne m'en suis pas rendu compte. Je suis moi-même surpris de découvrir toutes ces blessures. Il me prie de passer une radio pour vérifier que je n'ai rien de cassé. Je le renseigne, cependant, que je ne sais pas comment je dois payer, et comment fonctionne la sécurité sociale dans ce pays. Il m'explique que si je suis réellement français et que j'ai une sécurité sociale en France, je devrais passer un coup de fil pour me renseigner à ce sujet. Je lui demande alors combien cela coûtera approximativement, entre les soins et les radios. Il m'explique que ce sera de l'ordre de cent cinquante à trois cents dollars, plus si je reste plusieurs jours à l'hôpital. Je lui fais part alors de mon désir de rentrer en France au plus vite, que je ne me sens pas mal, et que je me ferai soigner sur place. Pour l'instant je veux juste une radio de mes côtes, qui me sont très douloureuses, mais que je ne pense pas avoir de fractures ni dans les bras ni dans les jambes. Il ne fait pas de complication et c'est très bien, j'imagine qu'il a mieux à faire que de s'occuper d'un touriste égaré.

J'essaie d'écourter tout cela au maximum, trop pressé de quitter ce pays. Au bilan, de nombreuses blessures superficielles, mais pas de côtes cassées. Ma blessure est désinfectée et pansée. Comme je m'en doutais, j'ai eu la chance que la balle ne s'y soit pas logée d'une part, et qu'aucune veine ou artère importante ne soit touchée d'autre part. Le médecin me donne tout de même quelques médicaments anti-douleur, de quoi tenir jusqu'à mon retour en France. Je ne reste en tout et pour tout qu'un peu plus de deux heures dans l'hôpital. J'insiste pour partir au plus vite. Je règle les deux cents dollars que je dois, même si je pressens qu'ils ont quelque peu gonflé la note. Je sors de l'hôpital et je suis étonné d'y retrouver devant mon taxi.

Aéroport de Mexico, deuxième essai. Cette fois-ci je ne me pose même pas la question de Los Angeles, je prends le premier vol pour Sydney. Il y fait bien escale, mais après tout, je suis moins effrayé à présent de prendre ce risque. Je n'aspire qu'à me retrouver enfin assis dans l'avion, pour me reposer et dormir. J'avoue qu'à ce moment je ne me soucie pas le moins du monde de savoir ce que je ferai une fois à Sydney, m'imaginant sans doute que je trouverai mon marabout, comme par miracle, pour m'accueillir à l'aéroport. Le billet coûte mille neuf cent cinquante dollars et des poussières, mais je n'ai plus sur moi que mille huit cent dollars après avoir dépensé quatre cent dollars entre la dame chez qui je me suis débarbouillé et l'hôpital. Je n'ai pas envie de me servir de ma carte bancaire, et je finis par négocier mon billet pour mes dollars restants. Il est 15 heures 30. Le vol est à 16 heures 30. Il va durer près de dix-neuf ou vingt heures, avec en plus plusieurs heures d'attente à Los Angeles. De quoi me reposer un minimum, j'espère. Je prie pour que tout se passe bien et que je ne rencontre plus personne qui me cherche des ennuis du reste de la journée, ou plus précisément jusqu'à mon arrivée à Sydney.

Je ne souffle que lorsque l'avion décolle. Et c'est une façon de parler car souffler est très douloureux avec mon épaule ! Je profite enfin d'un peu de calme. Il fait un peu froid comme dans tous les avions mais je me tiens bien au chaud sous mon poncho. J'accepte avec plaisir les boissons chaudes qui me sont proposées, ainsi qu'un frugal encas. Je remets un peu d'ordre dans ma tête. Comme si je digérais avec beaucoup de temps de retard ce que m'a raconté Juan et le reste de la journée. Pauvre Juan. Moi qui était censé l'aider, je crois que je lui ai plutôt porté la poisse.

Je n'ai finalement pas appris grand-chose sur cette organisation par rapport à ce que je savais déjà. J'ai toutefois désormais la certitude qu'elle tente bien de contrôler d'une certaine façon le pouvoir établi, et se trouve dans de nombreux pays, comme le suggéraient les cahiers traduits par David. Pauvre David. Je me rends compte à quel point toute cette histoire devient tragique... Je continue ma synthèse. Je possède dans cette organisation des alliés, des personnes qui pensent que je peux les aider à la démanteler. Par contre, je ne sais toujours pas en quoi je suis vraiment utile. Je reste pensif quelques instants, puis ressasse le reste des événements. Je suis très intrigué par cet homme qui m'a attaqué après la fusillade. Qui était-il ? Juste un maraudeur qui voulait piller les corps de Juan et de ses camarades, et qui ne voulait pas que je le reconnaisse ? Ou un de mes poursuivants, qui voulait s'assurer que j'étais bien mort ? Je regrette de ne pas avoir pris le temps de le fouiller avant de partir.

