fois que nous parlons vraiment de nous, surtout d'elle dans un premier temps, je lui pose toutes sortes de questions. Elle a vingt-quatre ans, elle est née ici mais ses parents, eux, venaient d'Europe. Son père, d'origine sénégalaise, a rencontré sa mère à Paris. Celle-ci était anglaise et en vacances seulement dans la Capitale française. Sans aucun doute faits l'un pour l'autre, ils ne se sont plus quittés. Ils ont voyagé un peu puis se sont finalement installés ici, n'ayant l'un comme l'autre plus vraiment de point d'attache à partir du moment où leur famille respectives s'était opposée à leur union. Naoma de par son père parlait un peu le français dans son enfance, mais lui comme elle se sont conformés à l'anglais local ; elle ne balbutie aujourd'hui plus que quelques "comment ça va" ou autres mots communs de vocabulaire. Elle comprend toutefois le sens si je parle lentement sans utiliser d'expressions trop idiomatiques ou complexes. Elle travaille à la boulangerie depuis un an, presque depuis que Martin a ouvert boutique. Elle a trouvé ce travail un peu par hasard en achetant du pain un jour pour faire la surprise à son père. Elle suit en parallèle des cours du soir, que son travail lui finance, ses parents n'aillant pas énormément de ressources pour ses quatre autres frères et soeurs. Elle espère devenir historienne, ou journaliste dans ce domaine là. Elle est aussi membre d'un club d'athlétisme. J'étais moi-même, au collège, à Gap, dans un club d'athlétisme, et il s'avère qu'elle est aussi, comme je l'étais, une sprinteuse. Mais je lui raconte que je n'étais à l'époque pas très consciencieux dans mes échauffements et que j'en avais retiré une belle cicatrice à la jambe pour une opération suite à une déchirure musculaire. Sa famille, modeste, vit dans les alentours de Melbourne. Elle loge pour sa part depuis une semaine dans un petit appartement dans une banlieue voisine, loué par un ami de sa mère. Le centre étant un peu cher en terme de loyer ; elle vient de temps en temps en vélo, mais le port du casque obligatoire est assez contraignant, et puis de toute façon les transports en commun sont très développés et performants à Melbourne et en Australie en général. Je me permets de lui demander où elle logeait auparavant, chez ses parents peut-être, mais, grave erreur, ma question déclenche une crise de larmes. J'ai mis les pieds dans le plat, mais après tout c'est la raison principale de mon invitation : trouver ce qui ne va pas, et faire plaisir à Martin, même si la compagnie de Naoma ne m'est pas vraiment désagréable. Mais si d'après Martin elle était auparavant joyeuse et souriante, et que je ne la connais que triste et
morose, j'aurais pu me douter que son changement de logement n'était pas chose étrangère à celui de son humeur.
Bref, histoire classique, chagrin classique. Elle partageait l'appartement de son petit ami, il l'a quittée, elle a dû partir. Trois ans de vie commune, puis il s'est lassé. Ah ! Les chagrins d'amour ! Sans nul doute ont-ils une place de choix sur le marché de la tristesse. Mais nulle loi contre eux, pas plus que de remède. En tout état de cause je ne m'attarde pas sur le sujet, préférant m'orienter vers une optique plus comique pour la faire sourire et perdre un peu son visage triste. Après notre déjeuner, elle me guide dans les rues de Melbourne qui me sont encore bien étrangères malgré mes presque deux semaines de présence. Elle voudrait oublier son ancien petit ami. Elle a déjà vécu une histoire similaire, alors qu'elle n'avait que dix-huit ans, et elle sait très bien que la pire des choses est d'espérer. Il lui faut prendre un nouveau départ et tirer un trait sur lui. Mais cette résolution est rendue d'autant plus difficile que ses amis sont aussi souvent les siens, et qu'inévitablement les voir n'arrange pas les choses, car même sans le vouloir, ils parlent de lui. Première mesure de sécurité, ne surtout pas être la personne par qui elle voudrait le remplacer, mais en même temps comment pourrais-je refuser d'essayer de l'aider ? Proche mais pas trop, toujours le jeu dangereux à la limite tellement floue entre ami et amant. Mais je ne veux pas l'entraîner dans mes aventures, beaucoup trop de personnes en ont souffert, et si j'ai une chance aujourd'hui de me faire oublier et de tirer un trait sur mon histoire, autant que cet épisode australien soit le plus court et le plus anonyme possible.
Elle et Martin m'appellent toujours Franck et j'avoue avoir quelque mal à m'y faire. Presque parfois me reprochent-ils de les ignorer. Les gens du cybercafé utilisent Ylraw, ce qui me sied mieux malgré l'envie que ce surnom ne s'ébruite pas ; cybercafé où je me rends après avoir poliment refusé une invitation à dîner de Naoma. 18 heures, fin de journée passée à narrer par écrit encore et toujours mes aventures. Je termine l'histoire de l'épisode du Texas jusqu'au Mexique, et vais prendre, bien mélancolique, un repos réparateur en prévision de la dure semaine qui arrive. Je rêverai de Deborah, et, comme encore beaucoup trop souvent, de tous ces morts qui me hantent. Mais je suis presque effrayé de ne pas être plus affecté par