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que pouvait-on distinguer dans cette poussière, dans ce gris, dans cette terre, dans cet avant-goût de la mort ?

Aucun n'avait vu ou ne connaissait mon Étienne, mais souvent, ils me demandaient si j'étais la soeur de la jeune fille qui était passé les voir. Au début je ne fis qu'ignorer ces remarques, imaginant que quelques filles de joie avaient été envoyées pour remonter le moral des troupes, mais le temps passant je finis par m'intéresser à cette jeune fille. Elle était passée auprès des troupes quelques semaines ou mois plus tôt. Elle était seule, elle passait les jours de pluie, et elle réconfortait les soldats. Elle leur disait que la guerre n'était pas une fatalité, qu'ils pouvaient la faire cesser, qu'ils devaient se lever contre l'autorité et refuser la mort et la destruction aveugle de la vie. Avait-elle été à l'origine des premières mutineries ? J'en acquis jour après jour l'intime conviction, mais elle restait un fantôme...

Parfois j'entendis dire qu'elle avait soigné des blessés, parfois même des mourants. Tous me décrivirent sa beauté, tous me vantèrent sa voix angélique, douce et apaisante. Pendant quelques temps, je crus à un subterfuge de l'armée allemande pour pousser les soldats français à la révolte, mais aussi étrange que cela puisse paraître, rien que d'entendre parler d'elle encore et encore, je devins presque moi-aussi persuadée qu'elle était la voix de la raison, et que je devais comme elle tenter de mettre fin à ce carnage.

C'était ma pénitence, je ne sais pas si je le faisais par conviction ou parce que je pensais que Dieu aurait finalement pitié. Que peut-être il me rendrait mon Étienne. Je me glissais alors vers les soldats, pour tenter de leur faire accepter que cette guerre stupide ne mènerait nulle part, mais s'ils avaient cru la précédente jeune fille, ils étaient plus méfiants à mon égard, préférant encore mourir au combat que fusillés comme mutins. Je préférais alors simplement aider les blessés et donner du courage aux autres.

À partir de juillet 1918 les offensives alliés furent plus efficaces et les troupes allemandes commencèrent à reculer. Mais je n'avais pas repris confiance pour autant, j'étais désespérée, d'autant que depuis presque trois mois je n'entendais plus parler de la jeune fille, j'étais sans doute remontée trop au nord, et le front avançait

trop vite pour que je me risquasse à m'y glisser.

Sans espoir, je décidais d'arrêter, d'accepter mon sort et de rentrer chez moi. J'avais passé six mois dans la guerre, au milieu des morts, de la faim, du froid, du désespoir. J'avais passé six mois à aider tant bien que mal les soldats, me cachant de peur d'être renvoyée loin du front, loin de l'espoir de retrouver mon Étienne. Je n'avais rien trouvé de lui, juste cette étrange femme, cette fée qui apportait l'espoir aux hommes. Puis elle avait disparu elle-aussi, ma volonté s'envolant avec sa trace.

En rentrant, je décidais de passer par Paris, je n'étais jamais allée dans la Capitale, et c'était presque sur ma route. Je ne savais pas trop ce que j'allais faire là-bas. À vrai dire je ne savais pas trop ce que j'allais faire tout court. Je n'avais pas envie de rentrer à Nice. Ma famille était sans doute morte d'inquiétude, mais je m'en moquais un peu, je ne pourrais avoir l'esprit tranquille qu'en sachant, qu'en sachant ce qu'il était advenu d'Étienne.

Je n'eus pas de mal à trouver un petit travail sur Paris. Je trouvais une épicerie qui me convenais, et proposais mes services, comme serveuse dans un premier temps, puis rapidement je mis de nouveau mes talents de négoce en pratique, et je fus bien vite très occupée et chargée en plus de l'approvisionnement de l'épicerie en question, de celui de deux autres.

Fin Août 1918 je mis en place les bases d'une coopérative pour avoir plus de poids dans les négociations avec les fournisseurs, et rapidement épiceries et autres petites boutiques la rejoignirent et m'en nommèrent gérante. C'est début septembre que je repris finalement contact avec ma famille, leur envoyant une grosse somme d'argent en guise de pardon, même si je savais que mon père n'en avais que faire. Mon deuxième frère était revenu, il avait était salement blessé à l'épaule et renvoyé chez lui. Il s'occupait à ma place de la gestion du bar et des deux épiceries, et si au regard de mon père rien n'était plus comme quand j'étais là, d'après mon frère les affaires n'étaient pas si catastrophiques.

J'avais rencontré un beau jeune homme sur Paris, Georges, le fils d'un riche industriel, dont le père était suffisamment influant