Plongé dans mes pensées je pense subitement à ma pierre. L'ai-je toujours ? Elle me sort plus facilement de l'esprit depuis que je peux me passer du bracelet sans avoir à la tenir continuellement dans ma main. Je farfouille dans ma poche et la retrouve avec soulagement. J'imagine sans aucun doute que ce n'est que le pur fruit de mon imagination, mais en la serrant fort dans ma main, j'ai comme une bouffée de chaleur, de réconfort. Mes douleurs s'estompent, et je m'endors alors rapidement, avec elle, en oubliant un peu tous mes soucis.

La descente vers Los Angeles me réveille. Je me redresse et range ma pierre dans ma poche. Je me sens un peu mieux, mon court sommeil et le goûter servi par les hôtesses m'ont redonné un peu de forces. J'ai toutefois encore très mal à l'épaule. Au changement d'avion à Los Angeles, je me dirige rapidement vers la porte pour le vol vers Sydney et je fais en sorte de me faire tout petit pour les quelques heures d'attente. Je pourrais faire un tour dans les boutiques, et changer mes habits complètement souillés de sang, mais je n'aspire qu'à une seule chose, c'est monter dans l'avion dès que possible.

Mais cela aurait été trop beau. Je sommeille quelque temps plus ou moins quand soudain je suis tiré de mes pensées car je remarque, un peu trop tard, deux personnes en costume gris se dirigeant dans ma direction. Ce ne pourrait être qu'un hasard mais j'ai peur et par prudence je me lève pour partir dans la direction opposée. Manque de chance un de leurs camarades posté là me saisit. Je me débats, lui donne un coup et crie à l'aide. Les gens se retournent. Alors un des hommes montre sa plaque et explique que tout va bien, qu'ils procèdent simplement à une interpellation. Les deux hommes me tiennent, et j'ai beaucoup de mal à bouger avec mon épaule gauche qui m'est très douloureuse.

Je me concentre quelques instants, laisse s'apaiser un peu la douleur pour me préparer à avoir de nouveau très mal quand je vais me décider à tenter de m'échapper. Mais à ce moment-là deux hommes arrivent. Ils n'ont rien de particulier, deux civils, plutôt grands. Ils s'approchent des trois hommes, qui étaient en train de m'emmener, et leur demandent de me laisser. Les trois hommes sont surpris et font signe à ces deux personnes de s'éloigner et de les laisser faire leur travail. Les deux hommes refusent et leur redemandent de me laisser. Énervé l'un de mes agresseurs sort sa plaque et explique qu'il fait partie de la CIA et que s'ils ne se poussent pas, il va les arrêter tous les deux.

Je suis très étonné par la situation et j'avoue que je suis curieux de savoir qui sont ces amis providentiels. Tellement que je n'ai même pas profité de la confusion des trois agents de la CIA pour tenter de leur fausser compagnie. L'un des deux hommes s'approche de celui qui a sorti sa plaque, la lui prend et l'attrape par le col. Il lui parle alors à voix basse dans l'oreille, sans que je n'entende rien. Ses deux camarades ne savent pas quoi faire. Quand l'un d'eux tente finalement de venir en aide à son copain, l'autre homme lui barre la route et l'attrape par le bras. L'agent se plie alors sous la douleur et le supplie de le lâcher. Il s'exécute puis vient vers moi et dit quelques mots à l'oreille de l'homme qui me tient. Je ne comprends pas ce qu'il dit mais j'ai presque la certitude que ce n'est pas de l'anglais et que c'est la même langue que parlent toutes les personnes de l'organisation que j'ai rencontrées. Pendant ce temps, l'autre homme termine de parler au premier agent de la CIA. Celui-ci acquiesce et fait signe à ses deux collègues de laisser tomber et de le suivre. Sur ce, les deux hommes m'invitent à retourner me préparer pour mon vol. L'embarquement a commencé. Je les remercie, ne sachant pas trop quoi dire de plus, et me dirige vers ma zone d'embarquement. Une dizaine de minutes plus tard je suis à ma place dans l'avion.

