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blesser. Je m'en remets à Dieu, oui. Étrange après tout ce temps mis pour l'oublier. Me reviendrait-il ? En aurais-je besoin si seul, si loin ? Ce Dieu n'est-il pas que le nom que nous donnons sans le savoir à la solitude, à l'espoir, au désespoir ? Naoma m'approche, me masse les épaules, me caresse les cheveux, elle les trouve beaux, elle ment, ils ne sont pas si beaux... Quoi qu'ils doivent l'être plus depuis que j'en prends un peu soin, et ils commencent à être bien longs. La laisser faire c'est perdre la chance de pouvoir résister. Je me lève et la repousse doucement, l'assurant de la mauvaise idée que cela représente. Je ne suis qu'un voyageur perdu qui reprendra la route sous peu.

- Et pourquoi ne pourrais-je pas être cette femme que tu as sans doute dans chaque port, et à qui tu contes ton histoire, mon marin ? Tu sais la mienne, mais tu restes si mystérieux...

- Mon histoire, comme moi, est triste, et en ce jour anniversaire de mon père d'autant plus. Elle est peuplée de mort, de violence et de peine ; mieux vaut la garder pour moi.

Elle s'approche de nouveau, et me murmure à l'oreille.

- Partage avec moi cette peine et laisse-moi t'en emporter un peu... Parle-moi...

La chair est faible ! Ah Naoma comme mon corps te désirait à ce moment ! Je cédai, mais sur un point seulement, la nuit restante, elle sut mon histoire, mon vrai nom, mes aventures. J'acceptai de rester dormir près d'elle, et nous nous endormîmes dans les bras l'un de l'autre, liés par la tendresse d'une compassion réciproque.

Je la laisse aux 5 heures frémissantes du petit matin, déjà un peu en retard. Elle me rejoindra plus tard dans la matinée. Samedi 14, folie à la boulangerie ! À croire que tous se sont donnés le mot. Martin doit même se mettre aux fourneaux pour me prêter main forte et ne pas renvoyer des clients. Pour une des rares fois, la queue se poursuit jusque dans la rue, c'est très bon signe ! Nous triplons le chiffre d'affaire habituel et, exténués, fermons boutique dès 17 heures. Martin est aux anges, et ne cesse de me complimenter. Il commence à redouter mon départ, et voudrait me garder plus longtemps. Mais je suis bien embêté, me dit-il, si je ne paye pas

mon dû tu vas partir, tout comme si je te le donne. Devrais-je te donner plus encore pour te garder ? Ne t'inquiète pas, lui promis-je, je ne partirai pas avant d'être sûr que tu peux réaliser un aussi bon pain que le mien !

Fin de journée au cybercafé, j'écris beaucoup, mais ne suis toujours pas au bout de mon histoire. Couché tôt, après la satisfaction d'une semaine très profitable. Presque deux mille dollars australiens amassés, trois mille au total, je vais pouvoir dès à présent rembourser Patrick et si ce rythme se poursuit, d'ici un mois je pourrais espérer partir. J'ai quelques craintes à laisser cet argent ici, et je le confierai le lendemain à Naoma, plus à même de le mettre en lieu sûr. Cela fera trois semaines jeudi prochain que je suis dans cette ville, dans cette nouvelle vie, tranquille et simple. Ah vie de fortune et d'infortune ! Vie qui nous conduit au bout du monde. Que m'apportera tout ce tumulte, toutes ces rencontres, toutes ces blessures, à part de multiples cicatrices ? Sortirai-je plus fort, plus mature, plus à même de remplir une vie ? Après quoi courons-nous tous ? Vont-ils me retrouver ?

Tout devient trop facile, trop classique déjà, presque. La peur me voile les yeux et je ne profite que peu de ces moments de répit. Les trois premiers jours de la semaine sont toutefois aussi épuisants que ceux de la précédente, d'autant que la clientèle de la boulangerie grossit encore. Je fais du pain, des cours, j'écris. La semaine suivante sera plus aisée, n'étant plus de corvée de nuit au cybercafé. Cette tâche en moins me privera de quelques dollars supplémentaires, mais la hausse de fréquentation à la boulangerie et à mes cours compensent plus que largement. Et force est de constater que j'atteins une limite physique que je ne franchirai pas, ne serait-ce qu'à voir la taille des cernes sous mes yeux, et mon allure de zombi. Naoma et Martin s'en préoccupent d'ailleurs et m'obligent à quitter tôt la boulangerie pour me reposer. Mais jeudi salvateur, te voilà, et plus de quinze heures de sommeil, entrecoupées de deux heures de cours. Vendredi 20, nous sommes au moment où j'écris, l'histoire a rattrapé le réel, il serait temps que je parte pour de nouvelles péripéties ! Ces trois semaines furent une aubaine, mais je n'en reste pas moins curieux et furieux envers tous ces gens, cette organisation, cette fille, de me laisser dans une telle obscurité.