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Depuis les deux ou trois jours de ma présence à Raleigh, j'ai croisé à plusieurs reprises une sans-abri derrière l'hôtel. Je le contourne pour me rendre au temple et je la vois souvent, soit à fouiller les poubelles, soit à dormir dans sa maison de carton, quand le gardien de l'hôtel ou les gamins ne viennent pas la déranger. Elle se trouve justement à chercher dans les poubelles. Je la regarde ; elle m'aperçoit.

- Je suis désolée d'importuner votre vue, Monsieur, mais c'est à cette heure-ci qu'ils jettent les restes de midi, si j'attends, les chats ou d'autres les auront pris à ma place, et je n'aurai rien à manger.

- Comment vous appelez-vous ?

Elle semble surprise de ma question.

- Euh, je m'appelais... Je m'appelle Margareth.

Elle a prononcé son prénom comme si personne ne l'avait appelé ainsi depuis des années et des années.

- Vous êtes ici depuis combien de temps ?

- À cet hôtel ? Ou dans la rue ? Dans la rue ça fait 25 ans.

Un des gardiens qui fait le tour de l'immeuble me reconnaît et demande :

- Elle vous importune, Monsieur ? Voulez-vous que je la chasse ?

- Non, pas du tout, nous discutons.

Il semble surpris, je lui file dix dollars et il s'en va,

satisfait.

- Voulez-vous prendre une douche et passer une nuit au chaud ? J'ai une chambre à l'hôtel. Mais il va falloir faire attention pour rentrer parce qu'ils ne vont pas vouloir vous laisser passer.

- Euh, mais, je ne voudrais pas vous embêter, vous savez on se fait à la misère, et il y a sûrement des plus malheureux que moi.

- Allez venez. Placez-vous près de la porte verte là-bas, je vais venir vous ouvrir dans un petit moment pour vous faire rentrer par-derrière.

Ce n'est sûrement pas le genre de choses que j'aurais fait à Paris, mais dans les conditions présentes, dans ce pays si loin, avec toutes ces histoires qui m'arrivent, la discussion avec David, c'est peut-être le moment de penser un peu plus aux autres. Et puis ce n'est même pas mon argent.

Je réussis à la faire entrer en douce par l'arrière. Après une bonne douche, je me rends compte qu'il lui faudrait de nouveaux habits. Je discute un peu avec elle. Elle va avoir cinquante ans pour la fin de l'année, comme mon papa. Voilà vingt-cinq ans que son mari l'a mise à la porte pour une autre, la laissant sans aucune ressource. Elle n'a plus de famille, ou le prétend en tous cas, et après avoir fait plusieurs petits boulots, elle n'a pas réussi à remonter la pente et a terminé dans la rue, comme beaucoup. Elle pense qu'elle est un peu responsable de tout ça, qu'elle a ce qu'elle mérite car si son mari l'avait mise à la porte, c'était pour avoir couché avec quelqu'un d'autre. Elle considère que Dieu la punissait pour cet outrage. Je la réconforte un peu et lui explique alors que je vais aller lui chercher des habits et de quoi manger. Je sors et lui trouve dans un magasin proche de l'hôtel de bons habits bien chauds et solides. Je ne peux malheureusement pas la sortir de son malheur, mais peut-être le rendre un peu moins dur pour un soir. Je pourrais lui donner de l'argent, il me reste au moins vingt-deux ou vingt-trois mille dollars. Je préfère en garder un peu au cas où ma carte bleue serait bloquée, mais je n'ai pas besoin d'autant. Toutefois j'ai la crainte que si je lui donne une si grosse somme, dans les deux mois elle n'ait tout dépensé et se retrouve dans le même état. Je commence à me sentir un peu seul peut-être, si loin de chez moi, loin de mes