Le vol dure plus de quatorze heures. Étant parti de Los Angeles un peu après 22 heures 30, je n'arriverai que le surlendemain matin vers 6 heures 30. D'ici là, je reprends ma pierre dans la main, et je m'endors de nouveau. Je manque malheureusement le repas du soir, et ne me réveille courbaturé que le lendemain matin pour le petit déjeuner. J'ai très faim et je parviens à en négocier un deuxième auprès de l'hôtesse. J'ai toujours mon poncho et je commence à avoir un peu chaud. Mais je ne peux pas me permettre de l'enlever, ma chemise tachée de sang ferait désordre. Je mange avidement et me distrais avec le film en train de passer.

J'ai dormi plus de dix heures. Je me sens beaucoup mieux, même si je dois sentir très mauvais. Je n'ai pas pris de douche depuis ma nuit dans l'hôtel de Monterrey, et je dois empester. Je profite d'être dans l'avion pour aller aux toilettes et me rincer un peu à l'eau. Je m'asperge le visage, mais, même si l'espace d'un instant j'ai envie de retirer mes vêtements pour me frotter un peu, je me ravise en réalisant qu'il y a de toute évidence une caméra qui surveille l'intérieur des toilettes. Je retourne à ma place et je tente de mettre un peu d'ordre dans mes idées. Tout d'abord qui étaient ces hommes qui m'ont porté secours à Los Angeles ? Les trois hommes prétendument de la CIA devaient sans aucun doute être des personnes de l'organisation, mais les deux autres ? D'après Juan les opposants à l'organisation font très attention et font tout pour ne pas se faire connaître, c'est donc très étrange que ces deux personnes, si elles étaient vraiment des opposants, aient pu parvenir à convaincre les trois hommes de me laisser partir. L'organisation aurait-elle plusieurs courants, opposés les uns aux autres, en plus de personnes voulant la quitter ? Peut-être après tout que personne ne veut quitter l'organisation, mais qu'il existe plusieurs tendances qui se livrent un combat pour le pouvoir ? Quant à expliquer comment savaient ces personnes pour mon passage à Los Angeles, j'imagine que suite à mon accident à Mexico, ils ont cherché à vérifier si j'étais bien mort. J'ai dû montrer mon passeport à l'aéroport pour réserver mon ticket, ils ont pu savoir à ce moment-là où j'allais, et à quelle heure. Il est possible que cet homme qui m'a agressé après la fusillade devait rendre compte de ma mort, et celui-ci ne donnant pas de signe de vie, ils en ont conclu que je m'en étais tiré, et ont cherché à me localiser. Ensuite c'était un jeu d'enfant pour eux de m'accueillir ici. Mais je me demande aussi si l'organisation n'aurait pas des ennemis. Et cela confirmerait ce qu'avait trouvé David dans les cahiers. Il disait qu'elle semblait sous l'emprise d'un danger, et ce depuis le début. Peut-être que ce danger est en fait une autre organisation, ou un autre groupe de personnes, avec qui elle est en compétition. Si l'homme qui m'a libéré a vraiment parlé en hébreu ancien ou en phénicien à celui qui me tenait, c'est qu'il le connaissait ou qu'il savait qu'il comprendrait. Mais qu'est-ce qu'il a bien pu lui dire ?

Je n'arrive pas à trouver plus d'éléments pour me permettre d'y voir plus clair. Bien au contraire, j'ignore toujours pourquoi ils m'en veulent. Et maintenant s'ajoutent en plus des personnes qui sont de mon côté. C'est plus simple de n'avoir que des ennemis, au moins quand quelqu'un connaît mon nom, je sais que la meilleure chose à faire c'est de lui filer un coup de poing puis de prendre mes jambes à mon cou. Maintenant avec ces histoires je ne saurai plus qui est méchant et qui est gentil !

Pour les quelques heures de voyage qui restent, je me détends un peu en lisant les revues qui traînent, et tente de me remettre un tantinet au courant de l'actualité. Nous sommes le dimanche 17 novembre, il est 4 heures, heure de Sydney. Il faut que j'appelle chez moi, pour prévenir mes parents et mes amis que je vais bien. Enfin, que je ne suis pas mort plutôt, parce qu'aller bien serait légèrement exagéré. Je pense aussi à Deborah, j'espère qu'elle est bien rentrée.

Sydney ! Australie ! J'y mets les pieds pour la première fois, et franchement je ne pensais pas y arriver par le Pacifique. Débarquement. Je n'ai plus d'argent, il va falloir que j'utilise ma carte bancaire, ne serait-ce que pour trouver un hôtel, de nouveaux habits et de quoi manger. Je trouve un distributeur, et alors que je suis sur le point de chercher mon portefeuille dans ma poche, quelqu'un me dit :

- Monsieur Ylraw ?

