d'en comprendre la psychologie et le caractère d'une manière stupéfiante.
Je crois que j'étais jalouse de lui pour ça, d'autant que j'avais mal digéré que mon père m'imposât sa présence. La première semaine il se contenta de me suivre sans mot dire. En y repensant j'ai honte à quel point je lui menais la vie dure. J'étais odieuse envers lui, le ramenant sans cesse à un moins que rien, me moquant de son physique, de sa timidité. Il n'avait pour autant rien pour être moche, même s'il n'était pas d'une beauté foudroyante. Mais je ne voyais rien que mes rêves ; oui je rêvais, sans doute comme toutes les jeunes filles de mon âge, quelle idiote, que ce serait un riche héritier, ou plus encore un héros de la guerre, qui m'emmènerait avec lui.
Oh ! Et puis, j'avais tout juste le temps de rêver, mes journées étaient dures. En un sens si Étienne est tombé amoureux de moi, c'était sans doute aussi car je lui résistais. Moi qui ne voyais en lui qu'un pauvre petit fils unique timide et sans avenir, il avait pourtant un trésor que j'ai mis longtemps à découvrir, il avait un coeur pur, et plus encore que son intelligence et sa subtilité, il était bon, vraiment, se dévouant, donnant toujours sans rien réclamer. Il avait cette force qui permet de sans cesse faire passer les autres avant soi, cette force que je n'avais pas, moi.
Il tomba amoureux de moi, jour après jour. À vrai dire je trouvais cela presque normal à l'époque, mais maintenant j'ai le ventre qui se noue encore quand je pense que mon attitude envers lui aurait pu l'éloigner de moi dès le départ. Toutefois au bout d'un mois nos relations s'étaient considérablement améliorées. J'avais toujours à son égard une attitude désinvolte et cruelle, mais force était de constater que mes affaires allaient encore mieux avec son aide, voire beaucoup mieux. J'ai finalement modéré un peu ma froideur à son égard, et nous étions devenus très proches trois mois après avoir commencé à faire équipe. Il lui fallut quatre mois pour m'avouer son amour. Je ne sus qu'en faire. J'étais sans doute trop jeune pour comprendre, pour comprendre qu'il était des milliers de fois mieux que tous ces beaux garçons auxquels je rêvais.
Mais alors je ne sus que faire de son amour et je me contentais de le repousser en m'éloignant de lui. Il devint pressant, ne
comprenant pas pourquoi notre amitié si forte ne pouvait aller plus loin, mais je me convaincus qu'il ne me méritais pas, et que mon prince, mon hypothétique prince, viendrait un jour, et que je devrais être pure à ce moment là. Je ne savais plus que faire de lui. Nous passions nos journées toujours ensemble, et la situation devint de plus en plus difficile pour moi, de le sentir triste à mes côtés, et moi de toujours garder mes distances, pour qu'aucun de mes gestes ne lui laissât d'espoir.
Je mis toute mon énergie à le convaincre de partir au front, quelle sotte. Il aurait, par son allure frêle, sans doute eut aucun mal à ne pas être enrôler pendant encore une année ou deux, mais à force d'insistance, et en laissant sous-entendre qu'il aurait peut-être alors mon amour, il partit, en avril 1916.
Rares furent les jours où il ne m'écrivit pas. Dans les premiers temps il me disait tout, puis rapidement l'armée appliqua "le retard systématique", et la censure du courrier. Pour empêcher la découverte des stratégies et mouvement de troupes, tout comme la situation géographique de certains bataillons, l'armée imposait un retard de plusieurs jours aux lettres, et de plus en relisait un maximum, de façon à imposer tant que faire se pouvait qu'aucune information secrète ne fut transmise et potentiellement récupérable par l'ennemi. Mais l'armée savait aussi que le courrier jouait pour beaucoup dans le moral des troupes, tout comme le moral du pays, et finalement l'issue de la guerre. Il fallait entretenir au mieux ces échanges d'espoir, pour que la nation toute entière continue à croire à la victoire, et se batte de toute son unité dans son but.
Au début je lisais à peines ses lettres, n'y répondant jamais, ou presque. Mes affaires marchaient de mieux en mieux, et j'avais sans doute un peu appris du talent d'Étienne. Durant l'année 1916, mon père racheta une autre épicerie, ainsi qu'un bar, presque pour rien, les propriétaires ayant déjà de grosses dettes envers lui. En plus de mes négoces je m'occupais désormais aussi de la comptabilité, car même si je n'étais pas douée, ma mère l'était encore moins, et mon père ne voulait pas en entendre parler. Mon temps était précieux, et il m'arrivait même de ne pas lire certaines de ses lettres. Je les ai lu des milliers de fois depuis, et je les relis encore aujourd'hui, elles sont presque mon bien le plus précieux.