page 226 le patriarche 227











Je pense que l'histoire de Seth débute il y bien plus longtemps, mais je ne l'ai connue, pour ma part, qu'au printemps 1919.

En novembre 1915, je n'avais alors que treize ans. Mon père tenait une petite épicerie dans le centre de Nice. Nous étions loin des principaux fronts mais la guerre était déjà bien là, trop là, et elle nous trouvions déjà qu'elle n'en finissait plus. Nous le sentions à plusieurs égards ; mes deux grands frères étaient au combat, et mon père, déjà âgé, exempté de guerre pour cause de jambe de bois, luttait, lui, tant bien que mal pour remplir les étalages presque toujours désespérément vides de sa boutique. J'ai commencé à lui prêter main forte à se moment là, contre sa volonté, délaissant l'école ou tout autre occupation.

Il n'y avait pas grand chose à vendre et c'était d'autant plus difficile qu'il fallait trouver ravitaillement avant tout le monde. Le rationnement du pain était déjà en vigueur, et celui de la viande n'allait pas tarder. Je passais mes journées à négocier à droite à gauche avec les divers arrivages des campagnes pour alimenter la boutique. Rapidement mes efforts furent récompensés, et mes journées éprouvantes me valurent la fierté de mon père. Notre boutique, même si elle n'était pas vraiment remplie, l'était déjà significativement plus que bien d'autres, au point où rapidement nombre d'entre elles venaient directement se ravitailler chez nous.

J'étais passée maître dans l'art de dégoter des trésors, des jambons qui arrivaient cachés dans des charrettes de bois, des sacs de blé et d'orge que je négociais avantageusement contre un peu de viande. Bonnan malan je jouais sur la pénurie de chacun pour faire des petites échanges à mon profit et augmenter nos stocks. J'avoue que je n'avais guère de remords à l'époque. La vie était dure pour tous et je jugeais me battre suffisamment pour mériter d'avoir un peu plus que

les autres.

Mais je n'étais pas seule dans mes aventures, Étienne, le fils unique d'une voisine dont le père était au front, me prêtait main forte. Étienne était né en novembre 1897, et il lui manquait peu pour être lui aussi envoyé au combat. Étienne était un garçon timide, qui ne se remarquait pas. Mon père m'avait demandé de l'emmener avec moi dans mes virées. J'avoue que l'idée ne me plaisait que passablement. Étienne était guère le genre de garçon qui me faisait rêver. Il avait cinq ans de plus que moi, mais il paraissait plus jeune, plus effarouché. Certaines personnes nous donnait presque le même âge, il est vrai qu'on me prêtait couramment 15 ou 16 ans. J'étais déjà grande pour mon âge, et même grande comparée aux femmes de l'époque. De l'époque car de nos jours je serais paru petite avec mes un mètre soixante-cinq. Mais de nos jours c'en est devenu déraisonnable,les hommes normaux mesurent plus d'un un mètre quatre-vingt et les femmes atteignent fréquemment un mètre soixante-dix ou soixante-quinze. Et qui après s'étonnent du mal au dos, de la fatigue ! Ils sont grands mais ne peuvent plus rien faire, ils se cassent en deux au moindre vent. La colonne vertébrale, le corps n'est pas fait pour supporter une telle stature. À quoi bon être grands si c'est pour tous finir avec le dos en compote !

Bref, j'étais grande pour une fille et lui petit pour un homme, et à peu de chose près, nous avions la même taille. J'avais alors la bêtise de croire, oui, que c'était un homme grand et beau qu'il me fallait, un victorieux soldat, ou un riche bourgeois. Je pensais que je ne mériterais qu'un homme puissant, pire, que seul un tel homme me mériterait, moi ! Dieu ! Qu'étais-je en droit de mériter, moi prétentieuse petite fille ? Quelques talents de négoce ne faisait pas de moi une reine ! Ah pourtant j'avais la prétention de mon jeune âge, la prétention et l'ambition d'un homme, presque.

Étienne était tout mon contraire, il était timide et gentil, mais il était loin d'être bête, et même si je ne l'acceptais pas, prenant toujours à mon profit le succès de mes marchandages, il y était pour beaucoup. Il "savait" les gens. Il sentait ce qui les faisaient avancer, il comprenait leur motivation mieux que quiconque, et ce talent rendait le marchandage une broutille. Il lui suffisait d'écouter parler quelqu'un pendant dix minutes et il était capable