Je suis en face du distributeur, et avant de me retourner je me dis : "Oh non c'est pas vrai !" et je m'appuie la tête sur mon bras contre le mur quelques secondes, en me disant qu'il est impossible de rester tranquille plus de cinq minutes, et que si cela continue je vais bientôt être plus célèbre qu'une pop-star internationale. Je me retourne et demande :

- Vous êtes qui ?

- Cela n'a pas d'importance.

Cette réflexion a le don de m'énerver au plus haut point, et je passe en quelques secondes d'une profonde lassitude en rage sordide. Trois hommes sont là et m'entourent. Je donne un coup de poing dans le visage de celui qui m'a parlé. Il valdingue sur plusieurs mètres. Je lui crie en même temps :

- Si ! Ça a de l'importance ! Connard !

Je me lance alors dans les deux autres et tente de les bousculer, mais j'ai légèrement fait l'impasse sur mon épaule. La douleur s'était atténuée pendant mon trajet, mais la bousculade me fait de nouveau hurler de souffrance. J'ai un moment d'hésitation, qui m'est fatal. Je m'endors alors en quelques secondes, sous l'action d'un somnifère qu'a dû m'administrer un des hommes...

C'est le froid qui me réveille plus que la voix forte qui semble s'adresser à moi. Je suis assis sur une chaise. Je n'ai pas de menottes ou d'attaches pourtant je ne peux pas bouger. Je suis comme paralysé. Je parviens à tourner la tête légèrement, à respirer, mais mes bras et mes jambes ne répondent pas, comme s'ils étaient endormis. Il fait très sombre, j'ai du mal à distinguer les choses. Je ne suis pas totalement réveillé, et si ce n'était ce froid, je crois que je me rendormirais volontiers pour quelque temps.

Mais je reprends assez rapidement mes esprits en comprenant l'urgence de la situation, et en me rappelant mes derniers souvenirs, à l'aéroport de Sydney. Je ne peux vraiment pas bouger. Et je ne distingue aucun lien. Ils ont du me faire prendre une drogue immobilisante. Je suis dans une salle, assis au milieu. Les murs semblent être en métal. Une lourde porte, un peu comme celle des coffre-fort dans les banques, ferme l'accès. Face à moi se trouvent huit personnes, sans rien de particulier, plutôt jeunes, sauf deux qui ont l'air âgées. Elles se trouvent assises derrière une rangée de tables en arc de cercle. Il y a six hommes et deux femmes. Les deux femmes sont extrêmement belles.

L'une des personnes âgées, qui se trouve au centre, me parle. À vrai dire elle n'a pas cessé de me parler depuis que je suis réveillé. À moins qu'elle parle tout haut. Je ne comprends strictement rien à ce qu'elle dit. Cela me semble être encore et toujours cette même langue. Cela me renseigne au moins sur un point, c'est que ce sont bien des personnes de l'organisation. À moins que ce ne soit encore un autre courant qui veut m'utiliser pour je ne sais quoi. J'attends quelques minutes, le temps de réfléchir un peu à la situation. De toute manière, paralysé sur cette chaise, les options sont plutôt limitées. J'ai vraiment très froid.

- Bonjour, quelqu'un pourrait-il mettre le chauffage et allumer les lumières s'il vous plaît ?

Je me suis exprimé en français, répliquant au fait qu'ils parlent en leur langue en parlant la mienne. Ils sont surpris de m'entendre et redoublent de plus belle avec ce que je pense être des questions.

- Je m'excuse mais je ne comprends strictement rien à ce que vous me dites, et je vous rappelle que je ne parle pas un mot de votre langue.

Je suis à mon tour surpris de la réponse de l'homme âgé, formulée en français :

- Pourquoi continuer cette mascarade, Ylraw, nous savons très bien qui vous êtes !

- Ah ? Et je suis qui pour vous ? Ça m'intéresse.

Ils semblent tous très énervés. C'est très étrange. Pourtant ils ne parlent pas entre eux, ils me regardent fixement, peut-être avec un peu le regard dans le vide, comme s'ils pensaient à autre chose. Je remarque soudain qu'ils ont tous un bracelet, et que moi-même j'en ai un !

- C'est grotesque ! Vous savez très bien que nous pouvons découvrir ce que vous savez, et que vous êtes démasqué, alors cessez ce jeu !

