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La guerre continuait, encore et toujours, plus personne ne se faisait d'illusion alors ; disparue la guerre de trois semaines, en voilà plus de cent écoulées ne ramenant que des morts, dont un de mes grands frères. Ce fut la première fois que je vis un mort, et de le voir, si pâle, si maigre... Pendant longtemps j'en eus des cauchemars. La situation s'aggravait, et il devenait de plus en plus dur de nous approvisionner, les restrictions empiraient, le pays sombrait dans la morosité et la peur. Mes parents avaient perdu tout goût à la vie après la mort de leur fils aîné, et toute seule je ne parvenais pas à tenir nos affaires. J'ai bien cru que tout allait s'effondrer, je ne savais plus que penser, je ne savais plus que faire.

C'est dans les lettres d'Étienne que je recouvris l'espoir. Depuis le début elles en étaient remplies, elles en débordaient même et je ne voyais rien. Je pris alors le temps de les relire, toutes, une par une, plusieurs fois même. Et de ses mots naquit mon amour. Je compris alors que tous mes princes et mes héros n'étaient que pacotille à côté de lui, qu'il les valaient tous mille fois. Et chaque jour ensuite, à chacune de ses lettres je pleurais de l'avoir fait partir si tôt, et je pleurais dans la crainte qu'il ne revint pas, je me maudissais, je me haïssais plus que tout au monde.

Je me mis à lui écrire, moi-aussi, en ce début d'année 1917. Cette année nous apporta à la fois du désespoir, avec la révolution russe et les risques de capitulation de l'empire, ce qui libérerait le front Est de l'Allemagne, mais aussi de l'espoir, avec l'entrée en guerre des État-Unis, en avril 1917. La censure et le contrôle du courrier était de plus en plus sévère, et j'en devenais folle de devoir attendre tous ces jours pour avoir des réponses de lui. Nous avions décidé de nous écrire en patois, pour être plus libre de nos échanges, remarquant que les lettres en français prenaient plus de temps.

En août 1917, ses lettres s'arrêtèrent. J'écrivis, écrivis et écrivis encore, à lui, son commandant, sa garnison, ses amis, mais rien. Et je m'enfonçais chaque jour un peu plus dans le désespoir. La deuxième révolution russe et le traité de Brest-Litovsk en décembre 1917 finirent plus encore de ronger mon espoir de le revoir un jour.

Je ne tins pas plus longtemps, et contre la volonté de tous mes

proches, je partis, en janvier 1918, tenter de le retrouver. Dans sa toute dernière lettre, il se trouvait quelque part dans le Chemins des Dames, cette véritable forteresse naturelle dans les plaines du Nord. La bataille du Chemin des Dames a durée pendant plus d'un an, entre avril 1917 et mai 1918. Le Chemins des Dames est formée d'une crête, séparant Laon au nord de Reims et Soissons au Sud, dans le département de l'Aisne, au nord-est de Paris. Je ne sais pas combien de centaines de milliers de mort fit cette terrible bataille...

Dans ses dernières lettres, Étienne m'avait confié que l'atrocité des conditions avait fait se déclencher des mutineries. Les mutins étaient irrémédiablement fusillés, et j'avais tellement peur, que la misère, la faim, la mort de ses camarades n'ait conduit Étienne a lui-même se lever contre l'autorité, à vouloir mettre fin à ces horreurs.

J'avais emporté une bonne partie de mes économies, une somme qui restait rondelette pour l'époque, et j'en eu grand besoin devant la réticence des militaires à laisser une faible femme s'approcher du front. J'ai passé des mois affreux, à dormir dans des granges, ou même à même le sol, dans un coin abrité. Il y avait tant de destruction. C'était un peu comme si je ne voyais plus les couleurs tellement le monde était gris.

Je n'avais même pas de photo de lui, et au bout de trois semaines d'errance je me suis demandé à quoi bon. À quoi bon chercher un mort ? Je l'avais perdu, je l'avais fait perdre, je l'avais renvoyé alors qu'il me suffisait d'ouvrir les bras. Je priais Dieu chaque soir, chaque matin, chaque seconde de mon périple, pour qu'il me pardonnât ma prétention, qu'il me pardonnât ma fierté, et qu'il me rendît mon Étienne vivant.

Mais mes recherches ne donnaient rien, et j'étais sans cesse refoulée par la hiérarchie militaire qui ne voulait pas qu'une jeune fille traînât près de leur garnison.

Je pus tout de même en déjouer certains et approcher des soldats pour les interroger. Bien entendu c'était peine perdue, il y avait des millions d'hommes dans ces tranchées morbides des plaines froides du Nord, et mon Étienne n'était qu'un petit Niçois le plus banal qui soit, même pas grand, même pas blond, même pas distinguable... Mais