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rendez-vous de 16 heures, mais Étienne encore plus, et je pris cela comme un signe positif, mais c'était malheureusement parce qu'il avait un autre rendez-vous par la suite. Je n'avais donc aucune chance de passer la soirée en sa compagnie. J'avais trop peur, j'étais trop désespérée de le perdre de nouveau, et je lui avouais mon amour avant même de le saluer. Je me blottis dans ses bras en lui demandant de me pardonner, et en lui disant que je ne voulais qu'une chose c'était être avec lui, maintenant et pour toujours, que je ne pourrais pas survivre sans lui, que je regrettais tant de l'avoir envoyé au front, que je m'en voudrais toute ma vie, et que ma vie loin de lui n'était que purgatoire.

Il me repoussa tendrement, sècha mes pleurs et me proposa de marcher un peu. Il m'expliqua qu'il était lui-aussi amoureux, plus que de raison, d'une personne formidable, et qu'il ne pensait pas que je l'attendisse autant. Je devins triste et sévère, ne sachant que dire ou que faire, partir pleurer pour le restant de mes jours, cesser de vivre, rentrer à Nice et ne plus voir d'homme de ma vie, ou le suivre sans cesse, sans cesse jusqu'à ce qu'il m'aimât. Il préféra ne pas s'attarder, il préféra ne pas me faire du mal, et que nous nous séparassions ainsi, remettant dans un futur plus lointain les retrouvailles. Il me convint de ne rien espérer, car son amour pour sa compagne était plus fort que tout. Et il me laissât.

Je pleurai pendant des jours, n'ayant plus goût à rien, puis Paris me dégoûta et je rentrai chez moi. Je retrouvai avec plaisir mes parents et mon grand frère, qui m'accueillirent les bras ouverts sans même me demander ni me repprocher plus que cela mon abscence de presque dix mois. L'armistice du 11 novembre fut accueillie avec joie, pourtant en un sens pour moi cette guerre était perdue, j'avais perdu Étienne, et aussi égoïste que ce fut, mon réconfort était bien faible, peut-être aurais-je voulu alors mourir quand j'étais sur le front, ne jamais avoir retrouvé sa trace, ne jamais être passée par Paris, être restée seule...

Mon frère avait tant bien que mal fait vivre les deux épiceries et le bar de mon père, et je me plongeai alors du mieux que je pus dans le rétablissement des affaires. Je réussis rapidement à revenir avec une profitable situation, mettant toujours à profit mes talents de négociatrice, associés à l'étude des personnalité que m'avait

enseignée mon Étienne. Je n'avais que l'once de son talent, mais elle me permit de sortir définitivement ma famille de la médiocrité, et d'apporter, presque comme pardon de ma longue absence, une retraite paisible et à l'abri du besoin à mes parents. Je n'avais jamais connu mes grand-parents. Ma mère était orpheline, mon grand-père paternel mort à la guerre de 70, deux ans après avoir eu mon père, et ma grand-mère paternelle décédée en janvier 1908, après un hiver trop rigoureux.

Je me consacrai corps et âme à nos affaires grandissantes. Début février de l'année 1919, trois mois après mon retour, l'état satisfaisant des finances familiales m'avaient redonné le sourire, même si je pleurais entre trop souvent mon Étienne. Maintes fois j'avais pensé retourner à Paris, l'emmener de force, ou me tuer devant ses yeux pour qu'il comprenne combien je l'aimais. Mais autant mon amour ne se ternissait pas, autant mon orgueil et ma fierté était encore là, et seul en secret je dévoilais ma faiblesse, ma tristesse et mon désespoir.

Nombreux étaient les jeunes hommes qui, appâtés tant par ma beauté que par mon argent, défilaient sous les recommendations d'un tel ou d'un tel autre. Je n'avais que 16 ans et demi, encore bien jeune et pourtant déjà tellement femme. J'avais refusé mon adolescence pour pénitence de ma malédiction. Mon grand frère, travaillant toujours avec moi, insistait pour que je prisse un peu plus de temps pour vivre ma jeunesse, d'autant que bien vite viendrait l'âge ou il me faudrait trouver époux, et où je regretterais sans doute la liberté et la joie de cet après-guerre que je pouvais vivre avec insouciance.

Mais non, mon seul réconfort était alors dans la volonté de mener d'une main de fer notre patrimoine, et de devenir seule ce dont j'avais rêvé qu'un beau chevalier m'apportât étant jeune. Je n'avais pas besoin d'homme, je n'en avais plus besoin.

Le 3 mars 1919, en un lundi matin pluvieux, où le soleil se reposait après une semaine précédente splendide nous donnant espoir d'un printemps magnifique, alors que j'expliquais à mon frère les différentes consignes à donner, je tentais le plus possible de passer par son intermédiaire pour transmettre les directives, il n'était pas encore vu d'un très bon oeil qu'une femme dirigea les affaires d'une famille, mon frère a subitement perdu son attention à mon égard pour