- Que vous soyez capables de savoir ce que je sais, cela ne fait aucun doute pour moi, je suis prêt à tout vous dire, en effet. Mais je pense que vous vous trompez sur un point. C'est que je ne suis pas celui que vous croyez.

- Et qui êtes-vous alors ? Et que nous voulez-vous ? Pourquoi vous acharner ?

Je suis estomaqué. Moi, m'acharner ! Ils plaisantent j'espère ! Je m'écrie.

- Quoi ! Mais c'est vous qui me courez après depuis le début ! C'est vous qui m'emmenez au Pentagone pour je ne sais quoi, qui me poursuivez jusqu'à Raleigh, qui tuez David, puis détruisez ma voiture, me prenez en chasse vers le Mexique et peut-être aussi vous qui tentez de me tuer là-bas, et maintenant qui me retenez prisonnier je ne sais où ! Bordel mais c'est vous qui m'avez mis dans ce merdier innommable depuis le début ! Alors à votre tour arrêtez vos salades et expliquez-moi un peu ce qui se passe ici !

L'énervement me réchauffe un peu, et me permet de sentir un peu plus mes membres, qui n'en restent toutefois pas beaucoup moins engourdis. Suite à mon exclamation, une des deux femmes s'exclame.

- Il est très fort !

Les autres se tournent vers elle avec un regard noir. Elle s'excuse.

- Euh... pardon...

Pourquoi parle-t-elle en français, je n'en ai aucune idée.

- Aaaaaaaaaah !

Une douleur me transperce soudain la tête, la même que j'ai déjà ressentie au Pentagone. Je hurle de toutes mes forces. Ils se lèvent tous les huit et se regardent les uns les autres, d'un air interrogatif. Je suis parcouru par des tremblements. Je râle doucement pour me remettre de la souffrance. Pas pour longtemps cela recommence au bout de quelques secondes. Je crie encore plus fort que la première fois et tente de me débattre, mais mes membres sont toujours paralysés.

Ils sont à leur tour affolés, comme s'ils ne comprenaient pas ce qu'il m'arrive. Ils parlent entre eux. Je n'entends rien et je ne sais pas si c'est en français ou pas. Je me concentre pour faire face à la douleur. Je réalise alors que la source doit être le bracelet, que c'est lui qui doit me provoquer ces crises. Déjà au Pentagone ce devait être lui. J'enrage de ne pouvoir bouger pour m'en débarrasser. Je pense aussi à ma pierre, ma pierre qui pourrait tant m'aider !

J'ai de nouveau une crise de douleur. Je n'ai jamais été électrocuté, mais j'imagine que la sensation est tout comme. Cette fois-ci à force de tenter de résister en me concentrant je finis par avoir une détente de mes jambes qui me projettent en arrière en basculant la chaise. Les personnes se dirigent vers moi, alors que j'agonise au sol, toujours incapable de bouger. Elles me regardent d'un air très inquiet. Brusquement la douleur recommence. Toujours plus intense. Toujours plus insoutenable. Je hurle.

- Noooooooonnnnnn !

Je tente de me concentrer, je crie de plus en plus fort, je parviens petit à petit à sentir de nouveau mes muscles qui répondent. Mon corps me brûle de plus en plus. Mon bras gauche se dirige doucement vers la poche de mon pantalon où se trouve la pierre, sous le poncho. La progression est lente, et la décharge ne cesse pas au bout de quelques secondes comme les fois précédentes. La tension monte en moi. La douleur comme la rage s'intensifient. De longues secondes passent, plusieurs minutes peut-être. Le bracelet me brûle le poignet. Jusqu'à un paroxysme où je saisis enfin la pierre. Je la prends fermement dans la main et soudain plusieurs choses se passent simultanément. Une explosion se produit au niveau de la porte de la pièce et la fait littéralement fondre sur place. Nous sommes tous projetés par le souffle. Mais alors que je suis propulsé en direction des parois, je me libère de l'emprise du bracelet, et je sens comme une autre explosion en moi, peut-être est-ce l'écho de la première onde de choc sur les murs. Mes habits partent en lambeaux. Cette seconde explosion parcourt brusquement la salle et soufflent les huit personnes en changeant leurs trajectoires. Mais moi comme les autres finissons tous par un violent choc contre les parois.

Oh mon Dieu, est-ce que je suis en train de mourir ?...



Thomas 13 septembre 2003 - 15 septembre 2003

Gap

Ils prirent la voiture de Thomas et se rendirent à St Martin, au même restaurant dans lequel ils s'étaient croisés pour la première fois.

Ils eurent de la chance que le patron connût Carole et acceptât de les servir malgré l'heure tardive. Ils prirent tout de même le temps pour déjeuner, et le patron ainsi qu'un serveur se joignirent même à eux. Carole parla beaucoup de la vie de l'île avec ces derniers, Thomas écouta vaguement la conversation mais était plus préoccupé par ce Ylraw. Il ne croyait toujours pas que Carole eut pu trouver sa piste en dix minutes simplement avec un moteur de recherche. Il eut envie d'en savoir plus. Il se demanda si Xavier, son copain des renseignements généraux, ne serait pas comme souvent au travail. Finalement la conversation ne se terminant pas, et se poursuivant longuement après les dessert, il s'absenta un instant, s'isolant dans un coin du restaurant, pour appeler au cas où, comme il l'espérait, Xavier pût lui répondre.

Il était là, Thomas lui demanda tout un tas de renseignements, puis revint le sourire aux lèvres à la table. Carole lui demanda si tout allait bien, il lui répondit qu'il avait pu avoir de nouveaux renseignements sur Ylraw. Carole en fut émoustillée, et Thomas fut content de lui donner envie d'enfin terminer sa longue conversation.

Il en fut d'autant plus satisfait que le patron leur offrit le repas, sous-entendant vaguement que si Carole pouvait parler de lui dans ses livres, il pourrait remettre cela à l'occasion.

- Alors ?

Carole le pressa aussitôt sortie du restaurant.

- J'ai appelé au renseignements généraux au cas où un ami s'y trouvait.

"Trouvât", pensa Carole qui n'osa pas le corriger.

- Et ?

- Et bien François Aulleri est mort !

- Mort ! Quand ?

- Il a été retrouvé mort dans les rue de Sydney, en Australie, le 3 janvier de cette année.

- En Australie ! Mon Dieu mais que faisait-il là-bas ?

- Je ne sais pas, il semble que les éléments de l'enquête aient été omis. Xavier pense qu'il y a eu intervention pour retiré les détails, car ce n'est pas normal que le décès d'un français dans des conditions suspectes sur le sol étranger n'ait pas entraîné plus d'investigations.

- Tu veux dire que quelqu'un a cherché à cacher les détails ou les raisons de sa mort.

- C'est son interprétation, en ce qui me concerne il est plus probable qu'il soit parti en trip drogue là-bas et que ça se soit mal fini.

- Il est mort de quoi ?

- L'autopsie n'a rien révélé, crise cardiaque, vraisemblablement.

- Crise cardiaque à 25 ans ? Pas de trace de drogue alors ?

- Ce n'est pas indiqué dans le dossier, en tout cas.

- Qu'est-ce qu'il y a alors dans le dossier, tu es resté longtemps au téléphone, pourtant, tu as eu son adresse, non, j'ai cru entendre ?

Thomas fut vexé par cette remarque, comme si ce qui lui avait déjà dit ne suffisait pas à l'impressionner.

- Oui, j'ai l'adresse de ses parents. Ils habitent un petit village pas loin de Gap, Châteauvieux.

- Cool ! Tu vas allé les interroger ?

Thomas fut encore froissé par cette question. Il pensait que de le savoir mort aurait suffi à calmer sa curiosité, mais au contraire elle avait l'air encore plus excitée...

- Et bien, je ne sais pas, tu penses qu'il faudrait ?

- Bien sûr !... On fait un tour sur le port ?

- Si tu veux... Mais que pourront-ils me dire de plus ?

Ils montèrent un petit talus pour arriver aux renforts qui donnaient sur la mer.

- Et bien, ils savent peut-être pourquoi il était en Australie. Si les informations ont été retirer du dossier, elles ne l'ont sans doute pas été de leur mémoire, je pense qu'il est plus évident de s'y rendre que de les interroger au téléphone, ils se méfieront sans doute beaucoup moins s'ils ont la certitude que tu es bien de la police.

- Sans doute...

- Ah c'est bête, je serai bien allé avec toi, mais j'ai un rendez-vous important lundi matin, tu penses qu'il faut combien de temps pour aller à Gap en voiture ?

- À Gap ? C'est de l'autre côté de la France !

- Oui, il doit falloir la journée facile.

- Tu parles, il doit y avoir huit cents ou neuf cents bornes, et pas sûr qu'il y ait de l'autoroute !

- Mouais, il doit falloir une dizaine d'heures, mais peut-être qu'en partant ce soir, avec une pause au milieu, tu peux y être pour demain dans la matinée.

Thomas tomba des nues, elle se prenait pour son chef ou quoi ?

- Quoi ? Tu veux que je parte tout de suite ? Mais il est mort de toute façon, il ne va pas s'envoler !

- Oui, mais, excuse-moi si je suis tellement curieuse... Mais tu n'as pas envie de savoir toi ? Quand même, ton ancienne petite amie s'est faite assassinée, tu découvres qu'en fait elle suivait depuis des années une autre personne, tu n'es pas curieux d'en découvrir plus ? C'est une histoire démente ! Franchement à ta place je serai déjà parti pour Gap sans aucune hésitation !

Thomas réfléchit quelques instants intérieurement, en s'appuyant sur le muret, il y avait un petit vent frais. Il regarda au large, il pensa à Seth. Carole s'appuya elle-aussi sur le muret. Ils restèrent silencieux. Finalement Thomas tenta de se justifier.

- Je suis un peu paumé je pense.

- Peut-être que tu as un peu peur aussi ? Peut-être après tout que tu ne veux pas vraiment savoir, que tu préfères oublier. Peut-être que c'est trop tôt. Je suis désolé si je te pousse, c'est vrai que c'est un épreuve pour toi, je ne me rends pas compte, je prends ça comme une petite enquête policière, un jeu de piste, mais la fille qui est morte dans l'histoire, tu as vécu avec elle depuis quatre ans, je l'oublie un peu vite.

- Je ne sais pas, peut-être. Mais c'est vrai que j'ai du mal à réfléchir, j'ai toujours l'image de Seth qui revient. Je dors mal depuis que c'est arrivé, je fais des cauchemars toutes les nuits...

- Peut-être que tu devrais contacté un psychologue ?

L'idée même fit faire la moue à Thomas.

- Tu fais la tête, tu as tort. Dans l'esprit des gens allez voir un psy c'est toujours synonyme de dépression, de problèmes, de trucs négatifs. Comme si aller chez le psy c'était juste passer des heures allonger à parler de soi et débourser trente euros parce qu'il a eu la gentillesse de nous écouter... Mais ce n'est pas du tout ça, c'est positif au contraire. Nous ne savons pas vraiment nous-mêmes comment nous fonctionnons, ce qui nous fait aller bien ou mal, et un psy c'est important pour apprendre à nous connaître, apprendre à pouvoir nous guérir tout seul, apprendre à savoir nos peurs et nos angoisses, à les révéler plutôt qu'à les refouler sans cesse.

Thomas admit intérieurement qu'il tentait depuis la mort de Seth d'enterrer toute cette histoire. Il se dit qu'après tout découvrir la réalité serait peut-être un remède, un remède à ses cauchemars, un remède à ses angoisses... Mais est-ce que ça pourrait être un remède à sa brûlure ?...

- Tu as raison, c'est vrai que je tente plus de refouler tout ça plutôt que de mettre les choses au clair, tu as raison...

- Oui, enfin, je ne suis pas psy non plus, je dis juste ce que j'en pense. Mais c'est en gros ce que me disait le mien.

- Tu as vu un psy pour quoi ?

Carole hésita un instant.

- Je préfère ne pas en parler, si cela ne te dérange pas...

- Excuse-moi.

- Ya pas de mal.

Thomas réfléchit un instant. Pourquoi était-il venu ici ? Pour Carole, à n'en pas douter, il se moquait bien du vieux. Mais cet Ylraw ? Il ne savait pas trop qu'en penser. Carole lui plaisait, même si elle était à cent mille lieux de penser comme lui, elle lui plaisait. Et il savait qu'en continuant l'enquête, il pourrait continuer à la voir, à lui parler, à tenter de la séduire. Mais il avait peur aussi, peur de cet Ylraw, peur de trouver un homme trop parfait, trop fort pour lui. Peur de découvrir que Seth le voulait depuis si longtemps et que lui n'avait été qu'un passe-temps, qu'un amant pratique pour avoir un logement sur Paris, qu'un idiot qui croyait pouvoir plaire à la femme parfaite... Mais s'il voulait Carole il lui fallait être fort, il lui fallait aller de l'avant, et de plus il avait promis à Stéphane.

- Tu as raison, je vais y aller.

- À Gap ?

- Oui, il est 18 heures passées, le temps de te ramener et de trouver l'itinéraire il sera 19 heures. Je peux rouler jusqu'à minuit, et si je repars tôt demain matin je peux y être avant midi.

Carole retrouva le sourire.

- OK, rentrons, alors !

Ils rejoignirent la voiture et prirent le chemin de la maison de Carole. Mappy donna huit cent quatre-vingt-dix-sept kilomètres entre l'Île de Ré et Gap. Thomas pourrait sans doute faire un pause aux alentours de Clermond-Ferrand, mais dormir dans sa voiture dans une aire d'autoroute ne lui faisait pas peur. Carole lui donna un paquet de biscuit et deux canettes de coca.

- Elle sont périmées, mais bon, je ne pense pas qu'il y ait grand risque à boire du coca périmé. Enfin pas plus que du non périmé, je veux dire.

Thomas la quitta le sourire aux lèvres, satisfait de la simple bise à laquelle il eut droit en partant, accompagné d'un "fais bonne route, mon chevalier". Il quitta l'Île, et suivit scrupuleusement l'itinéraire imprimé que lui avait donné Carole. Il roula vite pour ne pas avoir à penser. Il ne savait pas trop ce qu'il allait trouver là-bas. Il ne savait pas trop ce qu'il voulait trouver. Qu'Ylraw était un minable, peut-être, mais après ? Pourquoi le suivait-elle. Peut-être que c'était son frère, ou son cousin, ce serait pour lui le plus grand des réconforts, qu'elle ait sous son aile son petit frère, le surveille et l'aide dans l'ombre. Le vieux Théodore avait peut-être bien raison, après tout, c'était peut-être bien son protégé... Il se rassura avec cette pensée et mis la musique à fond.

Il fit une première pause vers 22 heures, où il mangea la boite de biscuit de Carole et but une canette. Il s'arrêta ensuite vers une heure du matin, quand il sentit que ses yeux ne tiendraient plus ouverts très longtemps. Il jugea qu'il avait déjà payé assez de péage d'autoroute pour ne pas encore dépenser de quoi se payer un hôtel, et il dormit trois heures dans la voiture. Il dormit bien, même si la position allongée sur le dos ne lui convenait guère, il préférait de loin dormir sur le ventre. Parfaitement réveillé à 4 heures 30 du matin, il but l'autre canette et repartit.

Il croula de nouveau de fatigue trois heures plus tard quand il prit l'embranchement vers Grenoble, il s'arrêta de nouveau et dormit deux bonnes heures. Réveillé par un camion qui klaxonna, il alla s'acheter un sandwich et but deux cafés. Il était 10 heures du matin passées quand il reprit la route. La dernière partie du trajet fut la plus dure, la route entre Grenoble et Gap était vraiment un calvaire. Il s'énerva plusieurs fois, coincé derrière une caravane ou un tracteur. Il arriva à Gap tout juste après midi. Il mourrait de faim et ne réfléchit pas avant d'avoir enfin trouvé le McDonald's et avalé deux Big Macs. Il appela Carole, pour lui dire qu'il était enfin arrivé, et surtout pour lui demander où se trouvait ce village, dont il avait complètement oublié de prendre le plan. Elle lui dicta l'itinéraire par téléphone et dix minutes plus tard il prenait la direction de Tallard sur la nationale 85. Il trouva sans trop de difficulté l'embranchement vers Châteauvieux, et vingt minutes plus tard il était garé sur la place du village, sans trop savoir que faire à ce point.

La place se trouvait juste après l'Église, contiguë au cimetière, et avant de demander pour trouver la maison de François Aulleri, il se rendit à pieds vérifier de ses yeux si toute cette histoire n'était pas complètement démente.

Il ne contempla pas plus de trente seconde l'église qui n'avait vraiment rien d'exceptionnel, et rentra en poussant le petit portail en fer dans le cimetière en pente. Il n'y avait pas énormément de tombes, il ne lui faudrait sans doute pas longtemps pour trouver celle des Aulleri. Il y avait un jeune, devant l'une d'elle, naturellement il se rendit d'abord vers celle-ci. C'était bien celle des Aulleri. Il y avait plusieurs messages adressés à François, et même un pour Ylraw.

Thomas resta un instant à regarder les inscriptions. "François Aulleri - 10 juin 1976 - 3 janvier 2003". L'inscription précédente était "Alphonse Aulleri - 7 janvier 1908 - 23 mars 2001". Son grand-père sans doute, se dit-il... Il l'a rejoint plus tôt que prévu... Il se permis ensuite de déranger le jeune qui regardait aussi pensivement les inscriptions.

- Vous le connaissiez ?

- Vaguement, mais c'était un connard...